DEUXIÈME REPRISE

1

J’ôte ma veste, non pour sacrifier à la tradition du passage à tabac, mais parce qu’il règne dans le bureau une chaleur déprimante. On se croirait dans un jardin botanique ; mais au lieu de palétuvier rose, j’ai en face de moi un solide truand qui a les chocotes et auquel je vais devoir arracher un secret à la force du poignet (comme dirait un collégien).

Bérurier a achevé son andouillette. Ses lèvres ressemblent à deux limaces qui se seraient payé des vacances dans un pot de glycérine. Il les essuie d’un énergique revers de manche et s’approche du gars Abel.

Je fais claquer mes doigts.

— Dubœuf, dis-je, te voilà au milieu des vaches. Je te jure sur la vie de ta concierge que tu vas te mettre à table sans tarder, tu m’entends ?

Il avale avec peine une salive que je devine cotonneuse.

— Mais, monsieur le commissaire, bégaie-t-il, servile comme un cireur de pompes sicilien, tout ça est effarant… Je n’ai rien à voir avec de telles histoires…

— Tu as connu Josephini ?

— Comme ça…

Bérurier, que son poing démange, intervient.

— Qu’est-ce que t’appelles « comme ça », fesse de rat ?

— On a bu le coup ensemble, des fois… C’était un bon copain…

— Un bon copain ! m’exclamé-je, et tu n’étais pas à son enterrement ?

— J’avais du boulot…

— Dans le bar ? Tu étais en train de jouer aux tarots quand on t’a alerté au fil. Il y avait trois peigne-culs de ton acabit qui t’attendaient à une table, j’ai l’œil…

— Mais…

— Tu as buté le gars Mario, c’est couru !

— Il n’a pas été tué, les journaux ont dit…

— Les journaux ont dit qu’il s’était suicidé, mais les journaux sont bourrés de bobards. C’est nous qui avons accrédité cette thèse, fais-je avec un aplomb tellement phénoménal que Bérurier en libère un formidable hoquet.

J’enchaîne :

— Mais notre enquête nous a prouvé que tu l’avais balancé par-dessus bord… Tu étais dans l’immeuble au moment de son décès !

Comme quoi il est bon de bluffer dans ce putain de métier.

Abel devient d’un joli bleu qu’un poète ou un général qualifierait « horizon ».

Souvent, dans notre job, il faut marcher au radar. On renifle, on lance des idées biscornues, et ensuite on s’arrange pour qu’elles deviennent vérité. C’est un curieux procédé, vraiment, que celui consistant à bâtir d’abord des conclusions et de chercher, ensuite, les indices qui y conduisent…

Cette fois, Dubœuf (braisé) me montre par tous les pores suintants de sa peau qu’il a un tracsir monumental. Il tripote son nœud de cramouille avec des halètements d’asphyxié.

— C’est pas vrai, marmonne-t-il, c’est pas vrai…

Bérurier m’interroge d’un regard acéré. Je lui fais un signe affirmatif. Alors il pousse un grand soupir de jubilation et retrousse ses manches.

Abel considère avec effroi les deux avant-bras musculeux et poilus ainsi découverts. Tout ce qu’il trouve à faire, c’est de secouer la tronche. Le voilà qui glapit d’une voix de tête affûtée par la trouille :

— Vous n’avez pas le droit ! Je ne suis pas en état d’arrestation. Je…

Béru le biche par les crins, comme pour assurer sa prise, puis il laisse tomber deux kilos de viande sur les joues blêmes d’Abel. Ce dernier a illico les yeux pleins de larmes. Des couleurs chatoyantes lui viennent au visage, tandis que s’y imprime en blanc la dextre de mon valeureux bouffeur d’andouillette.

— Cherche pas à nous feinter, conseille le Gros. Tu vas y laisser tes chailles, gars. D’autant plus que tu as une gueule qui n’appelle pas le baiser.

Il lui remet ça, histoire de brouiller ses empreintes initiales. Dubœuf porte la main à sa bouche et constate de visu que ses lèvres ont éclaté.

Bérurier commence à s’animer. Il lui faut toujours quelques baffes de mise en train, après ça va tout seul, la chaudière est à la température voulue.

