Prologue
Paris, musée du Louvre, 22 h 56
Jacques Saunière, le célèbre conservateur en chef du musée du Louvre, s'élança en courant dans la Grande Galerie. Le vieillard de soixante-seize ans saisit à deux mains le premier tableau qui se présenta sur sa droite, un Caravage, et tira dessus de toutes ses forces. Le grand cadre en bois doré se décrocha de sa cimaise et Jacques Saunière s'écroula sous le poids du tableau.
Comme il s'y attendait, une énorme grille métallique s'abattit à l'extrémité est de la galerie, ébranlant le parquet et déclenchant une alarme qui résonna au loin.
Saunière resta un moment à terre, le temps de reprendre son souffle et de faire le point. Il rampa sous le tableau pour s'en dégager, et jeta autour de lui un regard circulaire, cherchant désespérément un endroit où se cacher.
Une voix s'éleva, terriblement proche :
— Ne bougez pas !
À genoux sur le parquet, Saunière s'immobilisa et tourna lentement la tête.
À moins de dix mètres, bloqué par la herse, son assaillant l'observait derrière les barreaux. Il était grand et robuste avec une peau d'un blanc cadavérique. Sous les cheveux rares et sans couleur, deux pupilles rouge sombre entourées d'iris rosés luisaient dans l'ombre, braquées vers lui. L'énorme albinos tira de sa poche un pistolet dont il pointa vers Saunière le long canon à silencieux. D'une voix étrange à l'accent difficilement identifiable, il lança :
— Vous n'auriez pas dû courir. Et maintenant, dites-moi où elle est.
— Je vous répète que je ne vois pas de quoi vous parlez !
répliqua le vieil homme agenouillé sans défense sur le parquet.
— Vous mentez !
L'autre le fixait, complètement immobile, comme si toute sa vie s'était concentrée dans son regard spectral.
– 3 –
— Vous et vos frères avez usurpé un trésor qui ne vous appartient pas.
Un flux d'adrénaline parcourut le corps du conservateur.
Comment a-t-il pu apprendre cela ?
— Ce soir, ses vrais gardiens vont reprendre leur bien.
Dites-moi où il est caché et vous vivrez. Vous êtes prêt à mourir pour garder votre secret ?
Le canon se redressa, visant la tête du vieil homme, qui cessa de respirer.
L'albinos inclina la tête, cligna d'un œil et mit en joue.
Saunière leva les deux bras comme pour se défendre.
— Attendez, articula-t-il lentement, je vais vous donner les informations que vous attendez de moi.
Reprenant son souffle, Saunière récita posément le mensonge qu'il s'était tant de fois répété à lui-même, et qu'il avait espéré ne jamais avoir à prononcer.
Lorsqu'il eut terminé, l'albinos grimaça un sourire suffisant.
— C'est exactement ce que m'ont dit les trois autres.
Saunière eut un mouvement de recul. Les autres ?
— Eux aussi, je les ai trouvés. Tous les trois. Ils dit la même chose.
Comment a-t-il pu les identifier ?
Les fonctions du conservateur en chef au sein de la confrérie, comme celles des trois sénéchaux, étaient aussi confidentielles que l'antique secret qu'ils devaient protéger.
Saunière dut se rendre à l'évidence : ses trois frères avaient respecté la procédure, et proféré le même mensonge avant de mourir.
Son agresseur pointa de nouveau le pistolet vers lui.
— Après votre disparition, je serai le seul à connaître la vérité.
La vérité. Le vieux conservateur comprit aussitôt toute l'horreur de la situation. Si je meurs, la vérité sera à jamais perdue. Dans un sursaut instinctif, il tenta de se mettre à l'abri.
Il entendit partir le coup étouffé et une douleur fulgurante lui transperça l'estomac. Il s'effondra à plat ventre, puis réussit à se redresser pour ne pas perdre de vue son assassin, qui rectifia son angle de tir, visant la tête cette fois.
– 4 –
Submergé par le regret et l'impuissance, le vieil homme ferma les yeux.
Le clic de la détente résonna dans le chargeur vide. Saunière rouvrit les yeux.
L'albinos jeta sur son arme un regard presque amusé. Il hésita à sortir un second chargeur mais se ravisa et, avec un rictus méprisant dirigé vers la chemise ensanglantée de Saunière, il jeta :
— J'ai accompli mon travail.
Saunière baissa les yeux. Sur sa chemise de lin blanche, une petite auréole de sang entourait l'orifice laissé par la balle juste au-dessous des côtes.
L'estomac. Il a raté le cœur. Saunière avait fait la guerre d'Algérie et il savait que l'agonie consécutive à ce genre de blessure était atroce. Il lui restait environ un quart d'heure à vivre, avant que l'écoulement des sucs gastriques acides dans sa cavité abdominale ait terminé ses dégâts.
— La douleur est salutaire, monsieur ! fit l'albinos en partant.
Saunière resta seul, piégé derrière la grille, qui ne pourrait pas s'ouvrir avant vingt minutes. Il serait mort avant. Mais la peur qui l'étreignait dépassait de beaucoup celle de mourir.
Le secret doit être transmis.
Il se releva péniblement, évoquant ses trois compagnons morts et les générations de ceux qui les avaient précédés, sacrifiés à la mission dont ils étaient investis.
Une chaîne de connaissance ininterrompue.
Et voilà qu'en dépit de toutes les précautions prises, de toutes les sauvegardes... voilà qu'il était le seul maillon survivant, l'ultime gardien du plus protégé des secrets.
Il faut trouver un moyen.
Il était coincé dans la Grande Galerie et il n'y avait qu'une personne au monde pour reprendre le flambeau. Saunière contempla les célébrissimes portraits accrochés aux murs qui semblaient lui sourire comme de vieux amis.
Gémissant de douleur, le vieillard rassembla ses forces physiques et mentales. Il s'attaqua à sa dernière tâche,
– 5 –
conscient qu'il lui faudrait mettre à profit chacune des secondes qui lui restaient à vivre.
– 6 –
1
Robert Langdon émergea difficilement de son premier sommeil.
Dans le noir complet, un téléphone sonnait - une sonnerie grêle et insolite, inhabituelle. Il chercha à tâtons le bouton de sa lampe de chevet, qu'il alluma. Il cligna en découvrant les murs décorés de fresques, la somptueuse décoration Renaissance et les fauteuils Louis XVI en bois doré entourant son énorme lit d'acajou à baldaquin.
Bon Dieu, où puis-je bien être ?
Pendu à l'une des colonnes du lit, un peignoir de bain portait un monogramme brodé : HÔTEL RITZ PARIS.
Les brumes se dissipaient lentement. Il décrocha le combiné.
— Allô?
— Monsieur Langdon ? J'espère que je ne vous réveille pas
? Une voix d'homme. Langdon regarda son réveil : 0 h 32. Il ne dormait que depuis une heure, mais se sentait complètement hébété de sommeil.
— Ici la réception. Je suis désolé de vous déranger à cette heure, mais vous avez une visite.
La personne précise que c'est très urgent.
Langdon peinait à reprendre pied dans la réalité. Un visiteur ? Son regard se fixa sur un prospectus froissé qui traînait sur la table de nuit.
L'UNIVERSITÉ AMÉRICAINE DE PARIS
a l'honneur de vous inviter
à une conférence de Robert Langdon,
Professeur de symbolique religieuse
à l'université Harvard,
le vendredi 16 avril, à 18 h 30.
Langdon laissa échapper un grognement. Probablement un intégriste survolté que le contenu de la conférence de la veille -
– 7 –
les symboles païens cachés de la cathédrale de Chartres - avait rendu furieux, et qui venait lui chercher noise.
— Je suis navré, marmonna-t-il, mais je suis fatigué, et...
Le réceptionniste baissa la voix :
— Il s'agit d'un visiteur important, monsieur... Langdon n'en doutait pas. Auteur de nombreux ouvrages sur l'art religieux et la symbolique cultuelle, il avait, un an plus tôt, bénéficié des honneurs de l'actualité, après un différend très médiatisé avec le Vatican. Depuis lors, historiens de l'art et mordus de la symbolique religieuse le harcelaient de lettres et d'appels téléphoniques.
— Auriez-vous la gentillesse, demanda-t-il en tâchant de rester poli, de noter les coordonnées de cette personne, et de lui dire que j'essaierai de l'appeler mardi avant mon départ ? Merci.
Il raccrocha et s'assit sur son lit. Sur la table de chevet, une brochure en papier glacé vantait « les nuits incomparablement paisibles à l'hôtel Ritz, au cœur de la ville des lumières ».
Le grand miroir mural lui renvoya le reflet de son visage terne et chiffonné.
Mon petit Robert, tu as besoin de vacances.
Il avait pris un sacré coup de vieux depuis l'année dernière, mais il n'aimait pas qu'un miroir le lui rappelle. Un regard bleu éteint, des joues mal rasées, des tempes où se glissaient des cheveux gris, des épaules tombantes. Ses collègues féminines avaient beau lui répéter que ses tempes poivre et sel augmentaient encore son charme intello, Langdon savait à quoi s'en tenir.
Si les journalistes du Boston Magazine te voyaient...
Le magazine avait récemment inclus Langdon dans sa liste des dix personnages les plus fascinants du moment. Un honneur d'un goût douteux, qui lui avait immédiatement attiré les moqueries de ses collègues de Harvard. Pourquoi avait-il fallu que cette réputation mal acquise le poursuive un soir, à des milliers de kilomètres de là ?
— Mesdames, messieurs, avait annoncé quelques heures plus tôt l'organisatrice de la conférence, devant le public nombreux qui se pressait au pavillon Dauphine de l'Université américaine de Paris, il n'est pas nécessaire de présenter notre
– 8 –
invité. Il est l'auteur de nombreux livres célèbres comme Les Symboles des sectes secrètes, L'Art des Illuminati, Le Langage perdu des idéogrammes. Quant à son Traité d'iconographie religieuse, l'ouvrage de référence sur le sujet, vous êtes nombreux, ici, à l'utiliser comme manuel...
Les étudiants applaudirent avec enthousiasme.
— J'avais d'abord prévu de vous rappeler l'impressionnant cursus de notre éminent professeur, avait-elle continué, en lançant vers Langdon, assis à côté d'elle, un regard malicieux. Mais un de nos auditeurs vient de me proposer une introduction beaucoup plus excitante...
Elle tendit devant elle un exemplaire du Boston Magazine.
Langdon fit la grimace. Comment s'est-elle procuré ce canard ?
Et elle entreprit de lire au micro des extraits judicieusement choisis de l'article. Langdon s'affaissait lentement sur sa chaise.
Au bout de trente secondes, tous les spectateurs étaient hilares, mais elle n'en avait visiblement pas fini.
— Et le refus de M. Langdon de s'exprimer publiquement sur le rôle inhabituel qu'il a joué lors du conclave de l'an dernier a sans aucun doute contribué à faire monter sa cote de popularité...
Par pitié, arrêtez-la ! suppliait Langdon. Mais elle enchaîna, aiguillonnant à plaisir la curiosité du public :
— Vous voulez d'autres détails ?
Le public applaudit avidement.
— « Le Pr Langdon n'est peut-être pas considéré comme un canon de beauté à l'instar de certains collègues plus jeunes, mais ce quadragénaire ne manque certes ni d'allure ni de charme. Son charisme naturel est rehaussé par une chaude voix de baryton, aussi suave que du miel, selon ses étudiantes... »
Toute la salle éclata de rire.
Langdon arborait un sourire gêné. Il savait ce qui allait suivre : une phrase stupide où il était question d'un Harrison Ford en Harris tweed. Justement la veste qu'il avait endossée ce soir sur son col roulé Burberry ! Il s'empressa de couper la présentatrice :
— Merci, Monique...
– 9 –
Il se leva et, écartant fermement la bavarde de l'estrade :
— Le Boston Magazine devrait publier des romans...
Puis, se tournant vers ses auditeurs avec un soupir embarrassé :
— Si je retrouve celui de vous qui lui a passé cet article, je le ferai rapatrier par le consulat.
Rires réjouis de l'assistance.
— Et maintenant, comme vous le savez, nous sommes ici ce soir pour parler du pouvoir des symboles...
La sonnerie du téléphone rompit une nouvelle fois le silence de la chambre.
— Oui ? grogna Langdon incrédule dans le combiné.
— Monsieur Langdon, excusez-moi encore. Votre visiteur vient de monter. Je voulais vous avertir...
Langdon était complètement réveillé maintenant.
— Vous lui avez donné le numéro de ma chambre ? cria-t-il.
— Je suis vraiment désolé, mais nous n'avons pas les moyens d'éconduire ce genre de personne...
— Mais qui est-ce ?
Le réceptionniste avait déjà raccroché.
Un peu plus tard, un poing décidé frappait à la porte.
Langdon sortit de son lit, enfila le peignoir douillet et fit quelques pas vers l'entrée, les pieds à demi enfoncés dans l'épais tapis Savonnerie.
— Qui est-ce ?
— Monsieur Langdon ? Il faut absolument que je vous parle. Inspecteur Jérôme Collet, direction centrale de la police judiciaire.
Sans débloquer la chaîne de sécurité, Langdon entrouvrit la porte. Un homme long et mince, en costume bleu marine, au visage pâle et fatigué, se profila dans l'embrasure.
— Puis-je entrer ? demanda le policier.
Langdon hésita, pendant que son interlocuteur l'observait attentivement.
— De quoi s'agit-il ?
— Mon supérieur souhaite faire appel à votre expertise sur une affaire confidentielle.
– 10 –
— À cette heure-ci ?
— Si mes renseignements sont exacts, vous deviez rencontrer ce soir le conservateur en chef du Louvre...
Langdon se sentit mal à l'aise. Jacques Saunière devait en effet le retrouver pour prendre un verre après la conférence, mais il ne s'était pas présenté.
— En effet. Comment le savez-vous ?
— Nous avons trouvé votre nom dans son agenda.
— Il ne lui est rien arrivé, j'espère ?
Le policier poussa un long soupir et lui glissa par la porte entrouverte une photo polaroïd.
Langdon sentit son sang se glacer dans ses veines.
— Cette photo a été prise à l'intérieur du Louvre, il y a moins d'une heure, reprit Collet.
À la vue de cette sinistre image, l'effroi qui avait saisi Langdon fit place à de la colère.
— Qui a pu commettre une horreur pareille ?
— Nous espérons justement que vous nous aiderez à répondre à cette question. Par vos connaissances en matière de symboles, tout d'abord, mais aussi à cause de ce rendez-vous que vous aviez avec lui.
Incapable de détacher ses yeux de ce cliché abominable, Langdon sentit la peur s'insinuer en lui. Dans cette photo, l'insolite le disputait à l'atroce, avec une désagréable impression de déjà-vu. Un peu plus d'un an auparavant, à Rome, Langdon avait reçu la photo d'un cadavre, accompagnée d'une requête similaire. Le lendemain, lui-même avait failli mourir entre les murs du Vatican. Cette photo-ci était complètement différente et pourtant le scénario lui semblait étrangement familier.
