Il fait frisquet et je n’ai qu’un pardingue de demi-saison sur le châssis, mais je ne sens pas ce que les grands écrivains appellent la morsure du froid.
Comme disent mes amis Rivoire et Carret, je suis bonne pâte, mais jusqu’à un certain point, pourtant il m’est avis que la Hollandaise a atteint ce certain point. Cette grognace me fait pleurer comme un gruyère exposé en plein Sahara en me disant qu’elle ne voyait Josephini que pour lui resquiller des places ! Elle est grand amateur de boxe, mais elle ignore qu’il a existé un gars du nom de Marcel Cerdan… Elle me reçoit nonchalamment, mais elle a branché un magnéto afin d’enregistrer notre conversation ! Jamais je n’ai vu une poupée aussi déconcertante. En tout cas, j’ai eu le dernier mot et je l’ai soufflée comme une bougie avec mon allusion au magnéto… Elle a dû comprendre que mon élection à la présidence des fleurs de naves n’était pas encore pour demain !
Je gagne mon carrosse, mais je n’y prends pas place car j’aperçois, tout près, la devanture d’un café.
J’entre en trombe, tel le frère cadet du cyclone Jeannette, et je réclame le téléphone d’une voix tellement forte que la patronne, tout en m’indiquant la cabine, mijote de résilier son abonnement.
Je tube à la Grande Boîte pour voir si Bérurier s’y trouve encore. Le mec du standard me dit qu’il s’est trissé depuis une vingtaine de broquilles, mais qu’il l’aperçoit au bistrot d’en face, occupé à rouler les bobs avec le louffiat.
— Envoie-le-moi chercher ! ordonné-je d’un ton sans réplique.
J’entrouvre la lourde de la cabine et je crie à la bistrote de me préparer un double Cinzano-dry avec une goutte de gin. Rien de tel pour entretenir un doux état euphorique. Sur ce, je perçois le bruit d’un vieux train à vapeur entrant en gare et la voix disloquée de Bérurier me demande ce qu’il y a.
— Prends une bagnole, dis-je, et annonce-toi 124 rue de la Faisanderie. Il y a dans cette caserne une dame Van Voorne qui m’intéresse au point que j’en perds le manger…
— Et que faudra-t-il lui faire ? s’inquiète le Gros. Un enfant ?
— À l’impossible nul n’est tenu, bonhomme. Contente-toi de la surveiller…
— Comment, de la surveiller ? halète cette brave locomotive fissurée.
— Dans le cas où elle sortirait…
— Et si elle ne sort pas ?
— Alors, tu attends qu’elle sorte ; c’est d’une simplicité étourdissante.
Béru pousse un barrissement qui m’infecte le conduit auditif.
— Tu me vois poireauter toute la nuit ?
— Très bien, surtout si tu as une mandoline dans les mains, ça renforcerait ton côté Pierrot.
— Gourmand !
Il me brame alors que je peux aller chez Plumeau vu qu’il a ce soir une soirée chez leur ami le coiffeur (l’amant de madame), soirée au cours de laquelle ils doivent manger des crêpes.
— Justement, tranché-je, ce serait de l’anthropophagie…
Là-dessus, je raccroche et je vais écluser ma consommation. Je suis joyeux de la façon la plus merveilleuse qui soit, c’est-à-dire d’instinct. La rapidité avec laquelle se développe mon enquête personnelle me réjouit. Avoir eu un pressentiment et s’engager dans l’inconnu avec pour seule arme un gros nez comme ça, c’est quelque chose, croyez-moi. Quelquefois, vous rouscaillez après des flics parce qu’ils mettent des papillons sur votre pare-brise, vous avez tort. Rien n’est plus poétique qu’un papillon, du reste. Et puis il est des cas où, vous le voyez, c’est utile.
Je ne prétends pas que ma blonde Hollandaise soit la meurtrière de Mario, mais je devine qu’elle en sait long sur des trucs qui ont besoin d’ombre et de silence. Ça, c’est de bon augure.
Je pose un misérable sur le rade, j’enfouille la morniflette et je vais voir dehors si j’y suis.
Je m’y trouve instantanément malgré l’obscurité qui pèse sur ce coin de la street. Avant de me tailler, j’attends au volant de mon char, tel Ben-Hur guettant le signal du starter…
Je ne tarde pas à voir radiner le gros Bérurier au volant de sa quatre-chevaux. Là-dedans, il ressemble à un soufflé au fromage dans sa terrine.
Il est venu tout de même, malgré les crêpes du coiffeur. Quel brave mec ! C’est volumineux, stupide et râleur, mais quelle conscience professionnelle !
Il ne me reste plus qu’à faire la valoche. Je m’en vais donc avec la conscience pure d’un pêcheur qui vient de placer une ligne de fond pour la nuit.
Ce qu’il y a de meilleur dans la choucroute, je m’en vais vous le dire : c’est la choucroute ! La garniture n’est là que pour mettre cette évidence en relief.
Je fais cette constatation en sirotant un Traminer de la bonne année de la Brasserie Alsacienne. Ayant englouti une porcif monumentale, je décide de me payer une toile à la dernière séance du Rex because, dans mon état de surexcitation, Je suis certain de ne pas pouvoir fermer les paupières avant une heure très avancée.
