CHAPITRE XVIII

Hawo regarda longuement Malko. Comme pour sonder ses véritables intentions.

— Pour moi, dit-elle, ce n’est pas très dangereux de me rendre au Médina Hospital et de tenter de trouver Amin. Mais il est hors de question que vous veniez. Je vais garder une seule voiture et vous allez retourner au Ramada avec les autres. Il ne faut pas trop nous attarder ici. On risquerait d’avoir un incident...

— D’accord, admit Malko. Une question : Amin vous connaît-il ?

— Non.

— Comment allez-vous l’aborder, dans ce cas ?

— Je vais lui dire que, sachant que je venais à Mogadiscio retrouver des membres de ma famille, Harry avec qui je suis associée pour un commerce de fleurs, m’a demandé de voir ce qu’il était devenu. De cette façon, c’est complètement neutre. J’essaierai évidemment d’en savoir plus sur sa vie actuelle. Quitte à ne pas trop insister.

— Faisons comme cela, conclut Malko.

Hawo lança des instructions aux miliciens et il changea de voiture, repartant vers le sud. Il suivit des yeux la Land-Rover filant au milieu du no man’s land vers le quartier de Wadajir. L’hôpital Médina se trouvait en lisière de la ville indigène, à deux ou trois kilomètres.

Très vite, il ne pensa plus qu’à éviter de jouer au punching bail avec ses voisins : le chauffeur conduisait pied au plancher, écartant les taxis collectifs à grands coups de klaxon, comme s’il disputait un rallye... ils mirent moins d’une demi-heure à regagner l’hôtel.

Il était temps pour Malko de faire le point avec Nairobi. « Wild Harry » lui avait remis un Blackberry crypté et un Thuraya.

Encadré comme un chef d’État par quatre miliciens, il pénétra dans le petit hall sombre du Ramada. Un homme barbu, en turban, le torse ceint de cartouchières, l’attendait dans un des vieux fauteuils de rotin du hall. Il vint à sa rencontre et prit sa main dans les siennes. Darwish, le responsable de la sécurité du Président Youssouf, l’homme qui avait aussi organisé la sienne. Malko se dit qu’il venait probablement pour réclamer un peu plus d’argent et s’assit avec lui.

Le Somalien commanda du thé et des fruits, puis se pencha vers Malko.

— I am very sorry fit-il à voix basse.

— De quoi ? demanda Malko surpris. Darwish eut un sourire féroce et embarrassé.

— hast night. Boum...

L’attentat qui aurait dû transformer Malko en chaleur et en lumière... Celui-ci, qui avait du mal à comprendre l’anglais haché et cotonneux de l’ancien conducteur de Fenwick, aggravé par un horrible accent cockney appris en Angleterre, posa sa main à plat sur sa poitrine.

— I promise to my friend Omar to keep you alive.

— I am ashamed.

Il enchaîna sur des explications confuses tendant à prouver que, pour 3 dollars par jour, les miliciens n’étaient plus ce qu’ils étaient. Il avait viré les deux qui se trouvaient de garde ce soir-là, et ils ne retravailleraient plus jamais pour lui.

Malko le remercia pour ce beau geste et allait se lever lorsque Darwish se pencha au-dessus de la table, collant presque sa grosse moustache noire au visage de Malko.

— J’ai fait enquêter, souffla-t-il. Je sais qui a voulu vous tuer.

Du coup, Malko n’avait plus envie de se lever.

— Qui ? demanda-t-il.

Le Somalien sortit un papier de sa poche et le lui tendit. Il était couvert d’inscriptions en arabe avec deux mots écrits en capitales en caractères romains : Ibrahim Muse.

That’s him,chuchota-t-il.

Le nom ne disait absolument rien à Malko qui leva sur lui un regard interrogateur.

— Qui est-ce ?

Darwish baissa encore la voix.

— Un Majarteen. Il distribue du khat qu’il va chercher tous les jours à l’aéroport. C’est pour cela qu’il a pu entrer à l’hôtel. Tout le monde le connaît... Malko ne dissimula pas son étonnement.

— Pourquoi a-t-il tenté de me tuer ?

