CHAPITRE XXIII

À l’extrémité de Moi avenue, Malko aperçut sur sa gauche un grand bâtiment jaune, légèrement en retrait, arborant sur sa façade l’inscription « Kenya Ports and Ferry Services ». Un taxi était arrêté devant et il reconnut la silhouette massive de Malcolm, le patron des Blackwaters, appuyé à la portière.

— On s’arrête là une seconde, lança-t-il à son chauffeur.

Il n’eut même pas à descendre de voiture. Malcolm lui tendit par la portière ouverte un sac de toile plutôt lourd.

— Il y a tout ce qu’il faut, affirma-t-il, avant de remonter dans son taxi. J’attends sur le « Mac Arthur ». Nous pouvons appareiller en quinze minutes.

Ils repartirent et la voiture du Serena Beach Hôtel déboucha sur l’esplanade dominant l’entrée du nouveau port de Kilindini.

À gauche de cette entrée, se trouvait un long bâtiment d’un étage abritant la gare des bus et quelques boutiques et cafés. Malko dit au chauffeur de s’arrêter là où ils se trouvaient et se tourna vers Hawo.

— Appelez Lui et dites lui que nous sommes là.

Pendant qu’elle s’exécutait, il ouvrit le sac de toile confié par Malcolm. Découvrant un Glock 9 mm, une mini-Uzi et deux grenades... Il prit le Glock, fit monter une cartouche dans le canon et le posa sur la banquette.

— Ils seront là dans vingt minutes environ, annonça Hawo, après avoir coupé son portable.


* * *

Malko ne quittait pas des yeux le bâtiment tout en longueur de l’autre côté de la place. Des voitures s’arrêtaient devant sans arrêt, taxis ou véhicules particuliers, des piétons passaient devant, venant du port.

Presque une demi-heure plus tard, un taxi s’arrêta devant la boutique « Yodhriba shop ». Il en sortit une femme, la tête couverte d’un foulard, puis un homme qui avait visiblement du mal à marcher.

Amin Osman Said.

Il claudiqua jusqu’à la terrasse d’un bistrot voisin et s’y installa, devant un distributeur de boissons.

Le taxi repartit, un autre arriva. L’animation était permanente. Malko se tourna vers Hawo.

— Allez le chercher. Demandez-lui si on peut amener la voiture là-bas.

Il la suivit des yeux tandis qu’elle traversait l’esplanade. Malko, sur ses gardes, regardait dans toutes les directions sans rien apercevoir de suspect.

Hawo avait atteint la terrasse du bistrot. Malko la vit échanger quelques mots avec Amin Osman Said. Ce dernier se leva et, s’appuyant sur Hawo, commença à traverser l’esplanade, en direction de la voiture de Malko. Il marchait lentement, difficilement. Sa cousine le suivit des yeux quelques instants, puis se dirigea vers la gare des bus.

Soudain, le pouls de Malko grimpa comme une fusée. Un grand Africain aux traits grossiers, vêtu d’une chemise flottante et d’un pantalon de toile, venait d’émerger de la boutique « Yadhriba shop » et suivait Amin et Hawo, d’une démarche dandinante, comme un ours. Il ne semblait pas menaçant, mais sa présence inquiéta Malko.

Saisissant le Glock, il le glissa sous sa chemise et sortit de la voiture, allant au devant du couple.

Il eut tout juste le temps de parcourir une dizaine de mètres avant de voir l’Africain qui suivait Amin et Hawo plonger la main sous sa chemise et en sortir un énorme pistolet. Malko hurla aussitôt :

— Hawo ! Attention !

La Somalienne et Amin se retournèrent. Voyant l’homme brandissant une arme, Amin voulut se mettre à courir, mais, trahi par son genou, il s’étala de tout son long sur l’asphalte. Hawo tenta de s’interposer entre le tueur et Amin, mais l’Africain la balaya d’un violent coup de coude qui la fit tomber, elle aussi.

Malko s’arrêta, arracha son Glock de sa ceinture et visa, tenant l’arme à deux mains.

Le Noir était arrivé à la hauteur d’Amin, en train d’essayer de se relever. Presque sans s’arrêter, il tendit le bras vers le sol et tira trois fois dans le dos du jeune Somalien qui retomba à terre.

Les détonations se confondirent avec celles du Glock. Le tueur sembla frappé par la foudre, tituba, tournoya, puis s’effondra comme une masse, à deux mètres de l’homme qu’il venait d’assassiner.

Hawo s’était relevée et se rua vers Amin. Des gens accouraient de toutes les directions.