Je visionne donc un grand truc en couleurs et sur grand écran. Ça n’est ni génial ni rasoir. Ça bonnit l’histoire d’un mec paumé dans la brousse avec un poste de radio émettant seulement en 140 de large. Il se fait alpaguer par des bougnouls qui décident de se le farcir avec des oignons émincés, mais il a un œil de verre et il s’extrait son lampion bidon devant les négros qui, peu spirituels, le prennent pour le Bon Dieu. (Notez, soit dit entre nous et le passage du Lido, que la justice étant aveugle, le Bon Dieu pourrait fort bien être borgne.) Bref, le zig devient roi de la tribu (d’où le mot tribulations). Il découvre une pin-up que les Noirs séquestraient après l’avoir sans doute kidnappée à un concours de Miss Californie. Bref, vous devinez la suite. Le mec se calce la nana tandis que les négus dansent le cha-cha-cha… Un hélicoptère de passage se pose dans une clairière et les emmène en voyage de noces à Montevideo. The End !
Ça ne meuble pas l’intellect, mais ça ne vous conduit pas non plus au cabanon. C’est le genre de film pour familles nombreuses et soubrettes délirantes. L’aventure est au coin de la Ruhr ! Une brousse prise sur le vif, c’est-à-dire dans le jardin exotique de Los Angeles ; des nègres démobilisés depuis peu, et le crocodile de service de la Métro…
On sort content sans avoir besoin de Sucraspirine.
Je retourne à ma voiture et décide d’aller me zoner. Les horloges des carrefours affirment minuit vingt, ce qui est une heure raisonnable, propice au dodo.
La nuit est belle et froide comme Michèle Morgan. Je pilote à la paresseuse, en ne tenant le volant que d’une pogne.
Je suis l’Haussmann jusqu’à Friedland. Je vire à l’Étoile et cramponne l’avenue du Bois pour rejoindre Saint-Cloud, lieu de ma résidence.
Arrivant à la hauteur de la rue de la Faisanderie, je me dis que la moindre des choses serait de jeter un coup de périscope à Bérurier, histoire de vérifier s’il est toujours fidèle au poste, le Gravos.
Je vire à gauche et biche la rue tranquille de la belle blonde. J’aperçois la quatre bourrins de mon sous-fifre stationnée devant le 124… Il doit guetter dans le noir, le pauvre mec… J’ai du remords… Si, à pareille heure, la mère Van Voorne n’est pas sortie, c’est qu’elle ne sortira plus. Je vais dire à mon brave Béru d’aller rejoindre sa baleine dans les torchons…
Je stoppe derrière sa tire et m’en approche. Le Bérurier des familles is làga… Mais il m’a l’air d’en écraser sérieusement. Il a le pif sur son volant… Terrassé par la dorme il a, contre son habitude, oublié sa mission…
Rageur, j’ouvre la porte de sa voiture.
— T’as pas honte de jouer les marmottes sur le sentier de la guerre, dis, fesses d’âne ?
Il ne bronche pas… Je lui file une bourrade et le Gros bascule contre la vitre. Alors je sens une cohorte de fourmis envahir mon calbar et remonter le long de mon anatomie. J’actionne le plafonnier de la voiture et je vois une formidable flaque de sang sur la banquette. Le Gros a bloqué une praline dans la région du cou et il s’est à peu près vidé. Tel, il me paraît un peu mort. Toute l’affection que je lui porte me remonte à la gorge.
— Béru ! je balbutie ! Béru, vieux pote, joue pas au con… Tu m’entends, dis ?
Autant parler à une coquille Saint-Jacques ! Il paraît avoir un taf, mon copain ! La mère Bérurier va pouvoir s’acheter un métrage de crêpe de Chine noir, elle en aura l’utilisation, probable !
J’introduis ma main tremblante à travers la limace du Gros. Je palpe sa graisse à la recherche du battant, je le situe approximativement et je m’immobilise. J’écoute avec la main, en quelque sorte. C’est un peu comme si tous mes sens affluaient dans ma dextre…
Rien ! Fermé pour causer de décès ! J’ai envie de hurler, de chialer, de sortir mon feu et de foutre en l’air l’humanité entière pour être certain de ne pas laisser échapper le fumelard qui a fait ça… Et puis, j’ai un sursaut. Il me semble… À moins que ce soit le mouvement de mon sang à moi que je perçoive… C’est tellement faible… Si, il me semble que c’est le bon cœur de Bérurier qui cogne, faible, infiniment lent, pareil à une montre sur le point de s’arrêter.
Un hosto ! Vite ! Vite ! Un hosto, nom d’une génisse ! Où y en a-t-il un ? Je n’arrive pas à récupérer mon sang-froid… Je ne vois que celui de Saint-Cloud… Mais Saint-Cloud, c’est loin d’ici ! Tant pis… Je connais le médecin-chef et la plupart des infirmières, ça vaut le coup d’essayer… Et puis là-bas, avec les accidents de l’autoroute, ils ont l’habitude d’accueillir en pleine noye des gars mal en point.
Avec d’infinies précautions, je tire Bérurier sur la droite. Je prends une carante dans mon coffre et je la mets sur la flaque de sang, je prends place au volant de la petite chiote et, en route ! Je bombe à travers le Bois… Le pont de Saint-Cloud est tout de suite là, car je bombe tant que ça peut… Il s’agit d’une question de secondes, sûrement, si j’en juge au sang perdu par la grosse gonfle…
Je traverse le carrefour, oblique à droite, grimpe la rampe, vire à gauche, puis encore à droite et me voici sur le terre-plein de l’hosto. Je carillonne à la lourde. Un infirmier de garde m’ouvre en bâillant.
— Police ! fais-je, alertez la garde, j’amène un blessé grave !
