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Les types, à Paris, marchent beaucoup plus vite qu’au Guilvinec, Joss l’avait constaté depuis longtemps. Chaque matin, les piétons s’écoulaient par l’avenue du Maine à la vitesse de trois nœuds. Ce lundi, Joss filait presque ses trois nœuds et demi, s’efforçant de rattraper un retard de vingt minutes. En raison du marc de café qui s’était déversé en totalité sur le sol de la cuisine.

Ça ne l’avait pas étonné. Joss avait compris depuis longtemps que les choses étaient douées d’une vie secrète et pernicieuse. Hormis peut-être certaines pièces d’accastillage qui ne l’avaient jamais agressé, de mémoire de marin breton, le monde des choses était à l’évidence chargé d’une énergie tout entière concentrée pour emmerder l’homme. La moindre faute de manipulation, parce que offrant à la chose une liberté soudaine, si minime fût-elle, amorçait une série de calamités en chaîne, pouvant parcourir toute une gamme, du désagrément à la tragédie. Le bouchon qui échappe aux doigts en était, sur le mode mineur, un modèle de base. Car un bouchon lâché ne vient pas rouler aux pieds de l’homme, en aucune manière. Il se love derrière le fourneau, mauvais, pareil à l’araignée en quête d’inaccessible, déclenchant pour son prédateur, l’Homme, une succession d’épreuves variables, déplacement du fourneau, rupture du flexible de raccordement, chute d’ustensile, brûlure. Le cas de ce matin avait procédé d’un enchaînement plus complexe, amorcé par une bénigne erreur de lancer entraînant fragilisation de la poubelle, affaissement latéral et épandage du filtre à café sur le sol. C’est ainsi que les choses, animées d’un esprit de vengeance légitimement puisé à leur condition d’esclaves, parvenaient à leur tour par moments brefs mais intenses à soumettre l’homme à leur puissance larvée, à le faire se tordre et ramper comme un chien, n’épargnant ni femme ni enfant. Non, pour rien au monde Joss n’aurait accordé sa confiance aux choses, pas plus qu’aux hommes ou à la mer. Les premières vous prennent la raison, les seconds l’âme et la troisième la vie.


En homme aguerri, Joss n’avait pas défié le sort et avait ramassé le café comme un chien, grain par grain. Il avait accompli sans broncher la pénitence et le monde des choses avait reflué sous le joug. Cet incident matinal n’était rien, rien en apparence qu’un désagrément négligeable mais, pour Joss qui ne s’y trompait pas, il était le clair rappel que la guerre des hommes et des choses se poursuivait et que, dans ce combat, l’homme n’était pas toujours vainqueur, loin s’en fallait. Rappel des tragédies, des vaisseaux démâtés, des chalutiers écartelés et de son bateau, le Vent de Norois, qui avait fait eau le 23 août en mer d’Irlande à trois heures du matin avec huit hommes à bord. Dieu sait pourtant si Joss respectait les exigences hystériques de son chalutier et Dieu sait si l’homme et le bateau étaient conciliants l’un pour l’autre. Jusqu’à cette foutue nuit de tempête où, pris d’un coup de sang, il avait frappé le plat-bord du poing. Le Vent de Norois, déjà presque couché sur tribord, avait brusquement fait eau à l’arrière. Moteur noyé, le chalutier avait dérivé dans la nuit, les hommes écopant sans relâche, pour s’immobiliser enfin sur un récif à l’aube, C’était il y a quatorze ans et deux hommes étaient morts. Quatorze ans que Joss avait déglingué l’armateur du Norois à coups de botte. Quatorze ans que Joss avait quitté le port du Guilvinec, après neuf mois de taule pour coups et blessures avec intention de donner la mort, quatorze ans que sa vie presque entière avait coulé par cette voie d’eau.


