Je sors du bureau du Vieux après lui avoir fait mon rapport, et bien entendu, je me casse le tarin sur Bérurier.
— Dis, San-A., t’as ligoté le baveux ?
— Je suppose que tu veux parler du suicide de Mario Josephini ?
— Oui.
— J’ai lu…
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— La même chose que toi…
— Des représailles ?
— Ça se pourrait…
Il se gratte le nez, ou, plus exactement, il tâche d’attraper un poil dans l’une de ses narines. Lorsqu’il l’a saisi enfin de ses doigts boudinés, il tire dessus, mais il ne parvient à s’arracher que des larmes.
— Laisse-le, va, conseillé-je, si tu l’ôtais on serait obligé de te bourrer du persil dans le pif pour que tu sois vraiment toi-même.
Bérurier ne moufte pas ; il médite.
— Ce serait des façons tout ce qu’il y a d’américaines, dit-il.
— Tu parles !
— On doit se monter le bourrichon, conclut mon pote. Même si les zigotos qui ont mijoté le combat à la flan avaient voulu se venger, ils s’en seraient pris au crouille et non pas à son manager qui n’y pouvait mais !
— Oui, sûrement.
Je moule mon pote et j’entre dans mon bureau Je n’ai rien de très positif à faire en ce moment. Le Vieux attend un rapport de Londres pour me brancher sur une affure ; en attendant j’inscris repos à l’ordre du jour…
Je bâille en me demandant ce que je vais bien pouvoir maquiller ces temps, si, par hasard, mes vacances se prolongent. Félicie, ma brave femme de mère, est à la cambrousse, chez une cousine germaine qui pioge en Dordogne. Elle doit taquiner l’ablette car c’est une fervente de la pêche à la ligne… Je me sens seul et désemparé comme un môme… J’ai bien des nanas en réserve qui n’attendent qu’un signal de bibi pour accourir, le bustier en bataille, mais je n’ai pas envie de bonnir des salades à une femme présentement. Je fais ma cure annuelle de misogynie. Les gonzesses, si vous voulez ma façon de gamberger, nous accaparent trop. Comme troupes d’occupation, on ne fait pas mieux qu’elles. Vous parlez d’une bande de marchandes d’aspirateurs. Si vous leur laissez le temps de mettre le pied dans votre cœur, après vous êtes chocolat pour ce qui est de refermer la lourde ! Elles farfouillent partout, sans se contenter du tiroir de votre slip… Et ce qu’il y a de plus exigeant avec elles, c’est que non seulement il faut laisser flotter les rubans, mais encore on doit crier bravo… « Parle-moi, chérie, dis-moi des choses gentilles ! » Ah ! non, je vous jure, être mis au monde pour payer des impôts et donner la réplique à de telles foutaises, ça justifierait une demande de tarif dégressif à l’E.D.F. en vue d’un suicide au gaz !
Donc, pas de turbin, pas de nana et une vie familiale en veilleuse ! Avec ça, je n’ai plus que la ressource de prendre une biture à l’eau de Javel ou d’aller visionner le dernier film de la Carol Martine internationale ; mais ce sont là des joies relatives et je me tisonne l’imagination pour trouver du neuf.
Je pose les pinceaux sur mon sous-main et je cherche dans un miraculeux assoupissement une idée maîtresse lorsque j’avise un baveux par terre. Il est ouvert à la page des sports et, dans la rubrique « Boxe » il y a un encart annonçant que les obsèques de Mario Josephini auront lieu cet après-midi à 3 plombes.
Je rêvasse un instant à ceci. Il me paraît impensable qu’un manager de boxe se suicide. Le suicide est l’apanage (comme dirait Henri IV qui l’avait blanc), des intellectuels, des malheureux et de ceux qui ont un chagrin d’amour. Or Josephini exerçait une profession dont on peut affirmer sans hésiter qu’elle n’incite pas à dormir avec un bouquin de Sartre en guise d’oreiller. Ce zig possédait en outre une écurie de champions qui devait lui assurer de gentils revenus, ce qui règle la question fric. Quant à l’amour, si j’en juge d’après sa photographie, il devait moins le travailler que ses durillons lorsque le temps allait changer, Josephini étant, de son vivant, un homme au ventre éloquent. Un ventre signé Curnonsky et garanti pour longtemps. Avec ce baquet, il devait préférer la poularde demi-deuil plutôt que sur canapé. Il avait le nombril agressif et à fleur de peau, le Mario. Les gros hommes se butent rarement et en tout cas ne se défenestrent jamais because ils ont le respect inconscient de leur Dunlopillo…
Je décroche le bignou et je dis au standard de me passer le commissariat de la rue de l’Abbaye. J’obtiens en très peu de temps une voix fleurie d’accent corse.
— J’écoute, dit le préposé du commissariat.
J’annonce mon blaze et je demande après le commissaire Soupin, lequel préside aux destinées de la boîte à pandores du sixième. Soupin est un ancien pote de promotion. Moins casse-tronche que moi et plus paperassier, il s’est contenté d’une carrière davantage axée sur le timbre de quittance que sur le neuf millimètres.
— Allô, c’est toi, San-A. ?
— Confidentiellement, c’est bien moi ; je ne te dérange pas ? Comment se porte ta collection de mouches ?
— Elle bourdonne…
— Bravo !
— Quel bon vent ? coupe Soupin qui a toujours redouté les jeux de l’humour et du Bazar de l’Hôtel de Ville.
