CHAPITRE XIII

Jamais Malko n’avait trouvé une langouste aussi délicieuse !

En sortant de chez Hadj Aidid Ziwani, Paul et ses amis les avaient déposés au Tamarind, là où il avait emmené Anna Litz, et devaient venir les reprendre pour les déposer au Royal Castle où ils passeraient la nuit. L’avion charte par la CIA repartirait le lendemain à huit heures de Mombasa.

Malko se sentait sale, fripé, ses vêtements ressemblaient à ceux d’un clochard, mais son appétit de vivre était intact. Il se resservit de Taittinger Comtes de Champagne Blanc de Blancs, sous l’œil attendri de « Wild Harry ». Toujours fidèle à ses Pimm’s. Le gros Américain aspira une patte de langouste et laissa tomber :

— Maintenant qu’on a bien déconné, on peut passer aux affaires sérieuses. Je ne pensais pourtant pas que l’idée tordue de Mark mettrait votre vie en danger. .. Juste qu’on perdrait quelques jours.

— Moi non plus ! avoua Malko. Vous pensez qu’Anna Litz savait pour les faux billets ?

« Wild Harry » eut un geste évasif.

— Il faudrait lui demander. Mais c’est du passé.

De toute façon, Malko n’avait même pas son numéro de téléphone...

La chanteuse avait commencé son numéro et il se pencha au dessus de la table pour demander.

— Quel est votre plan, maintenant ?

« Wild Harry » aspira un peu de Pimm’s avant de répondre.

— D’abord mettre la main sur cet enfoiré de Ahmed Mohammed Omar.

— Il est à Nairobi ?

— Oui. Mais il se planque. Il a fait tellement d’embrouilles. On va s’y mettre demain matin.

— Et une fois qu’on l’aura trouvé ?

— Il vous organise votre voyage à Mogadiscio. Il est copain avec le chef de la sécurité du président Abdullahi Youssouf. Donc, il a de la main d’œuvre sur place.

— C’est indispensable ?

« Wild Harry » lui jeta un regard de commisération.

— Je vais vous expliquer. A Mogadiscio, maintenant, il y a trois « green zones ». Celle où se trouve l’aéroport, tenue par les Forces de l’Union Africaine, l’AMISOM. La plus grande où séjourne le président Youssouf, à la Villa Somalia, entourée par sept ou huit cents types de son clan, et enfin, celle du port, contrôlée par les troupes éthiopiennes. Celle-là ne nous intéresse pas. Le hic, c’est que mon gars, Amin Osman Said, est en dehors de ces zones, soit dans le quartier de Baraka, soit ailleurs. Et qu’un Blanc seul tient cinq minutes en dehors des « green zones ». Je vais demander à Omar de vous organiser une escorte pour vous accompagner où vous devrez aller. Sans, bien sûr, lui dire qui vous devez rencontrer.

— Et si cet Amin Said Osman est mort ?

— Vous aurez fait le voyage pour rien... Mais c’est l’unique moyen de réactiver un réseau d’infos sur les Shebabs.

La chanteuse interprétait « Night and Day ». On aurait pu se croire ailleurs, dans le temps et dans l’espace. Malko regarda « Wild Harry » à court de Pimm’s, qui agitait le bras pour appeler le garçon.

— Vous m’avez sauvé la vie, dit-il.

Le gros Américain haussa les épaules et laissa tomber.

— Mark est un gentil enculé. D’abord, il voulait vous envoyer à Moga comme si c’était le Club Med et, quand ça a merdé, avec les faux billets, il a paniqué. Heureusement, je connais un peu ce putain de pays. Il regarda sa montre. Demain matin, il va falloir que je donne un coup de main à Hawo pour les expéditions de fleurs... Je ne serai libre que vers midi.

— C’est sérieux, votre affaire de roses ?

L’Américain éclata de rire.

