CHAPITRE XV

— Vous partez après-demain matin pour Mogadiscio, annonça d’une voix égale « Wild Harry ». Sur Dalo Airlines. Probablement un Ilyouchine 19 turbo-prop. C’est encore les moins dangereux, parce qu’ils sont faciles à entretenir. Et les Ukrainiens qui les pilotent ont survécu à tout. Donc, ils sont bons.

Satisfait de son annonce, « Wild Harry » commanda un Pimm’s. Il n’y avait pas beaucoup de clients au « Moonflower », caché au fond d’une impasse, Kitale Lane, donnant dans Dennis Rutt Road.

Une terrasse surplombant un petit jardin où était installé un orchestre.

« Wild Harry » était venu chercher Malko dans un vieux 4x4 déglingué, accompagné de Hawo, drapée dans un superbe sarong framboise coupé dans une soie si souple qu’elle moulait toutes les aspérités de son long corps aux courbes harmonieuses.

— Il y a beaucoup d’avions pour Mogadiscio ? demanda Malko, un peu étonné.

— Tous les jours, affirma « Wild Harry » et les vols sont bourrés. J’ai eu toutes les peines du monde à trouver deux places.

— Deux ? Vous venez ?

— Non. Hawo va vous accompagner. Stupéfait, Malko fixa la jeune femme.

— Pourquoi prendre ce risque ? Hawo sourit.

— Oh, ce n’est pas plus dangereux que pour tous les Somaliens qui se rendent à Mogadiscio. Leur famille ou des amis viennent les chercher. La plupart de ceux qui vivent à Nairobi se rendent régulièrement là-bas.

— Je crois que Hawo va vous être très utile, enchaîna « Wild Harry ». Elle parle somalien, elle a du cran et elle veillera à ce que cette crapule d’Ahmed ne joue pas au con. Et puis, cela va lui faire plaisir de revoir son pays... Allez, on commande. La viande est excellente ici.

Ils prirent tous les trois des « T-bone steaks », arrosés de vin sud-africain.

Malko était partagé entre plusieurs sentiments. La surprise d’abord. Pourquoi « Wild Harry » lui faisait-il ce cadeau ? Et puis un mélange de culpabilité et de désir. Comment imaginer que rien ne se passe entre Hawo et lui, en tête à tête dans ce pays de fou ?

La Somalienne le fixait avec un drôle de sourire.

— Ça vous ennuie ? demanda-t-elle. Je ne vous causerai pas de problème, vous savez.

Sauf celui de trahir un ami, éventuellement... Heureusement, la viande arrivait.

— Et votre ami Ahmed, il ne vient pas ?

— Si, bien sûr, lui part demain. Voici ce qu’il m’a proposé : il connaît bien le chef de la garde personnelle du président Youssouf. Abdulkhadir Kalif. Pour 2 000 dollars par jour, ce dernier va mettre à votre disposition une escorte qui viendra vous chercher dans la « green zone » de l’aéroport et vous emmènera où vous voulez. Quatre Land-Rover et une vingtaine d’hommes du clan Youssouf. Ça ne vous met pas à l’abri de tous les problèmes, mais c’est ce qu’on peut trouver de mieux.

— Ahmed nous accompagnera ?

— Non, il repartira le soir de votre arrivée. C’est pour cela que la présence de Hawo est très utile.

— Et cette escorte, ils sont fiables ?

— Ils sont fiables, affirma « Wild Harry » avec un sourire en coin. Notre ami Ahmed s’en porte garant. Il sait ce que cela lui coûterait en cas de pépin.

Un ange passa. Sous son air de gros nounours, « Wild Harry » savait inspirer une sainte terreur aux malfaisants. On apportait les desserts. Malko qui avait commandé une banane flambée regarda l’étrange chose qui se trouvait dans son assiette et demanda au garçon.

— C’est une banane flambée ?

— Non, Bwana, fit le Noir avec un sourire désarmant. C’est un crumble à la rhubarbe.

