COMBATS PRÉLIMINAIRES

1

Aux dires du speaker, les boxeurs s’appelaient respectivement Kid Dubois et Téo Jules. L’un était long et cagneux, avec un début de compteur à gaz dans le dos, style Charles Humez. L’autre avait une tête de plumeau, un buste sur lequel on avait envie de jouer du xylophone (because les côtes saillantes) et du poil aux jambes, signe évident de virilité. Bien que très différents d’aspects, ils offraient cependant un point commun : ils étaient coq.

Je me suis penché sur l’oreille en chou-fleur de Bérurier.

— Lequel est-ce, ton neveu ?

Il m’a montré le second.

— Téo Jules, a-t-il dit avec cette simplicité qui fait son charme, coin droit ! C’est un athlète, non ? Tu as mordu ces triceps ?

Je dois à la vérité de dire qu’il n’y avait pas grand-chose à mordre, malgré l’invite de mon collègue. Le Téo avait des bras suffisamment musclés sans doute pour coller des timbres dans un ministère, mais nettement trop chétifs pour lui valoir le titre de champion de l’Île-de-France amateur.

— Et ces deltoïdes ! a trépigné le Gros… Ah ! je te jure, c’est bien un Bérurier !

— C’est vrai, ai-je admis, c’est manifestement, péremptoirement même, un Bérurier, il a ce regard inexpressif et ces traits asymétriques qui constituent les plus sûres caractéristiques de votre race.

Du coup, le Béru a freiné dans le dithyrambe.

— Ça va, respecte un peu mes ancêtres !

— Moi, je les respecte, ai-je protesté, ce sont eux qui ne se sont pas respectés en commettant des évadés de bidet comme toi et ton neveu.

Il allait aussi sec grimper sur son grand bourrin de bataille, mais le coup de gong a résonné, mettant aux prises les deux « athlètes ».

Bérurier s’est tu, l’œil démesuré, la bouche goulue, ses grosses mains d’assommeur frémissantes comme celles d’un amoureux qui vient de casser son lacet en caltant à un rambourt.

Il avait eu deux places pour les quarts de finale du championnat, auquel participait le neveu, et il m’avait brisé les vestibules jusqu’à ce que j’acceptasse de l’y accompagner, sa bonne femme abominant les émotions violentes. J’avais essayé de lui démontrer qu’il est inconvenant pour un oncle d’aller voir massacrer son neveu, mais il avait émis un grand rire caverneux, ce qui vaut du reste mieux que d’émettre un chèque sans provision.

— Massacrer ! Pauvre petit, si tu le voyais au turbin, le gamin ! Un vrai marteau-pilon !

Le gong m’allait donc permettre de voir…

La salle était tendue comme une corde de violon et la fumée commençait à composer un nuage bleuté autour des lampes à arc. Le ring était d’un blanc cru. Le maillot rouge, élégamment souligné de parements violets de Kid Dubois, celui d’un vert comestible de Téo Jules, prenaient des valeurs inouïes…

Je me disais que la boxe est, dans le fond (et même à l’entrée) un spectacle chatoyant.

Le Compteur-à-gaz a commencé par mettre un uppercut à la mâchoire de Bérurier junior. Le protège-ratiches du neveu est allé valdinguer sur le crâne de Max Favalelli. Téo s’est accroché un peu à la rampe. Un zouave à la hauteur aurait poussé son avantage mais Kid Duchnock était le premier surpris d’avoir balancé cette mandale et il a permis à son adversaire de récupérer derrière sa paire de gants.

— Ton neveu, ai-je murmuré à Bérurier, il devrait plutôt s’orienter sur la broderie ; il ferait peut-être une carrière…

Le Gros n’entendait pas, pour la bonne raison qu’il trépignait :

— Vas-y, Téo ! Tue-le… Ta droite ! Au foie ! Au foie !

Mais le gars Téo ne devait pas aimer le foie, car il s’obstinait à tenir sa garde serrée.