— Bien sûr ! Quand j’ai pris ma retraite, il y a dix-huit mois, je m’étais dit que j’allais retourner aux États-Unis. J’y ai fait un saut. Pour régler la succession de ma mère et prendre un peu de sous... Je suis veuf, mes enfants sont grands, dispersés un peu partout. Je me demandais ce que j’allais devenir quand Hawo m’a donné un coup de fil. Je l’avais exfiltrée de Mogadiscio sur le Kenya et obtenu des autorités de Nairobi un visa de longue durée. Elle voulait monter un petit business de fleurs mais elle n’avait pas assez d’argent, malgré sa « prime de démobilisation ».

Moi, j’en avais et, sans elle, je ne serais jamais revenu de Somalie. Alors, je lui ai dit que j’arrivais avec mes sous. On s’est associés. Puis, un soir où je manquais de Pimm’s, on a fait l’amour. En Somalie, on n’y avait pas pensé. Trop tendus. Là, je me suis dit que j’étais con de vouloir quitter l’Afrique. Alors, on a pris un appartement et on s’est lancés dans les fleurs. Tout allait bien jusqu’au mois dernier. Un type de Langley a fait le voyage avec une moustiquaire pour me demander de reprendre du service. Comme « consultant », à cinq fois mon ancien salaire...

— Ils n’ont personne ?

— Si, des bras cassés... Il y avait peu de monde sur mon programme. Et ceux qui y étaient ne veulent plus entendre parler de Somalie... Vous avez vu le film « Black Hawk down » ?

— Oui, bien sûr.

— C’était ça tous les jours... La Somalie est devenue une contrée sans loi, sans autorités, avec des gens qui passent leur temps à s’entretuer, mais dont le plaisir favori est de kidnapper ou d’égorger un étranger.

— Même à Mogadiscio ?

— À part les « green zones », tout le reste est une jungle. De plus en plus périlleuse.

Il bâilla, vida son nouveau Pimm’s d’un coup. Son portable sonna. Il dit quelques mots et se leva.

— Paul est revenu nous chercher. On va au Royal Castle. Demain, on se lève tôt.

Il restait un peu de Champagne Taittinger et Malko décida de ne pas en faire cadeau au Tamarind. Cela ne les retarda que de quelques minutes.

Les chambres du Royal Castle n’avaient pas dû être refaites depuis la fin de la colonisation. Malko, épuisé, s’allongea tout habillé et s’endormit instantanément.

En se posant à Nairobi, Malko avait l’impression de revenir d’un très long voyage. Surprise : Hawo les attendait dans l’aérogare. Elle étreignit « Wild Harry » et ensuite Malko, avec presque autant de chaleur.

Toujours en pantalon, elle portait un fin pull de cachemire qui moulait ses seins aigus. Malko eut du mal à en détacher les yeux. Après avoir frôlé la mort, il éprouvait comme d’habitude, une puissante pulsion sexuelle.

— Je vous dépose au Serena, annonça « Wild Harry ». Vous avez besoin d’une douche...

C’était un understatement. Malko avait l’impression d’être un clochard.

Quand il claqua la portière du 4x4, la glace descendit et refusa obstinément de remonter. Philosophe, « Wild Harry » remarqua.

— La piste, c’est pas bon pour les bagnoles.

Il conduisait très vite, frôlant les trottoirs, comme s’il n’était pas habitué à la conduite à gauche. Lui non plus ne s’était pas rasé, et cela le vieillissait. À la barrière du Serena, le vigile promena longuement son miroir sous la voiture, sans quitter des yeux les seins de Hawo, ce qui diminuait beaucoup l’efficacité de son contrôle.

— Je vais donner quelques coups de fil avant de repartir, annonça « Wild Harry ».

Ils se retrouvèrent au bar, sous l’œil furibond de deux superbes putes qui jetaient des regards meurtriers à Hawo, la prenant pour une concurrente.

Deux Pimm’s et quelques coups de fil plus tard, « Wild Harry » lança à Malko.

— O.K. On commence par le « 680 ».

Un hôtel étrange, plutôt mal fréquenté, connu de toute la faune de Nairobi.