Pour lui, cela ne faisait aucune différence. Docile, il repartit faire l’échange. « Wild Harry » bâilla.

— OK, demain matin, Hawo vient vous chercher pour prendre le visa au consulat somalien.

Malko faillit en faire tomber sa fourchette.

— Il faut un visa ?

Pour entrer dans un pays qui n’existait pas, c’était inattendu.

— C’est 30 dollars, laissa tomber « Wild Harry ». Il faut bien que le consul mange à sa faim. Mogadiscio ne lui envoie pas d’argent.

En quittant le « Moonflower », Malko ne put s’empêcher de suivre du regard la silhouette gracieuse de Hawo. « Wild Harry » était-il totalement détaché des choses de la chair ou jouait-il, lui aussi, à la roulette russe ?


* * *

Hadj Aidid Ziwani était en train de regarder les manifestes de ses vols de maraa à destination de Mogadiscio lorsque son secrétaire vint chuchoter à son oreille.

— Honorable, Andrew Mboya vient vous voir. Je lui ai dit que vous n’étiez pas là, mais il ne m’a pas cru.

— Mets le dans le salon vert, ordonna le Kenyan, pressentant un problème. Lorsque Andrew Mboya, trois jours plus tôt, était venu chercher son « colis », il lui avait livré sa version de la disparition de l’otage. Prétendant l’avoir jeté par-dessus bord, au dessus d’une zone déserte.

Son interlocuteur avait semblé accepter cette version et s’était retiré sans commentaires. Comme les pêcheurs étaient censés repartir la nuit même vers la Somalie, Hadj Aidid Ziwani avait considéré le problème réglé. Apparemment, ce n’était pas le cas...

Il se drapa dans sa dignité et descendit. Trois hommes s’étaient installés sur les chaises tendues de vert du salon. L’un d’eux était Andrew Mboya, accompagné de deux Somaliens à la peau sombre.

— Que se passe-t-il ? demanda le milliardaire.

Andrew Mboya le fixa droit dans les yeux.

— Honorable, tu nous as menti !

— De quoi parles-tu ?

— Tu n’as pas jeté cet homme de ton hélicoptère, continua Andrew Mboya. Nous le savons.

— Comment ! s’indigna Hadj Aidid Ziwani. Je le jure sur le Coran.

— Ne blasphème pas, répliqua Andrew Mboya, qui n’était pas pratiquant. Nous avons interrogé ton ascari. Il nous a dit que tu as reçu la visite d’un muzungu avec des Africains, juste avant la nôtre. Et qu’ils sont repartis avec un autre muzungu. Celui que tu as amené dans ton hélicoptère.

Hadj Aidid Ziwani ravala sa fureur. Il aurait dû penser au vigile ! Muet, il entendit comme dans un cauchemar Andrew Mboya continuer.

— Tout le monde peut commettre une erreur, mon frère, mais si tu veux conserver notre confiance, il faut que tu répares la tienne. D’abord, pourquoi as-tu épargné cet homme ?

— Ils ont débarqué chez moi, avoua le Kenyan. Des gens dangereux. Un Américain. L’imbécile qui vous a parlé leur avait parlé aussi : ils savaient que je l’avais ramené de Nairobi. Ils m’ont menacé. Ils étaient armés. Après, j’ai eu honte de vous dire la vérité.

Le Somalien le fixa longuement.

— Tu as deux choses à faire. D’abord, cet homme valait trois millions de dollars. Tu dois nous les donner, très vite.

— Je le ferai, promit Hadj Aidid Ziwani. Trop heureux de s’en tirer à si bon compte. Il lui suffisait d’augmenter un peu le prix de la maraa...

— Demain, tu dois apporter cet argent à la Bank of Dubai, précisa son interlocuteur. Sur N’Krumah road. À midi. Ensuite, tu dois retrouver cet homme et le tuer.

Hadj Aidid Ziwani sentit ses jambes se dérober sous lui.