Rapidos des gnards se la radinent avec un brancard. Ils extraient Béru de la voiture, l’étalent doucement sur la civière et le coltinent à la salle d’opérations. Un docteur se met en devoir de lui découper ses fringues, une infirmière lui fait une transfusion à toute vibure parce que, de toute façon, c’est la première chose à pratiquer.
J’interroge la doctoresse.
— Pensez-vous qu’il s’en sortira ?
Elle fait la moue…
— On vient de prévenir le professeur Glandieu… Lui seul pourra se prononcer…
— Mais votre avis…
Elle hausse les épaules, un rien agacée… Ce geste est éloquent. J’ai du chaud, du navré dans le corgnolon…
Je regarde Béru… Il est blanc verdâtre, avec un mince regard blanc. Sa bouche est entrouverte… On ne le voit même pas respirer.
Et dire que je l’ai empêché d’aller goinfrer des crêpes ! Tout cela est de ma faute ! Je ne suis même pas en mission officielle !
Pour un caprice, un problo à résoudre, je viens de faire buter le plus chic type de la terre.
Je serre les poings…
— Écoutez, il faut me le tirer du pétrin, faites ça pour moi…
Combien cette phrase est puérile et lourde d’orgueil. Elle m’a jailli des lèvres et, chose curieuse, les assistants ne songent pas à hausser les épaules.
L’infirmière est une gentille petite qui n’habite pas loin de mon pavillon et avec laquelle je plaisante, les soirs d’été, lorsque je taille ma haie de troènes sur le chemin…
Conscient de mon impuissance, je me calte. Si on peut faire quelque chose pour Béru, on le fera. Moi, je ne sais que buter les gens, je n’ai pas, hélas ! le pouvoir de les rafistoler. Je serre les ratiches pour m’empêcher de chialer.
Que faire ? Aller prévenir sa barrique ? Elle doit ronfler… Laissons-la en écraser, il sera bien temps demain… Et pourtant, j’aurais besoin d’une présence amie… Besoin de quelqu’un aimant Bérurier…
Je retourne à la voiture… Il y flotte une vilaine odeur fade… Bravant ma répulsion, je m’insère entre le volant et le dossier du siège…
Si j’allais chez Pinaud ? Après tout, c’est pour venger son beauf que tout ça est arrivé… Il crèche à Grenelle, rue Violet… Je potasse mon carnet d’adresses… Oui, c’est bien ça : au 45 !
Je peux toujours le réveiller pour m’épancher… S’il rouspète, j’en serai quitte pour lui flanquer ma main sur la figure en le traitant de détritus.
Mais je sais qu’il ne rouspétera pas !
C’est madame Pinaud qui délourde !
Un poème !
Épique !
Elle est en grande limace traînante, serrée au col et aux poignets ! Ses crins sont emprisonnés dans une résille et elle s’est filé sur la frite un astringent qui la fait ressembler à une divinité inca.
— Oh ! C’est vous, monsieur le commissaire, balbutie-t-elle. Nous avons eu peur… À ces heures…
Apparaît alors Pinaud. L’ancien comédien de Montrouge a l’air de jouer du Feydeau. Rien n’y manque : le calcif long à fleurs, la chemise blanche au pan arrière surbaissé, le bonnet de noye à pompon… Il a les pinceaux dans des pantoufles à pneus ballons et ses châsses sont coagulés par le sommeil.
— C’est toi ! murmure-t-il. Je me disais aussi… À ces heures, tu comprends ?…
Il stoppe devant ma mine défaite.
— Il est arrivé quelque chose ?
— Bérurier vient de se faire mettre en l’air !
— Non ?
Il lève le pan de sa limace, baisse la ceinture de son calcif et se met à gratter tristement une fesse mélancolique.
Mme Pinaud passe une robe de chambre en émettant les onomatopées exprimant le mieux la surprise et la consternation.
Son époux pleure silencieusement.
— Il est mort ? s’informe-t-il enfin.
Je secoue la tête.
— Il y a un quart d’heure, il vivait encore, mais on ne m’a pas laissé d’espoir…
Pinaud se rassérène.
— S’il vivait il y a un quart d’heure, il s’en sortira ! promet-il. Tu sais bien que Béru est increvable.
— Tout de même… Il était vidé littéralement… Avec ça, une plaie au cou qui ne pardonne pas…
— Je te dis qu’il s’en sortira, s’obstine mon collègue. Souviens-toi de la fois où il a été flanqué de la plate-forme d’une grue par Fanfan-bec-de-lièvre… N’importe qui se serait disloqué, pas lui…
— Parce qu’il est tombé sur un tas de sable…
— Et la fois où il a pris quatorze coups de couteau dans le ventre, à Poitiers ? Hein… On lui a fait la para… la lapara… la tomie…
— Cesse les battues, je vois ce que tu veux dire, tranché-je.
Nous essuyons nos pleurs et Mme Pinaud propose à travers sa crème astringente de boire du rhum… Nous acceptons.
Au deuxième godet, Pinuche tourne vers moi sa face de Pierrot de plâtre.
— Qui a fait ça ? demande-t-il.
Brusquement, c’est comme si une baraque de cinq étages me chutait sur la mansarde.
Tout à ma consternation, j’ai perdu de vue « l’affaire ». Avec le flingage de Bérurier, un nouveau maillon vient de renforcer la chaîne.
Je commente pour Pinuche ma visite à la belle Mme Van Voorne.