— Il existe toujours ?

Gros rire.

— Plus que jamais ! En plus des Zaïrois, des Congolais et de tous les « résistants » d’Afrique, il y a les Somaliens maintenant ! Je vais bien trouver une info là-bas, ou un mec qui a croisé Omar. OK. On se retrouve là-bas dans une heure.


* * *

Au beau milieu de l’avenue Mouindi-Mbingo, l’hôtel « 680 » ne payait pas de mine. On n’y voyait guère de Blancs, mais c’était un des « must » de Nairobi. Une institution.

Rasé, douché, Malko se sentait nettement mieux. « Wild Harry », lui, ne s’était pas rasé. Après avoir grimpé le perron menant au lobby surélevé par rapport à la rue, ils s’immobilisèrent, observant le spectacle. À gauche, se trouvait une cafétéria, avec de très hauts tabourets, tous occupés. Un peu plus loin, s’ouvrait l’entrée de la salle de bingo du « Babylon Casino ». Des gens étaient assis sur des bagages, en instance de départ ou attendant d’accéder à la réception, tout au fond, en face des ascenseurs.

« Wild Harry » avança la tête dans la salle de bingo où une voiture japonaise était exposée sur une estrade.

Puis, au fond, dans la salle des tables de roulette, désertes.

Un flot de gens traversait le hall sans arrêt. Circulant entre la boutique Bâta, à gauche, et l’escalier sur la droite menant à une minigalerie commerciale au premier, qui donnait aussi sur Standard street.

Ils revinrent à la cafétéria.

Aussitôt, un Africain en T-shirt orange glissa de son tabouret, s’approcha de l’Américain et, la bouche pratiquement collée à son oreille, lui glissa quelques mots.

« Wild Harry » se dégagea en riant.

— Il dit qu’il a un lot de diamants Zaïrois ramenés directement de Goma. À un prix formidable...

Il continua sa tournée, engageant la conversation avec une demi-douzaine de types, puis il se fit alpaguer par un Noir trapu en chemise à fleurs. La conversation dura un peu plus longtemps. Hilare, « Wild Harry » se retourna vers Malko.

— Il a une jeune fille, presque neuve, une soi-disant Masai, qui arriverait de sa cambrousse avec son pucelage en bandoulière. Deux mille shillings. Je le connais, c’est un petit mac.

Ils s’installèrent autour d’un tabouret et « Wild Harry » soupira :

— Ici, on trouve de tout : des armes, de la drogue, des filles et surtout des histoires à dormir debout ! Au milieu de ce merdier, il y a parfois de vraies infos.

Tout en parlant, il suivait des yeux une Noire incroyablement cambrée, perchée sur des escarpins rouges, qui sortait de la boutique BATA ; tout à coup, il se frappa le front.

— Je suis con !

Il se leva et Malko le vit s’engouffrer dans la boutique BATA, dont il ressortit, épanoui.

— J’ai un copain qui vend des escarpins aux putes, expliqua-t-il, ou plutôt qui les leur prête contre une petite pipe. Il les connaît toutes. Je lui ai expliqué ce que je cherchais et il m’a dit qu’il en connaissait une spécialisée dans les Somaliens haut de gamme. Pour 200 shillings, il l’a appelée en lui disant qu’un muzungu de ses amis cherchait une fille. Elle arrive.

Il n’y a plus qu’à attendre...

Ils recommandèrent un café pour Malko, un Pimm’s pour « Wild Harry ». Un Noir, très bien habillé, avec une magnifique cravate rouge et un costume rayé s’approcha d’eux et déposa sa carte sur le tabouret.

— Je suis à l’appartement 28, dit-il, j’ai de très bonnes choses à vendre.

— Quoi donc ? demanda « Wild Harry ». L’autre baissa la voix.

— De l’uranium, Bwana. Ça vient du Zaïre. « Wild Harry » éclata de rire.