— Mais je ne sais pas où il est ! protesta-t-il. C’est vous qui l’avez kidnappé. Il est sûrement retourné à Nairobi.

— Nous t’aiderons, promit le Somalien. Mais c’est toi qui dois en prendre soin. Si j’étais toi, après nous avoir remis l’argent, je partirais pour Nairobi. Nous savons où habite cet agent américain et nous te donnerons tous les détails nécessaires.

Hadj Aidid Ziwani n’osa pas protester. Se souvenant de ce qui était arrivé à Ali Moussa. Mais d’un autre côté, s’attaquer à un agent de la CIA, était suicidaire.

Déjà, ses visiteurs battaient en retraite. Il maudit sa lâcheté. Il aurait dû les tuer, mais il était trop riche désormais pour se lancer dans ce genre d’aventure. Il valait mieux payer... Et, à Nairobi, il pouvait facilement recruter des tueurs qui lui obéiraient.


* * *

Hawo gara le vieux 4x4 en face d’un portail bleu dans Jawabu road, une petite voie tranquille de l’ouest de Nairobi.

— C’est là ! annonça-t-elle à Malko.

Elle sauta avec grâce du véhicule. Plus sexy que jamais, dans un bafto, la robe traditionnelle éthiopienne en coton blanc, qui moulait son corps longiligne dans les moindres détails.

Ils poussèrent le portail, découvrant une pelouse pelée au milieu de laquelle s’élevait un pylône métallique de télécommunication. Au fond, se trouvait une piscine, désespérément vide. Le consulat était un petit bungalow avec une véranda, où une femme hurlait dans un portable. Une jeune fille au visage doux trônait à la réception et les installa dans une sorte de salon moisi, à droite du hall. Ils y furent rejoints par une Somalienne filiforme, la tête couverte d’une hijab, qui se lança dans une longue conversation avec Hawo.

Celle-ci annonça à Malko.

— Donnez-lui votre passeport et 30 dollars, elle va vous faire le visa tout de suite.

Malko obtempéra : c’était surréaliste : obtenir un visa pour un pays qui n’existait plus, n’avait plus ni gouvernement, ni monnaie, ni quoi que ce soit. Juste le Gouvernement Provisoire de Transition, qui ne tenait que quelques kilomètres carrés de Mogadiscio.

L’employée du consulat revint quelques instants plus tard avec le passeport, où toute une page était occupée par un visa donnant droit à l’entrée en Somalie. Sans préciser où...

Hawo sourit. En dépit de son vêtement extrêmement pudique, elle dégageait une sensualité que Malko avait beaucoup de mal à ignorer. Il ne put s’empêcher de remarquer.

— Vous êtes superbe dans cette robe ! La jeune Somalienne sourit.

— Oh, c’est pourtant très simple. Du coton.

Qui découpait ses seins comme au scalpel et laissai deviner les contours d’un slip taille basse. Elle se hissa dans le 4 x 4 et lança :

— Je vous ramène au Serena. N’oubliez pas de prendre pas mal d’argent liquide. Là-bas, c’est le seul moyen de paiement. Je viendrai vous chercher avec Harry vers sept heures au Serena.

— Vous n’avez pas peur ? ne put s’empêcher de questionner Malko. Ce n’est pas un voyage de tout repos.

Hawo lui adressa un sourire apaisant.

— Vous savez, lorsque je travaillais avec Harry, tous les matins, on se demandait si on verrait le soleil se coucher... Alors...


* * *

Hadj Aidid Ziwani broyait du noir. Certes, c’était un tout petit geste d’apposer sa signature au bas d’un ordre de transfert de trois millions de dollars, de banque à banque. Mais, quand même, il avait eu l’impression de se plonger un poignard dans le cœur. Son hélicoptère venait de le déposer en face du Panari. Il aurait préféré s’installer au Safari Park, mais le bungalow N° 20 était toujours sous scellés.