— C’est pourtant pas l’ouverture qui manque, fis-je observer à Bérurier, son adversaire est si peu couvert qu’il est à la merci d’un courant d’air…

Ça été la fin du premier round. Le speaker en a profité pour remercier M. Sédalo en affirmant que « ça » c’était du meuble. Des gens sifflaient dans la salle, ce qui contraria Bérurier.

— Attends un peu qu’il s’échauffe ! me promit-il, alors là tu vas voir démarrer sa droite !

Téo Jules avait un court-circuit dans les biscotos, car sa fameuse droite ne partit pas à la seconde reprise, bien qu’il y fît meilleure figure. Seulement à la troisième dernière, Kid Dubois fit une glissade et vint s’empaler sur le gant de son vis-à-vis, lequel, en cet instant, tendait justement la main comme pour vérifier s’il pleuvait. Le Compteur-à-gaz tomba, se releva, bras ballants, ce dont le neveu profita pour lui allonger le crochet droit de l’amitié. Bérurier trépignait et je l’ai retenu à l’instant où il commençait à consommer le bord de son chapeau de feutre qu’une épaisse couche de graisse rendait presque comestible.

— Ce gamin, m’aboya-t-il dans les oreilles, c’est le successeur de Carpentier.

— Oui, ai-je admis, comme Carpentier, il pourra très bien gérer un bar.

La joie du gros homme était trop intense pour que mes sarcasmes puissent l’éteindre. Il rayonnait d’un orgueil paternel. Prenant à témoin son voisin de gauche, un gros type qui se cramponnait après un cigare, il lui révéla qu’il était l’oncle du jeune prodige, sur quoi le téteur de nicotine lui assura que ça n’avait rien de péjoratif, étant entendu une fois pour toutes que toutes les familles ont leurs tarés.

Ça a failli tourner à la grande bigorne et j’ai calmé mon pote en lui proposant d’aller écluser une petite bouteille de Champelure au bar. Bérurier est toujours partant dans ces cas-là… L’entracte étant proclamé, nous avons gagné le bar où se pressait une foule qu’on pouvait qualifier de disparate, sans crainte d’employer un vieux cliché.

La boxe groupe une extraordinaire multiplicité d’individus. On y trouve en abondance du métèque et de la vedette de cinéma, de la poule de luxe et du roseau pensant, du gars d’Aubervilliers et du B.O.F… Pourtant, la majorité de l’assistance se compose principalement de messieurs qui ont du graffiti dans le casier. Tout en sirotant mon glass de rosé, je reconnaissais des truands plus ou moins fameux et ces braves gens, dont j’avais jadis fourré certains en cabane, m’adressaient des petits saluts pleins de dévotion…

Les relations sont toujours excellentes entre un dur sorti du trou et le poulardin qui l’y avait fait entrer. Bérurier me signalait les blazes de ceux qui m’échappaient car sa grosse tronche est un vrai fichier.

— Tiens, vise Paulo-de-Nogent, s’il est bien fringué ! Jamais je ne pourrai m’offrir un sape de cette coupe !

— Tiens, Mathieu-la-Vache est sorti du placard ? Je croyais qu’il était à Poissy pour vingt berges ?

— Il s’est fait faire la remise de grand mutilé, gars !

— C’est malheureux, tout de même. Quand ils passent aux assiettes, on se dit qu’on va en être débarrassé, et puis, huit jours plus tard, c’est tout juste s’ils ne viennent pas vous demander du feu.

Béru disait vrai, à ceci près pourtant que Mathieu-la-Vache nous aborda civilement, non pour nous faire jouer les vestales, mais au contraire pour nous proposer des cigares.

C’était un individu gris de peau et aux yeux noirs. Il n’était peut-être pas crouille, en tout cas il n’avait pas vu le jour en Norvège. Il portait un costume bleu nuit, avec une chemise blanche et une cravate noire sur laquelle un artiste de grand talent avait peint un digest du Casino de Paris. Mathieu avait un nez long et élargi du bas, une bouche mince que deux rides pareilles à des cicatrices mettaient entre parenthèses, et des éventails à libellule que le conservateur du musée de l’Homme devait surveiller de très près.