Il soulève Abel par sa cravate, lui place un joli coup de genou dans les valseuses, puis un coup de boule dans le pif ; ceci afin de le mettre dans un état de réceptivité adéquate. L’autre retombe assis dans le fauteuil de bois. Béru lève son gros godillot, l’appuie contre la poitrine de Dubœuf et pousse. Le truqueur de matches valdingue, les quatre fers en l’air. Au lieu de l’aider à se relever, le brave Béru, bonne âme jusqu’au bout, lui refile quelques talonnades dans la région abdominale. Abel, maintenant, ressemble davantage à une tortue de mer échouée sur une plage qu’à la gravure de première page d’Adam. Il fait des efforts pour décrocher les wagons, because son foie a subi des avaries, mais il ne peut s’épancher.

Le front de Béru commence à s’emperler d’une sueur prolétarienne.

Moi, je me suis assis à mon burlingue et je lis les titres du journal du soir. Tout cela se déroule sans un mot. C’est déprimant pour le client ; pour nous aussi d’ailleurs.

Bérurier quitte la pièce et va chercher un kil de rouge dans son bureau. Cela fait partie de son thé. Il boit au goulot une rasade généreuse, puis revient près de moi.

Pendant ce temps, Dubœuf se relève en gémissant. Nous ne le regardons toujours pas. Il titube, s’agrippe à un classeur, puis il reste immobile à compter les chandelles qui doivent tourniquer sous sa rotonde.

— Tu peux t’asseoir, dis-je gentiment. Fais comme chez toi, on est entre amis…

In petto, comme dirait un polyglotte, je songe que nos manières sont un peu cavalières. Je me dis aussi que si Abel avait le nez propre, il pourrait porter le pet et nous faire avoir de l’avancement chez les écrevisses. Seulement voilà, il ne l’a sûrement pas. Pour se laisser bourrer les naseaux de cette façon, il faut qu’il en ait un paquet gros comme le château de Versailles sur la conscience.

Je plie le baveux et m’étire.

— Alors, Abel, qu’est-ce qu’on disait ? Je m’en souviens déjà plus.

Ses yeux sont ternes, un filet de sang coule de sa lèvre inférieure comme dans les bagarres du cinématographe.

— Il n’a pas l’air en forme ? je demande à Bérurier.

Le Gros masse ses poings.

— Qu’est-ce que tu veux, il y a des jours où on n’est pas dans son assiette.

Il va redresser le fauteuil.

— Asseyez-vous, mon bon monsieur, invite-t-il en le chopant par le collet.

D’une détente, il le catapulte sur le siège. Abel s’y affaisse avec un sourd ahanement.

— Voyons, lui dis-je, tu ne crois pas plus sage de te confier à ton bon petit camarade ? Tu accoucherais sans douleur, ce serait aussi bien, d’autant plus que le pape est d’accord.

Il est hébété. Il ne s’attendait pas à une telle dérouillée. Pour lui, tout s’est passé trop vite, il n’a pas eu le temps de peser le pour et le contre et ça n’est pas avec sa patate cabossée qu’il peut statuer efficacement sur la situation.

— Vois-tu, Abel, l’attaqué-je, si tu t’allonges simplement, sans faire de théâtre, tu t’en tireras avec le minimum. Ça va chercher vingt piges de travaux. Avec les remises pour bonne conduite, les finasseries d’un bon menteur et les amnisties, d’ici sept ans tu seras rendu à la vie civile… Tu pourras encore te faire une existence pépère…

— J’ai rien fait, dit-il. Rien…

— Un geste malheureux, voilà tout… Tu étais chez Josephini pour discuter. Vous ne vous êtes pas entendus. Il y a eu bagarre… Alors qu’il se trouvait devant la croisée tu l’as chopé par les chevilles, il a perdu l’équilibre et voilà tout !

Les yeux de Dubœuf (gros sel) s’exorbitent.

— Non !

— Quelqu’un t’a aperçu dans l’escalier… Quelqu’un qui t’a formellement reconnu d’après des photos… Quelqu’un qui témoignera… Sois prudent, sans quoi la préméditation pourrait être établie et, avec ton pedigree, tu risques d’aller éternuer dans le son un matin…

Il se lève à demi. Béru, attentif, le rive d’une poigne de fer à son fauteuil.