— C’est pas un bon vent, mais à peine une simple brise capricieuse, mon brave ; j’aimerais que tu me parles d’un certain Josephini, marchand de boxeurs que tu as ramassé avant-hier sur un trottoir.
— Tu le connaissais ? s’inquiète cette machine à distribuer les certificats de domicile.
— Non, mais j’aimerais faire sa connaissance…
— Il me semble que tu t’y prends un peu tard…
— Il n’est jamais trop tard pour se pencher sur la vie de ses contemporains.
— En ce cas, tu devras te pencher bien bas, et il ne risque pas de t’en raconter bien long, le pauvre zig !
— On ne t’a jamais appris au cours du soir du parfait Sherlock qu’un mort en raconte souvent plus qu’un vivant ?
Il toussote.
— Trêve de plaisanteries, que veux-tu savoir ?
— Comment il est mort, pour commencer…
— Ça, ça n’est pas le commencement, mais la fin…
Il a un petit rire satisfait.
— Très simple, enchaîne-t-il, dans la nuit de lundi à mardi, vers 1 heure du matin, il s’est balancé par la fenêtre de sa chambre à coucher… Cinq étages en chute libre et une bordure de trottoir à l’arrivée, ça suffit à calmer les gens nerveux…
— Justement, lui ne devait pas l’être beaucoup. C’est toi qui as fait l’enquête ?
— Qui veux-tu que ce soit ? Le crémier du coin ?
Il commence à me briser les bonbons, Soupin. Il y prend goût aux joutes de l’esprit, cette émanation du peuple le plus spirituel de la Terre !
— Ne fais pas de dialogue, tranché-je, ça risquerait d’exciter un producteur de films et le cinéma est assez pauvre comme ça. Raconte-moi un peu ta façon de penser, Soupin.
Mon ton grave le ramène aux réalités.
— Suicide, résume-t-il. Il n’y a pas d’autres conclusions à tirer de ce drame. Josephini vivait seul chez lui. Nous avons dû enfoncer la porte de son appartement pour entrer, car le verrou était tiré. Et ça n’est pas un verrou à clé, donc il n’avait pu qu’être bouclé de l’intérieur, tu vois le topo ?
Comme l’appartement était vide, fais-toi une idée…
Ce qu’il dit m’apaise. Oui, il s’agit bien d’un acte de désespoir.
— Il est grand, cet appartement ?
— Pas très : chambre, salle à manger-salon, cuisine, salle de bains. Tu cherches à te loger ?
— Pas d’autres issues ?
— Si, rigole Soupin, les fenêtres…
— Elles donnent toutes sur la rue ?
— Toutes ! C’est très gai, le seul ennui c’est qu’il n’y a pas d’ascenseur.
— Et la salle de bains ?
— Entièrement carrelée en faïence verte, mon cher, elle a un côté champêtre qui va jusqu’à la chlorophylle.
— Une fenêtre ?
— Munie de barreaux et surplombant une cour de cinq étages…
Mes questions commencent à l’agacer car il lance d’une voix bougonne à un type qui doit se trouver dans son bureau :
— Je m’excuse de vous faire attendre, je vais en avoir terminé.
— Tu phrases, Soupin, lui dis-je. M’est avis que tu potasses les traités de maintien à tes heures perdues…
— C’est tout ce que tu veux savoir ?
— Pourquoi, je t’ennuie ?
— Non, mais j’ai quelqu’un dans mon bureau et…
— Une dernière question : Josephini avait-il une vie sentimentale ?
— À priori très calme… Il était divorcé depuis une dizaine d’années et il se farcissait du casuel, mais sans excès… Je crois qu’il préférait le fric. Écoute, San-Antonio, si tu comptes écrire la vie de Mario Josephini, tu as intérêt à te tuyauter à Ring ou au journal l’Équipe. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il est mort d’être tombé d’un cinquième et que personne ne l’a poussé, pour le reste…
Il croche un sec « bonsoir » et raccroche.
Je pose le combiné, vaguement gêné d’avoir mis tant de mordant dans une idée aussi sotte. Soupin a eu raison de m’envoyer aux prunes. De quel droit cherché-je des poux dans sa paille ? Faut toujours que je vienne jouer « Marie-Rose au service de la France » dans les occupations de mes collègues, c’est le côté onguent gris de mon personnage. Et après tout, pourquoi Josephini ne se serait-il pas expédié en port payé chez saint Pierre ? Tout le monde est maître de ses abattis !
L’entrée de Bérurier dans mon burlingue me fait sursauter.
Le Gros paraît de mauvais poil. Peut-être qu’il a retrouvé le calcif du coiffeur sur sa descente de lit ?
— Vois-tu, San-Antonio, déclare-t-il, un rien « dantonesque », plus je pense…
— Moins tu comprends ? coupé-je.
— Oui, convient-il, moins je comprends pourquoi le manager de l’Arbi se serait tué. Se buter, dis, ça ressemble à quoi ?
— À rien, et moins encore à toi, dis-je. Pourtant, c’est un fait. Je viens de téléphoner à Soupin, le commissaire de la rue de l’Abbaye, il est formel… Josephini était seul dans la crèche la nuit où il a joué Valentin-l’homme-oiseau. Pas d’autre issue que la lourde et celle-ci était fermaga du dedans par un verrou à tirette.
— Il était peut-être somnambule ?
— Va savoir…
— Ça arrive, assure-t-il. Tiens, j’ai un cousin…
— Qui est gendarme dans l’Aveyron ?
Il me regarde.
— Oui, comment le sais-tu ?