— Tu comprends, conclus-je, je tenais à la faire surveiller étroitement et, tu le vois, l’idée en soi était judicieuse. Quelqu’un s’est aperçu de la présence de notre pauvre Gros. Quelqu’un qu’il avait remarqué, du moins on est en droit de le penser. Et ce même quelqu’un n’a pas hésité à tuer Béru ; probable que l’enjeu en valait la chandelle…
Tandis que je jacte, Pinaud enfile son futal. Il ajuste ses bretelles en bâillant, noue une cravate élimée sur sa chemise de nuit, passe des chaussettes, endosse sa veste et son pardessus.
— Où vas-tu, mec ?
Il se frotte les sourcils, comme dut le faire la Belle au Bois Pionçant lorsque son Rainier est venu la virer des toiles.
— Ben… Je suppose qu’on va voir cette dame, non ? Faut battre le fer pendant qu’il est chaud, comme je disais dans La nièce du forgeron…
— Tu y jouais le marteau ? demandé-je en lui emboîtant le pas.
Il me dicte la conduite à tenir avec son bon vieux sens de la routine.
Je salue très bas Mme Pinaud dont le masque de cire se fissure pour un sourire d’adieu et je suis son digne époux à qui un bonnet de nuit n’ôte rien à son standing, bien qu’il le porte en tenue de ville.
Nous mettons le cap sur la Faisanderie. Il est deux heures du mat bien sonnées lorsque je retrouve ma tire. Je remets celle de Béru où elle se trouvait et j’actionne le bouton de la porte livrant accès au 124.
L’immeuble est silencieux. Je branche la minuterie et vais droit à l’appartement de Mme Van Voorne, suivi de Pinuche en bonnet de noye. Il est mimi tout plein, comme ça, l’ex-futur pensionnaire du Français. En avançant dans le hall couvert de glaces, je ne puis m’empêcher de sourire à la vue de ce funambule que je traîne à ma suite…
Parvenu devant la porte de la Hollandaise, j’appuie sur le timbre de la sonnette. Rien ne répond… Pourtant, au ras du paillasson un rai de lumière filtre… Je remets ça sur l’air de Meunier, tu dors (ne pas confondre avec Marie Tudor). Mais lorsque l’aigrelette sonnerie se tait, je sens sur ma joue la gifle flasque du silence[1].
— Y a personne, suggère Pinaud dont l’esprit de déduction possède l’instantanéisme de la lumière.
— Pourtant, c’est éclairé à l’intérieur, mords par terre…
— La dame s’est peut-être endormie en oubliant d’éteindre ?
Je jette un coup de saveur en deçà du bonnet de nuit et, ne voyant personne, je sors mon sésame.
— Oh ! fait Pinuche, choqué !
Cet honnête homme a un sens aigu de la propriété. De me voir forcer les lourdes, ça lui file des crampes au plexus.
Sans prendre garde à ses protestations chuchotées, je bricole la serrure. Elle est amerlock de fabrication, mais je la viole à la française et ça donne le résultat escompté.
Je retrouve l’appartement de Mme Van Voorne en parfait état, mais vide à en avoir le vertige. Plus de Hollandaise, plus de soubrette. La lumière brille à giorno… Voilà qui paraît bizarre ! Le magnéto se trouve toujours dans le living. Je le déclenche et il me distille notre entretien de la soirée.
Pinuche s’aperçoit dans une glace de Venise et arrache son bonnet de nuit avec effroi.
— Tu ne pouvais pas me le dire ! bougonne-t-il.
— Que tu aies ça ou une cage à serins sur la tête, lui dis-je, ça n’aggrave pas ton cas.
Je passe dans la chambre à ronfler. Le pageot est défait… Mme Van Voorne s’est couchée un moment avant de se barrer.
Pinuche, qui fouinasse dans le vestibule, se pointe en tenant une mule de femme, façon cothurne, en velours rouge enrichi de broderies d’or.
— Regarde ce que je viens de pêcher dans le porte-parapluies, près de la porte d’entrée…
Je reconnais la mule : ma Hollandaise l’avait aux lattes tout à l’heure…
— Dans le porte-pébroques ? fais-je, surpris.
— Oui… Bizarre, hein ?
— Assez… Cherche voir l’autre…
— L’autre quoi ?
— L’autre mule, hé, truffe ! Elle n’était pas unijambiste, cette chérie…
Pinuche se fout à quatre pattes et se met en devoir de chercher la seconde mule, mais en vain…
Pendant qu’il joue les épagneuls bretons, je fouinasse de mon côté… Je regarde partout, scientifiquement. Et mon attention est attirée par une asymétrie de la pièce. Elle concerne le double rideau de la croisée. L’un des deux panneaux comporte une cordelière, l’autre non.
J’appelle Pinuche.
— Regarde, fais-je en désignant le détail. Ici, comme chez ton beau-frère, il existe une rupture d’harmonie. Chez Josephini c’était un clou tout seul à gauche de la glace alors qu’un autre à droite supportait une paire de gants de boxe…
Il haussa les épaules.
— Tu te perds dans le détail, San-Antonio…
— Et toi dans le gâtisme ! Alors, cette seconde mule ?
— Partie sans laisser d’adresse…
Je renifle autour de moi… Il y a, pour mon pique-brise averti, comme un parfum de drame. Que signifie cet appartement vide et éclairé ? Ce lit vide, mais qui fut occupé ? Cette mule seule dans un porte-parapluies ? Ce cordon de tenture manquant ?