— Écoutez, m’sieur le commissaire.

— Mais je ne fais que ça, voyons !

— C’est pas moi qui l’ai tué…

Le sang bat à mes tempes. Nous approchons d’un instant crucial, Bérurier lui-même se retient de cogner.

— Qui alors ?

— Je ne sais pas, je ne sais…

À bout de nerfs, Dubœuf éclate en sanglots. Il n’est pas pitoyable du tout, plutôt grotesque…

Quand je suis arrivé chez lui, il était déjà mort, hoquette-t-il.

2

Je ne sais pas ce qu’a pu éprouver le gnace qui a vaincu l’Annapurna en mettant le pied sur le sommet tant convoité, mais je pense que j’éprouve un sentiment analogue. La plus belle joie que peut éprouver un homme, c’est le triomphe. Je me dis que jamais je n’ai remporté une aussi belle victoire. Non, jamais ! C’est un peu comme si je m’étais obstiné à pêcher dans la cuvette de mon lavabo et que j’en sorte soudain une truite d’une livre. Je suis parti de rien, à propos de rien, simplement parce qu’au tréfonds de mon instinct une petite voix murmurait :

— San-Antonio, y a du louche là-dessous !

Et, fonçant tête baissée dans cet écheveau incohérent, culbutant les obstacles, faisant fi des lois les plus élémentaires, je suis arrivé à mes fins, c’est-à-dire à la découverte d’un meurtre. Bérurier me considère d’un œil embué par l’émotion. Je lis l’admiration, sur sa face bouchée à l’émeri, comme sur une affiche électorale.

Et le docte Soupin, dans son commissariat du sixième arrondissement, qui m’envoyait au bain… Suicide ? Tu parles !

Je me lève et m’approche de Dubœuf. Je pose mon soubassement sur le bureau et je choisis ma voix la plus clémente :

— Je crois que nous y sommes, hein, Abel ? fais-je.

Bérurier croit utile de se manifester :

— Je dirais mieux, fait-il, c’est ici que les Athéniens s’atteignirent.

Heureux de cette nouveauté, il ricane, façon Méphisto.

Dubœuf essuie ses larmes avec sa fine pochette de soie.

— Je vais tout vous dire, attaque-t-il courageusement, comme un homme qui vient de prendre une décision pénible et qui conjugue ses forces pour aller jusqu’au bout.

— Bravo, tu deviens raisonnable en vieillissant !

— Seulement, proteste-t-il, il faudra me croire…

Cette recommandation est si puérile que je souris. Pourtant, comme il ne faut pas décourager les bonnes volontés, je joue le jeu :

— Y a pas de raisons pour qu’on ne croie pas un homme disant la vérité, mon petit Abel, dis-je sentencieusement. Vas-y calmement, on t’écoute avec des oreilles larges comme des couvercles de lessiveuse.

Il passe une langue sèche sur ses lèvres boursouflées par les gnons.

— Voilà, dit-il, dans ma partie, on bricole comme on peut, vous savez ce que c’est… De nos jours, le Milieu n’est plus le vrai Milieu… Il y a quelques gros caïds en place derrière des bureaux, et puis c’est tout, le reste végète… Pourtant, c’est plein de petits gars intéressants qui mériteraient qu’on s’occupe d’eux…

Le voilà parti pour une conférence. Faudrait peut-être lui offrir une carafe de baille ?

Bérurier, que cette tartine impatiente, lui frappe sur l’épaule.

— T’écriras tout ça dans Paris-Match, mon petit gars, lui susurre-t-il. Arrive aux faits…

— Bon, tranche Dubœuf (sur la langue), donc on se débrouille comme on peut. Moi, je m’étais mis en cheville avec des books pour la boxe. J’avais idée de truquer de temps en temps quelques rencontres, histoire de se remplumer ; c’était pas méchant et ça se fait couramment aux États. Seulement, en France, les managers sont honnêtes… On m’a indiqué Josephini parce qu’avec lui il y avait peut-être mèche de s’entendre : il aimait tellement le fric ! Et, en effet, on s’est entendu. On a maquillé deux ou trois matches, comme ça, gentiment… L’autre soir, le petit Arabe a eu ses vapeurs à la suite d’un coup douloureux. Au lieu de s’écrouler dans la résine, il y a expédié l’autre. Le coup était vachard pour nous, car ça nous faisait perdre une brique, mais enfin, ça ne justifiait pas la mort d’un homme, vous êtes d’accord, surtout pas celle du manager, d’autant plus qu’il était le premier emmouscaillé, ayant mis un fort bouquet sur l’adversaire.