— Une prémonition, Gros, vas-y !
— Eh bien, quand il rêve, il marche sur les toits…
— Ça fait longtemps ?
— Tout petit déjà…
— Et il n’est jamais tombé ?
— Non !
— Les somnambules ne tombent jamais… Veux-tu le fond de ma pensée ?
La physionomie de Bérurier se fait gourmande.
— Je t’écoute !
— Suis-moi bien : la maison de Josephini ne comporte pas d’ascenseur…
— Alors ?
— Alors, selon moi, le manager n’avait plus de cigarettes, il a voulu en acheter et, comme il était pressé, il a pris un raccourci…
Bérurier reste une minute et demie la bouche ouverte. Délicatement, je soulève la partie inférieure de sa mâchoire afin de l’opposer à la partie supérieure.
— Restez couvert, mon vieux, lui dis-je aimablement, il y a des courants d’air dans le coin.
J’achève de casser la graine à la brasserie située en face de la Grande Taule lorsque mon collègue Pinaud, l’homme aux cils farineux, enfonce le bec-de-cane et s’avance dans l’établissement.
La semelle de sa chaussure gauche étant décousue, il se prend le pied dans la barre de cuivre maintenant le tapis-brosse de l’entrée et s’affale dans le porte-parapluies. La bonne se précipite pour le relever, ce qui permet à Pinaud de pousser un regard détaché dans le décolleté-grand-frisson de la donzelle. Puis il ramasse son dentier sur le dallage, souffle la sciure qui s’y est collée et se le carre dans le clapoir. Ayant récupéré sa dignité en même temps que ses ratiches et son équilibre, il assure à tout venant qu’il n’a aucun mal et s’approche de ma table.
— Tu as des entrées de cirque très au point, dis-je.
Il sourit avec humilité.
— J’ai fait du théâtre en étant jeune, m’explique-t-il.
— Et tu jouais quoi ? La partie antérieure d’un lion dans Ben-Hur ? Tu as la tête à ça !
— Rigole pas, murmure mon docte compagnon, j’avais un nom.
— Le tien ?
— Non, j’avais pris un pseudonyme…
— Tu t’appelais comment ?
— Pinaut, avec T…
Je pars d’un intense éclat de rire, ce qui vaut mieux que partir à la conquête du pôle Sud.
— T’as le sens des nuances, Pinuche.
— Je vais t’expliquer, j’ai fait ça pour ma famille : mes parents étaient chausseurs et…
— Et ça leur faisait de la peine de voir leur lardon se comporter comme un pied ? Je les comprends, tes marchands de lattes ! Entre nous, ils auraient pu te léguer une paire de ribouis… Tu prends un café, vieillard ?
— Plutôt un calvados…
Je hèle la soubrette. C’est une nouvelle, bien en chair, avec l’air de vous servir ses nichons sur un lit de cresson en même temps que le contre-filet de bœuf.
— Deux calvas et ton sourire, ma chérie, lui lancé-je.
Optimiste, je crois les souvenirs théâtreux de Pinaud taris, mais avec Pinaud, les souvenirs ne le sont jamais. Faut toujours qu’il la ramène d’une façon ou d’une autre et, en général, c’est plutôt d’une autre.
— Tu as dû voir mon nom sur les affiches, au théâtre Nouveau à Montrouge, enchaîne-t-il, profitant de ce que j’achève ma tarte aux pommes.
— Ben voyons, m’écrié-je, tu étais affiché en vedette chinoise, tout de suite après les prix des places…
Il hausse les épaules et me déclare qu’on ne peut jamais parler sérieusement avec moi. Je remarque alors qu’il porte une cravate noire et une chemise blanche. Jugeant le fait insolite, je lui en demande la raison et il m’explique qu’il se rend à l’enterrement de Josephini tout à l’heure.
Cette nouvelle me méduse (comme dirait un peintre en radeau). Voilà que le Josephini réapparaît dans mon tympan au moment où je commençais enfin à l’oublier. Qu’est-ce à dire ? Je suis soudain frémissant. Parce que, voyez-vous, je crois en un concours de circonstances. Appelez ça comme vous voudrez, mais j’ai remarqué que nous vivons dans un monde où l’absurde n’existe que dans le cœur des hommes et non dans le bouleversement de leurs actions.
— Tu le connaissais ? fais-je.
Pinaud ne répond pas car, une fois de plus, ses yeux flétris vagabondent dans le décolleté de la serveuse.
— Je te parle, hé, libidineux ! Faut que les demoiselles mettent une armure pour te servir, maintenant ?
Il sursaute.
— Je te demande pardon, je pensais à quelque chose…
— Et moi je te demande si tu connaissais Josephini…
Il sourit, de son rire de brave homme un peu gâteux.
— Ben voyons ! C’était mon beau-frère…
Encore un coup de semonce du hasard. Il est toujours là, LUI, embusqué, prêt à surgir ou à donner un petit coup de pouce à la vie lorsque le moment est choisi.
Pinuche, beauf de Josephini ! On les verra toutes cette année ! Ma stupeur doit se traduire par un reflux sanguin à mon visage car Pinaud me dit, surpris :
— Qu’est-ce qui t’arrive pour que tu prennes la blancheur Persil, tout d’un coup ?
— Ton beau-frère ! je soupire.
Il y a du jaune d’œuf dans la petite moustache de mon collègue et ses yeux en virgule clignotent comme le feu de signalisation d’un chantier.