Le Somalien frotta son pouce contre son index avec un sourire entendu.

— Money...

— Il travaille avec les Shebabs ? Le Somalien secoua la tête.

— Il ne travaille avec personne et il vend à tout le monde. J’ai trouvé où il habite. Il est à Bakara market, j’ai l’adresse. Lui seul sait qui lui a donné l’ordre de déposer cette bombe.

— Il ne le dira peut-être pas, remarqua Malko, qui connaissait la nature humaine.

Sourire féroce de Darwish.

— Nous allons le surprendre avec mes hommes et ensuite, on le fera parler. Seulement, il faut faire attention : à Bakara market, il y a beaucoup de miliciens...

Malko écoutait, sans trop s’engager. Il n’avait pas envie de se lancer dans une vendetta douteuse, au cœur du quartier le plus dangereux de Mogadiscio. D’autant qu’une idée venait de se faire jour dans son esprit.

— Vous me dites qu’il travaille avec Nairobi. Vous savez avec qui ?

Darwish baissa encore la voix et souffla, dans une haleine amère de khat.

Il représente un homme très riche et très puissant : Hadj Aidid Ziwani, qui vend beaucoup de khat en Somalie. Vous le connaissez ?

— Non, jura Malko.

Il avait la réponse à sa question. Et une nouvelle interrogation. Pourquoi le trafiquant de khat, qui avait failli le kidnapper, le poursuivait-il de sa rancœur, jusqu’à le faire assassiner à Mogadiscio ?

Pour le moment, ce n’était pas très important. Il adressa un sourire reconnaissant à Darwish.

— Vous avez bien travaillé. J’ai encore beaucoup de choses à faire à Mogadiscio en peu de temps. Si je le peux, nous irons à Bakara market essayer de retrouver cet homme.

Please, fit d’une voix pressante Darwish, avec un bon sourire dégoulinant de cruauté. Il m’a fait perdre la face, je veux lui couper la gorge moi-même.

Une telle conscience professionnelle, de nos jours, était admirable.

Malko se leva et, après plusieurs embrassades, parvint à se débarrasser du Somalien. En montant l’escalier, il jeta un coup d’œil à sa Breitling. Se demandant où était Hawo.

À peine dans sa chambre, il essaya le Blackberry avec une puce locale. Impossible de sortir. Il passa au Thuraya et dut s’approcher de la fenêtre pour attraper un satellite. Et, enfin, cela sonna.

— Allô ?

La voix chaude de « Wild Harry » lui fit du bien. Il essaya de ne pas repenser à ce qui s’était passé la veille au soir entre sa fiancée et lui... Il n’avait même pas eu le temps d’interroger Hawo sur sa véritable relation avec le vieil Américain.

— Comment se passent les choses ? demanda celui-ci.

Malko le lui expliqua. La conversation dura près de vingt minutes. « Wild Harry » était stupéfait que son agent, Amin Osman Said, ait changé de camp.

— C’est incroyable ! fit-il, sûrement une fausse rumeur. Je le connais bien : c’est un type évolué, laïc, pas religieux pour un sou, très attiré par l’Occident. Bien sûr, vivant en Somalie, il est tenu au service minimum. Mais il n’a qu’une seule femme et n’a jamais été attiré par les thèses de Bin Laden ou des Wahabites.

— J’espère en savoir plus, très vite, conclut Malko. Quelquefois, les gens changent sous la pression des événements. J’ai l’impression que l’emprise des Shebabs se fait de plus en plus forte.

— Amin m’a aidé à capturer plusieurs des lieutenants de Robow, rétorqua « Wild Harry ». Sans aucun état d’âme. U n’a pas pu changer à ce point, car il ne le faisait pas seulement pour l’argent, mais il pensait que ces islamistes avaient une influence néfaste pour son pays.

— On va savoir très vite la vérité, conclut Malko. À propos, Hadj Aidid Ziwani a voulu me faire assassiner.

— No kidding !

Lorsqu’il eut raconté l’attentat, « Wild Harry » émit un ricanement inquiétant.

— Quand vous serez revenu, on ira lui rendre visite dans sa belle maison de Nyali, promit-il.