— Le commissaire nous attend sur les lieux du crime, monsieur Langdon, insista l'inspecteur en regardant sa montre.
Langdon, incapable de détacher ses yeux de la photo, ne l'entendait pas.
— Ce dessin sur l'abdomen et la position du corps...
Comment peut-on... ?
L'expression du policier s'assombrit.
— Vous faites fausse route, monsieur Langdon. Ce que vous voyez sur cette photo...
– 11 –
Il hésita.
— … C'est Saunière lui-même qui est l'auteur de cette mise en scène.
– 12 –
2
À moins de deux kilomètres de là, Silas, le colosse albinos, franchissait en boitant la porte cochère d'une luxueuse résidence en briques de la rue La Bruyère. Le cilice qu'il portait autour de la cuisse lui écorchait la peau, mais son âme chantait la joie de servir Dieu.
La souffrance est salutaire.
En pénétrant dans la résidence, il parcourut l'immense hall de son regard rouge et monta le grand escalier sur la pointe des pieds, pour ne pas réveiller ses conuméraires. La porte de sa chambre n'était pas fermée, les clés et verrous étant interdits ici.
Il la referma doucement derrière lui.
Il pénétra dans la pièce, au décor plus que spartiate, qui lui servirait de refuge pour la semaine : plancher nu, commode de pin brut, paillasse de toile posée dans un coin - le même mobilier que celui de sa chambre au foyer sanctuaire de New York.
Le Seigneur a pourvu à mon gîte comme au sens de ma vie.
Cette nuit, Silas avait enfin le sentiment de commencer à rembourser sa dette. Il ouvrit le dernier tiroir de la commode, en sortit le téléphone mobile qu'il y avait caché, et composa un numéro.
— Oui ? répondit une voix masculine.
— Je suis rentré, Maître.
— Parle, ordonna la voix qui semblait heureuse de l'entendre.
— Tous les quatre ont été supprimés ; les trois sénéchaux et le Grand Maître lui-même.
Une pause, comme pour une courte prière.
— Alors, je pense que tu as le renseignement.
— Les quatre aveux concordent.
— Et tu les crois vrais ?
— Il ne peut s'agir d'une coïncidence, Maître.
La voix s'anima.
— Magnifique ! Je craignais que l'obsession du secret qu'on leur prête ne soit la plus forte.
– 13 –
— La peur de mourir est une puissante motivation.
— Raconte-moi tout, mon garçon.
Silas savait que les renseignements donnés par ses quatre victimes feraient leur effet.
— Ils ont tous confirmé l'existence d'une clé de voûte, conformément à la légende.
Il entendit le Maître reprendre son souffle et sentit son excitation.
— Exactement ce que nous soupçonnions, Silas. Selon la tradition, la clé de voûte, œuvre des membres de la fraternité, était une tablette de pierre gravée de signes qui révélaient l'emplacement du Grand Secret. Une information si cruciale que sa protection constituait la raison d'être du Prieuré.
— Quand nous détiendrons la clé de voûte, répondit le Maître, nous toucherons au but.
— Nous en sommes tout près, Maître. La clé de voûte est à Paris.
— Paris ? Incroyable... c'est presque trop facile. Silas lui raconta les événements de la soirée.
Il expliqua que chacune des quatre victimes, quelques instants avant de mourir, s'efforçant désespérément d'obtenir la vie sauve en échange d'aveux, avait fourni exactement la même information : la clé de voûte était ingénieusement cachée dans un endroit précis de l'église Saint-Sulpice.
— Dans une Maison de Dieu ! s'exclama le Maître. Encore un camouflet...
— Après des siècles d'offenses !
Le Maître garda le silence, comme grisé par les vapeurs d'un aussi complet triomphe. Puis il poursuivit :
— Tu as rendu un grand service à la cause de Dieu, Silas.
Cela fait des siècles que nous attendus ce moment. Tu dois aller récupérer cette clé de voûte. Immédiatement. Tu connais l'importance des enjeux...
Silas en avait parfaitement pris la mesure, mais l'ordre du Maître lui semblait inapplicable.
— Mais cette église est impénétrable, surtout la nuit, comment pourrai-je y entrer ?
– 14 –
Avec l'assurance des puissants de ce monde, le Maître lui expliqua comment il devrait procéder.
En raccrochant, Silas avait la chair de poule.
Dans une heure, se dit-il, heureux que le Maître lui ait accordé ce délai pour pouvoir faire pénitence avant de pénétrer dans la Maison de Dieu. Je dois purger mon âme de ses péchés d'aujourd'hui. Mais ces quatre meurtres avaient été perpétrés pour une cause sainte ; la guerre contre les ennemis de Dieu se livrait depuis des siècles. Le pardon lui était assuré.
Pourtant, Silas le savait, l'absolution supposait la pénitence.
Il ferma les persiennes, se dévêtit et s'agenouilla au centre de la chambre. Baissant les yeux, il examina le cilice toujours serré autour de sa cuisse. Tous les véritables disciples de La Voie portaient cette lanière de crin hérissée d'aiguillons métalliques qui éraflent la peau à chaque pas, pour perpétuer le souvenir des souffrances du Christ et combattre les désirs de la chair.
Silas l'avait déjà portée plus longtemps que les deux heures quotidiennes réglementaires, mais aujourd'hui était une journée particulière. Il resserra la boucle d'un cran, gémit en sentant les aiguillons s'enfoncer dans sa chair et, poussant un long soupir, savoura les délices de la souffrance purificatrice.
La souffrance est salutaire, répéta-t-il inlassablement, suivant l'exemple du fondateur de l'œuvre. Le père José Maria Escriva, Maître de tous les Maîtres, était certes mort en 1975, mais sa sagesse était toujours vivante et plusieurs milliers de disciples à travers le monde répétaient à voix basse ses paroles quand, agenouillés sur le sol, ils s'adonnaient au rituel sacré de la « mortification corporelle ».
Silas tourna les yeux vers sa paillasse, sur laquelle était posée la discipline aux cordelettes raidies par le sang séché.
Incapable d'attendre plus longtemps la purification si ardemment désirée, Silas fit une rapide prière, saisit la discipline, ferma yeux et commença à s'en fouetter alternativement les deux épaules. Sans relâche.
Castigo corpus meum. Je punis mon corps.
– 15 –
Jusqu'à ce qu'il sente les gouttes de sang couler le long de son dos.
– 16 –
3
Assis sur le siège passager de la Citroën ZX qui, gyrophare allumé, descendait en trombe la rue Saint-Honoré, la tête à demi sortie par la fenêtre dans l'air vif de la nuit d'avril, Robert Langdon tentait de remettre de l'ordre dans ses idées. Une douche rapide et un rasage approximatif lui avaient redonné figure humaine mais il était encore sous le choc de l'angoisse qu'avait suscitée en lui l'affreuse image du cadavre de Jacques Saunière.
Jacques Saunière est mort.
Il ne put réprimer un sentiment d'accablement en songeant à la mort du vieux conservateur.
Malgré sa réputation de reclus, ce dernier était considéré comme un défenseur des arts aussi compétent que passionné.
Ses recherches sur les codes et les symboles cachés dans les tableaux de Poussin et de Teniers faisaient partie des ouvrages de référence préférés de Langdon, qui s'était fait une fête de le rencontrer.
L'image du cadavre du conservateur le poursuivit. Pourquoi cette étrange mise en scène au moment de mourir ? Langdon se tourna et regarda par la fenêtre, s'efforçant de repousser cette vision. Dehors, dans les rues de la ville, l'effervescence commençait seulement à s'apaiser : des vendeurs de marrons chauds poussaient leur Caddie devant eux, un serveur déposait un sac-poubelle sur le bord du trottoir, un couple d'amoureux serrés l'un contre l'autre essayait de se réchauffer. L'air embaumait le jasmin. La Citroën zigzaguait entre les voitures avec autorité, fendant la circulation grâce à sa sirène deux-tons.
— Le commissaire Fache a été très soulagé d'apprendre que vous étiez encore à Paris, s'exclama l'inspecteur Collet qui ouvrait la bouche pour la première fois depuis qu'ils avaient quitté l'hôtel. C'est une heureuse coïncidence.
Langdon trouvait l'événement plutôt fâcheux, et il ne croyait guère aux coïncidences. Depuis une vingtaine d'années qu'il étudiait les liens cachés entre des idéologies et des emblèmes disparates, il se représentait le monde comme une toile tissée
– 17 –
par des histoires et des événements intimement liés entre eux. «
Les connexions sont peut-être invisibles, expliquait-il dans ses cours, mais elles sont toujours présentes, cachées juste sous la surface des choses. »
— J'imagine que c'est l'Université américaine qui vous a dit où j'étais ? questionna-t-il.
— Non, fit Collet en hochant la tête, c'est Interpol.
Interpol, bien sûr, songea Langdon. Il avait oublié que la requête, apparemment anodine, du réceptionniste qui demande au client de lui présenter son passeport, et à laquelle les étrangers sont tenus de déférer, permet à tout instant aux enquêteurs d'Interpol presque partout en Europe de savoir qui dort où. Il ne leur avait sans doute fallu que quelques secondes pour localiser Langdon au Ritz.
La Citroën accéléra encore et ils aperçurent le phare de la tour Eiffel qui balayait les toits de Paris de son long rayon circulaire. Langdon pensait à Vittoria, à la joyeuse promesse qu'ils s'étaient faite un an plus tôt, de se retrouver tous les six mois dans un lieu pittoresque du monde. La tour Eiffel aurait sûrement fait partie des rendez-vous. Malheureusement, cela faisait un an qu'il l'avait embrassée pour la dernière fois dans le brouhaha de l'aéroport de Rome.
— Vous l'avez escaladée ? demanda Collet.
— Pardon ? lâcha Langdon, certain d'avoir mal entendu.
— N'est-ce pas qu'elle est magnifique ? Vous êtes monté au sommet ?
Langdon leva les yeux au ciel.
— Euh... non, soupira-t-il.
— C'est le symbole de la France. Je la trouve parfaite.
Langdon hocha la tête, l'esprit ailleurs. Les spécialistes des symboles avaient souvent fait la remarque que la France - pays des machos coureurs de jupons et des souverains aussi impétueux que bas sur pattes, de Pépin le Bref à Napoléon -
n'aurait pas pu choisir d'emblème plus approprié que ce phallus de trois cents mètres.
– 18 –
Arrivée au début de l'avenue de l'Opéra, la voiture descendit en trombe la rue de Rohan, ignora le feu rouge de la rue de Rivoli, et franchit le guichet du Louvre. L'arc du Carrousel se dressait à droite devant eux.
L'arc du Carrousel.
Ce n'est pas à cause des orgies rituelles qui s'y déroulaient autrefois que les amoureux de l'art vénéraient cet édifice, mais parce que, debout sous l'arche sculptée, on pouvait voir à l'ouest le musée du Jeu de paume et à l'est le musée du Louvre. Le monolithique palais Renaissance qui était devenu le plus célèbre musée au monde se dévoila progressivement sur leur gauche.
Le Louvre.
Incapable d'embrasser tout le palais du regard, Langdon ressentait un émerveillement pourtant familier. Avec sa cour intérieure monumentale, l'imposante façade du Louvre se dressait comme une citadelle contre le ciel de Paris. Cet édifice qui dessinait un immense fer à cheval était le plus long d'Europe. Et même l'immense esplanade de trente-cinq mille mètres carrés ne parvenait pas à réduire la majesté des larges façades. Il avait un jour calculé, en le parcourant à pied, que le périmètre du musée représentait une distance de plus de quatre kilomètres.
Si l'on estimait en général à cinq jours le temps nécessaire pour aller admirer de près les soixante-cinq mille trois cents œuvres d'art qu'il abritait, les touristes choisissaient en général la formule « light » - une visite éclair consistant à relier au pas de course les trois chefs-d'œuvre les plus célèbres : la Joconde, la Vénus de Milo et la Victoire de Samothrace. Art Buchwald se vantait d'avoir réussi à les voir toutes les trois en cinq minutes, cinquante-six secondes.
Jérôme Collet s'empara du micro de la radio interne et annonça d'un trait :
— M. Langdon est arrivé, deux minutes.
Une réponse incompréhensible grésilla dans l'appareil.
L'inspecteur se tourna vers son passager :
— Le commissaire vous attend à l'entrée de la pyramide.
– 19 –
Ignorant les panneaux d'interdiction, il lança la Citroën dans la cour intérieure en direction du pavillon Denon. L'entrée du musée se dressa fièrement sur la gauche, entourée de ses sept bassins triangulaires d'où jaillissaient des jets d'eau illuminés.
La pyramide.
Vivement controversée lors de sa construction, par l'architecte américain d'origine chinoise I.M. Pei, la nouvelle entrée du Grand Louvre était devenue aussi célèbre que le musée lui-même. Rivalisant dans la métaphore avec Goethe, qui définissait l'architecture comme une musique figée, les détracteurs de la grande pyramide la trouvaient à peu près aussi harmonieuse qu'un raclement d'ongles sur un tableau noir, tandis que d'autres admiraient la synergie quasi magique qu'elle incarnait entre l'ancien et le nouveau : ils voyaient en elle le symbole de l'entrée du ouvre dans le nouveau millénaire.
— Que pensez-vous de notre pyramide? demanda l'inspecteur Collet.
Langdon fit la grimace. Ce n'était pas la première fois qu'un Français lui posait cette question, la réponse était toujours délicate. Si vous profériez des éloges, vous risquiez de passer pour un grossier Américain sans culture. Ou insulter l'orgueil national en affirmant votre désapprobation.
Langdon botta en touche :
— François Mitterrand était un président plein d'audace...
On avait accusé le chef d'État français, le maître d'œuvre du projet, de souffrir d'un syndrome pharaonique. On avait même surnommé ce grand amateur d'égyptologie « le Sphinx ».
— Et comment s'appelle-t-il, ce commissaire ?
— Bézu Fache. Dans le service, on le surnomme le Taureau
». L'entrée est là-bas, bonne chance, monsieur.
— Vous ne descendez pas ?
— Non, ma mission s'arrête là.
Il fit demi-tour. Langdon soupira et sortit.
En regardant la voiture s'éloigner, il réalisa qu'il avait encore le temps de changer d'avis, de repartir vers la rue de Rivoli, d'y prendre un taxi et de retourner se coucher. Mais
– 20 –
c'était probablement une très mauvaise idée : il serait à coup sûr tiré du lit une seconde fois...
Marchant dans la bruine légère que diffusaient les jets d'eau, Langdon avait l'impression de franchir le seuil d'un monde imaginaire. L'irréalité de la soirée le saisit une fois encore. Vingt minutes plus tôt, il donnait paisiblement dans sa chambre d'hôtel, et voilà qu'il se trouvait brutalement transporté au pied d'une pyramide construite par un Sphinx, sous laquelle il avait rendez-vous avec un Taureau.
Je suis piégé dans un tableau de Salvador Dali.
