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Ils remontèrent une vieille allée bordée d’ordures qui conduisait à une petite maison décrépite, flanquée d’une aile construite en planches disjointes. Il pleuvait délicatement sur le toit de tuiles. L’été avait été pourri, et septembre aussi.

— Cheminée, dit Adamsberg en montrant le toit. Bois. Pommier.

Il frappa à la porte et une vieille femme ouvrit, grande et forte, le visage lourd et plissé, les cheveux enfermés dans un fichu à fleurs. Ses yeux très sombres se portèrent sur les quatre agents, en silence. Puis elle ôta la cigarette qui pendait à sa bouche.

— Les flics, dit-elle.

Ce n’était pas une question mais un diagnostic ferme.

— Les flics, confirma Adamsberg en entrant. Clémentine Courbet ?

— Soi-même, répondit Clémentine.

La vieille femme les fit entrer dans son salon, retapa la banquette avant de les faire asseoir.

— Y a des femmes, maintenant, dans la police ? dit-elle avec un regard méprisant vers le lieutenant Hélène Froissy. Ben je vous fais pas mes compliments. Vous ne croyez pas qu’il y a assez de types qui jouent aux armes à feu sans vouloir les imiter, non ? Vous auriez pas d’autres idées, des foyes ?

Clémentine prononçait « des foyes », à la paysanne.

Elle s’éloigna en soupirant dans sa cuisine et revint en portant un plateau chargé de verres et une assiette de gâteaux.

— L’imagination, c’est ça qui fait toujours défaut, conclut-elle en posant son plateau sur une petite table à napperon, devant la banquette à fleurs. Vin cuit, galettes à la peau de lait, ça vous dit ?

Adamsberg la regardait, surpris, presque séduit par son lourd visage abîmé. Kernorkian fit comprendre au commissaire qu’il ne cracherait pas sur les galettes, le sandwich avalé en voiture ne lui tenant pas au corps.

— À la bonne heure, dit Clémentine. Mais la peau de lait, on n’en trouve plus. Le lait, c’est devenu de la flotte. Je remplace par de la crème, je suis obligée.

Clémentine remplit les cinq verres, avala une petite lampée de vin cuit et les regarda.

— Trêve de conneries, dit-elle en allumant une cigarette. C’est pour quoi ?

— Arnaud Damas Heller-Deville, commença Adamsberg, en prenant une petite galette.

— Arnaud Damas Viguier, pardon, dit Clémentine. Il préfère. On prononce pas le nom d’Heller-Deville sous ce toit. Si ça vous démange, allez le dire dehors.

— C’est votre petit-fils ?

— Dites donc, le beau ténébreux, dit Clémentine en tendant le menton vers Adamsberg, faut pas s’aviser de me prendre pour une bourrique. Si vous le saviez pas, vous seriez pas là, non ? Comment elles sont, ces galettes ? Bonnes ou pas bonnes ?

— Bonnes, affirma Adamsberg.

— Excellentes, assura Danglard, et il le pensait réellement. À vrai dire, il n’avait pas goûté de galettes aussi bonnes depuis au moins quarante ans et cette impression l’emplissait d’une joie hors de propos.

— Trêve de conneries, dit la vieille femme, toujours debout, jaugeant les quatre flics. Vous me donnez le temps d’ôter mon tablier, de fermer le gaz et de prévenir la voisine, et je vous suis.

— Clémentine Courbet, dit Adamsberg, j’ai un mandat de perquisition. On visite la maison d’abord.

— C’est quoi, votre nom ?

— Commissaire principal Jean-Baptiste Adamsberg.

— Jean-Baptiste Adamsberg, j’ai pas pour habitude d’exposer la vie des gens qui ne m’ont pas causé de tort, flics ou pas flics. Les rats sont au grenier, dit-elle en désignant le plafond du doigt, trois cent vingt-deux rats, plus onze cadavres couverts de puces affamées dont je vous conseille pas d’approcher ou je garantis plus de votre existence. Si vous voulez fourrer votre nez là-haut, faudra désinfecter d’abord. Vous cassez pas le tronc : l’élevage est là-haut et la machine d’Arnaud, avec quoye il tapa ses messages, est dans la petite pièce. Les enveloppes avec. Quoi d’autre qui vous intéresse ?

— La bibliothèque, dit Danglard.

— Au grenier aussi. Faut passer devant les rats d’abord. Quatre cents volumes, ça vous dit quelque chose ?