* * *

Malko regardait d’un œil la présentrice de Hornafrica lorsque la porte s’ouvrit sur Hawo. La jeune Somalienne semblait épuisée et elle se précipita sur une bouteille d’eau minérale. Malko la laissa se désaltérer, puis demanda, anxieusement.

— Vous l’avez trouvé ? .

La jeune Somalienne s’assit sur le lit, à côté de lui. Son bafto était maculé de taches de transpiration.

— Oui ! fit-elle.

Avant de continuer, elle se pencha et ses lèvres effleurèrent celles de Malko, comme un rappel de ce qui s’était passé entre eux.

— Comment avez-vous fait ? demanda Malko.

Hawo sourit.

— J’ai cherché dans tout l’hôpital. Heureusement que j’y ai été, il sort aujourd’hui.

— Il est guéri ?

— Non, mais ils n’ont rien pour le soigner. Son genou est très abîmé et il faudrait une opération sophistiquée, qu’ils sont bien incapables de faire.

Malko posa la question qui lui brûlait les lèvres.

— Vous lui avez parlé de « Harry » ?

— Bien sûr ! Il était fou de joie d’avoir de ses nouvelles. Il pensait qu’il était retourné aux États-Unis.

Malko fronça les sourcils.

— Il n’avait pas son téléphone ?

— Il avait plusieurs numéros mais ils n’étaient plus en service. Je sais que c’est exact. Lorsque Harry a terminé son opération à Mogadiscio, tous les moyens de communication ont été déconnectés. Afin de ne laisser aucune trace... Il a écrit à Nairobi, à l’ambassade américaine, continua Hawo, et il a fait téléphoner. On a dit à son ami qu’il n’y avait pas de Harry Chestnut à l’ambassade.

Tout cela était typique d’une opération clandestine.

Les téléphones qui ne répondent plus, les gens qui n’ont jamais existé...

— Que lui avez-vous dit de vos liens avec Harry ?

— Le moins possible, fit-elle, que nous étions associés et, qu’à l’occasion de mon voyage ici, il m’avait demandé de me renseigner sur Amin.

— Il l’a cru ?

— Je pense, oui. Il était ému aux larmes lorsque j’ai mentionné son nom. Tout de suite, il m’a demandé si Harry pourrait l’aider à quitter la Somalie.

C’était plutôt bon signe. Pourtant, Malko était méfiant.

— Dites m’en plus, insista-t-il. Pourquoi veut-il quitter la Somalie s’il travaille pour les Shebabs ? Si c’est vrai...

— C’est vrai ! confirma la jeune femme, mais c’est une histoire incroyable. Personne ne sait qu’il a travaillé avec Harry. On l’a toujours considéré comme un journaliste et un informaticien. Il a vécu de journalisme comme correspondant de The Nation, pendant pas mal de temps. Puis, les choses se sont gâtées. Les Islamistes lui ont reproché certains articles qu’il avait écrits. Ils l’ont menacé. Par prudence, il a envoyé sa femme et ses deux enfants à Baidoa, pour les mettre à l’abri. Il a été obligé de quitter son bureau de Bakara market. C’était trop dangereux. C’est alors qu’il a été contacté par un de ses cousins, du clan de Hobyo, qu’il allait voir régulièrement. Cet homme lui a demandé s’il voulait travailler avec les pirates d’Hobyo.

— Comme pirate ? Hawo sourit.

— Non, comme interprète ! Aucun ne parle anglais et ils sont désormais tout le temps en contact avec des étrangers pour discuter des rançons. Eux, ne savent même pas ce qu’est un compte en banque. C’est comme ça qu’il a commencé une nouvelle vie, entre Mogadiscio et Hobyo. Chaque fois, on lui donne un petit pourcentage sur les rançons.

— Donc il ne travaille pas avec les Shebabs ?

— Il ne travaillait pas... Seulement, ceux d’Hobyo avec qui il est en contact, depuis quelques mois, se sont associés avec les Shebabs pour certaines opérations. Pour ne pas être rackettés. Les Shebabs, eux, ont besoin d’argent. Donc, Amin s’est trouvé pris dans l’engrenage. Il a même rencontré Robow, qui, bien entendu, ne sait rien de son passé. Il le considère comme un membre du clan d’Hobyo.