Il accéléra le pas vers l'énorme porte d'entrée. Personne.
Suis-je censé frapper ?
Langdon se demandait si les éminents égyptologues de l'université Harvard avaient jamais frappé aux portes des pyramides, espérant une réponse ? Il leva une main vers la grande vitre mais, au même moment, une silhouette néandertalienne apparut, grimpant quatre à quatre les marches du grand escalier en colimaçon.
Un homme massif, en costume croisé sombre, trop serré pour ses larges épaules, un téléphone mobile à l'oreille. Il fit signe à Langdon de le rejoindre.
— Commissaire Bézu Fache, de la police judiciaire.
Sa voix profonde et gutturale rappelait le grondement du tonnerre avant l'orage.
— Robert Langdon. Enchanté, commissaire. Une large paume lui secoua vigoureusement la main.
— Votre inspecteur m'a montré la photo, dit Langdon. Est-il vrai que c'est Jacques Saunière lui- même qui... ?
Fache le fixa de ses yeux noirs.
— Ce que vous avez vu n'est que le début de sa mise en scène, monsieur Langdon...
– 21 –
4
Le commissaire Bézu Fache avançait comme un taureau furieux dans l'arène, les épaules rejetées en arrière, le menton plaqué contre la poitrine. Ses cheveux noirs, luisants de gel, plantés en V sur le front, évoquaient la proue d'un navire. Son regard sombre et perçant, à la sévérité implacable, semblait tout brûler sur son passage.
Langdon descendit derrière Fache les marches du grand escalier de marbre, sous la pyramide de verre. Ils passèrent entre deux policiers armés de fusils-mitrailleurs qui montaient la garde en bas des marches. Le message était clair : ce soir, personne n'entre ni ne sort sans l'autorisation du commissaire Fache.
En descendant, Langdon luttait contre une inquiétude croissante. L'accueil de Fache n'avait rien d'avenant, et le Louvre lui-même baignait dans une atmosphère sépulcrale.
L'escalier n'était éclairé, comme les travées d'un cinéma, que par de petites ampoules nichées au creux des marches. Le toit en verrière, au travers duquel il voyait s'estomper peu à peu la bruine scintillante des jets d'eau, lui renvoyait l'écho de ses pas.
— Qu'en pensez-vous ? demanda Fache en accompagnant sa question d'un coup de menton vers le haut.
Trop fatigué pour biaiser, Langdon soupira :
— Elle est vraiment magnifique !
— Une verrue hideuse au cœur de Paris, grommela le commissaire.
Et d'une! Ce commissaire Fache n'avait pas l'air d'un type commode. Savait-il qu'à la demande explicite de François Mitterrand, la pyramide comportait exactement 666 losanges de verre - pour le plus grand bonheur des amateurs de mystère, ce Chiffre étant traditionnellement associé à Satan ?
Langdon préféra garder cette information pour lui.
Ils posèrent le pied sur le sol de l'atrium souterrain, dont l'immense espace émergea peu à peu de l'ombre. À près de vingt mètres sous le sol de la cour, le nouveau hall d'entrée du musée, d'une superficie de vingt-trois mille mètres carrés, ressemblait à
– 22 –
une grotte sans fond aux murs de marbre ocre, un matériau choisi pour s'harmoniser avec la pierre des bâtiments qui le surplombaient. Habituellement rempli de lumière et de monde, l'atrium avait ce soir des allures de crypte obscure.
— Où est le personnel de sécurité ? s'informa Langdon.
— Ils sont en quarantaine. Il semble qu'ils aient laissé entrer ce soir un visiteur indésirable.
On est en train de les interroger un par un, dans l'aile Sully.
Ce sont mes propres agents qui les remplacent. Vous connaissiez bien Jacques Saunière ?
— De réputation, mais je ne l'ai jamais rencontré.
— Et pourtant, vous aviez rendez-vous avec lui ce soir..., insista Fache avec étonnement.
— En effet. Nous devions nous voir à l'Université américaine, au cocktail donné après ma conférence, mais il n'est pas venu.
Sans ralentir le pas, le commissaire griffonna quelques mots sur un carnet. Langdon eut le temps d'apercevoir la petite pyramide inversée au fond de la galerie qui partait sur sa droite, et monta derrière Fache une dizaine de marches d'escalier conduisant à un large couloir voûté surmonté de l'inscription «
DENON ».
— Qui avait sollicité l'entretien de ce soir, vous ou lui ?
interrogea le commissaire.
La question semblait étrange.
— Non, c'est M. Saunière. Sa secrétaire m'a contacté par e-mail à Harvard il y a quelques semaines, en m'annonçant que le conservateur souhaitait s'entretenir avec moi lors de mon passage à Paris.
— À quel propos ?
— Je n'en sais rien. Probablement sur un sujet d'ordre artistique. Nous avons des centres d'intérêt communs.
Fache avait l'air sceptique.
— Et vous ne lui avez pas demandé de quoi il s'agissait ?
Non. Il s'était posé la question, sur le moment, mais s'était gardé de réclamer des explications.
– 23 –
Jacques Saunière était un homme solitaire, peu porté aux mondanités. Langdon s'était senti honoré de pouvoir rencontrer pareil personnage.
— Monsieur Langdon, ne pouvez-vous au moins essayer de deviner le sujet dont Saunière souhaitait vous parler ? Le soir même où il a été assassiné ? Ca pourrait être très utile pour notre enquête...
L'insistance de Fache mit Langdon mal à l'aise.
— Je suis un grand admirateur des travaux de M. Saunière et j'étais très flatté qu'il m'accorde un entretien. Je me sers beaucoup de ses ouvrages dans mes cours. Il se trouve que je travaille depuis un an sur un livre traitant d'un thème qui relève de sa compétence, et je me réjouissais de pouvoir bénéficier un peu de ses lumières.
Fache prit note dans son carnet.
— Très bien. Et de quoi s'agit-il ?
— De l'iconographie du culte de la grande déesse et du concept du Féminin sacré.
Fache se lissa les cheveux d'un air perplexe.
— Et c'était sa spécialité ?
C'était sans doute le spécialiste numéro un de la question.
— Je vois...
De toute évidence, le commissaire ne voyait pas du tout.
C'était pourtant la vérité. En plus de ses connaissances pointues sur les reliques concernant la déesse mère, le culte Wicca et le Féminin sacré, Jacques Saunière avait, en vingt ans de mandat, amassé pour le musée du Louvre la plus grande collection mondiale d'œuvres d'art sur ces thèmes : labrys des prêtresses de Delphes, le plus ancien sanctuaire grec, caducées magiques en or, centaines d' ankhs ressemblant à de petits anges debout, sistres, crécelles égyptiennes destinées à chasser les mauvais esprits, statuettes de la déesse Isis donnant le sein au dieu Horus...
— M. Saunière était peut-être au courant de ce manuscrit sur lequel vous travaillez. Il aura souhaité vous proposer son aide ? suggéra le commissaire.
— Personne n'est au courant de ce projet, à part mon éditeur.
– 24 –
Langdon ne donna pas la raison du secret dont il entourait son projet. Le livre, qu'il avait l'intention d'intituler Les Symboles du Féminin sacré disparu, proposait une interprétation très anticonformiste de l'art religieux qui ne manquerait pas de susciter de vives controverses.
Le long couloir débouchait sur deux escalators immobilisés qui encadraient un petit escalier.
N'entendant plus les pas de Fache derrière lui, Langdon se retourna. Le commissaire s'était arrêté devant la porte d'un ascenseur de service.
— Par ici, monsieur Langdon, ça ira beaucoup vite.
Et comme l'Américain semblait hésiter, malgré l'utilité évidente de l'ascenseur pour gravir les deux étages :
— Quelque chose qui cloche ?
Tout va très bien, se mentit Langdon en le rejoignant.
Lorsqu'il était enfant, il était tombé dans un puits au fond duquel il avait passé plusieurs heures d'épouvante avant qu'on vienne le secourir. Il souffrait depuis de claustrophobie. Les ascenseurs sont des appareils offrant toutes les garanties de sécurité, se répétait-il chaque fois qu'il devait en prendre un.
Mais un démon familier lui soufflait aussitôt : Tu parles, c'est une petite boîte métallique suspendue au-dessus d'un puits fermé !
Retenant son souffle, un sourire crispé sur les lèvres, il pénétra dans la cabine derrière le commissaire.
Un entresol et un étage. Une dizaine de secondes.
L'ascenseur s'ébranla.
— M. Saunière et vous, reprit Fache, ne vous êtes jamais parlé ? Jamais écrit ? Ni envoyé quoi que ce soit ?
Encore une question lourde de sous-entendus.
— Jamais, fit Langdon en secouant la tête.
Fache acquiesça, prenant bonne note de cette réponse, les yeux fixés sur les portes métalliques. Langdon essaya de se concentrer sur autre chose que les quatre cloisons qui l'enfermaient. Son regard fut attiré par l'épingle à cravate de son compagnon - un crucifix d'argent serti de treize petites pierres d'onyx noir. Une croix gemmée. La crux gemmata symbolisait Jésus et ses douze apôtres et Langdon fut étonné de voir un
– 25 –
haut fonctionnaire français afficher aussi ouvertement ses convictions religieuses.
— C'est une crux gemmata, s'exclama Fache brusquement.
Langdon, surpris par la remarque, leva les yeux et vit, reflétés dans la porte de l'ascenseur, les yeux de Fache braqués sur lui.
La cabine s'immobilisa enfin, les portes s'ouvrirent et Langdon sortit le premier, avide de grands volumes et de hauts plafonds. Mais le monde dans lequel il pénétra ne ressemblait guère à celui qu'il espérait.
Surpris, il s'arrêta net.
Fache lui jeta un regard perçant.
— Je parie que vous n'avez jamais visité le Louvre de nuit ?
En effet, songea Langdon en essayant de s'orienter.
Les salles du musée, d'ordinaire illuminées, étaient particulièrement sombres ce soir. Au lieu de l'habituelle lumière blanche et terne qui se diffusait du plafond, une lueur rouge tamisée provenant des plinthes dessinait sur le sol, à intervalles réguliers, des flaques rosâtres.
Il aurait pourtant pu prévoir cette scène. Presque tous les grands musées utilisent ce type d'éclairage nocturne rougeâtre.
Ces émissions lumineuses de faible intensité au ras du sol permettent en effet aux employés de circuler dans les salles tout en protégeant les œuvres des effets nocifs d'une exposition permanente à la lumière. Ce soir, l'atmosphère du Louvre était presque oppressante. Chaque recoin semblait abriter son lot d'ombres embusquées et les plafonds voûtés qui donnaient en général une telle sensation d'espace paraissaient noyés dans une vertigineuse obscurité.
— Par ici, intima Fache, en tournant brusquement à droite.
Les yeux de Langdon s'habituaient à la pénombre et les grandes toiles se matérialisaient peu à peu autour de lui, comme des clichés photographiques plongés dans le révélateur d'une chambre noire. Il reconnut l'odeur familière du carbone émanant des déshumidificateurs qui fonctionnaient en permanence pour contrer les effets délétères de l'oxyde de carbone exhalé par les visiteurs. Sous le plafond, les caméras de sécurité surplombant les toiles semblaient adresser un clair
– 26 –
message aux visiteurs : « Vous êtes sous surveillance, ne touchez à rien. »
— Elles fonctionnent ? demanda Langdon en montrant les caméras.
Fache secoua la tête.
— Bien sûr que non.
Langdon s'en doutait. La vidéosurveillance dans un musée de cette taille aurait été aussi coûteuse qu'inefficace. Avec des hectares de salles à couvrir, la seule surveillance des écrans aurait nécessité des centaines de techniciens. La plupart des grands musées actuels utilisent une technique de « containment
» : Renoncez à empêcher les voleurs d'entrer ; en revanche, empêchez-les de sortir. Tel était l'axiome de base de la sécurité nocturne : si un intrus déplaçait une œuvre d'art dans une salle, les issues de cette salle se fermaient aussitôt et le voleur se retrouvait derrière des barreaux avant même l'arrivée de la police.
Au fond du couloir, Langdon entendit des bruits de voix sortant d'une porte à double battant grande ouverte. La lumière dessinait un rectangle de lumière sur le plancher.
— Le bureau de Jacques Saunière, expliqua Fache en s'effaçant pour laisser entrer Langdon.
La grande pièce lambrissée était couverte de tableaux de maîtres anciens. Sur le grand bureau d'un autre temps, trônait une statue d'un peu moins d'un mètre représentant un chevalier du Moyen Âge en armure. Une demi-douzaine de policiers s'affairaient, le portable à l'oreille, ou le calepin à la main. L'un d'eux, assis au bureau de Saunière, pianotait sur le clavier d'un ordinateur portable. Le bureau du conservateur en chef était visiblement devenu le PC de campagne de la police judiciaire pour la nuit.
— Messieurs, déclara Fache d'une voix ferme, je me rends sur les lieux du crime avec M. Langdon. Ne nous dérangez sous aucun prétexte, entendu ?
Il quitta la pièce, suivi de Langdon, et traversa le salon carré vers la Grande Galerie, la partie la plus célèbre du musée. Ce large couloir apparemment interminable abritait les chefs-d'œuvre italiens les plus précieux du Louvre.
– 27 –
L'entrée était barrée par une énorme grille d'acier qui évoquait une herse médiévale, censée protéger l'entrée du château fort des attaques surprises.
— La herse de sécurité, expliqua Fache, en approchant de l'entrée.
Même dans la pénombre, la lourde grille donnait l'impression de pouvoir arrêter un char.
Langdon jeta un coup d'œil, à travers les barreaux sur les profondeurs obscures de la Grande Galerie.
— Après vous, monsieur Langdon.
Langdon se tourna vers Fache, interloqué. Après moi, mais comment ?
Le policier lui indiqua la base de la grille.
En scrutant l'obscurité, Langdon découvrit un détail qui lui avait échappé : on avait relevé la grille d'une soixantaine de centimètres pour permettre l'accès à la Grande Galerie. À
condition de ramper.
— Nous serons seuls. L'équipe de la police scientifique et technique vient de terminer son travail. Glissez-vous là-dessous.
Langdon regarda l'étroit interstice et de nouveau l'énorme herse d'acier. Il plaisante, non ?
Cette grille avait tout du dispositif destiné à guillotiner les intrus.
Fache grommela quelque chose et regarda sa montre. Puis il s'agenouilla et aplatit son corps massif contre le parquet. Il rampa à plat ventre en se tortillant sous l'ouverture. Une fois de l'autre côté, il se releva pour regarder Langdon en faire autant.
Ce dernier poussa un grand soupir et, posant ses mains sur le parquet, il s'allongea à plat ventre et se glissa tant bien que mal sous la grille non sans faire un accroc à sa veste de tweed.
Il se cogna aussi la tête à un barreau. Bravo, Robert ! se lança-t-il, passablement vexé de sa médiocre performance, avant de se relever péniblement. Langdon commençait à réaliser qu'il n'était pas près d'aller se recoucher.