Joss descendit la rue de la Gaîté, les dents serrées, mâchant la fureur qui remontait en lui chaque fois que le Vent de Norois, perdu en mer, faisait surface sur les crêtes de ses pensées. Au fond, ce n’était pas contre le Norois qu’il en avait. Ce bon vieux chalutier n’avait fait que réagir au coup en faisant grincer son bordage pourri par les ans. Il était bien convaincu que le bateau n’avait pas mesuré la portée de sa brève révolte, inconscient de son âge, de sa décrépitude et de la puissance des flots, cette nuit-là. Le chalutier n’avait certainement pas voulu la mort des deux marins et à présent, gisant comme un imbécile au fond de la mer d’Irlande, il regrettait. Joss lui adressait assez souvent des paroles de réconfort et d’absolution et il lui semblait que, comme lui, le bateau parvenait maintenant à trouver le sommeil, qu’il s’était fait une autre vie, là-bas, comme lui ici, à Paris.


D’absolution pour l’armateur, il n’en était en revanche pas question.

— Allons, Joss Le Guern, disait-il en lui tapant sur l’épaule, vous le ferez encore cavaler dix ans, ce rafiot. C’est un vaillant et vous êtes son maître.

— Le Norois est devenu dangereux, répétait Joss obstinément. Il vrille et son bordage se fausse. Les panneaux de cale ont travaillé. Je ne réponds plus de lui sur un gros coup de mer. Et le canot n’est plus aux normes.

— Je connais mes bateaux, capitaine Le Guern, répondait l’armateur en durcissant le ton. Si vous avez peur du Norois, j’ai dix hommes prêts à vous remplacer sur un claquement de doigts. Des hommes qui n’ont pas froid aux yeux et qui ne geignent pas comme des bureaucrates sur les normes de sécurité.

— Et moi, J’ai sept gars à bord.

L’armateur rapprochait son visage, gras, menaçant.

— Si vous vous avisez, Joss Le Guern, d’aller pleurer à la capitainerie du port, vous pourrez compter sur moi pour vous retrouver sur la paille avant d’avoir eu le temps de vous retourner. Et de Brest à Saint-Nazaire, vous ne trouverez plus un gars pour vous embarquer. Je vous conseille donc de bien réfléchir, capitaine.


Oui, Joss regrettait toujours de ne pas avoir achevé ce type, le lendemain du naufrage, au lieu de s’être contenté de lui rompre un membre et défoncer le sternum. Mais des hommes de l’équipage l’avaient tiré en arrière, ils s’y étaient mis à quatre. Fous pas ta vie en l’air, Joss, ils avaient dit. Ils l’avaient bloqué, empêché de crever l’armateur et tous ses valets, qui l’avaient rayé des listes dès sa sortie de prison. Joss avait gueulé dans tous les bars que les gros culs de la capitainerie palpaient des commissions, si bien qu’il avait pu dire adieu à la marine marchande. Refoulé de port en port, Joss avait sauté un mardi matin dans le Quimper-Paris pour échouer, comme tant d’autres Bretons avant lui, sur le parvis de la gare Montparnasse, laissant derrière lui une femme en fuite et neuf types à tuer.


En vue du carrefour Edgar-Quinet, Joss remisa ses haines nostalgiques dans la doublure de son esprit et s’apprêta à rattraper son retard. Toutes ces affaires de marc de café, de guerre des choses et de guerre des hommes lui avaient bouffé un quart d’heure au bas mot. Or la ponctualité était un élément clef dans son travail et il tenait à ce que la première édition de son journal parlé débute à huit heures trente, la seconde à douze heures trente-cinq, et celle du soir à dix-huit heures dix. C’étaient les moments de plus grosse affluence et les auditeurs étaient trop pressés dans cette ville pour endurer le moindre délai.