— Ben oui, dit-il. Il avait épousé la sœur de ma femme, enfin, une des, car les Dufouinard elles étaient huit filles. Le seul garçon a été tué en 14… Il était dans les cuirassiers… Un très beau gars, blond, j’ai vu sa photographie à cheval…
Je coupe net, à la base, l’arbre généalogique des Dufouinard.
— Donc, tu as connu Josephini ?
— Ben voyons… Remarque qu’on ne se voyait plus depuis dix ans puisqu’il a divorcé d’avec ma belle-sœur Marthe ; mais c’est pas une raison pour que je n’aille pas à son enterrement. Je serais à sa place, ça me ferait plaisir qu’il vienne au mien !
Sur ces considérations purement humanitaires, Pinaud sollicite de la serveuse une nouvelle tournée de calvados.
— Ça t’ennuierait que j’aille avec toi, à l’enterrement ? fais-je. Je n’ai rien à fiche et ça me tuera le temps.
Mon pote en avale son alcool de pomme de traviole.
— Tu as de ces distractions, fait-il.
Puis, se ravisant :
— Tu l’as peut-être connu aussi, non ?
— Non… Mais c’est un gars qui m’intéresse. Dis-moi, tu as trouvé normal qu’il se bute ?
— Un suicide n’est jamais normal, déclare Pinaud. Franchement, j’ai été surpris, parce que Mario était un bon vivant… Il avait une belle situation et ça n’était pas une mauviette… Mais, après tout, ça ne signifie pas grand-chose, on ne peut pas savoir ce qui se passe dans le crâne d’un homme…
Nous nous levons pour gagner le Père-Lachaise. Il fait soleil, mais un vent froid tord les fumées sur les toits. Un joli temps pour enterrer des ex-beaux-frères !
Tout le monde de la boxe est là, recueilli. Le cortège est choisi : il se compose de gens qui ont tous le nez aplati et les manettes en chou-fleur. On dirait les représentants d’une même race dont les caractéristiques seraient celles des Mongols.
— Tu parles d’un cheptel, je susurre à l’oreille de mon collègue.
— Y en a pour de l’argent, souligne-t-il.
J’identifie çà et là d’anciennes vedettes du ring, des nouvelles aussi. Les unes comme les autres se sont fait sculpter la viande à coups de boule de cuir. J’espère pour eux qu’ils ont eu la bonne idée de se faire tirer le portrait à l’orée de leur carrière. Ils peuvent employer les bonnes soirées d’hiver à rêvasser devant ces témoignages du passé : « Quand j’étais don Juan ! » « Mémoires d’une patate ! »
Faut tout de même être gonflé pour se faire triturer la devanture de cette façon. Oh ! si vous mordiez ce convoi ! On dirait un métinge des gueules cassées. Ils reviendraient comako de la riflette, les encaisseurs de quetsches, on les pensionnerait dare-dare à cent pour cent. Seulement, comme ils ont pris ça entre douze cordes, sous la lumière des lampes à arc, les nanas sont dingues pour leur hure. Qui n’a pas son boxeur ? Demandez votre champion… Glaçons, marrons glacés, crochets au foie ! Le vache délire. C’est ce qui vous prouve l’incohérence des souris. Pour elles, ce qui importe, c’est la galerie. (Y compris celles de la rue La Fayette.) Elles veulent du boxeur et du boxer : au plus c’est moche, au plus ça fait viril ! Leur rêve, ça serait d’en dégauchir un qui soit champion du monde à vie, et tant mieux s’il a le portrait revu et corrigé par Picasso.
Je pense à tout cela en piétinant le gravier du cimetière…
Pinaud se penche sur moi.
— Bénaïm aurait tout ça au même programme, me dit-il en montrant l’assistance, il pourrait foutre les fauteuils de ring à dix mille balles.
Le magnésium crépite. L’enterrement d’un suicidé connu fait toujours recette. Dans l’ordre des valeurs publicitaires, il se situe entre une fausse-couche de Miss Univers et la centrente-quatrième enquête de Lurs… C’est la providence des journaleux.
Soudain, j’avise Ben Mohammed, le vainqueur de Micoviak. Il est là, foutriquet dans un costume de ville. On ne dirait jamais que c’est l’espoir numéro un de la boxe française. Il fait une drôle de trompette. J’ai idée que la mort de son manager doit le laisser rêveur. J’aimerais avoir quelques instants de conversation en tête à tête avec lui.
Parce que, voyez-vous, malgré la preuve du suicide de Josephini, je persiste à croire qu’une puissance extérieure est intervenue. Le petit crouille semble tout bizarre. Il n’y a pas que de la tristesse sur sa face grisâtre, mais aussi de la peur. Il regarde autour de lui d’un air implorant… À moins que ça soit une idée absurde germée sous ma coiffe… Faut que je sache. Si je me mets à construire des romans à trois francs cinquante, vaut mieux que je prenne ma retraite anticipée…
Lorsqu’on achève de refiler l’eau bénite, autour de la tombe, je moule Pinaud sous prétexte de saluer un aminche, et je me rapproche en loucedé de Mohammed… Il s’en va, tout seulâbre, dans le grand cimetière, cet enfant de la gloire…
Une fois hors du cimetière, il se dirige vers la station de taxis, because il n’a pas encore les moyens de s’offrir une tire amerlock couleur framboise-dégueulée. Mais ça viendra… Ses bourses grossiront, si je puis dire.