– 28 –
5
Au 243, Lexington Avenue, se dresse Murray Hill Place, le nouveau siège de l'Opus Dei. Ce bâtiment de quarante-cinq mille mètres carrés a coûté un peu plus de quarante-sept millions de dollars. Construite par le cabinet d'architectes May
& Piska, la tour habillée de brique rouge et de pierre calcaire blanche abrite plus de cent chambres, six salles à manger, des bibliothèques, des salons, des salles de réunion et des bureaux.
Les deuxième, sixième et septième étages sont destinés aux chapelles ornées de marbre et de tapisseries. Le dix-septième étage est réservé aux résidences privées des dirigeants. Seuls les hommes utilisent l'entrée principale de Lexington Avenue. Les femmes entrent par une porte située sur la rue latérale. Une fois à l'intérieur de l'immeuble, elles restent constamment isolées, «
sur le plan visuel comme acoustique », de leurs conuméraires masculins.
Dans le sanctuaire de son grand appartement du dernier étage, Mgr Manuel Aringarosa venait de boucler son sac de voyage. Il avait échangé sa tenue d'évêque contre une simple soutane noire, sans même la ceinturer de violet. Il ne voulait pas attirer l'attention sur ses hautes fonctions ; seuls les initiés remarqueraient la bague en or massif qui ne quittait jamais son annulaire. Outre l'améthyste pourpre entourée de diamants qui l'ornait, cet anneau était gravé aux emblèmes de sa fonction - la mitre et la crosse. Aringarosa passa le bras dans la bandoulière de son sac de voyage, murmura une brève prière, sortit de son appartement et rejoignit par l'ascenseur le hall d'entrée, où son chauffeur l'attendait pour le conduire à l'aéroport.
Une fois confortablement installé dans l'avion qui venait de décoller pour Rome, il regarda par le hublot l'Atlantique plongé dans le noir, songeant à sa bonne étoile qui se levait enfin.
Ce soir, la bataille sera gagnée. Il se rappelait avec effroi la terreur qui l'avait saisi quelques mois auparavant, devant la puissance qui menaçait de détruire son empire.
Depuis dix ans qu'il présidait le mouvement traditionaliste, Mgr Aringarosa s'était employé à répandre le message de l'Opus
– 29 –
Dei, littéralement « l'Œ uvre de Dieu ». La congrégation, fondée en 1928 par un prêtre espagnol, l'abbé José Maria Escriva, prônait un retour aux valeurs catholiques fondamentales, et demandait à ses membres d'accomplir de grands sacrifices pour parfaire leur apostolat.
La philosophie traditionaliste de l'Opus Dei avait pris son essor dans l'Espagne pré-franquiste, mais son catéchisme en 999 points, intitulé La Voie et publié en 1934 par Escriva, avait essaimé rapidement dans l'ensemble du monde catholique, En sept décennies, le livre avait été publié à quatre millions d'exemplaires, et traduit en quarante-deux langues. L'Opus Dei était devenue une organisation planétaire, l'œuvre catholique qui connaissait la croissance la plus rapide, mais aussi la plus solide financièrement. Elle avait ouvert des résidences, des centres d'enseignement et même des universités dans presque toutes les grandes capitales. Mais en ces temps de scepticisme religieux, de foisonnement des sectes et autres télévangélistes, Mgr Aringarosa était conscient des jalousies et des soupçons qu'éveillait son influence grandissante, dont les journalistes venus l'interviewer se faisaient régulièrement l'écho :
— L'Opus Dei est, d'après la rumeur, une secte qui pratique le lavage de cerveau, avait avancé l'un d'eux. D'autres la qualifient de société secrète ultraconservatrice. Que répondez-vous ?
— L'Opus Dei n'est rien de tout cela, répondait impatiemment l'évêque. Nous sommes partie intégrante de l'Église catholique, sous l'autorité directe du pape. Nous nous efforçons de suivre la doctrine de l'Église le plus rigoureusement possible, et de l'appliquer à chaque instant de notre vie sur terre.
— L'accomplissement de l'œuvre de Dieu exige-t-il des vœux de chasteté, le versement d'une dîme, le rachat des péchés par la flagellation et le port du cilice ?
— Ces aspects ne concernent qu'une petite partie des membres de l'Opus Dei. Il existe différents niveaux d'engagement. Des milliers d'entre nous - les « surnuméraires »
- sont mariés, ont des enfants et participent à l'œuvre divine dans leurs communautés laïques.
– 30 –
D'autres choisissent la voie de l'ascétisme, et vivent en communauté dans nos foyers. Mais tous les adeptes de notre mouvement travaillent à l'amélioration du monde par leur foi, une mission tout à fait louable, vous en conviendrez.
Mais la raison l'emportait rarement. Les médias ne s'intéressaient qu'aux scandales et, comme tous les mouvements religieux d'importance mondiale, l'Opus Dei comptait quelques brebis galeuses qui jetaient le discrédit sur toute la communauté.
Deux mois plus tôt, le groupe Opus Dei d'une université du Midwest américain avait été accusé d'avoir drogué ses nouvelles recrues à la mescaline, afin de provoquer chez eux un état d'euphorie que les jeunes néophytes devaient interpréter comme une expérience mystique. Un étudiant d'une autre université avait failli mourir d'une septicémie après un usage abusif de son cilice barbelé. Plus récemment, un jeune banquier d'affaires, qui venait de faire don de la totalité de sa fortune à l'Opus Dei, s'était jeté par la fenêtre de son appartement de Boston.
Les brebis égarées, soupirait Aringarosa, en priant pour leur âme.
Mais le coup le plus dur leur avait certainement été porté par l'affaire Robert Hanssen. Au cours d'un procès largement médiatisé, on n'avait pas seulement appris que l'espion du FBI était une personnalité importante de l'Opus Dei, mais aussi qu'il se livrait régulièrement à des pratiques sexuelles déviantes, comme celle consistant à filmer ses ébats amoureux avec sa femme, pour que ses amis puissent profiter du spectacle. « Une activité qui ne me semble pas relever des dévotions d'un catholique fervent », avait commenté le juge à l'audience.
Ces regrettables événements ne faisaient qu'alimenter le dossier de l' Opus Dei Awareness Network, dont le très actif site internet - www.odan.org -, qui diffusait les témoignages effrayants d'anciens adeptes afin de mettre en garde les futurs membres de l'organisation. Et certains médias s'étaient mis à qualifier le mouvement de « Mafia de Dieu » et de « Secte chrétienne ».
– 31 –
Le chien aboie devant ce qu'il ne comprend pas, se disait Aringarosa, en se demandant si ses censeurs avaient la moindre idée du nombre d'existences que l'adhésion au mouvement avait littéralement transfigurées. L'Opus Dei jouissait d'ailleurs de l'entière caution du pape, qui en avait fait une de ses prélatures personnelles.
Mais voilà qu'une nouvelle agression menaçait, plus dangereuse que celle des médias. Elle émanait d'un ennemi inattendu, dont Aringarosa ne savait comment se protéger.
L'évêque n'était pas encore remis du coup qui lui avait été porté cinq mois plus tôt.
Ils ne savent pas à qui ils viennent de déclarer la guerre, se chuchota-t-il à lui-même, en regardant l'océan disparaître dans l'obscurité. La vitre du hublot lui renvoya le reflet de son long visage, au nez aplati par un coup de poing reçu lorsqu'il était jeune missionnaire de l'Œ uvre en Espagne. Mais Aringarosa ne se préoccupait que des blessures de l'âme, pas de celles de la chair.
L'avion survolait la côte du Portugal lorsque le vibreur de son portable se déclencha dans la poche de sa soutane.
Aringarosa savait que l'usage des téléphones portables était interdit pendant le vol, mais il n'était pas question qu'il manque cet appel. Un seul homme connaissait ce numéro, celui-là même qui lui avait fait parvenir l'appareil. Il décrocha, plein d'excitation.
— Allô?
— Silas a localisé la clé de voûte. Elle est à Paris, à l'intérieur de l'église Saint-Sulpice.
— Alors, nous sommes près du but ! fit l'évêque en souriant.
— Il peut aller la chercher dès maintenant, mais nous avons besoin de votre intervention.
— Bien sûr. Dites-moi qui je dois contacter. En raccrochant, son cœur battait à tout rompre. Il fixa le noir du ciel, et se sentit submergé par la violence des événements qu'il venait de déclencher.
– 32 –
À huit cents kilomètres de là, debout devant sa cuvette remplie d'eau froide, Silas lavait tant bien que mal le sang qui commençait à sécher sur son dos. Les taches rouges formaient des figures étranges avant de se dissoudre.
Purge-moi par l'hysope et je serai purifié, lave-moi et je serai plus blanc que neige, priait-il, citant les Psaumes.
Jamais, depuis le début de sa nouvelle vie, Silas n'avait ressenti une telle jouissance anticipée.
Il se sentait comme électrisé. Cela faisait maintenant dix ans qu'il obéissait aux préceptes de La Voie pour laver ses péchés, reconstruire sa vie, effacer la violence de son passé. Et voici que sa haine, qu'il avait tant travaillé à combattre, avait refait surface aujourd'hui. Avec une impressionnante rapidité. Il était bien sûr un peu rouillé mais son potentiel restait intact.
La parole de Jésus est un message de paix, de non-violence, d'amour. Telle était la conviction qu'on avait enseignée à Silas depuis le début, et la parole s'était gravée au fond de son cœur.
Or, c'était ce message même que les ennemis du Christ menaçaient aujourd'hui de détruire. Ceux qui affrontent Dieu seront vaincus par la force. Une force inébranlable et résolue.
Depuis deux millénaires, les soldats du Christ défendaient leur foi contre ceux qui cherchaient à l'anéantir. Et ce soir, c'est lui, Silas, qui était appelé au combat décisif.
Il tamponna ses blessures avec une serviette et revêtit sa longue robe à capuche, dont la laine brune accentuait la blancheur de ses cheveux et de sa peau. Il noua la cordelière autour de sa taille, rabattit le capuchon sur son front, et se laissa aller à admirer, dans le petit miroir, le feu luisant de ses yeux rouges.
La roue du destin est en marche.
– 33 –
6
Une fois la grille franchie, Langdon se trouvait à l'entrée de l'interminable tunnel de la Grande Galerie, dont la voûte en berceau vitrée disparaissait dans l'obscurité. Au pied des deux hauts murs, des rampes à infrarouge projetaient depuis les plinthes de marbre une lueur rose tamisée sur la stupéfiante collection de tableaux du Caravage, du Titien, de Leonardo Da Vinci et des autres grands maîtres de la peinture italienne. Les lourds cadres dorés étaient accrochés à des cimaises de dix mètres de haut. Madones à l'enfant, crucifixions et autres scènes religieuses côtoyaient les portraits d'hommes politiques et de grands personnages.
Le regard de Langdon fut vite attiré, à quelques mètres sur sa gauche, par un tableau posé en travers sur le plancher, et entouré d'un cordon de sécurité suspendu à des piquets mobiles.
— Excusez-moi, commissaire, est-ce un Caravage, là-bas, sur le plancher ?
D'après une rapide estimation de Langdon, le tableau en question devait bien valoir deux millions de dollars et il gisait sur le sol comme une vieille croûte qu'on s'apprête à jeter.
— Nous sommes sur la scène du crime, monsieur Langdon.
Nous n'avons touché à rien. C'est M. Saunière lui-même qui l'a décroché.
Et comme Langdon se retournait vers la grille pour essayer de comprendre, le policier enchaîna :
— Il a été attaqué dans son bureau, s'est enfui dans la Grande Galerie et a décroché une toile pour déclencher l'alarme et la fermeture de la herse, laquelle bloquait l'unique issue.
— Pour enfermer son agresseur ?
Fache secoua la tête.
— Non, pour s'en isoler. L'assassin est resté bloqué dans le vestibule d'accès et il a tiré sur Saunière à travers la grille. Vous voyez cette étiquette orange accrochée à l'un des barreaux ?
Nous y avons trouvé des résidus de retour de flamme. Saunière est mort seul, enfermé dans la galerie.
– 34 –
Langdon se rappela la photo du cadavre de Saunière.
Ils prétendent qu'il est l'auteur de cette mise en scène. Il scruta les profondeurs de la Grande Galerie.
— Mais où est le corps ?
Le commissaire rajusta son épingle de cravate cruciforme et reprit sa marche.
— Comme vous le savez sans doute, la Grande Galerie est extrêmement longue.
Si les souvenirs de Langdon étaient bons, elle mesurait en effet cinq cents mètres. La largeur était tout aussi impressionnante. On aurait facilement pu y loger deux trains de voyageurs côte à côte. L'espace central était parsemé de socles surmontés de statues ou d'urnes colossales, qui encourageaient le flot des touristes à respecter un sens unique pour la visite.
Fache avançait d'un pas rapide, sans dire un mot, le regard perdu dans les profondeurs de la galerie. Langdon se sentait presque irrespectueux de passer si rapidement devant tant de chefs-d'œuvre sans s'arrêter, même pour un bref instant.
La pénombre rougeoyante rappelait à Langdon celle des archives secrètes du Vatican et il ressentit, à cette nouvelle évocation de son aventure à Rome l'année précédente, un léger malaise mêlé au souvenir nostalgique de Vittoria. Elle était absente de ses rêves depuis des mois mais il n'arrivait pas à croire qu'il ne s'était passé qu'un an depuis leur séjour romain ; il lui semblait que des décennies s'étaient écoulées. Une autre vie. Son dernier échange avec Vittoria remontait à décembre, lorsqu'il avait reçu d'elle une carte postale lui annonçant son départ pour Java où elle devait entreprendre d'étranges recherches. Il était notamment question de repérer les trajectoires de migrations des raies mantas à l'aide de satellites d'observation. Sans jamais avoir cédé à l'illusion qu'une femme comme elle puisse trouver son bonheur à partager sa vie sur un campus américain, son âme de célibataire endurci avait cependant quelque peu défailli devant Vittoria, et depuis son existence lui paraissait insipide.
Langdon pressait le pas derrière le commissaire, mais il ne voyait toujours pas de cadavre.
– 35 –
— Comment se fait-il que Jacques Saunière soit allé si loin ?
— Il n'est mort qu'au bout d'une vingtaine de minutes, d'une balle tirée dans l'estomac. C'était visiblement un homme en excellente forme physique, malgré ses soixante-seize ans.
— Et les services de sécurité du Musée ont mis quinze minutes pour arriver jusqu'à lui ?
— Bien sûr que non. Ils se sont retrouvés bloqués derrière la herse, et ont entendu quelqu'un qui se déplaçait au centre de la galerie, sans voir qui c'était. Ils l'ont appelé, mais n'ont pas obtenu de réponse. Pensant qu'il s'agissait d'un voleur de tableaux, ils ont alerté la PJ, et nous avons pris position en dix minutes. Nous avons soulevé la grille pour pouvoir passer dessous et j'ai envoyé une dizaine d'agents armés, qui ont ratissé toute la galerie.
— Et alors ?