Je m’empare d’un flacon de whisky dont le seul tort est de se trouver à portée de ma main. Un glou-glou ! et le niveau se met à dégringoler…
Je pose la boutanche et je glapis :
— Merde à la fin ! On va se laisser avoir par le coup de flou si ça continu… Des appartements vides, on ne fait qu’en dénicher depuis ce matin ; je croyais pourtant qu’il y avait la crise du logement ! Allez, Pinuche, branle-bas de combat, cours chercher la standardiste ! Qu’on prévienne la bonniche ! Elle doit pioger dans une carrée sous les toits ! Tout le monde sur le pont ! Les chaloupes à la mer…
Ça ne traîne pas. Pinuche a dû emboucher l’olifant des grandes circonstances car en moins d’un quart d’heure on est obligé de refuser du monde. Mon collègue filtre deux dames en tenues nocturnes qui sont, respectivement, la soubrette et la standardiste, et annonce aux autres personnes que c’est complet pour la séance en cours.
Il lourde en accrochant la chaîne de sûreté.
— Voilà, me dit-il.
J’emmène la petite bonne dans le living, tandis que Pinaud raconte la tranchée des baïonnettes à la standardiste.
La bonniche est moins jolie et plus bretonne lorsqu’elle est démaquillée. Elle chiale et commence par m’avouer, après avoir vu ma carte, que cette histoire risque de lui coûter sa réputation, ce qui n’est rien, et sa place, ce qui est plus grave, vu qu’elle était zonée avec un militaire et que toute la coterie a été à même de le constater, Pinuche ayant manqué de discrétion.
Je la rassure. Ses coucheries ne m’intéressent que dans la mesure où elle les accomplit avec Bibi et comme ce n’est pas le moment d’envisager cette possibilité, j’aborde le vif du sujet.
— Qu’est devenue votre patronne ?
Elle bigle du côté de la chambre.
— Elle n’est pas ici ?
— Si elle s’y trouvait, je ne vous poserais pas la question…
Elle secoue la tête.
— Je n’en sais rien.
— Quand l’avez-vous quittée ?
— Tout de suite après votre départ, tout à l’heure. Madame m’a dit qu’elle m’accordait ma soirée et que je pouvais disposer…
J’enregistre sans magnéto mais avec satisfaction. Donc ma visite avait produit son petit effet et la Hollandaise voulait rester seule… Pourquoi ? Probablement parce qu’elle attendait quelqu’un. Quelqu’un avec qui elle a fait la valoche… en quatrième vitesse. Au point qu’elle ne s’est pas donné la peine d’éteindre la loupiote avant de les mettre…
Je gamberge en zieutant distraitement par l’entrebâillement de la robe de chambre de la soubrette. Ce qu’on y voit vaut largement une séance du cinérama… Le relief y est même supérieur. Je m’arrache à cette contemplation. Après tout, rien ne nous dit que la môme Van Voorne se soit taillée. Elle est peut-être chiche de se la radiner, au milieu de la confusion générale et de crier à la garde. La bouille que je ferais si elle portait le suif ! Parce que enfin je ne suis ni mandaté ni même autorisé à enquêter et, le serais-je, il me faudrait un ordre de perquisition pour envahir son appartement… Et, poussant encore plus loin, aurais-je cet ordre que je devrais attendre le jour pour me mettre au labeur !
Enfin, avec des « si », comme dit Félicie, ma brave femme de mère, on mettrait Paris dans une vessie !
— Qu’a-t-elle fait lorsque j’ai été parti ? je demande.
— Elle m’a dit…
— Je sais : d’aller vous promener, mais pendant que vous acheviez votre travail en cours ?
— Elle a téléphoné…
— À qui ?
— Je ne sais pas…
— Qu’a-t-elle dit ?
— Je ne le sais pas non plus, elle avait fermé la porte…
— Elle reçoit beaucoup de gens ?
— Je ne sais pas, s’entête à dire la souris.
Je fronce les sourcils.
— Vous vous payez ma poire, madame la colonelle !
— Non, m’sieur, je vous assure ; ça ne fait que trois jours que je suis au service de Mme Van Voorne, je ne suis pas au courant de ses habitudes…
Tout s’explique.
— Où remise-t-elle sa voiture ?
— Dans un box, derrière l’immeuble… On passe par la petite rue d’à côté…
J’appelle Pinaud.
Il se présente, le cheveu hirsute, la moustache effrangée.
— Quoi ?
— La mère Van Voorne gare son bahut dans un box privé attenant. Rencarde-toi auprès de la standardiste qui est de la maison et va voir si son cabriolet 203 s’y trouve…
Il opine brièvement, recoiffe son bonnet de nuit en mettant le pompon à l’intérieur et s’en va, digne comme un tribunal anglais. La bonniche se fend le tiroir en le regardant s’éloigner. Un regard glacé de San-Antonio la ramène aux réalités.
— Il est arrivé quelque chose ? demande-t-elle.
— Plutôt… Dites voir, ma déesse, en trois jours vous n’avez rien remarqué de particulier dans le comportement de Mme Van Voorne ? Voyons, une petite intelligente comme vous ?
Le compliment lui va droit au cœur, mais elle secoue néanmoins la cabèche.
— Non, rien…
— Elle a bien reçu des visites ?
— Non, personne… Elle sort beaucoup, par exemple…
— Et c’est quel genre de patronne ? Exigeante, gentille ?
— Plutôt gentille… Les premiers jours « elles » le sont toujours, vous savez…
Rien à tirer de cette pétasse. Je lui file une claque au baigneur et je la réexpédie à son zouave en lui recommandant de ne pas quitter son emploi sans ma permission expresse.