L’un suivant l’autre, nous parvenons à la hauteur de ma bagnole. Je presse le pas et touche l’épaule de l’Arbi. Il sursaute et fait une volte-face. Son regard est charbonneux, comme dirait Jean Mineur. On le sent prêt à balancer une prune à celui qui voudrait lui chercher du suif. Pour calmer ses instincts belliqueux, je lui décoche un merveilleux sourire qui attendrirait un percepteur.
— J’aimerais te parler un peu, mon petit gars…
— Qu’i-ce qui vous me vouli ? crache Mohammed.
Je louche sur sa main droite ; fermée, elle compose un poing dur comme l’acier.
— Retiens-toi, Mohammed, la Fédération te retirerait ta licence si tu avais le malheur de maillocher un poulet.
Il me regarde sans piger. Je lui produis alors ma carte. Mais elle n’accapare pas outre mesure (comme dit mon tailleur) son attention.
— Ji sais pas lire, avoue le champion.
Si c’est pas malheureux, tout de même ! Voilà un moujingue auquel on a appris à casser la figure de ses contemporains avant de lui apprendre l’alphabet ! Quelle époque épique !
— Ça veut dire POLICE, dis-je en lui désignant le mot écrit en rouge. On va employer la méthode globale pour t’éduquer, mon chéri…
Il tremblote.
— Police ! balbutie-t-il, mais qu’i-ce qui ji fait ?
— Rien, c’est pour pas qu’on te fasse, au contraire, que je veux te parler… Monte dans ma voiture, on va se promener un brin…
Il m’obéit, de plus en plus troublé. Je pilote mon char un moment, jusqu’à ce que j’aie repéré un bistrot tranquille sur les rives du canal.
— Viens, je t’offre un verre…
— Ji bois pas…
— Alors un cornet de frites, mais arrive, bonté divine ! et ne fais pas cette tête-là, je ne veux pas te becqueter…
J’ai eu bon naze de choisir cet estaminet. Il est pépère… Une grosse matrone avachie derrière un zinc est en train de faire faillite sans trop s’en rendre compte, en éclusant son dernier tonneau d’aramon. Pas un clille.
Je choisis une table près de la fenêtre et je commande un rhum et un vichy. La gravosse pousse un gémissement et s’extirpe de son comptoir. Elle est grasse comme un beignet, avec l’œil trouble, des bas en accordéon et une paire de pantoufles qui n’en peuvent plus.
Elle nous apporte les consommations et regagne sa base en ahanant.
— Bon, parlons sérieusement, Mohammed, c’est-à-dire de la mort de ton manager…
Alors là, il accuse vilain le coup. Il a le regard ovale brusquement, et plein de trucs bleus.
— Vois-tu, j’ai dans l’idée qu’il s’est fait rétamer par une bande de loustics qui ne te pardonnent pas ta victoire de l’autre soir, tu me comprends ?
Il esquisse un bref signe affirmatif. Je sens que je tiens le bon bout, et aussi que mon instinct ne me trompait pas.
Décidément, quand il y a du louche (comme diraient les frères Lissac) je mets pile le doigt dessus.
— Je vais te dire, poursuis-je en regardant l’Arabe, j’ai su, par quelqu’un de bien placé, que ta rencontre avec Micoviak était du bidon. Tu devais t’allonger afin de remonter le standing du Polak de Belleville, c’est pas vrai ?
Maintenant, il est subjugué. Il me regarde avec crainte et ferveur.
— Oui, ci vrai… Ci vrai… Ci missieur Mario qui m’avait dit : on perd citte rencontre, et pis après on signe un contrat pour li revanche. Ti prends li titre facile à Micoviak…
— J’ai assisté à la rencontre, tu as perdu les pédales, hein ?
— Li m’a fit très mal, ji plus pu mi retenir, alors ji cogné. Missieur Mario, di coin, il mi criait « attention »…
— Bon, tu as descendu le gnard ; ensuite, que s’est-il passé ?
— Missieur Mario m’a engueulé. Et pis di zhommes sont vinus à la salle d’entraînement. Ils m’ont dit que si ji recommençais à jouer au c…, ji pourrais aller vendre di tapis au lieu di boxer…
— Ils étaient comment, ces hommes ?
— Bien habillés…
Je ne sollicite pas davantage de détails descriptifs, me doutant bien que lui et moi n’avons pas les mêmes conceptions de l’élégance.
— Nombreux ?
— Deux.
— Vieux, jeunes ?
— Un grand vieux, d’au moins quarante ans…
Je renoue ma cravate.
— Et un plus jeune…
— Tu as su leurs noms ?
— Non… Si… Li vieux ? Missieur Mario li disait missieur Abel…
— Il s’appelait Abel ?
— Oui…
— Et Mario semblait avoir peur ?
Le petit Arbi passe ses pattes de raton laveur dans sa tignasse bouclée.
Il n’a inventé ni l’eau chaude ni la poudre à faire féconder les mulets, pourtant, son ignardise mise à part, il se cantonne dans une bêtise sobre et de bon ton.
En tout cas, il a une qualité primordiale : il est animé d’une farouche bonne volonté. C’est un consciencieux. Toute sa vie, il ne fera que ce qu’on lui dit (à moins qu’on le fasse sortir de ses gonds par une châtaigne mal placée), mais il le fera bien.
Il cherche désespérément à piger mes questions.