— Ils n'ont pas retrouvé l'intrus...
Il pointa un doigt vers une grande urne de marbre, au centre de la galerie :
— Seulement sa victime.
Deux mètres derrière le socle, entre les colonnes de marbre brun, un spot sur trépied projetait sur le parquet un îlot de lumière au centre duquel gisait le cadavre nu du conservateur en chef, comme un insecte sous un microscope.
— Vous avez vu la photo, continua Fache...
En approchant, Langdon sentit un frisson lui parcourir tout le corps. Il avait rarement contemplé une scène aussi étrange.
Le cadavre livide de Saunière gisait dans la position exacte que Langdon avait découverte sur la photo. Stupéfait, l'Américain dut se répéter que c'était Saunière lui-même qui s'était allongé ainsi avant de mourir.
Il avait un corps curieusement mince et musclé pour un homme de son âge. Sur sa droite, ses vêtements soigneusement pliés formaient un petit tas, et il s'était étendu exactement au centre de la Grande Galerie, bras et jambes écartés, comme un individu soumis à un invisible supplice.
– 36 –
Juste au-dessous du sternum, la blessure avait étonnamment peu saigné, ne laissant qu'une petite auréole de sang séché.
Le même sang noirci recouvrait l'extrémité de son index gauche. Utilisant son abdomen comme une toile, il avait, avec son propre sang, tracé un simple symbole - cinq lignes droites croisées qui formaient une étoile.
Le pentacle.
Le tracé rouge sombre, centré sur le nombril de Saunière, conférait à cette agonie un caractère grand-guignolesque. La photo que Langdon avait vue glaçait le sang, mais cette scène d'exhibition macabre suscita chez lui un profond malaise.
Il s'est fait ça à lui-même !
— Alors, monsieur Langdon ?
Fache avait les yeux fixés sur lui.
— C'est un pentagramme, l'un des symboles les plus anciens du monde, déjà employé plus de quatre mille ans avant Jésus-Christ.
— Et quelle est sa signification ?
Langdon détestait ce genre de question. Il est très difficile de donner aux symboles un sens qui soit à la fois unique et exact. Ils peuvent avoir des résonances différentes selon le contexte. La cagoule blanche du Ku Klux Klan rappelle la haine raciale aux États-Unis, alors que la même coiffe symbolise la foi religieuse en Espagne.
— Les significations des symboles varient selon le contexte.
Le pentagramme était au début l'apanage de religions païennes.
— Les cultes démoniaques..., fit le commissaire en hochant la tête.
— Non, rectifia aussitôt Langdon, réalisant qu'il avait employé un terme équivoque.
De nos jours, le terme païen était devenu presque synonyme de culte satanique, une grossière erreur, le mot latin paganus -
paysan - désignait les habitants des campagnes. Les « païens »
étaient littéralement des ruraux non évangélisés, restés fidèles aux anciens cultes de la nature. D'ailleurs l'évolution péjorative du mot « vilain » - du bas latin villanus, qui signifiait « de la campagne » avant de désigner une « âme vile, malfaisante » -
– 37 –
illustrait bien la crainte de l'Église envers les habitants des bourgs ruraux.
— Le pentacle, poursuivit Langdon, était à l'origine un symbole pré-chrétien lié au culte de la nature. Les anciens avaient une vision bipolaire du monde, axée sur deux principes
- le masculin et le féminin. Les dieux et les déesses antiques s'efforçaient de maintenir l'équilibre de forces opposées, comme dans la cosmologie chinoise du Yin et du Yang. Lorsque ces deux principes s'équilibraient, le monde était en harmonie.
Dans le cas contraire, le chaos s'installait.
Langdon montra le ventre de Saunière.
— Ce pentacle représente la part féminine de l'univers, un concept que les historiens des religions appellent le Féminin sacré, ou la grande déesse. Saunière était un éminent spécialiste de ces traditions.
— Il s'est dessiné une déesse sur l'estomac ?
Langdon admit l'étrangeté d'un tel geste.
— Dans son interprétation la plus stricte, le pentacle symbolise Vénus, la déesse de l'amour charnel et de la beauté.
Les religions primitives vénéraient l'ordre divin de la nature. La déesse Vénus ne se distinguait pas de la planète du même nom.
Elle avait sa place dans le ciel nocturne et a reçu plusieurs noms
: Ishtar, Ashtar, Astarté, autant de concepts féminins puissants, liés à la nature et à la terre nourricière.
Fache avait l'air totalement désorienté. Il s'en serait apparemment volontiers tenu au culte du démon. Langdon décida de passer sous silence la caractéristique la plus étonnante du pentagramme étoilé - l'origine graphique de ses liens avec Vénus. Lorsqu'il était jeune étudiant en astronomie, il avait appris que la planète traçait tous les quatre ans un pentacle parfait dans le ciel écliptique. Cette découverte avait poussé les Anciens, émerveillés, à prêter à cette figure les valeurs symboliques de la perfection, de la beauté et du cycle de l'amour physique. Rares sont ceux qui savent que c'est en hommage à ce cycle sacré de quatre ans qu'a été instaurée la cadence des olympiades - encore en vigueur de nos jours. Et seuls quelques initiés savent que le pentacle fut le premier symbole des Jeux olympiques, avant que les cinq pointes soient
– 38 –
remplacées par cinq anneaux entrelacés qui reflétaient mieux l'esprit solidaire des Jeux.
— Mais, monsieur Langdon, déclara le commissaire d'une voix pressante, ce symbole évoque aussi très certainement le diable, comme vos films d'horreur hollywoodiens s'emploient régulièrement à le souligner.
Langdon fronça les sourcils. Merci Hollywood ! pesta-t-il dans son for intérieur. Le pentagramme étoilé était effectivement devenu un cliché récurrent des films d'épouvante, où on le voyait souvent tracé sur les murs par des satanistes avec tout un arsenal d'autres symboles pseudo-démoniaques.
Langdon était toujours mortifié de le trouver dans ce contexte alors que ses origines étaient divines.
— Je peux vous assurer, commissaire, qu'il s'agit d'une interprétation historiquement erronée. Le pentacle était d'abord lié au Féminin sacré, mais il a subi de nombreuses distorsions au cours des siècles. En provoquant d'ailleurs de véritables bains de sang.
— Je ne suis pas sûr de vous suivre...
Après un coup d'œil sur la croix gemmée qui ornait la cravate de son interlocuteur, Langdon pesa prudemment ses mots :
— L'Église, commissaire. Les symboles sont extrêmement tenaces, et c'est l'Église catholique débutante qui a fait du pentagramme un symbole démoniaque. Il s'agissait pour le Vatican d'éradiquer les religions païennes pour convertir les masses au christianisme.
— Continuez, je vous en prie.
— Ce sont des phénomènes fréquents pendant les périodes de trouble. Le pouvoir neuf récupère les symboles existants et les dénature peu à peu, de manière à effacer leur signification originelle. Dans ce cas, ce sont les païens qui ont perdu la bataille, et certaines de leurs icônes ont été « détournées » par la religion victorieuse. Le trident de Jupiter est devenu la fourche du diable, le chapeau conique du sage celui des sorcières, et le pentacle de Vénus un symbole satanique. Et plus tard, l'armée américaine a de nouveau perverti son image, en en faisant un symbole de guerre. On le trouve peint sur tous les
– 39 –
avions de combat, et brodé sur les épaulettes de nos généraux.
Nous sommes bien loin de la déesse de l'amour et de la féminité...
— Très intéressant, fit le commissaire. Et la position du corps de Saunière, comment l'interprétez-vous ?
— Elle ne fait que renforcer l'allusion au principe féminin et à la Déesse.
— Pardon ?
— C'est le principe de la réplique. Répéter un symbole est le moyen le plus simple d'en augmenter la puissance. Jacques Saunière a disposé son propre corps en position d'étoile à cinq branches. Deux pentacles valent mieux qu'un.
— Bonne analyse en effet. Mais pourquoi s'est-il déshabillé!
demanda Fache, gêné, en passant une main sur ses cheveux gominés.
Il avait grommelé « déshabillé » comme si la vue d'un vieillard nu le révulsait.
— Pourquoi a-t-il ôté ses vêtements ? répéta-t-il. Excellente question. Langdon se la posait depuis qu'il avait vu la photo polaroïd que Collet lui avait montrée. Une autre allusion à Vénus, la déesse de la sexualité humaine, de l'union homme-femme, telle ait été sa première déduction à la vue de ce corps dénudé. Une signification fortement gommée par la culture moderne, mais qui restait présente dans l'adjectif « vénérien » -
pour qui possédait quelques notions d'étymologie. Langdon décida cependant de ne pas entraîner le commissaire de ce côté-là... — Monsieur Fache, je ne peux malheureusement pas vous dire pourquoi M. Saunière a choisi de marquer son cadavre de ce double pentagramme, mais je suis pratiquement sûr qu'il y voyait la symbolique de la déesse. La corrélation est largement confirmée par les historiens de l'art et des symboles.
— J'entends bien. Et le fait de s'être servi de son sang pour dessiner le symbole sur son abdomen ?
— Il n'avait visiblement rien d'autre sous la main.
Fache garda le silence quelques instants.
– 40 –
— Je crois qu'en réalité, il a fait cela pour contraindre la police à procéder à un examen médico-légal approfondi, reprit-il. — Ah bon?
— Regardez ce qu'il tient dans la main gauche. Langdon examina le bras du conservateur sans voir au premier abord.
Puis il fit le tour du cadavre et s'accroupit pour le regarder de plus près.
La main gauche du mort serrait un gros stylo feutre.
Fache se dirigea vers une table pliante couverte d'appareils électroniques entourés de câbles électriques enchevêtrés.
— Saunière le tenait quand nous l'avons trouvé. Vous connaissez ce genre de stylo ?
Langdon se pencha pour lire l'étiquette.
Un stylo de lumière noire.
Ce type de stylo, conçu à l'origine pour les musées, les restaurateurs et la police, permettait d'inscrire des marques invisibles sur les objets. Le crayon feutre contenait une encre spéciale, fluorescente, non corrosive, qui n'était visible que sous la lumière noire. De nos jours, les experts des musées utilisent encore ces stylos pour signaler, au moyen d'une marque discrète sur le cadre, les œuvres qui nécessitent une restauration.
Sans comprendre, il leva les yeux vers le commissaire.
Tandis que Langdon se redressait, Fache éteignit le spot, plongeant la Grande Galerie dans l'obscurité et aveuglant brièvement Langdon, de plus en plus mal à l'aise. La silhouette du commissaire se détachait sur le parquet, illuminée par le faisceau de la lampe torche à ultraviolet qu'il tenait à la main.
— Vous savez peut-être, reprit le commissaire dont les yeux scintillaient d'une lueur violette, que la police utilise la lumière noire pour des enquêtes criminelles. Elle permet, par exemple, de déceler les traces de sang sur les lieux d'un crime. Vous imaginez donc notre surprise, ce soir...
Il dirigea brusquement le faisceau de sa lampe vers le sol, à gauche du corps de Saunière. Langdon eut un mouvement de recul et son cœur fit un bond dans sa poitrine.
En lettres pourpres fluorescentes, les dernières paroles du conservateur luisaient sur le plancher de la Galerie. Langdon fit
– 41 –
le tour du cadavre pour les lire à l'endroit et sentit s'épaissir encore le mystère qui enveloppait cette étrange soirée.
Il les relut et s'exclama :
— Qu'est-ce que ce charabia peut bien signifier ?
Les yeux blancs de Fache se fixèrent sur les siens.
— C'est précisément pour répondre à cette question que nous vous avons fait venir, monsieur Langdon.
Pas très loin de là, assis au bureau de Jacques Saunière, l'inspecteur Collet était penché sur une grosse console audio installée sur l'énorme meuble. S'il n'avait pas senti, fixé sur lui, le regard de cette drôle de statue articulée de chevalier en armure posée sur un coin du bureau, Collet aurait été parfaitement à son affaire. Il ajusta ses écouteurs et vérifia le niveau du son. Tout semblait fonctionner parfaitement et la réception était excellente.
Le moment de vérité.
Il ferma les yeux, sourit et s'installa confortablement dans le fauteuil pivotant, décidé à ne rien perdre de la conversation qui s'enregistrait sur la bande depuis la Grande Galerie.
– 42 –
7
Un petit logement avait été aménagé dans une ancienne sacristie de l'église Saint-Sulpice, à gauche du déambulatoire : deux pièces dallées de pierre et sobrement meublées, le domicile de sœur Sandrine Bieil depuis plus de dix ans. Elle venait d'un couvent voisin, mais préférait de loin sa nouvelle vie dans le calme de la grande église où elle s'était aménagé son petit coin avec un lit, un téléphone et une plaque chauffante. En tant que gardienne principale du bâtiment, sœur Bieil était chargée de toutes les tâches extra-religieuses : l'accueil des groupes de touristes auxquels elle fournissait à la demande guides ou accompagnateurs, la distribution des brochures et la fermeture des lieux le soir. Elle assurait aussi l'approvisionnement en vin de messe et en hosties.
Elle fut réveillée cette nuit-là par la sonnerie du téléphone.
Sœur Bieil décrocha maladroitement.
— Sœur Sandrine Bieil, église Saint-Sulpice, marmonna-t-elle. — Bonsoir, ma sœur, fit une voix d'homme.
Elle s'assit sur son lit. Quelle heure est-il, grand Dieu ? Elle reconnaissait la voix de son curé, mais jamais il ne l'avait appelée à une heure pareille. Le saint homme avait l'habitude de se mettre au lit juste après la messe.
— Excusez-moi si je vous ai réveillée, poursuivit on interlocuteur d'une voix ensommeillée et tendue. J'ai un service à vous demander. Un important évêque américain vient de m'appeler. Vous le connaissez peut-être ? Mgr Manuel Aringarosa.
— Le chef de l'Opus Dei ? Bien sûr que je le connais.
Comme tout le clergé catholique. L'influence de l'organisation traditionaliste s'était considérablement accrue ces dernières années. Son irrésistible ascension avait débuté en 1982. Cette année-là, Jean-Paul II avait inopinément décidé d'en faire une « prélature personnelle du pape », apportant ainsi sa caution officielle à la ligne de l'organisation. Mais un grave soupçon pesait sur la sincérité de cette élévation : la
– 43 –
bénédiction papale avait été accordée l'année même où la florissante secte avait versé presque un milliard de dollars aux œuvres religieuses du Vatican (IOR), sauvant ainsi la « Banque du Vatican », comme on l'appelait alors, d'une banqueroute imminente. Le procès de canonisation du fondateur de l'Opus Dei avait d'ailleurs été accéléré peu après, au grand dam de nombreux catholiques : les autres candidats à la sainteté devaient souvent attendre leur « promotion » près d'un siècle, alors que la canonisation de saint José Maria n'avait nécessité qu'une vingtaine d'années... Mais on ne discutait pas avec le Saint-Siège !
— L'un de ses numéraires est à Paris ce soir. Il voudrait visiter l'église.