Ce qu’il énonce là, d’un ton passionné, je l’ai déjà pensé. Il ne fait que mettre le doigt sur des vérités antérieurement homologuées, ce brave type. Mais lui est parfaitement qualifié pour poursuivre le raisonnement beaucoup plus loin.

— Après ?

— On a sermonné le poulain de Mario… Et voilà tout… Ça ne méritait pas plus…

— Vas-y, je te suis pas à pas !

— Bref, on a écrasé ce coup foireux en mijotant un autre plus important avec Josephini. C’est comme ça qu’on doit faire dans la vie, vous ne pensez pas ?

— Si, dans un certain sens.

— Mario m’avait filé la ranque pour le soir, lundi, dans la nuit…

— Une heure du matin ! murmuré-je, c’est une drôle d’heure pour les rendez-vous d’affaires…

Dubœuf s’est repris. Maintenant, il jacte carrément, d’une voix normale. Comme le client ayant vérifié que son pharmacien est bien titulaire d’un diplôme de première classe avant de lui acheter de l’aspirine : il a confiance. Dans notre turbin, ça se passe toujours comme ça : les truands se font tirer l’oreille (et aussi des pains sur la gueule) et puis, ils commencent à se raconter et, comme un confident est ce qui émeut le plus un homme, ils se prennent d’amitié pour leur tourmenteur. Vous devenez brusquement l’être le plus près de leur cœur. Ils vous chérissent, vous prennent à témoin, s’accrochent à vous. Pauvre humanité ! Plus je la fréquente, plus je la comprends, et plus elle me fait pitié.

Nous sommes tous un ramassis de pauvres tronches perdues dans un flot saumâtre. On se cherche des rognes, on se snobe, on se fait des galoups, on crâne, on règne, on éclabousse et tout ce qu’on peut s’expédier à la frite, ce sont les mêmes débris lamentables. Les hommes, quels qu’ils soient, ne peuvent se battre qu’à coups de crachats car c’est la seule chose qu’ils sécrètent vraiment. Heureusement qu’ils ont l’amour pour se racheter un brin, sans quoi y aurait de quoi se faire du mouron.

Un peu nostalgique, votre San-Antonio, pas vrai ? Mais quoi, nous avons tous nos périodes dépressives. Et puis, comme dirait notre femme de ménage : je pense, donc j’essuie !

— Oui, renchérit Bérurier qui, lorsque l’inspiration lui manque, joue l’écho de service à la perfection, 1 heure du matin, c’est pas une heure de parler d’affaires…

— J’étais pas libre avant, rétorque Dubœuf (en daube). Et il fallait qu’on se voie, because il y avait le championnat national des mouches à Wagram, le lendemain…

— Bon, tranché-je, after ?

— Eh bien, je suis monté chez Josephini… J’ai sonné à sa lourde, personne n’a répondu… Pourtant la porte n’était pas fermée complètement et de la lumière filtrait par l’entrebâillement. Je l’ai ouverte d’une poussée… J’ai traversé le vestibule et je suis entré là où il y avait de la lumière, c’est-à-dire dans sa chambre. Oh ! nom de foutre ! ça m’a flanqué une commotion ! Il était là, allongé sur sa descente de lit, le dessus du crâne défoncé avec un énorme coupe-papier en fer forgé. L’instrument était tout sanglant par terre.

Il plisse les yeux et évoque le spectacle d’un air écœuré. Ce qu’il bonnit n’est peut-être qu’une histoire, en tout cas il la raconte bien !

Bérurier cure une parcelle d’andouillette dans une de ses nombreuses dents creuses. Chez lui, c’est un signe de tension extrême.

— Allez, continue, imploré-je.

