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Une bonne partie des 4 avait déjà été effacée sur les portes des appartements des trois immeubles marqués, surtout ceux du 18ème arrondissement qui dataient de dix et huit jours déjà, selon les témoignages de quelques occupants. Mais c’était une peinture acrylique de bonne qualité et il demeurait des traces noirâtres bien visibles sur les pans de bois. En revanche l’immeuble de Maryse présentait encore de nombreux spécimens intacts qu’Adamsberg fit photographier avant destruction. Ils étaient réalisés à la main un par un et non pas en série au pochoir. Mais ils présentaient tous les mêmes particularités : d’une hauteur de soixante-dix centimètres, le trait large de trois bons centimètres, ils étaient tous inversés, pattés à la base et munis de deux barres sur la branche basse.

— Bien fait, non ? dit-il à Danglard qui était resté muet durant toute l’expédition. L’homme est habile. Il fait ça d’un coup, sans reprise. Comme un caractère chinois.

— Indiscutablement, dit Danglard en s’installant dans la voiture, à la droite du commissaire. Le graphisme est élégant, rapide. Il a la main.

Le photographe enfourna son matériel à l’arrière et Adamsberg démarra en douceur.

— C’est urgent, ces clichés ? demanda Barteneau.

— En rien, dit Adamsberg. Donnez-moi ça quand vous le pourrez.

— Dans deux jours, proposa le photographe. Ce soir, j’ai des tirages à faire pour le Quai.

— A propos de Quai, pas la peine de leur parler de ça. Cela reste une petite promenade entre nous.

— S’il a la main, reprit Danglard, il est peut-être bien peintre.

— Ce ne sont pas des œuvres, je ne crois pas.

— Mais l’ensemble peut en faire une. Imaginez que le gars s’attaque à des centaines d’immeubles, on finira par parler de lui. Phénomène d’envergure, prise d’otage artistique de la collectivité, c’est ce qu’on appelle une « intervention ». Dans six mois on connaîtra le nom de l’auteur.


— Oui, dit Adamsberg. Vous avez peut-être raison.

— C’est sûr, intervint le photographe.

Son nom venait brusquement de revenir à la mémoire d’Adamsberg : Brateneau. Non. Barteneau. Maigre, Roux, Photographe, égale Barteneau. Très bien. Pour le prénom, rien à faire, à l’impossible nul n’est tenu.

— Il y a eu un gars chez moi, à Nanteuil, continua Barteneau, qui en l’espace d’une semaine a peint une centaine de poubelles publiques en rouge avec des points noirs. On aurait dit qu’un vol de coccinelles géantes s’était abattu sur la ville, chacune accrochée à un poteau comme sur une brindille gigantesque. Eh bien, un mois plus tard, le type décrochait un boulot dans la plus grosse radio locale. Aujourd’hui, il fait la pluie et le beau temps sur la culture communale.

Adamsberg roula silencieusement, se faufilant sans s’énerver à travers les embouteillages de six heures. On arrivait lentement à proximité de la Brigade.

— Il y a un détail qui cloche, dit-il en s’arrêtant à un feu rouge.

— J’ai vu, coupa Danglard.

— Quoi ? demanda Barteneau.

— Le type n’a pas peint toutes les portes des appartements, répondit Adamsberg. Il les a peintes toutes, sauf une. Et cela dans les trois immeubles. L’emplacement de la porte épargnée n’est pas toujours le même. Au sixième gauche dans l’immeuble de Maryse, au troisième droite rue Poulet, au quatrième gauche rue Caulaincourt. Ça ne colle pas très bien avec une « intervention ».

Danglard se mordilla les lèvres, d’un côté et de l’autre.

— C’est la touche de déséquilibre qui fait que l’œuvre est œuvre et non pas décor, proposa-t-il. Que l’artiste propose une réflexion et non un papier peint. C’est la part manquante, le trou de la serrure, l’inachevé, l’introduction du hasard.

— Hasard falsifié, rectifia Adamsberg.

— L’artiste doit fabriquer lui-même le hasard.

— Ce n’est pas un artiste, dit Adamsberg à voix basse. Il se gara devant la Brigade, serra le frein à main.


— Très bien, admit Danglard. C’est quoi ?

Adamsberg se concentra, les bras reposant sur le volant, le regard fixé loin devant.

— Si vous pouviez éviter de me répondre « Je ne sais pas », suggéra Danglard.

Adamsberg sourit.

— Dans ces conditions, mieux vaut que je me taise, dit-il.


Adamsberg rentra chez lui d’un pas soutenu, pour être certain de ne pas manquer l’arrivée de Camille. Il prit une douche et s’affala dans un fauteuil pour y rêver une courte demi-heure car Camille était généralement ponctuelle. La seule pensée qui lui vint fut qu’il se sentait nu sous ses habits, comme très souvent quand il ne l’avait pas vue depuis longtemps. Nu sous ses habits, condition naturelle de chacun. Cette sorte de constat logique ne perturbait pas Adamsberg. Le fait demeurait : quand il attendait Camille, il était nu sous ses habits, alors qu’il ne l’était pas au travail. La différence était tout à fait nette, qu’elle fût logique ou non.

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