— Il ne peut pas attendre demain matin ?
— Justement, non. Il reprend l'avion très tôt. Et il a toujours rêvé de voir Saint-Sulpice.
— Mais la visite de nuit n'a aucun intérêt ! Il faut voir la lumière du jour pénétrer par les vitraux, les ombres progresser sur le gnomon, c'est cela qui fait toute la beauté de l'église...
— Je suis bien d'accord avec vous, ma sœur. Mais je vous serais personnellement très reconnaissant de bien vouloir accéder à cette demande. Puis-je lui proposer de se présenter vers une heure ? Dans vingt minutes ?
— Bien sûr, monsieur le curé, je me ferai un plaisir de lui ouvrir.
Après l'avoir remerciée, le curé raccrocha.
Fort perplexe, la religieuse s'attarda un instant dans la chaleur de son lit, tâchant de chasser les brumes du sommeil. À
soixante-six ans, elle ne se réveillait plus aussi facilement qu'autrefois. Et pourtant, ce coup de fil-là avait de quoi la galvaniser.
Sœur Bieil n'avait jamais apprécié l'Opus Dei. Outre les rituels archaïques de mortification corporelle que l'organisation imposait à ses membres, son point de vue sur les femmes était moyenâgeux. Elle avait récemment appris, à son grand scandale, que, dans les foyers de l'œuvre, les numéraires féminines se voyaient imposer de faire - gratuitement - le ménage des chambres pendant que les hommes assistaient à la
– 44 –
messe. Elles dormaient à même le sol alors que leurs équivalents masculins disposaient d'une paillasse, et devaient, enfin, se soumettre à des séances supplémentaires de flagellation. Tout cela en pénitence pour le péché originel dont Eve avait été l'instigatrice en mordant dans la fameuse pomme de la connaissance : la faute du genre féminin semblait apparemment inexpiable. Alors qu'une grande partie du clergé catholique paraissait s'orienter vers une attitude plus progressiste envers les femmes, l'Opus Dei s'efforçait d'inverser le mouvement.
Il fallait tout de même que sœur Sandrine obéisse à son curé.
Elle posa les deux pieds sur les dalles froides de sa chambre.
Le frisson qui la parcourut se doubla d'un pressentiment inopiné.
Intuition féminine ?
La très pieuse sœur Sandrine avait appris à trouver la paix en écoutant les recommandations du Seigneur, fût-ce de simples murmures, mais ce soir, dans l'église déserte, rien ne venait rompre le pesant silence de l'absence divine.
– 45 –
8
Langdon ne parvenait pas à détacher son regard du texte étrange qui luisait sous le faisceau de lumière noire. Les dernières paroles de Jacques Saunière lui paraissaient aussi éloignées que possible de celles d'un message d'adieu : 13-3-2-21-1-1-8-5
O DRACONIAN DEVIL !
OH, LAME SAINT !
Langdon n'avait pas la moindre idée de ce que cela pouvait bien signifier, mais il comprit les soupçons de Fache concernant un éventuel culte satanique.
O DRACONIAN DEVIL !
Saunière avait laissé une référence littérale au diable. Tout aussi bizarre était la série de chiffres.
— La première ligne ressemble à un code chiffré, avança Langdon.
— Effectivement. J'ai une équipe de cryptographes qui y travaille. Nous avons d'abord pensé à un numéro de téléphone, ou d'immatriculation quelconque, qui pourrait nous permettre de retrouver l'assassin. De votre côté, y voyez-vous une signification symbolique ?
Langdon regarda de nouveau les chiffres. Interpréter ce texte aurait nécessité plusieurs heures de travail.
Si tant est que Saunière y ait vraiment caché un sens symbolique quelconque.
Cette série semblait totalement aléatoire, sans aucun ordre apparent. Langdon était habitué aux progressions symboliques répondant à une certaine logique. Pourquoi Saunière avait-il laissé une série de messages aussi fondamentalement disparates, au moins en apparence ? Le pentacle, les chiffres, le texte...
Fache insista :
— Vous prétendiez tout à l'heure que Jacques Saunière avait consacré ses derniers instants à rédiger une sorte de testament codé évoquant le culte d'une déesse, ou quelque
– 46 –
chose de ce genre. Vous ne retrouvez rien ici qui aille dans ce sens ?
Langdon savait que la question était purement rhétorique.
Ce bizarre communiqué ne cadrait absolument pas avec la thèse de Langdon sur la symbolique du culte de la déesse...
O DRACONIAN DEVIL !
OH, LAME SAINT !
Fache insista.
— Vous conviendrez, monsieur Langdon, que ce texte ressemble à une accusation...
Langdon se concentra pour essayer d'imaginer les derniers instants de Saunière, piégé dans la Grande Galerie, conscient qu'il ne lui restait plus que quelques minutes à vivre. Cela paraissait évidemment logique.
— Il est certes plausible qu'il ait cherché à lancer la police sur les traces de son assassin.
— Or mon boulot à moi, c'est évidemment de retrouver le meurtrier de Saunière. Et je compte naturellement sur votre aide de spécialiste... Mais ce n'est pas tout. Selon vous, monsieur Langdon, en dehors des chiffres, n'y a-t-il pas quelque chose de particulièrement étrange dans toute cette mise en scène ?
De particulièrement étrange ?
Un conservateur mourant vient se barricader dans la Grande Galerie du Louvre, il se dénude entièrement et se décore l'abdomen d'un pentacle tracé avec son propre sang, il griffonne, avant de s'allonger, un message cabalistique avec une encre invisible... en matière de bizarreries, on est déjà bien servi...
— Le mot « Draconien », peut-être ? risqua Langdon.
C'était la première idée qui lui était venue à l'esprit. De fait, il trouvait bizarre de la part d'un mourant cette référence à Dracon, l'austère politicien grec du VII siècle av. J.-C.
— Cette locution de diable draconien me semble assez paradoxale.
— Diable draconien ? reprit Fache avec une pointe d'impatience. Cher monsieur, nous ne sommes pas ici pour nous interroger sur des questions de vocabulaire.
– 47 –
Langdon ne comprenait pas très bien où Fache voulait en venir, mais il commençait à penser que le commissaire se serait bien entendu avec Dracon.
— Saunière était français, reprit Fache d'un ton neutre. Il vivait à Paris. Et pourtant il a choisi d'écrire ce message...
— En anglais, répondit Langdon, comprenant subitement ce que Fache voulait dire.
— Exact, acquiesça Fache. Mais pourquoi, selon vous?
Langdon savait que Saunière parlait un anglais impeccable, mais il ne discernait pas la raison qui l'avait poussé à laisser son dernier message dans cette langue.
Fache lui montra le pentacle dessiné sur l'abdomen de Saunière.
— Rien à voir avec un culte satanique, vous en êtes toujours certain ?
Mais Langdon n'était plus sûr de rien.
— Mes connaissances en symbologie ne semblent pas très utiles pour l'interprétation de ce texte, j'en suis désolé.
— Peut-être ceci vous aidera-t-il, alors.
Fache recula de quelques pas. Le rayon lumineux de la lampe torche que Fache pointait vers le cadavre l'éclairait maintenant tout entier.
À sa grande surprise, Langdon distingua un cercle rudimentaire, tracé à l'encre fluorescente, et qui entourait tout le corps. Une fois allongé sur le sol, Saunière avait dessiné autour de lui une série d'arcs de cercle maladroitement reliés, mais presque parfaitement orientés vers le même centre.
Brusquement, tout s'éclairait.
— L'Homme de Vitruve ! lâcha-t-il dans un souffle.
Saunière avait reproduit à l'échelle de son corps le plus célèbre dessin de Leonardo Da Vinci.
Considéré comme la reproduction anatomique la plus exacte de son temps, L'Homme de Vitruve, de Leonardo Da Vinci, aux bras et jambes écartés, avant de devenir une icône de la culture moderne, était l'image même de la civilisation de la Renaissance.
Vinci. Langdon frissonna de stupeur. On ne pouvait dénier à Saunière un comportement très explicite. Dans les derniers
– 48 –
instants de sa vie, le conservateur avait ôté ses vêtements pour reproduire le plus parfaitement possible le dessin de Vinci.
L'élément décisif, jusqu'alors manquant, était le cercle, un symbole de protection féminine. Le message de Vinci était clair, il voulait illustrer l'harmonie du féminin et du masculin. Restait à trouver la raison pour laquelle Saunière avait tenu à reproduire ce dessin...
— Monsieur Langdon, déclara Fache d'un ton péremptoire, un homme de votre culture ne peut certainement pas ignorer la prédilection de Leonardo Da Vinci pour la magie noire...
Langdon fut surpris de cette remarque dans la bouche de Fache - laquelle éclairait sans doute ses soupçons antérieurs sur l'inspiration satanique de cette mise en scène. Le grand peintre italien avait toujours posé des problèmes aux historiens de l'art, et spécialement à ceux de la tradition chrétienne. Vinci, génie visionnaire, était aussi un homosexuel flamboyant et un adepte du culte de l'ordre naturel divin - deux particularités qui le mettaient, pour l'Église de son époque, en état de péché perpétuel. Qui plus est, les excentricités inquiétantes du grand savant n'avaient pas manqué de projeter sur le personnage une aura démoniaque : il exhumait des cadavres pour étudier l'anatomie, tenait de curieux journaux en écriture inversée, pensait connaître le secret alchimique de la transformation du plomb en or, et prétendait avoir mis au point un élixir de longévité - presque un défi à Dieu. On trouvait dans ses inventions d'étranges armes de guerre et de torture...
Le génie est toujours un hérétique en puissance, se dit Langdon.
Vinci avait certes composé un impressionnant ensemble de tableaux à thème religieux, mais cette richesse ne faisait qu'alimenter sa réputation de duplicité spirituelle. Si Leonardo Da Vinci avait accepté des centaines de commandes lucratives du Vatican sur des thèmes chrétiens, c'était pour financer son train de vie et ses recherches scientifiques, plus que pour illustrer ses croyances personnelles. Doué d'un tempérament espiègle, il prenait un malin plaisir à mordre, sans en avoir l'air, la main qui le nourrissait. C'est ainsi qu'il avait incorporé dans diverses scènes religieuses des symboles cachés qui n'avaient
– 49 –
rien de chrétien, mais traduisaient des croyances personnelles.
Ce faisant, il adressait un subtil pied de nez à l'Église de son temps. Langdon avait un jour donné à la National Gallery de Londres une conférence intitulée : La Vie secrète de Leonardo Da Vinci : le symbolisme païen dans l'art chrétien.
— Je vois ce que vous voulez dire, commissaire, mais Leonardo Da Vinci n'a jamais été un adepte des sciences occultes. En dépit de ses fréquents conflits avec Rome, c'était un authentique chrétien et un homme d'une grande spiritualité.
En disant cela, Langdon eut une étrange intuition. Il jeta un nouveau coup d'œil au message inscrit sur le sol.
O Draconian devil ! Oh, lame saint !
— Oui ? demanda Fache.
Langdon reprit en pesant soigneusement ses mots :
— Je me disais que Saunière partageait avec Leonardo Da Vinci un certain nombre d'idées, en particulier sa rancune contre l'Église catholique, qui avait éliminé le principe féminin de la religion officielle. Peut-être a-t-il imité L'Homme de Vitruve pour exprimer une rébellion similaire devant la diabolisation de la déesse.
Fache lui jeta un regard dur.
— Vous pensez que Saunière traite l'Église de « diable draconien et de saint boiteux » ?
Cette hypothèse semblait tirée par les cheveux, Langdon ne pouvait le nier, néanmoins le pentacle semblait bien l'accréditer.
— Tout ce que je veux dire c'est que Saunière a consacré sa vie à étudier l'histoire de la déesse, une histoire que l'Église catholique s'est acharnée comme nulle autre à effacer. Il est plausible qu'il ait voulu marquer une dernière fois sa désapprobation au moment de disparaître.
— Sa désapprobation ? insista Fache sur un ton nettement hostile. Ce message me semble plutôt furieux que désapprobateur, non ?
Langdon était à bout de patience.
— Commissaire, vous m'avez demandé mon sentiment personnel sur le message de Saunière et je me suis exécuté...
– 50 –
— Monsieur Langdon, j'ai vu de nombreuses victimes de meurtre au cours de ma carrière. Croyez-moi, quand un homme est assassiné, ses dernières pensées se concentrent très rarement sur la rédaction d'un message spirituel codé et incompréhensible.
Les paroles de Fache cinglaient comme un coup de fouet.
— Il voulait se venger ! Je suis convaincu que le mort a rédigé ce message pour aider la police à identifier son assassin.
Langdon le fixa.
— Mais cela n'a aucun sens...
— Non. Pourquoi ça ?
— Mais parce que ! répondit Langdon, fatigué et agacé.
Vous m'avez dit qu'il avait été attaqué dans son bureau, par quelqu'un qu'il avait apparemment invité.
— En effet.
— Il y a donc toutes les raisons de penser qu'il connaissait le nom de son agresseur...
— Continuez, fit le commissaire en hochant la tête.
— Si Saunière connaissait la personne qui l'a tué, pourquoi cette symbolique, pourquoi ce message codé ? (Il pointa le doigt vers le sol.) Un saint boiteux ? Un diable draconien ? Un pentacle sur l'estomac ? Tout ça est beaucoup trop hermétique...
Fache fronça les sourcils comme s'il s'était déjà fait la même remarque.
— Vous marquez un point...
— Vu les circonstances, j'imagine que, s'il avait voulu nous dire qui l'avait tué, il aurait tout simplement écrit le nom du meurtrier.
Le visage du commissaire s'éclaira d'un sourire satisfait.
— Précisément, monsieur Langdon, précisément...
Un boulot de maître, se dit Collet qui buvait les paroles du commissaire en affinant le réglage de son casque audio. Il savait que c'étaient de tels moments qui avaient valu au Taureau son ascension fulgurante au Quai des Orfèvres.
Fache ose ce que personne d'autre n'oserait.
– 51 –
Capable de garder son calme en toutes circonstances, il poussait les gens dans leurs retranchements le plus tranquillement du monde - un art de moins en moins pratiqué par les flics modernes précisément à cause du sang-froid exceptionnel qu'il suppose. Sa maîtrise et sa patience confinaient à l'inhumain.
Ce soir, Fache avait laissé percer une seule émotion, sa farouche détermination à capturer le criminel, comme s'il s'agissait pour lui d'une affaire personnelle. Lors du briefing, inhabituellement rapide et succinct, avec ses hommes, une heure plus tôt, il avait lancé : « Je connais le meurtrier de Jacques Saunière. Vous savez ce que vous avez à faire. Et pas d'erreur, messieurs... »
Et jusqu'à présent, tout se déroulait selon ses vœux.
Sans pouvoir deviner les preuves que Fache avait pu rassembler contre Langdon, Collet connaissait cependant trop bien son patron pour mettre en doute la sûreté de son instinct.
Fache jouissait d'une intuition quasi surnaturelle. Après une magistrale démonstration de son sixième sens, l'un de ses subordonnés avait même déclaré : Dieu lui souffle les solutions.