— Je me suis penché sur Mario… Pas d’erreur, il est canné… Et ça datait de tout de suite car le sang coulait encore de sa blessure. Mon premier mouvement a été de les mettre, vous pensez bien…

Oui, je pense bien… Quand un zouave comme Abel trouve le cadavre d’un de ses copains, il doit avoir une fameuse envie d’être ailleurs…

— Ne t’interromps pas, mon petit pote, nous sommes tout ouïe !

Le duraille reste à dire ; il cherche les mots les plus arrondis aux angles.

— Arrivé à la porte, fait-il, je me suis repris. J’ai pensé que l’assassinat de Mario, ça allait faire un drôle de cri dans Paris. Les pou… la police (ouf ! il a eu chaud), allaient se remuer, questionner les amis et relations du manager… Bref, je serais du lot… Si jamais on apprenait que j’étais là presque à l’heure du meurtre, je serais bon pour les assiettes… C’était logique et inévitable : en affure avec cégnace, pas d’alibi, un casier judiciaire chargé comme un train de marchandises, vous pensez : c’était couru d’avance !

Il clape de la menteuse. Il est à court de salive et les paroles ne passent plus.

— Donne à boire à ce pauvre blessé, fais-je à Béru qui vient de s’extraire des chailles de quoi alimenter un canard pendant huit mois.

Le Gros court chercher son litron. Abel pompe un grand coup de picrate. Cela paraît lui remonter le moral. D’autre part, notre attitude attentive et approbatrice lui inspire confiance. Il se dit que nous avons l’air de bien piger la soudure et que c’est du nanan un auditoire pareil. Il enchaîne donc :

— Je me suis dit qu’il vaudrait mieux pour mes plumes camoufler le crime en suicide. Ça devait être possible en filant Mario par la fenêtre, tête première… Il se pulvériserait la lanterne et le légiste l’aurait dans le sac pour reconnaître le premier coup de perlimpinpin… J’ai chopé Mario par les épaules en prenant bien soin que son raisin ne dégouline pas sur le parquet, puis je l’ai mis sur la fenêtre et l’ai fait basculer.

« Seulement, en agissant de la sorte, je venais de faire une drôle de connerie car un zig qui culbute d’un troisième fait un drôle de barouf en atterrissant… C'a été tout de suite le gros remue-ménage, en bas… Et moi fallait que j’évacue le coupe-papelard et la descente de lit tachée de sang, sinon ça ne rimait à rien… J’ai roulé la descente de lit et je l’ai prise sous le bras. Puis j’ai couru à la porte, mais c’était trop tard, il y avait des cris, des bruits de pas dans l’escalier ; si je sortais j’étais flambé.

« J’ai mis le verrou et j’ai cavalé dans tout l’appartement pour chercher une autre issue : il n’y en avait pas… Les fenêtres donnaient toutes sur la rue et y avait du monde au balcon, partout, je vous le garantis…

« Déjà, on carillonnait à la porte de l’appartement… Oh ! cette pétoche ! Je n’ai jamais eu la pareille de toute ma garcerie de vie ! Quoi faire ? J’étais pris au piège ! Et cette fois, y avait pas la moindre chance pour que je m’en tire, vous comprenez ? »

Je regarde Abel et je ne peux m’empêcher de le croire. Toujours mon vieux pifomètre qui fonctionne avant ma raison… Ce type est de toute évidence une ordure, il est lâche, menteur, bon à tout, et pourtant, je sens que c’est la vérité qui sort de sa bouche faisandée. La vérité avec le grand V que compose M. Churchill avec ses francforts. Une histoire pareille, il faut qu’il l’ait vécue, car il n’aurait pu l’inventer. Il la revit en la racontant et ses narines se pincent, ses yeux se cernent… Il a rétrospectivement les grelots. Une vraie troïka !

— Tu parles d’un coup fourré, grommelle Bérurier…

Il donne une bourrade presque amicale à Dubœuf (sur le toit).

— Et alors, mec, qu’est-ce que t’as branlé ?