— Peur ? répète-t-il. Non, ji ni crois pas… L’était tris en coulère contre moi, li disait divant li missieurs que si ji recommençais il mi laisserait tomber…
Je m’abîme dans des pensées moroses. Je cherche ce qui sonne faux dans mon problème et je trouve : Mario Josephini ne pouvait être tenu pour responsable du malencontreux coup d’humeur de son poulain. La réaction de Mohammed avait été une réaction humaine, normale et incontrôlable. Et puis, jamais je n’avais entendu dire qu’un manager de boxe fût mis en l’air (c’est exactement le terme qui convient ici) parce qu’un gars de son team n’avait pas été réglo… Même aux États, ce sont les boxeurs en personne qui la sentent passer…
M’est avis, les gars, que le farniente a sur moi un effet désastreux. Je suis en train de me construire un bath petit cinéma portable et de me projeter à longueur de journée « Y a de l’eau dans le gaz », avec San-Antonio dans le rôle du tuyau !
L’Arbi respecte mes réflexions.
Je lui souris.
— T’es un bon petit mec, et tu feras une belle carrière dans l’albuplast et le collodion… Dis donc, quand as-tu vu Josephini pour la dernière fois ?
Il scrute son passé.
— L’après-midi avant qu’il tombe di sa finêtre !
— Tu l’as vu où ?
— À la salle.
— Il était normal ?
Je me reprends, estimant ma question trop calée, parce que trop générale pour ses méninges martelées.
— Il n’avait pas l’air ennuyé ?
— Non…
Il réfléchit un peu, ce qui produit des craquements sous son chapiteau.
— Sauf quand li dame li venue li chercher…
Je sursaute.
— Une dame ?
— Oui… Missieur Mario mi faisait travailler ma droite au punching-ball ; et pis li dame i entrée… Quand li a vue, missieur Mario a eu l’air bien embêté.
— Qu’a-t-elle dit ?
— Rien… Si tinait droite dans la porte avec belles fourrures blanches et si cheveux jolis dorés… Missieur Mario m’a dit qui ça allait bien comme ça pour aujourd’hui, enfin, pour l’autre jour, quoi ! Li a remis sa veste et li est parti avec li dame… Pas content… Et pourtant li dame était vachement balèze…
Il boit son verre de Vichy. La grosse vachasse du zinc est arrimée après son rade comme une baleine crevée après une banquise… Elle arrive à nous jeter un regard flasque de ses grosses gobilles ravagées par le picrate.
Ce que vient de m’apprendre le petit champion m’intéresse bougrement.
Quelques heures avant sa mort, une belle nana emmitouflée dans du poil coûteux est venue à la salle d’entraînement. Elle n’a eu qu’à paraître pour que le manager fasse la gueule et se taille avec elle. Vous ne trouvez pas ça curieux, vous ?
— Cette dame, tu l’avais déjà vue ?
— Jamais…
— Elle était à l’enterrement, tout à l’heure ?
— Non…
Je me lève.
— Ça ira pour aujourd’hui. Donne-moi ton adresse, moi je vais te refiler la mienne. Si on a du nouveau ; on se contacte, d’accord ?
— Oui, missieur.
Je jette un coup d’œil admiratif sur ses épaules puissantes. Il ne doit pas faire bon être « contacté » par un moyen de cette trempe. Bien que la tenue de ville le désavantage, on devine facilement les biscotos dans les manches.
— Hé ! lui lancé-je, au moment où je le largue à une station de taxis, si tu veux me permettre un conseil : soigne ta garde et tu iras loin !
Mathieu-la-Vache est en train de se cogner une vieille belote des familles au Bar Bithurique (le patron est un ancien préparateur en pharmacie qui a dû lire l’almanach Vermot dans sa jeunesse) lorsque j’enfonce le bec-de-cane d’un geste à la fois noble et dégagé. Il a pour partenaires trois zigs dont les faciès évoquent un grave accident de la circulation. Ils sont balafrés comme des troncs de palmiers et avec ce qu’ils se sont collé sur la terrine comme albuplast, on arriverait à faire tenir droit les seins d’une douairière. Un vrai dessin de Dubout !
Mathieu annonce un carré de dix et, pour jouir de son triomphe, jette un regard aussi satisfait que circulaire sur l’auditoire. Il m’aperçoit et, du coup, oublie ses brèmes… Il est gêné et anxieux. Il crie au patron :
— Denis, chope ma place un instant, elle est toute chaude !
Il serait dommage qu’un carré de dix fût perdu.
J’assiste à la mutation et je m’éloigne avec Mathieu vers le fond du bar où se trouve une table judicieuse dans un renfoncement adéquat.
— Vous prenez un petit pastis ? s’informe Mathieu.
— D’ac…
— Deux spécials ! lance-t-il à la demeurée qui sert de valetaille, avec une voix bien timbrée et un solide mépris du pluriel des mots en al.
D’un commun accord, nous attendons d’être abreuvés pour entrer dans le vif du sujet. De toute façon, Mathieu ne peut que me laisser l’initiative de la conversation. Il paraît inquiet.
Je goûte le pastis. En effet, c’est du spéciaux, il est épais comme une nuit de décembre et possède un agréable parfum.
— Alors, attaqué-je, cet agent de change, il fait relâche aujourd’hui ?
Mathieu se trouble.
— C’est-à-dire que je n’y vais pas tous les jours, vous comprenez ?
— Pardine…
Je joue à imprimer des ronds sur le marbre du guéridon en utilisant le pied de mon verre comme tampon.
— Dis-moi, Mathieu, connais-tu un certain Abel ?
Il reste immobile, de l’hésitation plein le crâne. Son nez aplati pend comme une trompe d’éléphant et il semble embêté.
— Abel, se décide-t-il enfin, attendez, ça me dit quelque chose…
— Je l’espère bien !