Et Collet devait reconnaître que, si Dieu existait, Bézu Fache devait être bien placé sur sa liste de favoris. Catholique fervent et pratiquant, il allait à la messe tous les dimanches et se confessait régulièrement. Lors de la récente visite du pape à Paris, Fache avait fait des pieds et des mains pour obtenir une audience. Avec succès, comme en témoignait une photo affichée sur le mur de son bureau, qui le montrait serrant la main du Saint-Père. Ses hommes l'avaient d'ailleurs surnommé le Taureau du pape.
Collet trouvait assez savoureux qu'une des rares prises de position publiques de Fache ces dernières années eût été pour dénoncer le scandale de la pédophilie de certains prêtres catholiques . Ces prêtres devraient être pendus deux fois ! avait déclaré Fache. Une fois pour leurs crimes contre les enfants. Et une seconde fois parce qu'ils traînent la réputation de l'Église dans la boue ! Collet avait l'étrange impression que c'était ce dernier crime qui exaspérait le plus son supérieur.
– 52 –
L'inspecteur Collet se tourna vers son ordinateur portable, pour s'attaquer à sa deuxième tâche de la nuit. Le système de pistage GPS. Le moniteur affichait un plan détaillé de l'aile Denon, transmis par les services de sécurité du musée. Il parcourut scrupuleusement des yeux le dédale de salles et de couloirs, jusqu'à ce qu'il trouve enfin ce qu'il cherchait.
Au cœur de la Grande Galerie, un petit point rouge clignotait sur l'écran.
Le mouchard.
Fache avait eu raison de talonner sa proie d'aussi près : jusqu'à maintenant, Langdon avait fait montre d'un étonnant sang-froid.
– 53 –
9
Bézu Fache avait éteint son téléphone portable pour éviter d'être interrompu pendant sa conversation avec Langdon. Mais son appareil, un modèle tout récent et très coûteux, était malheureusement équipé d'une messagerie bidirectionnelle, que, contrairement à ses ordres, son adjoint utilisa pour l'appeler.
— Commissaire ?
La voix crépitait comme dans un vieux talkie-walkie. Fache grinça des dents. Comment Collet osait-il l'interrompre au moment le plus critique de son interrogatoire ? Il s'excusa d'un regard auprès de Langdon.
— Un instant s'il vous plaît.
Il sortit le portable de sa veste et pressa le bouton de radio-transmission.
— Oui?
— Commissaire, un agent du service de cryptographie est arrivé.
Sa colère retomba momentanément. C'était peut-être une bonne nouvelle, même si elle survenait au mauvais moment. Il avait envoyé au service de cryptographie les photos de la scène du crime, ainsi que le texte écrit au feutre à lumière noire, dans l'espoir qu'ils y verraient plus clair que lui. Si cet agent s'était déplacé, cela signifiait sans doute qu'on avait réussi à décoder le message de Saunière.
— Écoutez, Collet, je suis occupé pour le moment, rétorqua Fache sur le ton agacé du chef qu'on dérange. Faites-le attendre au PC, je le recevrai dans quelques minutes.
— ... la recevrez, commissaire. Il s'agit de l'inspectrice Neveu.
Fache se renfrogna de plus belle. Sophie Neveu était l'une des sept plaies de la DCPJ, dont il avait hérité un an plus tôt.
Une jeune déchiffreuse de trente-deux ans, diplômée du RHI de Londres, où elle avait appris la cryptographie. Sa nomination illustrait la nouvelle politique de parité du ministère de l'Intérieur. La soumission du ministre au politiquement correct,
– 54 –
objectait Fache, affaiblissait le service. Non seulement les femmes manquaient de la force et de l'endurance physiques nécessaires au travail de policier, mais leur simple présence constituait un divertissement dangereux pour leurs homologues masculins.
Sophie Neveu était d'une ténacité de pit-bull et ses méthodes à l'anglo-saxonne avaient le don d'exaspérer ses supérieurs hiérarchiques directs, des cryptographes confirmés.
Mais ce qui exaspérait Fache au plus haut point, c'était une vérité imparable : dans un service où dominent les quadragénaires, une jeune femme au physique attrayant distrait toujours ses collègues masculins de leur travail.
Collet insistait au téléphone :
— L'inspecteur Neveu tient absolument à vous parler sur-le-champ. J'ai bien essayé de la retenir, mais elle vient de filer droit vers la Grande Galerie...
— C'est inadmissible ! J'avais bien précisé...
Langdon crut un instant que le commissaire allait faire une attaque. La mâchoire de Fache s'était immobilisée au milieu de sa phrase. Ses yeux écarquillés et légèrement exorbités regardaient par-delà l'épaule de l'Américain. Avant même d'avoir eu le temps de se retourner pour voir de quoi il s'agissait, Langdon entendit une voix claire résonner derrière lui. — Excusez-moi, messieurs !
Langdon pivota sur lui-même. Une jeune femme s'avançait vers eux d'un pas souple et assuré. Elle portait un long chandail irlandais beige à grosses côtes sur un caleçon noir qui galbait ses jambes élancées. Son épaisse chevelure auburn tombait naturellement sur ses épaules, encadrant un visage rond et harmonieux, éclairé d'un large sourire. À l'opposé des blondes sophistiquées et stéréotypées qui faisaient fantasmer les étudiants de Langdon, elle incarnait une beauté naturelle et authentique, rayonnant d'aisance et d'énergie.
À la grande surprise de Langdon, c'est vers lui qu'elle se dirigea d'abord, la main tendue :
– 55 –
— Sophie Neveu, cryptographe à la DCPJ. Je suis très heureuse de vous rencontrer, monsieur Langdon.
Les traces d'accent français qui teintaient son anglais lui conféraient un charme supplémentaire. Langdon serra sa petite main dans la sienne.
— Ravi de vous rencontrer.
Elle avait des yeux vert olive, un regard vif et perçant.
Fache inspira profondément et, alors qu'il allait la bombarder de reproches, «Désolée de vous déranger, commissaire... », lança-t-elle en pivotant vers lui, le coiffant au poteau.
— Ce n'est pas le moment, en effet !
— J'ai essayé de vous téléphoner, continua Sophie en anglais, comme par courtoisie envers Langdon, mais votre portable était éteint.
— Oui et pour une bonne raison, je suis en entretien avec M. Langdon !
— J'ai déchiffré le code numérique, annonça-t-elle d'un ton presque anodin.
Langdon sentit son cœur bondir d'excitation. Elle a réussi à déchiffrer le code ?
Fache hésitait sur la conduite à tenir.
— Mais avant de vous l'expliquer, continua-t-elle, j'ai un message urgent pour vous, monsieur Langdon.
— Pour M. Langdon ? répéta Fache, désarçonné. Elle hocha la tête et se tourna vers Langdon.
— Il faut que vous contactiez d'urgence votre ambassade.
Ils ont un message pour vous, en provenance des États-Unis.
Langdon, surpris, se demanda avec inquiétude de quoi il pouvait bien s'agir. Un message des États-Unis ? Seuls quelques-uns de ses collègues étaient au courant de son voyage à Paris.
Fache, bouche bée, laissa percer son inquiétude.
— L'ambassade américaine? s'enquit-il d'un ton soupçonneux. Mais comment peuvent-ils savoir qu'il est ici ?
Sophie haussa les épaules.
– 56 –
— Ils ont apparemment appelé son hôtel, où le concierge leur a dit qu'un agent de la PJ était venu le chercher.
— Et l'ambassade a contacté le service de cryptographie ?
insista Fache, de plus en plus perplexe.
— Non, commissaire, répliqua Sophie d'une voix ferme.
Quand j'ai appelé le central de la DCPJ pour essayer de vous joindre, ils venaient de recevoir le coup de fil de l'ambassade et m'ont demandé de vous le transmettre, pour ne pas avoir à vous déranger au téléphone.
Fache, haussant les sourcils de plus belle, ouvrait la bouche pour répondre, mais Sophie s'était déjà tournée vers Langdon, à qui elle tendit un petit morceau de papier plié en fixant sur lui un regard insistant.
— Voici le numéro que vous devez appeler. Ils ont précisé que c'était urgent. Allez-y pendant que j'éclaircis cette histoire de chiffres avec le commissaire.
Langdon jeta un regard sur la notule. Un numéro parisien suivi de trois chiffres.
— Merci, fit-il, vaguement inquiet. Y a-t-il un poste à l'étage
? Sophie sortit son portable de sa poche, mais Fache, aussi écarlate qu'un volcan à deux doigts de l'éruption, l'interrompit et tendit le sien à Langdon.
— Prenez celui-ci, la ligne est sécurisée.
D'un bras plus que ferme, Fache entraîna Sophie quelques mètres plus loin, et il entreprit de la semoncer à voix basse. De plus en plus irrité par l'autoritarisme du policier, Langdon, qui trouvait ce commissaire très antipathique, tourna le dos aux deux Français et pressa le bouton vert du portable tout en dépliant la feuille de papier. Il composa le premier : connexion, une sonnerie, deux, trois... À sa grande surprise, au lieu d'une hôtesse de l'ambassade, il fut mis en relation avec un répondeur. Bizarrement, la voix qu'il entendit lui était vaguement familière.
C'était celle de Sophie Neveu.
– 57 –
« Bonjour, vous êtes bien chez Sophie Neveu, je suis absente pour le moment mais vous pouvez laisser un message... »
— Mademoiselle Neveu ? appela-t-il. Je crois que vous vous êtes trompée...
— Non, non ! C'est bien celui-là ! lança-t-elle aussitôt comme si elle avait prévu sa réaction. Insistez un peu, il y a une boîte vocale.
— Mais...
— C'est le système automatisé de l'ambassade. Il faut que vous tapiez le code à trois chiffres pour relever votre message.
Je vous l'ai noté sous le numéro.
Langdon ouvrait la bouche pour objecter, mais Sophie darda sur lui un regard aussi éloquent que silencieux en écarquillant ses magnifiques yeux verts.
Ne posez pas de question, faites ce que je vous demande !
Le message venait de se terminer. Langdon tapa les trois chiffres, 454, visiblement le code de relève à distance des messages de Sophie Neveu.
Cette jeune femme me demande de relever ses messages ?
Langdon entendit la bande se rembobina, s'arrêter et se remettre en marche. Puis, de nouveau la voix de Sophie, un murmure empreint d'anxiété :
« Monsieur Langdon, surtout restez de marbre à l'écoute de ce message. Contentez-vous d'écouter calmement. Vous êtes en danger. Suivez très exactement toutes mes instructions... »
– 58 –
10
Assis au volant de l'Audi noire que lui avait procurée le Maître, Silas contemplait l'imposante Saint-Sulpice. Les deux hautes tours, éclairées depuis la base par une série de projecteurs, se dressaient comme deux sentinelles au-dessus de la longue nef, flanquée de chaque côté par une rangée de contreforts qui saillaient comme les côtes d'un monstre marin.
Les païens ont profané la Maison de Dieu pour y cacher leur secret. La confrérie confirmait sa réputation légendaire de mensonge et de fourberie. Silas avait hâte de mettre enfin la main sur la clé de voûte. Il la transmettrait au Maître et, par son intermédiaire, aux fidèles, auxquels la fraternité l'avait dérobée depuis si longtemps.
Pour la plus grande puissance de l'Opus Dei.
Il se gara le long du trottoir et poussa un long soupir devant la grandeur de sa tâche, son dos meurtri bien droit sur le siège.
Cette douleur n'était rien, comparée aux angoisses qu'il avait endurées avant de rencontrer Aringarosa et l'Opus Dei.
Laisse ta haine se dissiper, s'intima l'albinos. Pardonne à ceux qui ont péché contre toi.
En contemplant les tours de Saint-Sulpice, Silas luttait contre l'ancienne tension souterraine qu'il sentait remonter, celle qui le ramenait toujours au souvenir de la prison où il avait commencé sa vie d'homme. Les odeurs de chou gâté, les remugles d'urine et de fèces qui imprégnaient la cellule, l'odeur de la mort. Les cris de désespoir poussés au vent des Pyrénées et les sanglots étouffés des hommes abandonnés.
Andorre, songea-t-il. Ses muscles se raidirent.
Et pourtant, c'est dans ce fort perdu entre l'Espagne et la France, alors qu'il grelottait de froid dans sa cellule aux murs de pierre, ne souhaitant plus que la mort, c'est là qu'il avait été sauvé.
Il ne s'en était pas rendu compte sur le moment.
La lumière est venue, longtemps après le tonnerre.
– 59 –
Il ne s'appelait pas Silas à l'époque, mais il ne se souvenait pas du nom que ses parents lui avaient donné. Il s'était enfui à l'âge de sept ans. Son père, un docker de Marseille alcoolique et brutal, battait sa femme pour la punir d'avoir mis au monde un enfant aussi repoussant et, quand celui-ci s'interposait, c'est sur Silas que les coups pleuvaient.
Une nuit de violence effroyable, sa mère ne s'était pas relevée. Debout devant son corps inerte, le petit garçon s'était senti submergé par l'insupportable culpabilité d'avoir laissé se produire la tragédie.
C'est ma faute !
Guidé par un démon qui le possédait, il s'était emparé d'un gros couteau de cuisine. Comme hypnotisé, il s'était dirigé vers la chambre où dormait son père ivre mort. Sans dire un mot, le petit garçon avait planté le couteau dans le dos. Et, malgré les hurlements de douleur, il avait frappé, frappé encore et encore, jusqu'à ce que le silence retombe.
Il s'était enfui. Les rues de Marseille n'étaient guère hospitalières. Redouté des autres petits miséreux comme lui, il vécut tout seul, caché dans le sous-sol d'un entrepôt désaffecté, se nourrissant de fruits volés et de poissons crus ramassés sur le port. Sa seule distraction lui venait des journaux qu'il ramassait dans les poubelles et dans lesquels il finit par apprendre à lire. Il grandissait. Un jour, une autre gosse des rues - une fille d'une vingtaine d'années - se moqua de sa peau et de ses cheveux blancs et essaya de lui voler ses maigres provisions. Il la roua de coups et la laissa à demi morte sur le trottoir. Le policier qui le maîtrisa quelques dizaines de mètres plus loin lui laissa le choix
: quitter Marseille ou finir son adolescence en maison de correction.
Il suivit la côte jusqu'à Toulon. Avec le temps, le dégoût et la pitié des passants firent place à la peur. Il était devenu un jeune homme très robuste. Terrifiés à la vue de sa peau blanche, les gens murmuraient sur son passage un fantôme. Un fantôme avec les yeux du diable.
Et il se sentait vraiment comme un fantôme... transparent...
errant de port en port.
– 60 –
Les gens évitaient de le regarder.
À dix-huit ans, il se fit pincer par deux hommes d'équipage, alors qu'il volait une caisse de jambon sur un cargo. Ils sentaient la bière et les souvenirs de ses terreurs d'enfant l'envahirent d'un coup. La peur et la haine de son père remontèrent des profondeurs, comme un monstre terrifiant. Il rompit à mains nues le cou du premier, et le second ne dut la vie sauve qu'à l'arrivée de la police.