— Dans la salle de bains il y avait une grande penderie avec toutes les fringues de Josephini… Je me suis collé dedans et j’ai tiré le rideau en matière plastique qui la fermait. Heureusement, elle est profonde, j’ai pu m’accroupir derrière les costards pendus ! J’ai attendu… Des gens, la police, je crois, ont enfoncé la porte… Ils se sont répandus dans l’appartement, ont fouinassé un peu partout. Y en a même un qui a tiré le rideau de la penderie : j’ai cru crever de trouille ! Mais il s’est contenté d’un coup d’œil superficiel et ne m’a pas vu…

« Je suis resté accroupi des heures, là-dedans… Et puis j’en suis sorti… L’immeuble était silencieux… Ils avaient rajusté la porte, tant bien que mal, mais c'a été une rigolade de l’ouvrir…

« On avait embarqué Mario à la morgue… Moi, j’ai mis les bâtons en vitesse, la descente de lit sous le bras, avec le coupe-papier… »

Il pousse un soupir.

— Voilà, conclut-il, exténué… C’est tout…

Le silence qui succède est si déprimant que Bérurier toussote pour le rompre. Et quand Bérurier toussote, on a l’impression qu’une famille de mammouths s’est enrhumée. Ce bruitage préhistorique rompt le sortilège. Abel nous regarde alternativement d’un œil éperdu.

— Vous me croyez, hein ? demande-t-il d’une voix brisée.

Je hausse les épaules.

— Je te croirai lorsqu’on aura arrêté l’assassin, jusque-là je ne peux que t’accorder le bénéfice du doute…

— Mais ça n’est pas possible ! J’ai dit la vérité : je vous le jure sur la tête de ma mère !

Je le considère avec curiosité. C’est pourtant vrai qu’il a une mère… Que nous en avons tous une ! N’est-ce pas là, dans ce fait si indiscutable, que les hommes pourraient puiser la preuve de leur similitude ?

— Écoute, Abel, fais-je, je ne devrais pas te le dire car tu m’as peut-être raconté des conneries, mais je suis assez enclin à croire ton histoire… Seulement, tu penses bien qu’un jury ne mordra sûrement pas d’aussi bon appétit dans cette tarte aux fraises. Pour te sauver la mise, il faut que je mette la paluche sur l’assassin. Alors aide-moi…

Il est fervent comme un miraculé de Lourdes.

— De toutes mes forces, m’sieur le commissaire !

— Qu’as-tu fait de la descente de lit et du coupe-papier ?

— Je les ai balancés à la Seine…

— D’où ?

— Des berges du parking, près de la Chambre…

Je prends note.

— Bon… Maintenant, parle-moi des relations de Josephini. Qui voyait-il fréquemment ?

— Je ne sais pas. Moi, je ne le fréquentais pour ainsi dire pas… On avait notre petite combine, voilà tout…

— Tu n’as jamais vu une pépée avec lui ? Une belle blonde avec de la fourrure blanche, par exemple ?

— Non, jamais…

Il est désespéré de ne rien savoir, ce pauvre trésor. Je me tourne vers Bérurier.

— J’ai à faire. Téléphone au juge d’instruction Moras pour un mandat d’amener et fais placer ce monsieur sous dépôt. Ensuite, va à la salle d’entraînement de Josephini et tâche d’avoir le maximum de tuyaux sur Mario. N’oublie pas non plus de faire draguer la berge de la Seine entre le pont de la Concorde et le pont Alexandre, il est peu probable qu’on trouve la descente de lit, mais le coupe-papier doit y être… Bon, je me casse…

J’enfile ma veste et je sonne le burlingue des inspecteurs.

— Pinaud est là ?

— Il vient d’arriver…

— Dites-lui qu’il descende jusqu’à ma voiture, j’ai besoin de lui.

Je raccroche et je me tourne vers Abel.

Il fait une sale bouille, je vous le promets.

— Ne te caille pas le sang, lui dis-je. Suppose que tu aies une vache infection… Moi, je vais essayer de dénicher des sulfamides.

Je lui crache encore, avant de sortir :

— Tu as une drôle de conception du tout-à-l’égout, toi !

3

Pinaud est déjà devant ma voiture lorsque je sors des locaux.

Le col de son pardingue est relevé, le bord de son chapeau de feutre, au contraire, est très bas, si bien qu’on ne distingue de son physique de théâtre que sa petite moustache ratée et son nez pointu, décoré d’une petite tache rose due aux alcools variés qu’il ingurgite.