Comme elle va pour franchir la porte, je la rappelle. Il m’est venu une idée. Chez moi, ça n’est pas un signe particulier… Des idées, il m’en défile autant dans le crâne qu’il défile de verres de beaujolais dans le gosier d’un Lyonnais.
— D’accord, trésor, vous n’êtes pas encore au courant des us et coutumes de la casba, pourtant, vous avez dû faire un tour d’horizon de la garde-robe de madame… Une ravissante jeune fille ne peut s’empêcher d’admirer des toilettes, n’est-ce pas ?
Elle rougit, autant à cause du compliment que de l’accusation qu’il contient. Enfin, comme mon regard lui vrille l’épiderme, elle hoche affirmativement sa gentille frimousse.
— O.K. ! comme on dit à la cour d’Angleterre. Alors suivez-moi.
Je la transbahute dans la chambre et j’ouvre en grand la penderie de la Hollandaise… Des robes, des tailleurs, des manteaux, des peignoirs sont accrochés làga.
Je regarde ma soubrette.
— Voilà, lui dis-je, en procédant par élimination, j’aimerais que vous me disiez quelle toilette porte en ce moment votre patronne…
La fille pige et, pointant une langue des plus comestibles, se met à passer une revue attentive des oripeaux.
Lorsqu’elle a terminé son inspection, elle tourne sur moi une frime ratatinée par la surprise.
— Je… je n’y comprends rien, fait-elle.
Moi j’ai déjà pigé.
— Tous ses vêtements sont là, n’est-ce pas ?
— Oui…
— Ce qui laisserait entendre qu’elle est allée se promener en chemise de nuit ?
— Oui… Et en robe de chambre… Il manque sa mauve à col châle…
— Vérifiez aussi les pompes…
— Les quoi ?
— Les targettes, les croquenots, les godasses enfin ! Nous n’allons pas nous mettre à jouer sur les mots, ma chérie !
Elle se jette à quatre pattes, ce qui met en valeur un soubassement aux volumes byzantins. M’est avis que le militaire doit piaffer d’impatience, là-haut ! Si on l’a stoppé en pleines grandes manœuvres, il n’est sûrement pas à prendre avec des pincettes !
— Elle est partie avec ses mules, affirme la bonne.
— Vous êtes catégorique ?
— J’en suis certaine… C’est étrange, n’est-ce pas ? ajoute-t-elle.
Ça l’est d’autant plus qu’elle n’est pas partie avec « ses » mules, mais avec « une » mule, ce qui est un manquement total à l’esthétisme.
Je fais claquer mes doigts.
— Ça boume, allez faire une fleur à votre fantassin…
Je l’escorte jusqu’au hall où poireaute la standardiste. Un peu furibarde, la dame. Se faire tirer du pageot en pleine noye par Pinaud, c’est déjà calamiteux, mais subir la vie dudit Pinaud en se tapant une station prolongée debout contre une porte, alors là, ça vous pousse à demander le registre des réclamations.
— Je suis à vous, fais-je à la dame.
Cette dernière a le chef constellé de bigoudis métalliques. Elle doit porter des lunettes et les a oubliées, ce qui lui fait plisser les paupières exagérément.
Comme je la guide au living, Pinaud revient.
— La voiture est en place, assure-t-il. Le moteur est froid, donc personne ne s’en est servi depuis plusieurs heures…
Ayant affirmé ses qualités d’enquêteur, il se croit autorisé à rouler une cigarette qui, une fois constituée, a déjà l’air d’un mégot.
Nous nous installons tous trois au living comme en terrain conquis. Pinaud déboutonne son pardessus et constate avec un certain effarement qu’il avait omis de rentrer le pan avant de sa chemise de nuictée. Heureusement pour son honneur, la dame mirot n’a rien vu.
— J’aimerais savoir de quoi il retourne, lance-t-elle avec le ton pertinent de quelqu’un qui a préparé sa phrase avec minutie, comme si elle devait constituer le dernier vers d’un sonnet.
— C’est en espérant le découvrir nous-mêmes que nous avons eu le regret de vous éveiller, chère madame…
Elle se radoucit et son thermomètre remonte.
Du moment qu’on est courtois et qu’on a le rond de flûte fastoche, les pépées passent l’éponge. Personne du reste ne sait mieux la passer qu’elles !
— Vous connaissez Mme Van Voorne, n’est-ce pas ?
— Bien entendu…
— Votre opinion ?
Ma question, pour courte qu’elle soit, mérite réflexion. La dame réfléchit donc tandis que Pinuche se noircit le bout du tarin à la flamme fumeuse de son briquet.
— Eh bien, voilà, débute la standardiste. C’est une personne bien… Des manières, de la toilette, un train…
— Un train de quoi, chère madame ?
— De vie !
— Elle recevait beaucoup ?
— Fort peu… Et des gens de l’élite…
Elle a de la chance, la pépée, de pouvoir classer les passants à vue. L’élite ! Je voudrais savoir ce que c’est ! Qu’on se foute d’accord une fois pour toutes sur ce point ! Quel signe particulier faut-il arborer pour qu’on vous situe dans ce nuage doré ? L’ÉLITE !
Le sourire Colgate aux lèvres, je susurre :
— Vous n’avez pas de noms à fournir, au sujet de ces visiteurs ?
— Oh non ! s’écrie-t-elle, terrorisée.
— Avez-vous remarqué un familier ?
— Non, je remarque peu…
— Passons. Maintenant, je vais vous poser une question à laquelle vous allez pouvoir répondre, puisqu’elle concerne votre profession.