Malko arriva quelques secondes plus tard à la hauteur d’Amin Osman Said. Le T-shirt bleu du jeune homme était imprégné de sang à la hauteur des omoplates. Il s’accroupit et, avec mille précautions, le retourna sur le dos. À son teint livide, à ses lèvres serrées, d’où perlaient des bulles de sang, à son regard vitreux, il comprit immédiatement qu’Amin Osman Said était mourant. Les balles du tueur avaient atteint les poumons.

Hawo repoussa les badauds, hurlant d’appeler la police. Malko se pencha vers le blessé.

It’s gonna be all right lança-t-il. On va vous soigner.

Le regard d’Amin se fixa sur le sien et il murmura quelques mots. Malko dut se pencher encore plus pour entendre.

— Family... Family...

— Oui, promit-il, nous irons les chercher.

Une lueur reconnaissante passa dans le regard presque éteint du mourant et Amin articula un seul mot presque distinctement.

— Manama.

Manama, le port de l’île de Bahrein. Malko colla presque sa bouche au visage du mourant.

— Le bateau ? Le nom du bateau ?

Amin Osman Said eut une quinte de toux, essaya de parler mais il s’étouffait avec son propre sang.

Malko, impuissant, voyait la lueur dans le regard du jeune homme s’éteindre comme une bougie en fin de course. Il répéta :

— Le nom du bateau qui part de Manama ?

Amin Osman Said ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. La bouche entrouverte, lentement, très lentement, il leva le bras vers le ciel.

Ce fut son dernier geste.

Les bulles sur ses lèvres cessèrent de bouillonner, son regard s’éteignit pour toujours et son bras retomba.


* * *

L’atmosphère était lourde. Très lourde. Mark Roll affichait sa déception physiquement, tandis que « Wild Harry » semblait, pour une fois, sincèrement abattu. Il faut dire que l’addition était lourde. Osman Said avait été abattu sous les yeux de Malko et, même si son tueur ne lui avait pas survécu, ce n’était pas une grande consolation... Et, sans l’intervention de l’ambassade US, Malko se serait retrouvé en garde à vue à Mombasa.

Le retour vers Nairobi n’avait rien arrangé. Dans le Falcon envoyé par la CIA, Malko et Hawo n’avaient pas échangé un mot. La jeune femme étant choquée.

Que dire ?

Le réseau islamiste présent à Mombasa les avait pris de vitesse. Malko s’en voulait de ne pas avoir agi autrement. Il aurait fallu aller chercher Amin chez sa cousine au lieu de l’exposer bêtement...

L’identité de l’assassin ne mènerait nulle part. Ce n’était même pas un musulman. Juste un homme de main. Depuis l’affaire Hadj Aidid Ziwani, on savait que le réseau islamiste était très présent à Mombasa, sans en connaître les ramifications.

Mark Roll se gratta la gorge et lâcha dans un silence pesant.

— Langley me demande ce que nous avons l’intention de faire. Le capitaine du « Mac Arthur » m’appelle tous les quarts d’heure. Malko, que conseillez-vous ?

— Vous avez demandé le listing des mouvements de bateaux à partir de Manama ?

— Oui, je l’attends. Mais à quoi bon ? Nous ne connaissons pas le nom de celui qui nous intéresse.

— C’est vrai, dut reconnaître Malko.

Il revoyait Amin Osman Said lever le bras vers le ciel, avant de mourir. Qu’avait-il voulu dire ?

Le trafic des pétroliers à partir de Manama était intense et il était impossible de surveiller tous les bateaux qui en appareillaient. Ils tournaient en rond.

— Je vais décommander les « Blackwaters » conclut Mark Roll. Nous avons échoué, il faut le reconnaître. Sans information précise, on ne va pas les envoyer dans l’océan Indien pour 100000 dollars par jour.

Vous voyez une autre piste, Malko ?

— Non, dut reconnaître Malko. Rien. Amer.

On frappa à la porte du bureau : c’était la secrétaire du chef de Station, apportant une liasse de plusieurs feuillets qu’elle posa sur le bureau de l’Américain.

— Cela vient d’arriver de la Station de Manama, sir, annonça-t-elle. En flash.

L’Américain prit les documents et les examina rapidement, puis se tourna vers Malko.

— C’est ce que vous avez demandé : les mouvements de navires à Manama depuis quarante-huit heures et pour la semaine. Les arrivées et les départs. Vous voulez les voir ?

Il tendit le document à Malko. Celui-ci se plongea dans la liste comportant une cinquantaine de navires, tous désignés par leur nom, leur pavillon et leur type. Surtout des pétroliers, évidemment, au départ. Aucun nom ne lui disait rien de particulier. Un inventaire à la Jacques Prévert : pétroliers, gaziers, vracquiers, porte-containers, de toutes les nationalités.