Joss décrocha l’urne de l’arbre où il la suspendait pour la nuit, à l’aide d’un nœud de double bouline et de deux antivols, et la soupesa. Pas trop chargée ce matin, il pourrait trier la livraison assez vite. Il eut un bref sourire en emportant la boîte vers l’arrière-boutique que lui prêtait Damas. Il y avait encore des types bien sur terre, des types comme Damas qui vous laissent une clef et un bout de table sans crainte que vous ne leur fauchiez la caisse. Damas, tu parles d’un prénom. Il tenait le magasin de rollers sur la place, Roll-Rider, et il lui laissait l’accès pour préparer ses éditions à l’abri de la pluie. Roll-Rider, tu parles d’un nom.

Joss déverrouilla l’urne, grosse caisse en bois construite à clin de ses propres mains et qu’il avait baptisée le Vent de Norois II, en hommage au cher disparu. Ce n’était sans doute pas très honorifique pour un grand chalutier de pêche hauturière de retrouver sa descendance réduite à l’état de boite à lettres dans Paris, mais cette boîte n’était pas n’importe quelle boîte. C’était une boîte de génie, conçue sur une idée de génie, éclose il y a sept ans, et qui avait permis à Joss de remonter formidablement la pente après trois ans de travail dans une conserverie, six mois dans une usine de bobinage et deux ans de chômage. L’idée de génie lui était venue une nuit de décembre où, affaissé verre au poing dans un café de Montparnasse empli pour trois quarts de Bretons esseulés, il entendait le sempiternel ronronnement des échos du pays. Un type parla de Pont-l’Abbé et c’est comme ça que l’arrière-arrière-grand-père Le Guern, né à Locmaria en 1832, sortit de la tête de Joss pour s’accouder au bar et lui dire salut. Salut, dit Joss.

— Tu te souviens de moi ? demanda le vieux.

— Ouais, marmonna Joss. J’étais pas né quand t’es mort et j’ai pas pleuré.

— Dis donc, fiston, tu pourrais éviter de déparler pour une fois que je te visite. Ça te fait combien ?

— Cinquante ans.

— Elle t’a pas arrangé, la vie. Tu fais plus.

— J’ai pas besoin de tes remarques et je t’ai pas sonné. Toi aussi t’étais moche.

— Prends-le sur un autre ton, mon gars. Tu sais ce que c’est quand je m’énerve.

— Ouais, tout le monde le savait. Ta femme surtout, que t’as battue comme plâtre toute sa vie.

— Bon, dit le vieux en grimaçant, il faut remettre ça dans le siècle. C’est l’époque qui le voulait.

— Époque mon cul. C’est toi qui le voulais. Tu lui as bousillé un œil.

— Dis donc, on ne va pas encore parler de cet œil pendant deux siècles ?

— Si. Pour l’exemple.

— C’est toi, Joss, qui me causes d’exemple ? Le Joss qu’a manqué éventrer un gars à coups de pied sur les quais du Guilvinec ? Ou je me trompe ?

— C’était pas une femme, et d’une, et c’était même pas un gars, et de deux. C’était une outre à fric qui s’en foutait pas mal que les autres crèvent pourvu qu’il ramasse les billets.

— Ouais, je sais. Je peux pas te donner tort. C’est pas le tout, gamin, pourquoi tu m’as sonné ?

— Je t’ai dit. Je t’ai pas sonné.

— T’es une tête de cochon. T’as de la chance d’avoir hérité de mes yeux parce que je t’en aurais bien collé une. Figure-toi que si je suis là, c’est parce que tu m’as sonné, c’est comme ça et pas autrement. D’ailleurs, c’est pas un bar où j’ai mes habitudes, j’aime pas la musique.

— Bon, dit Joss, vaincu. Je te paie un verre ?

— Si t’arrives à lever le bras. Car laisse-moi te dire que t’as déjà ta dose.

— T’occupe, le vieux.

L’ancêtre haussa les épaules. Il en avait vu d’autres et ce n’était pas ce petit morveux qui allait le mettre en boule. Un Le Guern qui avait de la branche, ce Joss, il n’y avait pas à dire.

— Comme ça, reprit le vieux en sifflant son chouchen, t’as pas de femme et t’as pas de ronds ?