— Sur la peste ?

— Sur quoi d’autre ?

— Clémentine, dit doucement Adamsberg en reprenant une galette, vous ne voulez pas vous asseoir ?

Clémentine encastra son gros corps dans un fauteuil à fleurs et croisa les bras.

— Pourquoi nous dites-vous tout cela ? demanda Adamsberg. Pourquoi vous ne niez pas ?

— Quoi, les pesteux ?

— Les cinq victimes, oui.

— Victimes mon cul, dit Clémentine. Bourreaux.

— Des bourreaux, confirma Adamsberg. Des tortionnaires.

— Ils peuvent claquer. Plus ils claquent, plus Arnaud revit. Ils lui ont tout pris, ils l’ont réduit plus bas que terre. Il faut bien qu’Arnaud revive. Et ça, c’est pas possible tant que cette chienlit reste sur terre.

— Elle ne meurt pas toute seule, cette chienlit.

— Ce serait trop beau. La chienlit, c’est plus vivace que le chardon.

— Il a fallu aider, Clémentine ?

— Pas qu’un peu.

— Pourquoi la peste ?

— Les Journot sont maîtres de la peste, dit Clémentine d’un ton brusque. Faut pas s’attaquer à un Journot, c’est tout.

— Sinon ?

— Sinon, les Journot lui envoyent la peste. Ils sont maîtres du grand fléau.

— Clémentine, pourquoi nous dites-vous tout cela ? répéta Adamsberg.

— Au lieu de quoye ?

— Au lieu de vous taire.

— Vous m’avez trouvée, non ? Et le petit est coffré depuis hier. Alors trêve de conneries, on y va et puis c’est tout. Qu’est-ce que ça change ?

— Tout, dit Adamsberg.

— Rien, dit Clémentine, en souriant durement. Le boulot est terminé. Vous pigez, commissaire ? Terminé. L’ennemi est dans la place. Les trois prochains crèveront quoi qu’il arrive d’ici huit jours, que je soye ici on que je soye ailleurs. C’est trop tard pour eux. Le boulot est terminé. Ils seront morts tous les huit.

— Huit ?

— Les six tortionnaires, la fille cruelle et le commanditaire. Chez moi ça fait huit. Vous êtes au courant ou vous êtes pas au courant ?

— Damas n’a pas parlé.

— Normal. Il ne pouvait pas parler avant d’être sûr que le boulot soye terminé. C’est comme ça qu’on avait convenu, si l’un ou l’autre se faisait poisser. Comment vous l’avez trouvé ?

— Par son diamant.

— Il le cache.

— Je l’ai vu.

— Ah, dit Clémentine. Vous avez des connaissances, des connaissances sur le fléau de Dieu. On comptait pas là-dessus.

— J’ai essayé d’apprendre vite.

— Mais trop tard. Le boulot est terminé. L’ennemi est dans la place.

— Les puces ?

— Ouais. Elles sont déjà sur eux. Ils sont déjà des infects.

— Leurs noms, Clémentine ?

— Vous pouvez courir. Pour que vous alliez les sauver ? C’est leur sort et il s’accomplit. Fallait pas détruire un Journot. Ils l’ont détruit, commissaire, lui et la fille qu’il aimait, qu’a sauté par la fenêtre, la pauvre gosse.

Adamsberg hocha la tête.

— C’est vous, Clémentine, qui l’avez persuadé de se venger ?

— On en a parlé presque tous les jours, en prison. Il est l’héritier de son arrière-grand-père, et de la bague. Il fallait qu’Arnaud relève la tête, comme Émile, pendant l’épidémie.

— La prison ne vous fait pas peur ? Pour vous ? Pour Damas ?

— La prison ? dit Clémentine en frappant ses cuisses avec ses mains. Vous plaisantez, commissaire ? Arnaud et moi, on a tué personne. Minute.

— Alors qui ?

— Les puces.

— Lâcher des puces infectées, c’est comme tirer sur un homme.

— Elles étaient pas forcées de piquer, minute. C’est le fléau de Dieu, il tombe où bon lui plaît. Si quelqu’un a tué, c’est Dieu. Vous ne comptez pas l’embarquer, Dieu, des foyes ?