Deux mois plus tard, il était incarcéré dans une prison d'Andorre.
« Tu es blanc comme un fantôme, raillèrent les détenus lorsqu'il entra, nu et frigorifié entre deux gardes. Mira el espectro ! Il va peut-être passer à travers les murs de la prison !
» En douze années, sa chair comme son s'étaient racornies. Il était devenu complètement transparent.
Je suis un fantôme.
Je ne pèse rien.
Yo soy un espectro... pâlido como un fantasma... caminando este mundo a solas, je suis un spectre, livide comme un fantôme, errant solitaire dans le monde.
Il fut réveillé une nuit par les hurlements de ses codétenus.
Une force invisible semblait secouer le sol de sa cellule, tandis qu'une main colossale s'attaquait au mortier qui tenait les pierres. Il sauta à bas de sa couchette, sur laquelle s'abattit presque aussitôt un énorme morceau de roc qui s'était détaché de la muraille. Par le grand trou noir ouvert dans la nuit, brillait la lune. Il ne l'avait pas vue depuis dix ans.
La terre tremblait encore quand il s'engagea à plat ventre dans l'étroit passage qui s'était ouvert au pied du mur. Après avoir rampé pendant d'interminables minutes dans un tunnel, il finit par déboucher dehors, à demi hébété. Une vaste vue s'ouvrait devant lui, sur une vallée boisée que surplombaient des montagnes arides. Il courut toute la nuit, sans s'arrêter, jusqu'au fond de la vallée, délirant de fatigue et de faim.
À demi inconscient, il atteignit à l'aube une clairière traversée par des rails de train, qu'il suivit comme dans un rêve,
– 61 –
jusqu'à ce qu'il tombe sur un wagon de marchandises vide, où il s'installa pour dormir. Lorsqu'il se réveilla, le train avançait.
Depuis quand ? Jusqu'où ? Une douleur lui noua le ventre. Suis-je en train de mourir ? Il se rendormit, avant d'être brutalement réveillé par un homme qui hurlait en le secouant violemment, et qui le jeta à bas du train.
Couvert de sang, il marcha jusqu'aux abords d'un petit village et chercha en vain quelque chose à manger.
Complètement épuisé, il finit par s'allonger dans le fossé qui bordait la petite route et il perdit conscience.
La lumière revint lentement et le fantôme se demanda s'il était mort depuis longtemps. Un jour ? Trois jours ? C'était sans importance. Il était couché dans un lit tiède, et dans l'air flottait l'odeur de miel des chandelles. Jésus était là, penché sur lui.
« Je suis là, disait-il. La pierre du tombeau a roulé, et tu es ressuscité. »
Il se rendormit, se réveilla de nouveau, l'esprit flottant dans le brouillard. Il ne croyait pas au ciel, et pourtant Jésus le veillait. De la nourriture apparut près de son lit, et le fantôme mangea, sentant presque la chair se reconstituer autour de ses os. Il sombra à nouveau dans le sommeil. Il ouvrit les yeux sur le visage souriant de Jésus. « Tu es sauvé, mon fils.
Bienheureux ceux qui me suivent. »
Il se rendormit.
C'est un appel au secours qui réveilla le fantôme en sursaut.
Sans savoir où il était, il se leva d'un bond, et courut le long d'un couloir, en direction des cris. Dans une cuisine sombre, un homme grand et fort en frappait un autre, plus petit. Sans savoir pourquoi, le fantôme se rua sur l'assaillant et l'envoya voler contre un mur. Le grand costaud s'enfuit, laissant le fantôme debout au-dessus du corps d'un jeune homme en soutane, au nez cassé. Le fantôme le prit dans ses bras et le transporta sur un divan.
— Merci, mon ami, dit le prêtre. L'argent de la quête est toujours tentant pour les voleurs. Tu parlais français dans ton sommeil. Parles-tu aussi l'espagnol ? Il secoua la tête.
— Comment t'appelles-tu ? reprit l'ecclésiastique dans un mauvais français.
– 62 –
Le fantôme ne se rappelait plus le nom que ses parents lui avaient donné. Seuls les quolibets de la prison tintaient à ses oreilles.
— No hay problema. Ce n'est pas un problème. Je m'appelle Manuel Aringarosa. Je suis missionnaire, je viens de Madrid. On m'a envoyé ici pour construire l'église de l' Obra de Dios.
— Où suis-je ? demanda le fantôme d'une voix blanche.
— À Oviedo, au nord de l'Espagne.
— Comment suis-je arrivé ici ?
— Quelqu'un t'a déposé devant ma porte. Tu étais malade, je t'ai soigné et nourri. Il y a plusieurs jours que tu es ici.
Le fantôme scrutait le visage de son hôte. Il y avait bien longtemps qu'on ne lui avait parlé avec une telle douceur.
— Merci, mon père.
Le prêtre porta la main à sa lèvre ensanglantée.
— C'est moi qui te remercie, mon fils.
Le lendemain matin, le monde était plus clair. Silas fixait calmement un grand crucifix suspendu en face de son lit. Même si l'effigie ne lui disait plus rien, il trouvait sa forme apaisante.
En s'asseyant sur son lit, il remarqua sur sa table de chevet une coupure de journal français. Un article, daté de la semaine précédente. Il le lut, et la peur l'envahit. On y parlait d'un tremblement de terre qui avait détruit une prison, libérant ainsi de dangereux criminels.
Son cœur battait à tout rompre . Le prêtre sait qui je suis ! Il retrouvait des émotions qu'il n'avait pas ressenties depuis des années. La honte, la culpabilité. Accompagnées de la peur d'être capturé. Il sauta à bas de son lit. Où m'enfuir ?
— Les Actes des Apôtres ! fit une voix venant de la porte.
Il se retourna, terrorisé. Le prêtre entra, le sourire aux lèvres, un pansement maladroitement posé sur le nez. Il tendait une vieille bible.
— Je t'en ai trouvé une en français. Ouvre-la au marque-page.
Le fantôme hésita, prit la bible et l'ouvrit à la page indiquée.
Actes, 16.
– 63 –
Le chapitre racontait l'histoire d'un prisonnier appelé Silas qui gisait dans sa cellule, nu et couvert d'hématomes, et chantait des hymnes à Dieu. En arrivant au verset 26, il eut le souffle coupé :
«... et tout à coup, il se fit un si grand tremblement de terre que les fondements de la prison en furent ébranlés
; au même instant, toutes les portes s'ouvrirent... »
Il leva les yeux vers le prêtre qui le regardait avec un sourire chaleureux.
— Dorénavant, mon ami, si tu n'as pas d'autre nom, je t'appellerai Silas.
Interdit, le fantôme hocha la tête. Silas. Il prenait chair. Je m'appelle Silas.
— C'est l'heure du petit déjeuner. Tu dois reprendre des forces car tu vas m'aider à bâtir cette église.
À dix mille mètres au-dessus de la Méditerranée, le vol 1618
d'Alitalia traversait une zone de turbulences et les passagers s'agitaient nerveusement. C'est à peine si Mgr Aringarosa remarqua quoi que ce fût, absorbé dans ses pensées sur l'avenir de l'Opus Dei. Impatient de savoir comment le plan prévu se déroulait à Paris, il aurait bien voulu pouvoir appeler Silas. Mais c'était impossible. Le Maître y avait veillé.
— C'est pour votre propre sécurité, avait expliqué le Maître, dans un anglais marqué d'un fort accent français. Je connais suffisamment le fonctionnement des communications électroniques pour savoir qu'elles sont faciles à intercepter. Les conséquences pourraient être catastrophiques pour vous.
L'évêque savait que le Maître avait raison. Il semblait exceptionnellement prudent. Sans avoir voulu révéler son identité à Aringarosa, il s'était montré parfaitement digne qu'on lui obéisse. Il avait, après tout, réussi à se procurer des renseignements top secret. Les noms des quatre membres les plus éminents de la confrérie! C'est ce genre d'exploit qui avait convaincu l'évêque que le Maître était vraiment capable de leur livrer le trésor incroyable qu'il prétendait pouvoir découvrir.
— J'ai pris toutes les dispositions nécessaires, Monseigneur. Pour que notre projet réussisse, il faut que vous
– 64 –
demandiez à Silas de n'obéir qu'à moi pendant les quelques jours à venir. Vous ne communiquerez pas avec lui. C'est moi qui le contacterai par des moyens sécurisés.
— Vous le traiterez dignement ?
— Avec tout le respect que mérite un homme de foi.
— Parfait. Silas et moi ne nous parlerons pas avant que tout soit terminé.
— J'agis ainsi pour protéger votre identité et la sienne, ainsi que mon investissement.
— Votre investissement ?
— Monseigneur, si votre adhésion à mon plan vous conduit derrière les barreaux, vous ne pourrez pas me régler la somme que vous me devrez.
L'évêque sourit.
— C'est subtilement amené ! Je vois que nos souhaits concordent. Eh bien, bonne chance !
Vingt millions d'euros, songeait l'évêque en regardant par son hublot. Pour un bien aussi précieux, c'était dérisoire.
Il reprit confiance. Le Maître et Silas tiendraient leur promesse. L'argent et la foi étaient de puissantes motivations.
– 65 –
11
Une plaisanterie numérique ? Livide de rage, Bézu Fache dévisageait Sophie Neveu avec incrédulité.
— Le résultat de votre expertise, reprit-il, c'est que le message de M. Saunière est une blague chiffrée ?
L'impudence de la jeune femme dépassait son entendement.
Non contente de s'être introduite sans autorisation sur les lieux du crime, elle tentait maintenant de le persuader que Saunière avait consacré les derniers moments qui lui restaient à laisser derrière lui une sorte de gag mathématique.
— Commissaire, ce code est d'une simplicité qui frise l'absurde. Jacques Saunière devait savoir que nous le déchiffrerions en un clin d'œil.
Elle tira de sa poche un petit morceau de papier qu'elle lui tendit.
— Voici le décryptage.
Fache lut avec attention.
1-1-2-3-5-8-13-21
— C'est ça? rétorqua-t-il d'un ton cinglant. Tout ce que vous avez fait, c'est remettre les chiffres dans l'ordre croissant !
Elle eut l'audace de lui répondre avec un large sourire de satisfaction :
— Exactement !
La voix de Fache gronda :
— Inspecteur Neveu, je n'ai aucune idée de ce que vous cherchez à démontrer, mais je vous conseille de le faire rapidement !
Il jeta un regard inquiet en direction de Langdon qui, le téléphone à l'oreille, semblait toujours écouter le message de l'ambassade des États-Unis. À en juger par la pâleur de son visage, les nouvelles n'avaient pas l'air bonnes.
— Commissaire, reprit Sophie d'un ton plein de défi, il se trouve que la série de chiffres que vous avez sous les yeux appartient à l'une des séquences mathématiques les plus célèbres de l'Histoire.
– 66 –
Non seulement Fache ignorait qu'une séquence
mathématique puisse être célèbre, mais de plus il n'appréciait pas du tout le ton désinvolte de la jeune femme.
— Il s'agit de la suite de Fibonacci, dans laquelle chaque nombre est égal à la somme des deux précédents.
Fache vérifia. C'était vrai, en effet. Mais quel rapport avec la mort de Saunière ?
— Le mathématicien Leonardo Fïbonacci a inventé cette séquence au XIII siècle. Le fait que Saunière ait aligné tous les chiffres du début de cette séquence n'est certainement pas une coïncidence.
Fache regarda longuement la jeune femme.
— Très bien. Dans ce cas, voulez-vous me dire pourquoi Saunière l'a intégrée à son message? Que nous dit-il? Qu'est-ce que cela peut bien signifier ?
Elle haussa les Épaules.
— Absolument rien, c'est bien là le problème. C'est un jeu cryptographique des plus simplistes. C'est comme si on mélangeait tous les mots d'un poème, pour voir si vous seriez capable de le reconstituer.
Fache fit un pas vers elle et riva ses yeux dans les siens.
— J'ose espérer que vous allez me donner une explication plus satisfaisante que celle-là !
Elle s'inclina, soudain sérieuse.
— Commissaire, malgré la gravité des événements, je pensais que vous seriez intéressé d'apprendre que Jacques Saunière avait l'intention de vous faire marcher. Il semble que ce ne soit pas le cas. J'informerai mon directeur que vous n'avez plus besoin de mes services.
Là-dessus, elle tourna les talons et repartit comme elle était venue.
Complètement abasourdi, le commissaire la regarda disparaître dans la pénombre. Elle est devenue folle ! Sophie Neveu venait de redéfinir le concept de suicide professionnel.
Fache se tourna vers Langdon, toujours à l'écoute de son message, l'air plus soucieux encore que tout à l'heure.
L'ambassade américaine. Parmi les nombreuses institutions qu'il détestait, voilà une de celles qui l'irritaient le plus.
– 67 –
L'ambassadeur et lui s'affrontaient régulièrement, leur champ de bataille le plus régulier étant les relations entre la police et les voyageurs ou résidents américains en France. Il ne se passait guère de jour sans que la police arrête un étudiant américain en possession d'une drogue illicite, un homme d'affaires en goguette faisant des avances à une prostituée mineure, un touriste pris en flagrant délit de vol à la tire ou de destruction de biens privés. Légalement, l'ambassade avait le droit de faire rapatrier ses ressortissants vers les États-Unis, où ils s'en tiraient avec une bonne semonce.
Et c'est invariablement ce qu'elle faisait.
Fache appelait cela " l'émasculation de la police judiciaire".
Un dessin humoristique récemment paru dans Paris-Match représentait le chef de la PJ en chien policier enchaîné au bâtiment de l'ambassade, essayant vainement de mordre le mollet d'un Américain.
Pas de ça ce soir, se dit Fache. L'enjeu est trop gros.
Langdon éteignit le portable. Il n'avait pas l'air dans son assiette.
— Tout va bien? demanda le commissaire.
L'Américain secoua la tête d'un air lamentable.
De mauvaises nouvelles de chez lui, se dit le commissaire, en remarquant, lorsque l'Américain lui rendit son téléphone, qu'il avait le front en sueur.
— C'est un accident..., bredouilla Langdon, d'une voix étrange. Un de mes amis... Je vais devoir prendre le premier avion ce matin.
Fache ne doutait pas de la sincérité de son émotion, mais il lisait autre chose sur le visage de l'Américain, une sorte de peur dans ses yeux.
— Je suis désolé, fit-il en le regardant de plus près. Voulez-vous vous asseoir? proposa-t-il en désignant une banquette située un peu plus loin.
L'air absent, Langdon hocha la tête et fit quelques pas, avant de s'arrêter, l'air extrêmement perturbé.
— En fait, je souhaiterais pouvoir me rendre aux toilettes.
Fache réprima une grimace à l'idée de ce contretemps :
— Les toilettes. Bien sûr. Nous allons faire une pause.
– 68 –