— Tu mets le doigt dessus, répondit Joss. T’étais moins malin dans le temps, à ce qu’on raconte.

— C’est d’être fantôme. Quand on est mort, on sait des trucs qu’on savait pas avant.

— Sans blague, dit Joss en tendant un bras faible en direction du serveur.

— Pour les femmes, c’était pas la peine de me sonner, c’est pas mon meilleur terrain.

— Je m’en serais douté.

— Mais pour le boulot, c’est pas sorcier mon gars. T’as qu’à copier la famille. T’avais rien à foutre dans le bobinage, c’était une erreur. Et puis tu sais, les choses, il faut s’en méfier. Passe encore les cordages, mais les bobines, les fils, et je ne te parle pas des bouchons, mieux vaut passer au large.

— Je sais, dit Joss.

— Il faut faire avec son hérédité. Copie la famille.

— Je ne peux plus être marin, dit Joss en s’énervant. Je suis tricard.

— Qui te parle de marin ? Il n’y a pas que le poisson dans la vie, nom de Dieu, manquerait plus que ça. J’étais marin, moi ?

Joss vida son verre et se concentra sur la question.

— Non, dit-il après quelques instants. T’étais le Crieur. Depuis Concarneau jusqu’à Quimper, t’étais le Crieur de nouvelles.

— Ouais mon gars, et j’en suis fier. « Ar Bannour », j’étais, le « Crieur ». Il n’y en avait pas de meilleur que moi sur la côte sud. Chaque jour que Dieu faisait, Ar Bannour entrait dans un nouveau village et à midi, il criait les nouvelles. Et je peux te dire qu’il y avait du monde qui m’attendait depuis l’aube. J’avais trente-sept villages sur mon territoire, c’est pas rien, hein ? Ça fait du monde, hein ? Du monde qui vivait dans le monde et grâce à quoi ? Grâce aux nouvelles. Et grâce à qui ? A moi, Ar Bannour, le meilleur collecteur de nouvelles du Finistère. Ma voix portait de l’église jusqu’au lavoir et je savais tous les mots. Chacun dressait la tête pour m’entendre. Et ma voix, elle apportait le monde, la vie, et c’était autre chose que du poisson, tu peux me croire.

— Ouais, dit Joss en se servant directement à la bouteille posée sur le comptoir.

— Le second Empire, c’est moi qui l’ai couvert. J’allais chercher les nouvelles jusqu’à Nantes et je les ramenais à dos de cheval, fraîches comme la marée. La Troisième République, c’est moi qui l’ai criée sur toutes les grèves, t’aurais dû voir ce tintamarre. Et je ne te parle pas du bouillon local : les mariages, les morts, les engueulades, les objets trouvés, les enfants perdus, les sabots à refaire, c’est moi qui transportais tout ça. De village en village, on me remettait des nouvelles à lire. La déclaration d’amour de la fille de Penmarch à un gars de Sainte-Marine, je m’en souviens encore. Un scandale de tous les diables suivi d’un assassinat.

— T’aurais pu te retenir.

— Dis donc, j’étais payé pour lire, je faisais que mon boulot. Si je ne lisais pas, je volais le client et chez les Le Guern, on est peut-être des brutes, mais on n’est pas des brigands. Leurs drames, leurs amours et leurs jalousies de marins pêcheurs, c’était pas mes affaires. J’avais assez de ma propre famille à m’occuper. Une fois par mois, je passais par le village voir les gosses, aller à la messe et tirer un coup.

Joss soupira dans son verre.

— Et laisser des sous, compléta l’aïeul d’un ton ferme. Une femme et huit gosses, ça bouffe. Mais crois-moi, avec Ar Bannour, ils n’ont jamais manqué.

— De baffes ?

— De fric, imbécile.

— Ça payait tant que ça ?