Il paraissait heureux et sentait l’eau de Cologne coûteuse.

— Bonjour, gazouilla-t-il, alors la Grande Maison est de sortie à ce qu’on dirait ?

— Comme tu vois, Turabras ! riposta finement Bérurier.

— La Centrale aussi est en virouze ? ai-je murmuré en puisant dans l’étui à cigares.

Mathieu-la-Vache eut un sourire modeste.

— Oh ! fit-il, Poissy, c’est de l’histoire ancienne. On m’a libéré pour bonne conduite.

— C’est bien, ça, bonhomme… Alors, nature, tu t’es remis au charbon ?

— Faut bien, j’ai des erreurs passées à racheter…

— Et tu marnes dans quoi ; dans les aciéries de Longwy ?

— Non, chez un agent de change…

Mathieu ne manquait pas d’humour, Bérurier non plus du reste.

— L’agent ne fait pas le bonheur, émit-il, histoire de se manifester, et il compléta afin de donner une idée précise de ses possibilités :

— Ça ne serait pas pour donner le change que t’es chez cet agent ?

En fin diplomate, Mathieu eut la bonne idée de s’esclaffer, ce qui plongea Béru dans une douce euphorie.

— On prend un pot ! décréta le gandin, c’est ma tournée…

Il fit servir des consommations de qualité et saisissant Bérurier par l’anneau de nickel de sa chaîne de montre, chuchota :

— Vous ne voulez pas un tuyau sûr pour le grand combat ?

— Un tuyau ? balbutia mon pote qui ignorait qu’on pouvait parier à la boxe.

— De l’increvable, garanti sur facture…

— Qui est-ce qui prend les paris ?

— Célestin… Je vous l’appelle… Vous pouvez parier à mort sur Micoviak, il gagnera avant la limite, c’est écrit dans les étoiles…

Mathieu eut un air grave et mystérieux, égayé par son bon mouvement. Il était heureux de faire gagner un peu de grisbi à un poulet… Cela lui semblait relever d’une élémentaire courtoisie.

— Comment es-tu aussi bien affranchi, Mathieu ? j’ai demandé en le défrimant avec attention. Tu lis l’avenir dans le marc de café ?

— Admettons, a-t-il riposté en soutenant mon regard…

Puis, sentant que sa réplique m’indisposait, il donna une chiquenaude à ses oreilles éléphantesques.

— Avec des radars pareils, on est forcé d’entendre des choses, pas vrai ?

— Tu veux dire que le combat est truqué ?

— Je ne le dis pas, c’est une impression que j’ai, pas plus ; vous faites pas de berlues, m’sieur le commissaire.

Il cligna de l’œil.

— Et foutez quelques raides sur Micoviak, ce soir il est coté en bourse…

Pour couper court, car il commençait à regretter sa confidence, il héla un gros type suifeux, vêtu d’un complet déprimé, d’une chemise sale et d’une cravate en corde.

— Ho ! Célestin…

L’obèse insinua à travers la foule cent vingt kilos de viande pas fraîche. Sa bouche pendait, ses yeux aussi. Ses deux énormes joues donnaient envie de l’alimenter avec des suppositoires tellement elles étaient évocatrices.

Il nous regarda sans plaisir. Bien que ne nous connaissant pas officiellement, il était déjà au parfum de notre qualité de flic et, visiblement, il n’ambitionnait pas de nous compter parmi ses relations.

— Ces messieurs veulent risquer un petit bouquet, expliqua Mathieu-la-Vache en adoucissant cette déclaration d’un clin d’œil rassurant pour le book.

— Ah oui ?

— Oui, dit Bérurier… J’ai une idée sur Micoviak, pas vrai, San-A. ?

J’ai haussé les épaules.

— Parie si tu veux, moi je n’aime que les jeux de hasard…

Cette déclaration ambiguë fit rougir Mathieu. Il regarda ailleurs d’un air absorbé. Célestin n’avait pas sourcillé.

— À combien le prenez-vous ? demanda-t-il simplement.