En pénétrant dans le hall de l’hôtel, il sentit son cœur se contracter. Hassan Timir, le « contact » des pirates à Nairobi, était installé dans un des fauteuils du hall. Dès qu’il le vit, il se leva vivement et vint le saluer en s’inclinant profondément.

— Honorable, avez-vous fait bon voyage ? demanda-t-il poliment.

Hadj Aidid Ziwani marmonna une réponse inintelligible. S’il avait pu transformer l’autre en poussière, il l’aurait fait sans hésiter.

— Je suis un peu fatigué, prétendit-il. Pouvons-nous discuter un peu plus tard ?

— Je n’en ai pas pour longtemps, assura Hassan Timir. Je viens vous apporter des informations précieuses. Cet agent de la CIA part demain matin pour Mogadiscio.

— Pour Mogadiscio ? répéta Hadj Aidid Ziwani. Mais aucun muzungu ne va là-bas...

— Ce n’est pas un muzungu comme les autres. J’ai appris cela par quelqu’un au consulat. Il semble qu’il ait des amis dans l’entourage du président Youssouf. Tout ce que je sais c’est qu’il arrivera par le vol de Dalo Airlines et qu’il ira d’abord au compound des Nations-Unies. Vous avez des gens à Mogadiscio ?

— Oui, bien sûr.

— Eh bien, il faut les alerter. Et faire en sorte qu’il ne revienne pas de là-bas. Vous avez de la chance, Honorable, à Mogadiscio, c’est beaucoup plus facile d’agir qu’ici à Nairobi. Voilà, je compte sur vous.

Il s’inclina de nouveau, et Hadj Aidid Ziwani réussit à lui sourire, alors qu’il aurait adorer l’étrangler.


* * *

Malko avait dîné avec Mark Roll dans un restaurant italien où le chef de station de la CIA lui avait remis discrètement une enveloppe contenant 20000 dollars.

Il semblait soucieux, en dépit du départ de Malko pour Mogadiscio.

— La station de Camp Lemonnier à Djibouti a intercepté ces derniers jours des communications entre les shebabs qui se trouvent à Harardhère et le clan des pirates de Hobyo. Ils parlent un dialecte somalien difficile à décrypter, mais nous avons quand même compris qu’ils mentionnaient une très grosse opération d’abordage.

— Ce n’est pas nouveau, objecta Malko.

— Ce qui est nouveau, c’est que cela semble une « joint venture » entre le clan d’Hobyo et les Shebabs. Il faut absolument découvrir de quoi il s’agit.

— C’est pour cela que je vais à Mogadiscio...

— Faites attention...

Malko retint un sourire.

Cela revenait à conseiller à quelqu’un qui met sa tête dans la gueule d’un lion de le faire avec précautions.

Le chef de la CIA arrêta sa Buick blindée devant le Serena et dit soudain.

— Allez, on va prendre un verre au bar ! Je n’ai pas envie de me coucher.

En pénétrant dans le lobby, ils entendirent de la musique : il y avait encore du monde au bar, en face du léopard empaillé collé au mur. Brutalement, Malko n’avait plus envie de se coucher tout de suite. Quelques expats, affalés dans les fauteuils du bar résistaient courageusement aux attaques en piqué d’une demi-douzaine de putes souriantes et résignées qui, du haut de leurs tabourets, croisaient leurs jambes de plus en plus haut pour éveiller leur libido... Un petit orchestre jouait au bord de la piscine et quelques couples dansaient. Dont une grande Noire dont le déhanchement aurait fait fondre un iceberg.

Au moment où il allait commander une vodka, une bouteille de Taittinger Brut Millésimé surgit sur le comptoir.

— On va arroser votre départ ! lança Mark Roll.

Comme à chaque fois qu’il allait affronter une situation difficile, Malko essayait de penser à quelque chose d’agréable. Mogadiscio, c’était la plongée en enfer et pourtant, il avait hâte de partir, en repensant au regard impénétrable de Hawo.

Загрузка...