— Ça ne serait pas d’Abel Bubœuf que vous causez ?
— Possible. Il est comment, ton Dubœuf à la mode ?
— Grand, costaud, avec les crins en brosse…
— La quarantaine ?
— Un poil de plus, mettons quarante-cinq carats pour faire le compte.
— Est-ce qu’il ne s’occuperait pas de… de boxe, mon grand ?
Mathieu fait la grimace.
— Je ne peux pas vous le dire… Je…
Je pose mon glass d’un geste si brusque que le pied casse net. Je tourne vers mon voisin de banquette un regard qui ferait fondre un réfrigérateur.
— Écoute, Mathieu, tu as beau travailler chez un agent de change (et j’appuie sur le terme), n’oublie pas que tu as encore ton coulant de serviette à Poissy. Quand on a un pedigree comme le tien, on tâche à faire plaisir à m’sieur l’agent chaque fois que l’occasion se présente, tu me comprends ?…
— Vous fâchez pas, proteste-il, un peu pâle.
Il ajoute :
— Je suis pas un saint, m’sieur le commissaire… Seulement, voyez-vous, j’ai jamais becqueté à la grande gamelle. Je demande pas mieux que de vous rendre service, mais…
— Arrête, Mathieu, tu vas me faire chialer et j’ai oublié mon mouchoir ! Quand tu te mets à jacter sur ta conscience, y a comme de la Marseillaise dans l’air… Je te demande deux choses. Primo : où peut-on rencontrer cet Abel ? Deuxio, mais c’est la question subsidiaire : s’occupe-t-il de boxe ?
Mathieu fait claquer ses doigts. La fille au regard éteint a dû potasser l’alphabet sourd-muet sur les pages illustrées du Larousse car elle rapporte des pastis sans que Mathieu ait proféré un seul mot.
Mon compagnon se masse le naze.
— M’est avis, fait-il, que Dubœuf drague dans un bar, avenue Junot… Vous dire lequel, je m’en rappelle plus… Maintenant, pour ce qui est de la boxe, c’est possible qu’il s’en occupe…
Ce disant, il a l’air aussi franc qu’un monsieur rentrant chez lui à minuit couvert de rouge à lèvres.
— Ce que tu es plus sympathique, Mathieu, quand tu laisses ta conscience dans le porte-parapluies !
Il n’a même pas le courage de sourire. Je sors de l’auber de ma vague pour douiller l’orgie anisée, mais il étend un bras décidé :
— Laissez, m’sieur le commissaire, je suis ici dans mon fief…
Je rengaine mon bel argent sans insister. Ça le vexerait, et avec les hommes donneurs, il faut se méfier.
Le soir tombe avec un bruit mat lorsque je m’insinue dans un café de l’avenue Junot. C’est le troisième que je visite. Dans les deux premiers, on m’a assuré ne pas connaître d’Abel Dubœuf (en daube) et ces affirmations m’ont été faites d’un air si innocent que je désespère de mettre ce soir la main sur le copain de Josephini. Pourtant, en entrant au Léon’s, mon regard rencontre celui d’un type qui sort précipitamment d’une cabine téléphonique. Ce type doit être Abel, si je m’en réfère à ses cheveux en brosse et à son désir de se tailler. Pas d’erreur, le taulier du deuxième troquet a passé un coup de bignou ici pour prévenir Abel qu’un poulet déguisé en beau garçon le cherchait, et Abel préfère remettre notre entrevue à plus tard.
Je le biche par un revers au moment où il va passer le seuil.
— Minute, fais-je, je voudrais vous dire un petit mot…
— Mais je ne vous connais pas…
— Nous allons faire les présentations, venez avec moi…
Il doit être du genre patient car il se fout en renaud : d’un coup de patte il me fait lâcher son veston.
— Dites donc, faudrait voir à ne pas jouer au petit soldat avec moi, hein ?
Je soupire et lui montre ma carte.
— Tu t’appelles bien Abel Dubœuf ?
— Il paraît.
Hargneux, il jette :
— Mais c’est pas une raison pour me tutoyer, on n’a pas gardé les vaches ensemble !
Il a de l’esprit, Dubœuf !
— Excusez-moi, m’sieur le baron, murmuré-je, j’avais pas remarqué le blason brodé sur votre slip.
L’homme me déplaît souverainement. Je n’ai jamais eu beaucoup de tendresse pour la pègre, mais il y a des tronches qui dépassent une catastrophe. De cet individu se dégage une impression déprimante de saloperie ambulante. Il doit être teigneux, haineux, sournois, mauvais et diabétique.
— Vous allez me suivre illico, coupé-je brusquement.
— De quel droit ?
Le populo remue dans la strass. Les consommateurs — tous des malfrats — regardent ce début de corrida d’un œil trouble. Je me demande s’il va y avoir de la bigorne…
— Vous avez un mandat d’amener ? questionne Abel.
C’en est trop.
— Le voilà, dis-je en lui plaçant un gauche très sec au foie.
Il se plie en deux, manquant d’air… Il voudrait riposter, mais je l’ai cueilli à la surprise, en lui livrant tout le pacson.
Quelques truands s’avancent, avec l’air de vouloir des explications.
— Bas les pattes, Azor, fais-je au premier de la série. J’ai à faire avec monsieur, mais si vous cherchez du suif, j’appelle à la garde et ça va être le grand emballage maison. Je vous promets qu’en sortant du trou vous pourrez vous tapisser d’étiquettes « Fragile ».