Adamsberg observa le visage de Clémentine Courbet, aussi serein que celui de son petit-fils. Il comprit d’où venait la tranquillité quasi imperturbable de Damas. L’un comme l’autre se sentaient profondément innocents des cinq meurtres qu’ils venaient de commettre, et des trois qu’ils programmaient encore.

— Trêve de conneries, dit Clémentine. Maintenant qu’on a causé, je vous suis ou bien je reste ?

— Je vais vous demander de nous accompagner, Clémentine Courbet, dit Adamsberg en se levant. Pour faire votre déposition. Vous êtes en garde à vue.

— Ben ça m’arrange, dit Clémentine en se levant à son tour. Comme ça, je vais voir le petit.

Pendant que Clémentine débarrassait la table, couvrait le feu, coupait le gaz, Kernorkian fit comprendre à Adamsberg qu’il n’était pas chaud pour aller perquisitionner au grenier.

— Elles ne sont pas infectées, brigadier, dit Adamsberg. Bon Dieu, où voulez-vous que cette femme ait trouvé des rats pesteux ? Elle rêve, Kernorkian, c’est dans sa tête.

— Ce n’est pas ce qu’elle dit, objecta Kernorkian d’un air sombre.

— Elle les manipule tous les jours. Elle n’a pas la peste.

— Les Journot sont protégés, commissaire.

— Les Journot ont un fantôme et il ne vous fera rien, vous avez ma parole. Il n’attaque que ceux qui ont cherché à détruire un Journot.

— Un vengeur de famille, en quelque sorte ?

— Exactement. Prélevez aussi le charbon de bois et adressez-le au labo, mention urgent.


L’arrivée de la vieille femme à la Brigade produisit une certaine sensation. Elle avait emporté une grande boite pleine de galettes qu’elle montra gaiement à Damas en s’arrêtant devant lui. Damas sourit.

— Pas d’inquiétude, Arnaud, lui dit-elle sans chercher à baisser la voix. Le boulot est terminé. Tous, ils les ont tous.

Damas sourit plus encore, saisit la boîte qu’elle lui tendait à travers les barreaux et retourna s’asseoir calmement sur sa banquette.

— Préparez-lui la cellule auprès de celle de Damas, demanda Adamsberg. Descendez un matelas du vestiaire et installez ça aussi confortablement que vous pourrez. Elle a quatre-vingt-six ans. Clémentine, dit-il en revenant à la vieille femme, trêve de conneries, on l’attaque maintenant, cette déposition, on vous vous sentez fatiguée ?

— On l’attaque, dit fermement Clémentine.


Vers six heures du soir, Adamsberg partit marcher, la tête lourde des révélations de Clémentine Journot, épouse Courbet. Il l’avait écoutée pendant deux heures puis il avait confronté la grand-mère et le petit-fils. Pas une seule fois leur confiance en la mort prochaine des trois derniers tortionnaires n’avait été ébranlée. Même quand Adamsberg leur avait démontré que le temps écoulé entre le lâcher de puces et la mort des victimes était trop bref, bien trop bref pour qu’on puisse attribuer les décès à des puces pesteuses. Ce fléau est toujours prêt et aux ordres de Dieu qui l’envoyé et le fait partir quand il luy plaît, répondait Clémentine, récitant impeccablement la spéciale du 19 septembre. Même quand Adamsberg leur avait montré les résultats d’analyses négatifs prouvant l’innocuité totale de leurs puces. Même quand il leur avait mis sous les yeux les photos des strangulations. La foi qu’ils plaçaient dans leurs insectes était restée inébranlable et surtout, leur certitude que trois hommes allaient mourir sous peu, l’un à Paris, l’autre à Troyes, le dernier à Châtellerault.

Il déambula dans les rues pendant plus d’une heure et s’arrêta face à la prison de la Santé. Un prisonnier, là-haut, avait sorti un pied à travers les barreaux. Il y avait toujours un gars pour sortir son pied et l’agiter dans l’air du boulevard Arago. Pas une main, un pied. Pas chaussé, nu. Un type qui, comme lui, voulait marcher dehors. Il considéra ce pied, imagina celui de Clémentine, puis celui de Damas, se tortillant sous le ciel. Il ne les croyait pas si fous, hormis dans ce couloir où les entrainait leur fantôme. Quand le pied réintégra brusquement sa cellule, Adamsberg comprit qu’un troisième élément était encore hors les murs, prêt à achever l’œuvre commencée, à Paris, à Troyes, à Châtellerault, avec le lacet cranté.

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