— Tant que tu voulais. S’il y a un produit qui ne tarit pas sur cette terre, c’est les nouvelles, et s’il y a une soif qui ne s’étanche jamais, c’est la curiosité des hommes. Quand t’es crieur, tu donnes la tétée à toute l’humanité. T’es assuré de ne jamais manquer de lait et de ne jamais manquer de bouches. Dis donc fiston, si tu picoles tant que ça, tu pourras jamais faire crieur. C’est un métier qui demande des idées claires.

— Je veux pas t’attrister, l’aïeul, dit Joss en secouant la tête, mais « crieur », c’est plus un métier qui se pratique. Tu trouveras même personne pour piger le mot. « Cordonnier », oui, mais « crieur », ça n’existe même pas au dictionnaire. Je ne sais pas si tu continues à te tenir informé depuis que t’es mort, mais ça a pas mal bougé par ici. Personne n’a besoin qu’on lui gueule dans les oreilles sur la place de l’église, vu que tout le monde a le journal, la radio et la télé. Et si tu te branches sur le réseau à Loctudy, tu sais si quelqu’un a pissé à Bombay. Alors imagine.

— Tu me prends vraiment pour un vieux con ?

— Je t’informe, rien de plus. C’est mon tour à présent.

— Tu lâches la barre, mon pauvre Joss. Redresse. T’as pas compris grand-chose à ce que j’ai dit.

Joss leva un regard vide vers la silhouette de l’arrière-arrière-grand-père qui descendait de son tabouret de bar avec une certaine prestance. Ar Bannour avait été grand pour son époque. C’est vrai qu’il ressemblait à cette brute.

— Le Crieur, dit l’ancêtre avec force en plaquant sa main sur le comptoir, c’est la Vie. Et ne me dis pas que plus personne ne comprend ce que ce mot signifie ni qu’il n’est plus inscrit au dictionnaire, ou c’est que les Le Guern ont dégénéré et ne méritent plus de la crier. La Vie !

— Pauvre vieux con, murmura Joss en le regardant partir. Pauvre vieux radoteur.

Il reposa son verre sur le comptoir et ajouta en braillant dans sa direction :

— Je t’avais pas sonné, de toute façon ?

— Ça va comme ça maintenant, lui dit le serveur en le prenant par le bras. Soyez raisonnable, parce que vous gênez tout le monde ici.

— J’emmerde le monde ! hurla Joss en s’agrippant au comptoir.

Joss se rappelait avoir été expédié hors du Bar d’Artimon par deux types plus petits que lui et avoir tangué sur la chaussée sur une centaine de mètres. Il s’était réveillé neuf heures plus tard sous un porche d’immeuble, à une bonne dizaine de stations de métro du bar. Vers midi, il s’était traîné jusqu’à sa chambre, s’aidant des deux mains pour soutenir sa tête en fonte, et il s’était rendormi jusqu’au lendemain six heures. En ouvrant douloureusement les yeux, il avait fixé le plafond crasseux de son logement et il avait dit, obstiné :

— Pauvre vieux con.


Cela faisait donc sept années que, après quelques mois de rodage difficiles — trouver le ton, placer sa voix, choisir l’emplacement, concevoir les rubriques, fidéliser la clientèle, fixer les tarifs —, Joss avait embrassé la profession décatie de « crieur ». Àr Bannour. Il avait rôdé avec son urne en divers points dans un rayon de sept cents mètres autour de la gare Montparnasse dont il n’aimait pas s’éloigner, au cas où, disait-il, pour finalement s’établir deux ans plus tôt sur le carrefour Edgar-Quinet-Delambre. Il drainait ainsi les habitués du marché, les résidents, il captait les employés des bureaux mêlés aux assidus discrets de la rue de la Gaîté, et happait au passage une partie du flot déversé par la gare Montparnasse. Des petits groupes compacts se massaient autour de lui pour entendre la criée des nouvelles, moins nombreux sans doute que ceux qui se pressaient autour de l’arrière-arrière-grand-père Le Guern mais il fallait compter que Joss officiait quotidiennement, et trois fois par jour.