C’était incroyable. Si c’était exact.

— Donc, tout va bien pour lui, conclut Malko.

Hawo secoua la tête.

— Non, il donnerait n’importe quoi pour quitter Mogadiscio. Il me l’a dit.

— Pourquoi ?

— D’abord, ici, il est séparé de sa femme et de ses enfants. Mogadiscio est trop dangereux. Ensuite, il a peur tout le temps et il pense que les Shebabs vont prendre le pouvoir et instaureront la charia. Il ne veut pas vivre comme ça. En plus, depuis son accident de moto, il y a son genou. Le médecin de l’hôpital lui a dit que si on ne l’opérait pas rapidement dans un vrai hôpital, il resterait infirme : il boiterait toute sa vie. Il m’a demandé si je pouvais faire quelque chose pour lui...

Malko avait envie de se pincer. Tout cela était inespéré... Presque trop beau pour être vrai.

— Que lui avez-vous dit ?

— Que je connaissais peut-être quelqu’un...

Un ange passa et s’enfuit, épouvanté. Hawo se leva et alluma une cigarette. Malko pensa soudain à quelque chose.

— Pourquoi ne pas lui avoir fait vous-même une proposition ?

Hawo eut un sourire désarmant.

— Je ne suis pas crédible, je suis une femme. Dans ce pays, les femmes ne se mêlent pas de ce genre d’affaires. C’est vous qui devez lui parler.

— Comment ?

— Il nous attend aujourd’hui, à quatre heures de l’après-midi, dans la station service détruite à côté de sa maison.


* * *

Leurs regards se croisèrent.

— Vous pensez qu’il y a un risque ?

Hawo ne cilla pas et dit d’une voix douce.

— Bien sûr qu’il y a un risque. Il m’a peut-être menti. Même s’ils ne sont pas convertis à l’idéologie des Shebabs. il sait très bien qu’un Américain, ici, cela vaut une fortune ! Il pourrait être tenté de vous livrer à ses amis.

— Comment le savoir ?

Hawo eut un geste fataliste.

— Il n’y a qu’un seul moyen : le rencontrer. En sachant que cela peut être un piè£e. Donc, en y allant avec une protection solide.

Malko demeura silencieux.

Le jeu en valait la chandelle. Si ce n’était pas un piège, il avait une chance de remplir sa mission impossible en Somalie. Ou, au moins, d’essayer.

— Il parle anglais ? demanda-t-il.

— Très correctement.

— Très bien, conclut-il, je vais aller à ce rendez-vous, mais c’est vous qui allez rester ici. Si les choses se passent mal, je ne veux pas que vous soyez entraînée dans une sale affaire. Ils vous tueront s’ils découvrent que vous travaillez avec des Américains.

Hawo secoua la tête.

— C’est vrai, il y a un risque, mais je ne veux pas vous laisser y aller tout seul. Les hommes de Darwish ne parlent que somalien. Il faut pouvoir s’expliquer.

Lourd silence. Il sentit qu’il ne pourrait pas la faire changer d’avis.

Soudain, Hawo se pencha vers lui et il sentit sa bouche se poser sur la sienne.

— Nous avons encore un peu de temps pour faire quelque chose d’agréable, murmura-t-elle. Nous ne partirons d’ici que dans deux heures.

Malko laissa sa main courir le long de ses reins. En quelques secondes, il sentit sa tension se dénouer. Puis Hawo enfonça sa langue dans sa bouche, lentement et profondément, et son corps se souda au sien. S’il devait risquer sa vie ou pire, un peu plus tard, autant profiter de la vie avant.

Carpe Diem...

Hawo était déjà en train de faire glisser son bafto sous lequel elle était nue. Le contact de sa peau tiède et lisse embrasa Malko. Il ne savait toujours pas pourquoi elle aimait faire l’amour avec lui, mais cela n’avait pas d’importance. Lorsqu’elle bascula sous lui et ouvrit doucement les cuisses, il oublia le rendez-vous à haut risque qui l’attendait deux heures plus tard.

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