La dame glisse une main fébrile entre ses nichons et attend, prête au pire.
— Comment marche le système téléphonique ici ?
— Mais… Comme dans un hôtel… J’ai un standard…
— Bon… Lorsqu’on vous demande de l’extérieur un locataire de l’immeuble, vous branchez la fiche correspondant à son poste, pas vrai ?
— C’est bien ça…
— Par contre, lorsqu’un locataire vous demande une communication, vous la composez vous-même ?
— Mais oui…
Pinaud, qui ne peut se contenter d’être con en silence, déclare :
— C’est enfantin !
Je le foudroie du regard.
— Ces communications composées par vos soins font l’objet d’une écriture, car il faut bien les décompter aux locataires ?
— Évidemment.
— Comment procédez-vous ?
La dame se croit interviewée par la grande presse et se met à prendre des poses suggestives. Elle se croit obligée de découvrir la plaque d’eczéma qui reproduit fidèlement la carte de la Corse sur sa cuisse droite.
— Mais, mon Dieu, gazouille-t-elle, comme dans un bureau de poste. Je ne sais si vous l’avez remarqué, mais les appartements sont numérotés ?
— J’ai remarqué.
— Lorsqu’un locataire demande un numéro, j’inscris d’abord celui de son appartement, ensuite celui qu’il désire… En fin de mois, mes fiches partent à la comptabilité qui fait la répartition…
Je sursaute.
— Allez me chercher vos fiches de ces huit derniers jours…
— Mais…
Je la tarabuste un peu. Il ne faudrait pas qu’elle se prenne pour Miss Univers avant le lever du jour, ça perturberait son service.
— Fais vite, je n’ai pas de temps à perdre !
Outragée, elle voile son eczéma et s’avance en traînant la savate.
Pinaud lustre son briquet à trois francs cinquante sur le satin de son fauteuil. Il est pensif.
— Ton opinion ? questionne-t-il d’un air dégagé, gagné sans doute par la contagion de l’ÉLITE.
— Elle n’a pas varié, lui dis-je : tu restes le membre le plus crétin des Services…
Depuis le temps, il devrait avoir pris l’habitude de mes rebuffades, mais chaque fois il a la soupape qui se bloque !
— Merci, grommelle-t-il…
Nous observons un silence sirupeux. Cette nuit cauchemaresque, interminable, stagnante et mouvementée, me file la gueule de bois. J’ai recours une nouvelle fois au flacon de whisky…
— Je parlais de la dame, lance Pinaud, qui ne peut supporter ni le silence ni le homard Thermidor.
Je le considère ! Ce que je vois en lui, ça n’est plus le collègue, mais l’individu.
— Ôte ton soulier droit…
— Hein ?
— Fais ce que je te dis au lieu de bavocher…
Il quitte sa chaussure et exerce la souplesse de ses orteils en les remuant dans la large chaussette de laine.
— Tu n’as pas de grands pieds pour un flic, remarqué-je.
Il prend ça pour un compliment et roucoule, très gâcheuse :
— C’est vrai… J’ai du reste servi dans les chasseurs alpins…
— Ça ne nous a pas empêchés de gagner la guerre, coupé-je. Bon, mets à ton pied la mule que tu as trouvée…
Toujours docile, et d’autant plus méritant de l’être qu’il ne pige rien à tout cela, il chausse le cothurne. Je rigole :
— On dirait un enfant de lutin ! Bon, renverse-toi dans ton fauteuil comme si tu étais inanimé…
— Comme si j’étais…
— Ta gueule ou je t’inanime pour de bon…
Il se renverse, la bacchante dressée comme une balayette de gogues. Mais il conserve un œil mi-clos afin de pouvoir surveiller mes faits et gestes.
Il faut maintenant que je vous donne une précision car vous êtes tellement siphonnés que l’insolite vous laisse baba. Les sièges de l’appartement sont des sièges modernes, bas, et aux dossiers extrêmement renversés. Ceci fait que pour charger sur ses épaules quelqu’un d’inanimé, la façon la plus simple consiste à le choper par-dessus le dossier et à exécuter un mouvement tournant avec l’intéressé. J’opère. Pinaud se trouve sur moi, les pieds pendant dans mon dos, la tête inclinée sur ma poitrine.
Il se met à bramer que la barrette de réglage de ses bretelles lui entre dans la viande, mais je n’en ai cure. Je franchis la porte du living et me dirige vers celle de l’entrée.
J’actionne l’ouverture et me retourne. Je constate que la mule chaussée par mon collègue se trouve exactement au-dessus du porte-parapluies. À cet instant la standardiste radine et pousse un cri de terreur en nous voyant dans cette attitude. Je la rassure d’un sourire et libère le père Pinaud. Celui-ci se masse les côtes premières avec des gémissements de fille violentée.
— Tu as pigé où je voulais en venir ? questionné-je.
— Oui, dit-il, tu penses que le visiteur a étranglé la dame avec la cordelière du rideau et qu’il a emporté son cadavre ? Il ne s’est pas aperçu qu’elle perdait une mule dans le porte-parapluies.
Je tapote aimablement le dos voûté de Pinuche.
— On fera quelque chose de toi avant que les asticots ne t’achèvent…
Il tire sur un long poil qui sort de sa narine gauche, ce qui lui emplit les yeux de larmes.