Il récoltait en revanche dans son urne une quantité de messages assez considérable, une soixantaine par jour en moyenne — et bien davantage le matin que le soir, la nuit étant propice aux dépôts furtifs —, chacun sous enveloppe cachetée et lestée d’une pièce de cinq francs. Cinq francs pour pouvoir entendre sa pensée, son annonce, sa quête lancée dans le vent de Paris, ce n’était pas si cher payé. Joss avait tenté dans les débuts un tarif minimal mais les gens n’aimaient pas qu’on brade leurs phrases pour une pièce d’un franc. Cela dépréciait leur offrande. Ce tarif arrangeait donc les donneurs comme le receveur et Joss encaissait ses neuf mille francs net par mois, dimanches compris.


Le vieil Ar Bannour avait eu raison : la matière n’avait jamais manqué et Joss avait dû en convenir avec lui, un soir de cuite au Bar d’Artirnon. « Bourrés de trucs à dire, les hommes, je t’avais bien averti », avait dit l’aïeul, assez satisfait de voir que le petit avait repris l’entreprise. « Bourrés comme des vieux matelas remplis de son. Bourrés de trucs à dire et de trucs à ne pas dire. Toi, tu ramasses la mise et tu rends service à l’humanité. T’es le purgeur. Mais gaffe, fiston, c’est pas de tout repos. En raclant le fond, tu pomperas de l’eau claire comme tu pomperas de la merde. Gare à tes couilles, il n’y a pas que du beau dans la tête de l’homme. »

Il voyait juste, l’ancêtre. Dans le fond de l’urne, il y avait du dicible et du pas dicible. « Indicible », avait corrigé le lettré, le vieux qui tenait une sorte d’hôtel à côté de la boutique de Damas. En relevant ses messages, Joss commençait d’ailleurs par former deux tas, le tas dicible et le tas pas dicible. En général le dicible s’écoulait par sa voie naturelle, c’est-à-dire par la bouche des hommes, en ruisselets ordinaires ou en flots hurlants, ce qui permettait à l’homme de ne pas exploser sous la pression des mots entassés. Car, à la différence du matelas de son, l’homme engrangeait chaque jour de nouvelles paroles, ce qui rendait proprement vitale la question de la vidange. De ce dicible, une partie triviale arrivait jusqu’à l’urne aux rubriques Vente, Achat, Recherche, Amour, Propos divers et Annonces techniques, ces dernières étant limitées en nombre par Joss qui les facturait six francs en compensation de l’emmerdement qu’elles lui causaient à la lecture.

Mais ce que le Crieur avait surtout découvert, c’était le volume insoupçonné de l’indicible. Insoupçonné car aucune trouée n’était prévue dans le matelas de son pour le dégagement de cette matière verbale. Soit qu’elle dépasse les bornes licites de la violence, ou de l’audace, soit au contraire qu’elle ne puisse se hisser à un degré d’intérêt qui légitime son existence. Ces paroles outrancières ou indigentes étaient donc acculées à une existence de recluses, enfoncées dans la bourre, vivant dans l’ombre, la honte et le silence. Pourtant, et cela le Crieur l’avait bien compris en sept ans de récolte, ces mots ne mouraient pas pour autant. Ils s’accumulaient, se montaient les uns sur les autres, s’aigrissant à mesure que s’écoulait leur existence de taupe, assistant, rageurs, à l’exaspérant va-et-vient des paroles fluides et autorisées. En inaugurant cette urne fendue d’une fine ouverture de douze centimètres, le Crieur avait créé une brèche par où les prisonniers s’échappaient comme un vol de sauterelles. Il n’était pas un matin sans qu’il ne puise de l’indicible au fond de sa boîte, harangues, injures, désespoirs, calomnies, dénonciations, menaces, folies. Indicible parfois si clair et si désespérément débile qu’on peinait à lire la phrase jusqu’au bout. Parfois si enchevêtré, que le sens en échappait tout à fait. Parfois si visqueux que la feuille vous tombait des mains. Et parfois si haineux, si destructeur que le Crieur l’éliminait.