Ces honorables personnages n’insistent pas. J’aide alors Dubœuf à se relever et je l’entraîne jusqu’à ma charrette. Je le pousse à l’intérieur, je mets le cliquet de sûreté et je m’installe au volant.
Quand nous atterrissons douze minutes plus tard à la grande crèche, le gars Abel a récupéré. Il ressemble plutôt à Caîn, du moins à l’idée qu’on se fait de ce brave garçon : yeux fuyants, lippe mauvaise…
— Ce ne sont pas des procédés, rouscaille-t-il. Je suis en règle et je ferai valoir mes droits…
— On en parlera à tête reposée, comme disait le gnard qu’on emmenait à la guillotine.
— Très drôle, marmonne-t-il. Au juste, vous me voulez quoi ? J’ai jamais vu ça : un flic qui vous rentre dans le chou sans un mot alors qu’on a une conscience nette !
— Ta conscience, rectifié-je en le faisant sortir de la guinde, elle ressemble à des lavatories publics ! Allez, amène-toi…
— Vous m’arrêtez ?
— Comme qui dirait…
Il s’écrie :
— Ah oui ?
— Oui… Presse-toi, le temps me dure de t’avoir entre quatre murs…
Il se plante devant moi.
— Vous m’arrêtez sous quel motif ?
— Insultes et voies de faits sur la personne d’un commissaire spécial…
— Oh ! ce culot !
Comme nous sommes sous le porche des Établissements Bourreman, je lui octroie un coup de coude dans les côtelettes qui lui dévisse le tube respiratoire.
Il ne pipe plus mot jusqu’à mon burlingue. Bérurier, armé d’un petit réchaud à alcool, est occupé à se faire chauffer une andouillette dans la pièce voisine. Comme il a eu l’heureuse initiative de laisser ouverte la porte de communication, j’ai la réconfortante impression de réinstaller dans les cuisines de l’hôtel Pinchon.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? lancé-je à mon collègue, tu attends des invités ?
— Excuse-moi, fait-il, c’est l’heure de mon thé…
— Tu le prends à l’andouillette panée, ton thé ?
Bérurier abandonne son andouillette pour venir tailler une bavette dans l’encadrement.
— Je vais t’expliquer, fait-il, je fais un régime…
— Un régime ?
— Pour lutter contre l’embonpoint. Le toubib m’a conseillé de laisser tomber les gros repas et de grignoter plusieurs fois dans le courant de la journée…
— Et tu grignotes des andouillettes ?
— Oui, c’est léger et ça trompe la faim…
L’andouillette répandant une odeur de brûlé, il se précipite.
— Merde ! brame-t-il, la v’là qui me joue Calcination.
Je ferme la porte. Abel sourit.
— Je crois, dit-il, que le gros public se fait une idée erronée de la police.
— Pas toujours, protesté-je en lui plaquant une mandale sur la vitrine. Par exemple, figure-toi qu’il s’imagine qu’on chahute un peu les clients, le gros public…
Je lui file un coup de latte discret dans les chevilles, puis un ramponneau plein de réserve sur l’oreille droite.
— Alors, tu vois, ça concorde, sois heureux…
Dompté, il s’assied. Attiré par le bruit des coups comme un condor par l’odeur d’une charogne, Bérurier s’amène, brandissant son andouillette dégoulinante au bout d’une fourchette, style Neptune.
— Qu’est-ce y a ? demanda-t-il, la bouche graisseuse.
— Rien, je parlais avec monsieur.
Il avait d’abord pris Dubœuf pour un copain à moi, mais il revient en courant sur son erreur.
— Qui c’est, ce tordu ?
— Un monsieur qui s’occupe de boxe. Il joue à deviner l’issue d’un combat avant que celui-ci ait lieu !
Mon collègue comprend tout. Il murmure :
— Pas possible…
Afin d’avoir la liberté de ses mouvements, il dépose délicatement son andouillette sur l’annuaire du téléphone.
— C’est lui qui a rétamé Josephini ?
Alors je me mets à le traiter de sexe féminin avec ardeur, parce qu’avec sa grande gueule il vient de me démolir mon plan d’action comme Gabriello démolit un chapeau melon en s’asseyant dessus.
— Est-ce que je t’ai appelé, hé ! pain de régime ? Va bâfrer tes entrailles d’animaux dans ton gourbi !
Tout autre qu’Abel se réjouirait de voir régner la discorde dans les rangs de la poulaille. Mais l’aboiement de Bérurier l’a pétrifié. Je remarque son trouble. Je vois que ce sujet demande à être travaillé, vite et à la forcée.
Je l’ai poussé dans un fauteuil.
— Bon, fais-je, tandis que Bérurier, penaud, s’introduit l’andouillette dans le tube digestif, inutile de finasser, je vais droit au but. Je sais que tu avais payé le petit Ben Mohammed pour qu’il s’allonge devant Micoviak. T’avais goupillé ça avec Josephini son manager. L’Arbi n’a pas obéi, et en représailles tu as buté Josephini, histoire de faire un exemple dans les milieux de la boxe !
Il manque d’air…
— Ça alors ! Ça alors…
Je le regarde et ça se met à grincer dans ma pensarde. Je me dis que ce type-là a les jetons. Les vrais de vrais ! Après tout, le paveton que vient de balancer malencontreusement Bérurier est peut-être arrivé à bon port ?
Dubœuf sait quelque chose, j’en suis certain. Je vous parierais une bouteille de Champagne contre une de Butagaz qu’il tremble pour sa peau.
Nous allons bien voir…