— À cinq mille, fit mon collègue en ôtant sa chaussure droite.

Nous le considérâmes tous les trois avec attention. Les deux truands se demandaient pourquoi Bérurier se déchaussait en un pareil instant, mais moi je savais que sa bergère lui faisait les poches et qu’il planquait ses grattes dans ses chaussures.

Il ôta sans pudeur une chaussette ravaudée, exhibant un large pied plat aux orteils agrémentés de cors. Ce pied ne pouvait être qualifié de douteux car il avait le courage de ses opinions.

— Tu ressembles à un intellectuel par le visage, dis-je à mon compagnon, et à un ramoneur par la partie inférieure ; tu es ce qu’on appelle un individu hybride…

Il puisa dans le fond de sa chaussette comme en une escarcelle un billet de cinq mille francs amolli par la transpiration…

— Vous ne direz pas que l’argent n’a pas d’odeur ! fit-il à Célestin en lui tendant la coupure…

Tandis que nous regagnions nos places, il me fit part de ses espoirs. Si la victoire de Micoviak pouvait lui rapporter vingt raides, il s’offrirait une canne à lancer et plusieurs heures d’oubli avec ces dames du bois de Boulogne.

On le voit, ses aspirations étaient éclectiques, mais Bérurier avait toujours été un grand pêcheur.

Le grand combat, à cause de sa mise de fonds, le passionnait davantage maintenant que celui du neveu.

Quant à moi, au contraire, je considérai que le spectacle était terminé puisque l’issue de la rencontre était archiconnue.

On présenta les combattants : deux moyens. Micoviak, son nom l’indiquait, était champion de France, et Ben Mohammed, son challenger, se présentait comme champion de Bourgogne. On ne peut combattre sous de meilleurs auspices que ceux de Beaune.

L’un et l’autre étaient agréablement baraqués. Micoviak avait la viande un peu trop rose avec des cheveux carotte qui se réclamaient de Van Gogh, et Ben Mohammed possédait une peau blanche comme un faire-part de baptême.

L’Arbi avait déjà fait onze combats professionnels qu’il avait tous gagnés avant la limite, et Micoviak, plus vieux, au contraire, venait de se faire rétamer le chaudron par le champion d’Europe de sa catégorie. Ce match était donc primordial pour lui et je comprends parfaitement qu’on l’ait truqué. Il avait besoin de se redorer son blason sous peine de devoir s’orienter illico sur le café-tabac de province.

Le premier round fut d’« observation »… Il y eut quelques maigres échanges pleins de prudence… Puis, la bagarre démarra vers le milieu de la seconde reprise. Seulement, il n’y avait pas besoin de prendre une loupe pour comprendre que c’était du gros bidon. Les coups partaient molo et arrivaient plus mous encore. À ce train-là, le combat pouvait durer cent reprises… J’ai déclenché le pastaga :

— Chiqué ! me suis-je mis à hurler.

Ça s’est mis à murmurer autour de moi. Les invectives ont plu sur le ring !

— Hé ! les gars, battez-vous à coups de serpentins !

— Ils se font un massage facial, c’est pas possible !

— Du sang !

Les boxeurs ont pigé qu’il fallait tout de même se montrer plus convaincants. Micoviak manquait de punch, mais il avait du métier et il a dû se dire qu’après tout, son vis-à-vis étant payé pour s’allonger, il pouvait aussi bien l’étendre pour de bon… Il a lancé un crochet du gauche, bien contré par le Mohammed, puis un autre crochet du gauche qui n’a rencontré que les gants de l’adversaire. Cet Arbi avait tout ce qu’il fallait dans les brandillons pour devenir un crack ! Ça me faisait mal aux seins de le voir condamné à la passivité, alors que je lui sentais de la dynamite dans les gants. Fallait qu’il ait besoin de faire croûter son ascendance, ce pauvre mec… Probable qu’on lui avait promis la lune, à lui qui devait déjà regretter son soleil natal et la revanche, plus tard, la victoire par K.O., le titre !