— Alors, tu dois être radioactif depuis le temps ! Sérieux comme un pape, le Noir affirma aussitôt :

— Non, Bwana. Moi, je suis immunisé. J’ai un très bon gri-gri.

Quelques « marnas » énormes roulèrent à côté d’eux, se dirigeant vers la salle de bingo. Malko commençait à trouver le temps long. Enfin, il aperçut une Noire, très grande, dont la robe orange boutonnée devant contenait à peine l’énorme poitrine, qui venait d’entrer dans le lobby. Hautaine comme une princesse, elle filait vers la boutique BATA.

— Ça doit être elle, souffla « Wild Harry ».

La fille ressortit de la boutique. Regarda autour d’elle et fonça vers leur tabouret : elle ne risquait pas de se tromper : ils étaient les deux seuls Blancs. Elle s’arrêta à un mètre, gonfla sa poitrine à faire exploser les boutons de sa robe et lança.

Jambo, Bwana. C’est toi qui veux me voir ?

Son énorme bouche s’ouvrait sur des dents d’un blanc éblouissant.

— C’est moi, confirma « Wild Harry ». Elle se rapprocha à le toucher et souffla :

— Alors, tu es debout... Discrètement, sa main s’était plaquée sur le ventre de « Wild Harry ». Celui-ci ne se troubla pas, prit dans sa poche cinq billets de 100 shilings et les glissa dans la main gauche de la fille.

— Il y a longtemps que je ne bande plus ! fit-il, mais je cherche une information.

La Noire se rembrunit.

— Je ne te plais pas ?

— Si, affirma « Wild Harry ». Tu vas avec des Somaliens ?

— J’en connais, fit-elle, après une courte hésitation. Pourquoi ?

— L’Honorable Ahmed Mohammed Omar, ça te dit quelque chose ?

Silence.

— J’aime pas les questions, fit-elle, boudeuse. « Wild Harry » réinjecta 500 shilings.

— Comment il est ?

— Grand, costaud, les cheveux très plats, la peau sombre. Il adore les cravates roses.

Une lueur brève passa dans le regard langoureux de vache marchant au Prozac.

— Il a un gros bâton ?

— Je sais pas, fit « Wild Harry », j’ai pas baisé avec lui.

Ça ne dérida pas la fille à la robe orange, qui laissa tomber.

— Je suis montée avec un type qui a plein de cravates roses et une queue énorme. Il est méchant. J’ai cru qu’il allait m’arracher les seins.

— Ça serait dommage, ils sont très beaux, affirma « Wild Harry ». C’était où ?

— Au Grand Regency.

— Tu te souviens du numéro de la chambre ?

— Non.

— De l’étage ?

— Non.

« Wild Harry » comprit qu’il n’en sortirait plus rien.

— Merci, conclut-il. Je t’enverrai des copains. La fille sortit une carte de son sac et la lui tendit.

— Tiens.

Sans un mot de plus, elle s’éloigna en balançant son incroyable croupe.

— Beaucoup de Somaliens sont au Regency, dit l’Américain. Je pense que c’est lui.

— On y va ?

— Attendez. Je connais Omar. Il est prudent. Si on le demande à l’hôtel, ils diront qu’il n’habite pas là. Les employés de la réception sont des tombes, là-bas. Sinon, ils perdent leurs clients. Donc, on va faire une petite manip... Venez.

Ils s’engagèrent dans l’escalier menant à la galerie du premier. Plusieurs jeunes Noirs traînaient devant les boutiques.

« Wild Harry » s’approcha de l’un d’eux et échangea quelques mots avec lui. Aussitôt, le Noir dégringola l’escalier menant à Standard street et disparut.

Il fut de retour quelques instants plus tard, tenant à la main un paquet enveloppé de papier journal. Qui changea de main contre trois billets de 1000 shilings.

— On est parés, lança « Wild Harry » à Malko avec un large sourire.

Ils revinrent sur l’avenue Mouindi-Mbingo et montèrent dans le premier taxi. À la grande surprise de Malko, le jeune Noir monta avec eux, à côté du chauffeur.

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