Il allait rendre la liste à Mark Roll lorsqu’un nom accrocha son regard : le Venus Star, battant pavillon du Libéria.

Il n’arrivait pas à rendre la liste, sans tout à fait comprendre ce qu’il cherchait. Tout à coup, il eut une illumination. Il relut tous les noms des navires au départ, les uns après les autres, et leva la tête.

— Il y a un navire qui s’appelle le Venus Star qui quitte demain Bahrein à destination de Rotterdam.

— Et alors ? demanda Mark Roll.

— De toute cette liste, c’est le seul qui comporte le mot « star » dans son nom.

— Et alors ?

Malko n’était pas vraiment sûr de lui lorsqu’il avança :

— C’est sûrement une hypothèse idiote, mais quand Amin Osman Said a désigné le ciel, il pensait peut-être aux étoiles.

— Il faisait jour, objecta aussitôt l’Américain.

— C’est vrai, reconnut Malko, mais Amin allait mourir, il n’avait pas le temps d’attendre la nuit... Il ne pouvait plus parler non plus, il avait du sang plein la bouche. Personne n’osa répliquer. Malko reprit :

— Je sais que c’est tiré par les cheveux. Peut-être que je me trompe complètement, mais c’est la seule piste qu’il nous reste désormais.

— Vous voulez que j’envoie les « Blackwaters » protéger ce navire, le Venus Star ? demanda, incrédule, le chef de Station de la CIA.

Malko était plongé dans l’examen du dossier. Il releva la tête et dit d’une voix égale.

— Il y a peut-être une raison supplémentaire de risquer un peu d’argent. Vous avez vu la classification de ce navire ?

— Non.

— VLGC. Very Large Gaz Carrier. Il mesure 230 mètres de long et transporte environ 80000 m2 de gaz de pétrole liquéfié. Autrement dit, mis entre de mauvaises mains, c’est une bombe infiniment plus puissante qu’un Boeing 757 avec le plein de kérosène...

Un ange passa, les ailes dégoulinantes de mazout. Malko sentit qu’il avait marqué un point et se tourna vers Mark Roll.

— Même si vous risquez quelques centaines de milliers de dollars, ce n’est rien. Imaginez que vous ne fassiez rien et que le Venus Star soit pris par les pirates. Puis utilisé, par exemple, comme bombe flottante contre un navire de la Ve Flotte. Ou le port de Dubai, ou un autre objectif ?

Le silence qui suivit aurait pu être coupé à la tronçonneuse. Le chef de Station était blême. Il finit par dire :

— J’appelle Langley immédiatement. Quand ce Venus Star appareille-t-il de Manama ?

— Demain, à l’aube, d’après votre document. Il est trop gros pour traverser le canal de Suez, donc, à la sortie du golfe d’Oman, il va piquer vers le sud-ouest pour traverser l’Océan Indien et contourner l’Afrique. C’est une zone que peuvent atteindre les pirates.

— Combien faut-il de temps aux « Blackwaters » pour gagner cette zone ? demanda le chef de Station.

— D’après ce qu’ils m’ont dit, à vitesse maxima, à peine vingt heures de mer. Ils sont équipés d’un AIS et repéreront facilement le Venus Star. S’ils restent dans son sillage, il y a une bonne chance de faire échouer l’opération. Surtout avec un hélicoptère.

Mark Roll regarda sa montre.

— Rendez-vous dans une heure. Je dois appeler pas mal de gens.


* * *

— Vous embarquez le plus vite possible sur le « Mac Arthur » annonça Mark Roll. J’ai le feu vert de Langley. Je tiens à ce que vous supervisiez l’opération jusqu’au bout. Les instructions sont simples : s’il s’agit bien du Venus Star, éviter par n’importe quel moyen qu’il ne tombe aux mains des pirates.

— Y compris en le coulant ?

— Y compris en le coulant.

— Et l’équipage ?

— Il faudra tenter de le sauver.

— Tenter...

— Comment vais-je gagner Mombasa ? demanda Malko.

— Il n’y a plus d’avion régulier ce soir. Je vais en charter un. Vous avez le temps d’aller dîner avec Harry et notre amie Hawo. Je vous appellerai.

Malko sortit du bureau, à la fois excité et amer. Il allait jouer sa dernière carte, mais n’avait pas réussi à sauver Amin qui comptait tellement sur lui. Pendant que « Wild Harry » était parti chercher sa voiture, Hawo se tourna vers lui :

-Je vous souhaite bonne chance, dit-elle. Peut-être ne nous reverrons-nous pas. De la chance, il allait en avoir besoin.

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