— Eh bien ! s’exclame-t-il. Où étais-tu passé à la fin de l’enterrement ? J’ai cru que tu allais revenir et je t’ai attendu une heure devant le Père-Lachaise…

— Pendant que tu étais là-bas, tu aurais fait preuve d’initiative en te faisant enterrer, lui dis-je. Comme cela ne saurait tarder, tu aurais, ce faisant, épargné des tracas à ta famille…

Il se précipite sur une allumette consumée et la tripote afin de conjurer le mauvais sort.

— Ça ne se dit pas, des choses pareilles ! frémit le brave Pinuche. Comment oses-tu proférer de telles paroles !

Je lui administre une bourrade, ce qui vaut mieux que lui administrer les derniers sacrements.

Il ploie le genou sous le choc.

— Je plaisante, tu n’en doutes pas, espèce de vieux rat sale ?

— On ne plaisante pas avec la mort, San-Antonio, c’est un sujet trop grave !

— C’est une réminiscence de ta vie théâtrale sans doute, ricané-je, réplique de la page 113 de Mon nu sur la commode…

Mais il a son air piteux et pitoyable des mauvais jours.

— Tu te doutes bien que si tu cannais, j’irais me flanquer un coup de pétard sur ta tombe, comme le général Boulanger… Je ne conçois pas la vie sans toi, Pinaud !

Il prend place dans ma tire et rêvasse :

— Il a fait ça, le général Boulanger ?

— Tes connaissances historiques sont limitées à ce point ?

— C’est rare qu’un général meure d’un coup de feu, conclut-il.

Je suis frappé par cette remarque profonde.

— Oui, conviens-je, c’est rare, ils meurent plutôt dans leur lit ou bien s’ils meurent par balles, c’est contre un mur…

On stoppe dans les considérations philosophiques, because elles nous mèneraient trop loin.

— Tout le monde ne peut pas canner dans son lit, conclut Pinuche.

— Tu penses à ton ex-beau-frère, je parie ?

— Oui… On s’est connus jeunes… Je vais te dire, ça n’était pas un garçon très intéressant, mais il me rappelle la bonne époque. En ce temps-là, je ne portais que des nœuds papillons bleus, à pois, et j’avais quatorze paires de chaussures à la maison… Mes parents…

— Je sais, ils étaient bottiers… Écoute, Pinocchio, je t’ai fait venir au sujet de ton beau-frère…

Il me regarde avec surprise, puis, avec des gestes maladroits, il rallume le pauvre mégot jaunâtre qui pend sous sa moustache.

— Que veux-tu dire ?

— Que son suicide n’en est pas un. J’ai arrêté le mec qui l’a foutu par la fenêtre…

— Pas possible !

— Si. Seulement ce type-là n’est peut-être pas non plus son assassin. Il affirme que ton beauf était canné au moment du plongeon. Il paraît qu’on l’avait rétamé d’un coup de coupe-papier en fer forgé…

— Pas possible !

— T’as le leitmotiv sur mesure, dis-je.

— Qui l’aurait assommé ?

— C’est ce que nous devrions essayer de découvrir… Ça n’est pas de votre ressort, comme disait un fabricant de sommiers, mais personne ne peut nous empêcher de mener une petite enquête pour notre compte, hein ? Ce type, il était un peu de la famille, alors…

Pinaud récupère lentement… Son mégot n’est plus qu’un point incandescent qui fait grésiller sa moustache.

— Un coupe-papier en fer forgé, murmure-t-il, je vois de quoi il retourne : c’était la tante Adèle qui le leur avait offert pour leur mariage… Une belle pièce, vraiment !

— La tante Adèle ? hasardé-je, voulant me lancer dans l’astuce façon de Bérurier.

— Non, ce coupe-papier… Il devait peser plus d’un kilo… Le manche représentait un naja et la lame était large et plate…

— Bref, ça n’offrait aucune utilité pour décacheter une lettre, mais c’était idéal pour écraser la coiffe d’un gars ?

— C’est vrai…

— Tu n’as jamais entendu parler de sa vie privée, au Mario, depuis le divorce de ta belle-sœur ?