Il devait y songer de toutes ses forces, le crouille, en serrant ses ratiches sur son protège-dents.

Micoviak a de nouveau placé un gauche, mais Mohammed jouissait d’une fameuse esquive. Le gong les a séparés une deuxième fois et les populaires ont commencé à jouer « Je casse la cabane », parce que des combats de ce genre ils en voyaient tous les samedis soirs au troquet du coin, et de plus variés, de plus saignants, avec même le précieux concours de police secours en supplément au programme !

Les managers des deux hommes leur ont dit de mettre plus de cœur au turbin, car, à partir de la troisième, le combat a revêtu une certaine âpreté. Je m’y suis presque laissé prendre, me disant que Mathieu-la-Vache n’avait peut-être pronostiqué qu’en se basant sur des déductions personnelles et que les choses se déroulaient normalement ; mais en y regardant de plus près, je voyais bien que Mohammed ne mettait pas le paquet. Il laissait volontairement échapper des occases merveilleuses. À un certain moment, comme l’ouverture de Micoviak était aussi large que celle du Parc des Princes, j’ai vu démarrer la droite de l’Arabe, seulement il a pensé aux conventions collectives et son poing, en arrivant, avait la mollesse d’une feuille d’automne se posant sur une pelouse.

Micoviak en a profité pour placer un contre fulgurant. Ben Couscous est parti sur son dargeot et il s’est retrouvé assis dans la résine, avec l’air de se demander si l’autobus avait du retard ou si le cours de l’or s’effondrait.

L’arbitre, qui devait être au courant de la combine, s’est précipité pour compter le mec.

— Un… Deux… Trois… Quatre…

Mohammed s’est mis à genoux et a eu une espèce d’éternuement idiot.

— Cinq… Six.

En vacillant, il s’est redressé. Micoviak avait pris une pose détachée. S’il n’avait pas eu ses gants il se serait probablement fait les ongles. Il jouait les bêcheurs. C’était le genre « Mordez ma force et ma souplesse ».

Le tronc est parvenu à se mettre debout à « huit » et l’arbitre s’est arrêté de compter. Micoviak a fait fissa pour apporter la prune complémentaire ; heureusement le gong a retenti…

Bérurier m’a enfoncé deux côtes d’un coup de coude.

— Non, mais tu as vu, ce contre du gauche, dis ? Comment qu’il l’a à sa main, le bic !

— Évidemment qu’il l’a à sa main, il pose pour Rodin, le champion de Bourgogne… Le nain Pieral le mettrait K O. à ce tarif-là !

— Que tu dis ! Micoviak n’est pas rouillé…

— Pas rouillé ? Ça grince quand il bouge… Si le combat n’était pas truqué comme les poches d’un prestidigitateur, tu verrais le travail.

Mais Bérurier tenait à calmer sa conscience. Il espérait palper de l’argent justement gagné.

— Je ne suis pas de ton avis, éluda-t-il.

Le gong résonna.

— Invitation à la valse, fit le Gros…

Il fronça les sourcils en voyant le crouille bondir sur son favori.

— Dis donc, fit-il inquiet, il a récupéré et il a l’air d’en vouloir !

Il en voulait, Mohammed… Son visage était d’un sale gris et ses yeux brillaient comme des lampions. Probable que la pêche du copain lui est restée sur la brioche. Il s’estimait baisé en canard par ce coup sournois et il devait se dire qu’une vacherie pareille annulait tous les accords précédant le match…

La salle sentait qu’il allait se passer quelque chose et retenait son souffle. Micoviak, d’un seul coup, était moins rose. Il lisait la colère de l’Arbi dans ses carreaux et faisait gaffe à ses plumes.

Mais il pouvait toujours jouer à cache-cache derrière ses gants. Ce fut simple et rapide : un direct du gauche dans la boîte à ragoût, histoire de faire tomber sa garde, un crocheton du droit à la mâchoire, et le champion de France eut droit à sa minute d’oubli… L’arbitre, mécontent, le compta dix au milieu d’une ovation gigantesque.

Ben Mohammed leva le bras sans enthousiasme. Il avait l’air de s’excuser.