— C’est bien ça, poursuit-il… Le bonhomme en question (car seul un homme peut être assez fort pour trimbaler un cadavre sur ses épaules)…
— À moins qu’il ne s’agisse de Suzy Solidor…
Imperturbable, il enchaîne :
— … Le bonhomme est sorti. Sa voiture attendait devant l’immeuble. Il a chargé le corps dedans… Seulement il s’est aperçu de la présence de Bérurier et il est allé lui filer un coup de silencieux dans le ventre…
— Dans le cou, rectifié-je…
Le souvenir de notre pote me nimbe le cœur d’une infinie tristesse. Je m’empare des feuillets que me tend la standardiste et je m’assieds près du radiateur.
— Pinaud, demande à madame la communication avec l’hosto de Saint-Cloud. Rencarde-toi sur l’état de notre pauvre Béru… Ensuite interroge les gens de la rue, principalement ceux qui habitent les rez-de-chaussée, pour savoir s’ils ont vu ou au moins entendu quelque chose…
Pinaud abandonne son poil de nez et fait signe à la dame de se tenir prête à le suivre. Elle a remis la pogne sur ses besicles et en profite pour m’examiner complaisamment. J’ai dans l’idée que ma géographie lui revient. Je n’aurais qu’un mot à dire pour qu’elle se livre à moi de toute son âme et de tout son eczéma.
— Soyez gentille, lui susurré-je, aidez mon camarade à accomplir sa mission !
Elle se met au garde-à-vous et les deux tordus se cassent. Moi, je me jette littéralement sur les feuillets couverts de numéros hâtivement calligraphiés.
Ce qui m’intéresse, c’est le dernier appel provenant de cet appartement. J’ai idée qu’il nous donnera la clef de l’énigme.
Je cherche donc quels furent les numéros demandés par l’appartement 104 depuis mon départ. Je n’en trouve qu’un, mais qui a été composé trois fois dans le courant de la soirée… Je compulse les feuillets des jours précédents et je m’aperçois que ledit numéro revient fréquemment et à la cadence de trois appels par jour.
Il ne me reste plus qu’à noter le bigophone en question et à vérifier d’urgence à quoi il correspond…
J’éteins la lumière avant de quitter l’appartement… Le couloir est à nouveau vide. Le froid a eu raison de la curiosité des gens qui glandaient par là…
Je retrouve Pinuche en compagnie de la standardiste. Celle-ci, bonne âme, prépare un Nescafé…
Pinaud hoche la tête :
— On est en train d’opérer le Gros, murmure-t-il…
— Donc il vit toujours ?
— Oui… Mais, comme à toi, on ne m’a pas laissé beaucoup d’espoir… Il a perdu, paraît-il, deux litres de sang et sa carotide est atteinte… On tente une opération miracle… L’infirmière m’a expliqué : il faut mettre la partie atteinte de la carotide dans une sorte de gaine… Jusqu’ici l’opération n’a réussi qu’une fois sur mille…
Les mots se fichent dans mon âme comme des fléchettes dans une cible. J’évoque la démarche de plantigrade du gros… Je le revois, se cuisinant une andouillette sur un réchaud à alcool… J’entends sa voix conçue pour débiter du calembour… C’était un bon zig… Un copain sûr, toujours prêt à risquer sa peau pour vous faire plaisir… Il m’a tiré maintes fois du pétrin et voilà qu’à cause de moi…
Pinaud se rapproche… Il met sa main sur mon épaule, paternel. Je l’attire contre moi et j’embrasse furtivement son crâne déplumé. Lui aussi je le fais endéver… Et lui aussi m’a déjà secouru bien des fois… Ce sont les obscurs, les sans-grade du Service… Ils n’auront même pas la Légion d’honneur à titre posthume… Simplement, ils ont accepté de n’être que les rouages débonnaires d’une machine dont ils ignorent au juste le fonctionnement…
— Qu’on le retrouve, seulement, le salaud, murmure-t-il…
La standardiste ignore de qui nous parlons, mais elle chiale de confiance dans la casserole de Nescafé…
— Vous en prenez une tasse, monsieur le commissaire ?
— Volontiers…
Elle a eu raison de le faire chargé… Nous ne sommes pas encore dans les plumes !
Tout en soufflant sur le caoua brûlant, je demande à Pinaud s’il a du nouveau côté témoins éventuels…
— Rien, dit-il… J’ai interrogé une demi-douzaine de personnes, aucune n’a entendu quoi que ce soit, ce qui prouve bien que l’individu avait un silencieux…
— Aucune importance…
Je me tourne vers notre dévouée auxiliaire.
— Chère et ravissante créature, possédez-vous un annuaire téléphonique par numéros ?
— Mais oui…
— Alors soyez trésor, cherchez-moi l’adresse de Littré 62–64…
— Tiens, remarque la dame, c’est un numéro que Mme Van Voorne demande assez souvent…
— Vous avez bonne mémoire, complimenté-je…
Pinuche, lui, renifle des brins de tabac agrippés à ses bacchantes.
— Littré 62–64, récite-t-il, c’est marrant, ça me dit quelque chose… Oui, j’ai l’impression d’avoir eu ce numéro en tête un certain temps…
Il se lance dans ses commentaires.
— Je ne sais pas si tu l’as remarqué, dit-il, mais il y a dans un numéro de téléphone le rythme qu’on trouve dans un vers… C’est chantant… Tiens : Passy 26–45, c’est évocateur, non ?
— Un vers de Coppée, assuré-je…
La standardiste potasse son opuscule en humectant son index à chaque page…
Elle s’arrête soudain.
— Voilà, fait-elle complaisamment, Littré 62–64 : M. Mario Josephini, rue de l’Université… Attendez, je ne peux pas lire le numéro, il y a une crotte de mouche dessus.