— Pratiquement non…

— Une belle blonde en fourrures blanches, ça te dit quelque chose ?

Il réfléchit.

— Marlène Dietrich ? propose-t-il sérieusement.

— Pinaud, murmuré-je, quand on t’écoute, on se demande où dérive l’humanité. Tu n’es qu’un fœtus développé et si on avait la curiosité — malsaine — de te trépaner, on ne trouverait dans ta tête qu’un peu de coton hydrophile !

Il hausse les épaules.

— Toujours tes phrases qui ne veulent rien dire et qui ne sont que grossières. J’ai vingt ans de plus que toi, San-Antonio, tu l’oublies !

Il essaie de rallumer son mégot.

— Tu aurais intérêt à fumer carrément ta moustache, conseillé-je.

Il relève le col de son pardessus, lequel s’était rabaissé. Il s’isole. Mais comme chez lui l’envie de parler est plus impérieuse que la fâcherie, il demande bientôt :

— Où allons-nous ?

— Chez Josephini…

— Ah oui ?

— Oui… Ça te contriste ?

— Ça me fait quelque chose : les souvenirs… Mario, je vais te dire, c’était un type sans grand intérêt, mais nous avons été jeunes ensemble…

— Stoppe ! lancé-je, agacé, tu l’as déjà dit. Si tu viens me raconter tes nœuds papillons à pois bleus, je fais un malheur…


Nous arrivons devant « l’immeuble tragique » rue de l’Université. Une concierge moins haute que son manche à balai déplace des microbes sous son porche. Elle a un regard en vrille et des rides pleines de crasse. Elle sent la vieille concierge, ce qui est une odeur dûment homologuée par les spécialistes du sens olfactif.

Elle nous toise du bas de sa hauteur.

— Messieurs ?

— Bonjour, madame, fait courtoisement Pinaud.

— Vous désirez ?

Le Pinuchet des familles va pour lui raconter sa jeunesse avec Mario, mais je lui cisaille l’épithète au ras des baveuses.

— Police, nous montons, déclaré-je en produisant ma carte…

La vioque frémit.

— Je ne vous avais pas encore vu, affirme-t-elle.

— Eh bien ! vous ne pourrez plus en dire autant…

Nous nous engageons dans l’escalier. Elle nous trotte au der.

— Vous savez que le commissaire de police du quartier a fait poser un cadenas, parce que la porte avait été enfoncée ?

— Nous savons…

— Vous avez la clé ?

J’explose. :

— Occupez-vous de votre poussière, ma brave dame et fichez-nous la paix.

Elle se cramponne à la rampe.

— En voilà des manières !

Son petit regard vipérien est dardé sur nous, tandis que nous montons. Pinaud est tout contrit.

— Tu n’aurais pas dû l’envoyer bouler, murmure-t-il, c’est une personne d’un âge et…

Sautant de l’ânesse au coq, il demande :

— C’est vrai que tu as la clé ?

— J’ai sur moi la clé de toutes les serrures, lui dis-je, tu le sais bien.

— Ah ! Ton sésame ?

— Oui…

Nous voici au troisième. Il n’y a qu’un appartement par étage. Une porte disloquée, remise tant bien que mal sur ses gonds et fermée par un gros cadenas nous apprend que c’est bien là.

— Mais, il y a les scellés ! fait Pinaud en désignant des cachets de cire.

— Qu’à cela ne tienne !

Je fais sauter ce barrage symbolique avec la pointe de mon canif.

— Ça n’est pas très légal, chevrote mon compagnon. Soupin pourrait porter le pet et nous faire avoir sur les doigts !

J’éclate d’un rire homérique.

— Soupin ! Il se tiendra peinard, fais-moi confiance, et il y a même des chances pour qu’il aille se cacher sous une meule de foin lorsqu’il apprendra qu’il y a eu crime et qu’un truand se tenait planqué dans l’appartement pendant ses investigations.

Ce disant, je fourrage dans le cadenas et celui-ci pousse le dernier soupir.

Nous poussons la porte et entrons dans l’appartement de feu Mario Josephini. Pinaud écrase une larme rétrospective.

— Ne sombre pas dans la glycérine, lui fais-je, mettons-nous plutôt au turbin.

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