Car le Crieur triait.

Bien qu’homme de devoir et conscient d’extirper du néant les rebuts les plus persécutés de la pensée humaine, de poursuivre l’œuvre salvatrice accomplie par l’ancêtre, le Crieur se donnait droit d’exclure ce qui ne passait pas ses propres lèvres. Les messages non lus restaient à disposition avec la pièce de cinq car, ainsi que l’avait martelé l’aïeul, chez les Le Guern, on n’est pas des brigands. A chaque criée, Joss étalait ainsi les rebuts du jour sur la caisse qui lui servait d’estrade. Il y en avait toujours. Tout ce qui promettait de pilonner les femmes et tout ce qui balançait aux enfers les blacks, les crouilles, les citrons et les têtes de pédés était envoyé au rebut. Joss devinait d’instinct qu’un rien aurait pu le faire naître femme, black et pédé et que la censure qu’il exerçait n’était pas grandeur d’âme mais simple réflexe de survie.


Une fois par an, pendant la période creuse du 11 au 16 août, Joss mettait l’urne en cale sèche pour la retaper, la poncer, la repeindre, bleu vif au-dessus de la ligne de flottaison, bleu outremer en dessous, le Vent de Norois II peint en noir sur la face avant, en grandes lettres appliquées, les Horaires sur le flanc bâbord, les Tarifs et Autres conditions y affairentes à tribord. Il avait beaucoup entendu ce mot lors de son arrestation puis de son jugement et l’avait empoché en souvenir. Joss considérait que ce « y affairentes » donnait de la tenue à la criée, même si le lettré de l’hôtel y trouvait à redire. Un type dont il ne savait pas trop quoi penser, cet Hervé Decambrais. Un aristocrate, sans aucun doute, très grand style, mais si fauché qu’il devait sous-louer les quatre chambres de son premier étage et augmenter son petit revenu par la vente de napperons et par la distribution payante de conseils psychologiques à la noix. Lui vivait confiné dans deux pièces au rez-de-chaussée, cerné de piles de livres qui lui mangeaient l’espace. Si Hervé Decambrais avait avalé de la sorte des milliers de mots, Joss n’avait pas crainte qu’il n’étouffe pour autant, car l’aristo parlait beaucoup. Il avalait et régurgitait tout le jour, une véritable pompe, avec des parties compliquées, pas toujours intelligibles. Damas ne captait pas tout non plus, c’était rassurant en un sens, mais Damas n’était pas une lumière.

En déversant le contenu de son urne sur la table, en commençant à séparer le dicible de l’indicible, Joss arrêta sa main sur une enveloppe large et épaisse, d’un blanc cassé. Pour la première fois, il se demanda si le lettré n’était pas l’auteur de ces messages luxueux — vingt francs dans l’enveloppe — qu’il recevait depuis trois semaines, les messages les plus déplaisants qu’il ait eu à lire en sept années. Joss déchira l’enveloppe, l’ancêtre penché derrière son épaule. « Gare à les couilles, Joss, il n’y a pas que du beau dans la tête de l’homme. »

— Ta gueule, dit Joss.

Il déplia le feuillet et lut à voix basse :

— « Et puis, quand les serpents, chauves-souris, blaireaux et tous les animaux qui vivent dans la profondeur des galeries souterraines sortent en masse dans les champs et abandonnent leur habitat naturel ; quand les plantes à fruits et les légumineuses se mettent à pourrir et à se remplir de vers … »

Joss retourna la feuille pour chercher une suite mais le texte s’arrêtait là. Il secoua la tête. Il avait vidangé beaucoup de paroles hagardes mais ce type battait les records.

— Taré, murmura-t-il. Riche et taré.

Il reposa la feuille et décacheta rapidement les autres enveloppes.

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