2

Le Gros faisait une plus sale bouille encore que Micoviak. Le champion de France, au moins, découvrait des étoiles non repérables à l’observatoire de Pantruche, tandis que mon collègue voyait s’anéantir ses éconocroques du mois. Il l’avait mauvaise, Béru. Chez lui, sa bergère mettait l’embargo sur la pagouze et lui octroyait généreusement cinquante louis pour sa nicotine mensuelle et ses apéros. Il n’avait que la ressource de se rattraper sur les notes de frais, le pauvre chou. Il comptait des notes de taxi imaginaires à l’administration et se farcissait le métropolitain.

Sa frime était d’un jaune faisandé et ses bons gros yeux injectés évoquaient les méchants glaves de tubar.

— Laisse que je le rencontre à un virage, le Mathieu, murmura-t-il en enfonçant son bada plus graisseux qu’un beignet sur sa tête cabossée. Laisse-moi lui donner un tuyau à mon tour. Seulement, le mien, San-Antonio, il sera en caoutchouc avec un bath nerf de bœuf à l’intérieur.

Le vent de ses paroles attisait sa haine.

— Ces fumelards ! enchaîna-t-il, ça sort de taule pour se payer notre poire ! Ils nous prennent pour des cavillons, je te dis !

J’ai secoué la tête.

— Non, Gros, tu te colles la membrane dans l’œil ! Mathieu est le premier marron ; je suis certain qu’il y a eu maldonne. Le crouille a bloqué un parpaing qui l’a fait sortir de ses gonds, voilà tout. Et comme c’est un beau petit massacreur, il a passé sa mauvaise humeur sur le plexus de Micoviak.

Je disais vrai, à preuve c’est que Mathieu-la-Vache, courageux, nous attendait devant la sortie, l’air pas flambard du tout.

Il s’est approché de Bérurier et lui a subrepticement glissé un ticket de cinq raides dans la poche.

— Mande pardon, a-t-il dit, je vous ai fait faire une connerie, je ne sais pas ce qui s’est passé.

Du moment que Béru rentrait dans ses débours, son cœur s’est remis à chanter un hymne d’allégresse.

Il a fait semblant de ne pas voir le billet de banque.

— Tout le monde peut se tromper, a-t-il déclaré, imitant en cela le hérisson qui descendait de sur une brosse à cheveux.

Nous sommes partis, lui et moi, sur ces bonnes paroles. Béru a insisté pour que nous allions boire la tournée de l’adieu dans une brasserie, en morfilant une choucroute. C’était une excellente initiative, à laquelle j’ai souscrit immédiatement, d’abord parce que j’aime la choucroute, ensuite parce qu’il était plus prudent pour mon ami de différer son retour à la maison. Le K O. prématuré avait écourté la réunion, et, à cette heure peu tardive, on pouvait parier un vent debout contre une place assise que la mère Bérurier était en train de se faire jouer « Ramone-moi » par son amant le coiffeur du dessous. À plusieurs reprises déjà, Béru les avait surpris en flagrant délit, et chaque fois, l’émotion violente qu’il avait ressentie à ce spectacle lui avait déclenché une crise d’entérite.

Le lendemain, le Boss m’envoya à Rouen enquêter sur une affaire de contrebande sans importance. J’y passai deux jours et ce fut dans ma chambre de l’Hôtel de la Poste que je lus un petit fait divers annonçant que Mario Josephini, le manager de boxe bien connu, venait de se suicider en se balançant en pleine nuit par la fenêtre de son cinquième, rue de l’Université… La nouvelle ne me frappa pas outre mesure, les journaux nous apportant quotidiennement une moisson de suicides, de meurtres et d’accidents. Seulement, en trempant mes croissants chauds dans le bol de café fumant que venait de m’apporter le garçon d’étage, je pensai que Mario Josephini était le manager du jeune prodige Ben Mohammed. Alors, comme un flic a toujours l’esprit mal tourné, je me dis que ce suicide n’en était peut-être pas un ! Voilà.

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