J'ai cinq minutes, se dit Vernet . Il faut que je fasse sortir ces deux-là avant l'arrivée de la police.
Il réussirait à éviter la catastrophe s'il agissait rapidement.
Il pourrait raconter ensuite à la police que les deux fugitifs
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s'étaient effectivement présentés à la banque cette nuit, mais que, faute de connaître leur numéro de compte, ils avaient été éconduits. Si seulement ce satané gardien n'avait pas appelé Interpol ! La discrétion ne faisait apparemment pas partie des qualités requises chez un employé payé deux fois le SMIC...
Vernet fit une pause devant la porte du salon d'accueil, entra dans la pièce avec un sourire tout sucre et tout miel.
— Bonsoir, je suis André Vernet, en quoi puis-je vous...
Le reste de la phrase resta coincé dans sa gorge. La jeune femme qu'il avait devant lui était la dernière visiteuse qu'il s'attendait à voir.
— Excusez-moi, dit Sophie. Est-ce que nous nous connaissons ?
Cet homme élégant ne lui rappelait rien, mais il donnait l'impression d'avoir vu un fantôme.
— Non, je... je ne pense pas, bredouilla Vernet. Nos services sont anonymes, ajouta-t-il en se forçant à sourire calmement.
Un de mes assistants me dit que vous ne connaissez pas votre numéro de compte. Puis-je me permettre de vous demander comment vous êtes entrée en possession de votre clé ?
— C'est mon grand-père qui me l'a donnée, répondit-elle en le dévisageant.
Vernet avait l'air de plus en plus mal à l'aise.
— Ah ? Et il ne vous a pas communiqué le numéro qui l'accompagne ?
— Je crains qu'il n'en ait pas eu le temps. Il a été assassiné cette nuit.
Le directeur de la banque recula, horrifié.
— Jacques Saunière est mort ? Mais comment... ? Cette fois, c'est Sophie qui chancela sous le choc.
— Vous connaissiez mon grand-père ?
— C'était un vieil ami. Nous étions très intimes. Mais dites-moi ce qui s'est passé...
— Il a été victime d'une agression au Louvre, vers vingt-trois heures ce soir...
Vernet alla s'effondrer dans un fauteuil.
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— Il faut que je vous pose à tous les deux une question de première importance. Avez-vous l'un ou l'autre quelque chose à voir avec sa mort ?
— Absolument pas ! s'exclama Sophie. Vernet, la mine grave, hésita une seconde avant de poursuivre.
— Parce que vos deux photos ont été diffusées par Interpol à la télévision, ce qui explique pourquoi je vous ai reconnue en entrant. Vous êtes recherchés pour meurtre...
Sophie accusa le coup. Fache a déjà prévenu Interpol ? Il est encore plus enragé que je pensais.
Elle expliqua rapidement à Vernet qui était Langdon et lui raconta ce qui s'était passé ce soir.
Le banquier semblait ébahi.
— C'est en mourant qu'il vous a laissé un message pour vous demander de contacter M. Langdon ?
— Et qu'il m'a confié cette clé, dit-elle en la déposant à l'envers sur la table.
Vernet jeta un coup d'œil à la clé mais s'abstint du moindre geste.
— Il ne vous a rien laissé d'autre ? Pas de note écrite ?
Sophie était absolument certaine de ne pas avoir vu de billet au revers de la Vierge aux rochers.
— Hélas, non.
Vernet poussa un soupir désespéré.
— Toutes nos clés fonctionnent en association avec un code à dix chiffres. Sans ce numéro, elles ne sont d'aucune utilité.
Dix chiffres. Elle fit un rapide calcul. Dix milliards de possibilités. Même avec l'aide de tous les puissants ordinateurs de la DCPJ, il lui aurait fallu des semaines pour tester toutes les combinaisons.
— Mais vous pouvez sûrement faire quelque chose, étant donné les circonstances..., insista-t-elle.
— Je suis absolument navré, mais je ne peux rien pour vous. Nos clients choisissent leur code par l'intermédiaire d'un terminal sécurisé. Ils sont les seuls à le connaître, ce qui garantit à la fois leur anonymat... et la sécurité de nos employés.
Sophie comprit très vite. Même les supérettes de quartier affichaient ce type d'avertissement : LES CAISSIÈRES N'ONT
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PAS LA CLÉ DU COFFRE. Une banque comme celle-ci ne pouvait certainement pas prendre le risque de voir un de ses employés menacé ou retenu en otage par un hurluberlu exigeant qu'on lui révèle un numéro de compte.
Elle alla s'asseoir à côté de Langdon et regarda Vernet en face. — Avez-vous une idée de ce que mon grand-père conservait dans son coffre ?
— Bien sûr que non, mademoiselle. C'est le principe même des coffres anonymes.
— Monsieur Vernet, le temps presse. Je vais être très directe.
Elle retourna la clé et lui montra l'emblème du Prieuré de Sion.
— Ce dessin évoque-t-il quelque chose pour vous ?
demanda-t-elle en surveillant sa réaction.
Vernet jeta un bref coup d'œil à la clé mais ne cilla pas.
— Non, mais beaucoup de nos clients font graver leurs initiales ou leur logo sur leur clé...
Sophie soupira, sans cesser de le fixer attentivement.
— Celui-ci est le sceau d'une société secrète, appelée Prieuré de Sion.
Vernet ne broncha pas.
— Cela ne me dit rien. Votre grand-père était un ami, mais nous parlions surtout travail, fit-il en lissant sa cravate d'une main nerveuse.
— Monsieur Vernet, insista Sophie d'une voix ferme, mon grand-père m'a téléphoné cet après-midi pour m'avertir que lui et moi étions en danger. Il m'a confié qu'il avait quelque chose à me remettre. Il m'a laissé cette clé. Le moindre renseignement nous serait d'une grande aide...
Vernet commençait à transpirer.
— Il faut que nous partions. La police ne va pas tarder à arriver. Mon gardien a cru bon d'appeler Interpol...
C'est bien ce que Sophie craignait. Elle fit une dernière tentative :
— Mon grand-père parlait de me révéler la vérité sur ma famille. Avez-vous une quelconque idée...?
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— Mademoiselle, presque tous les membres de votre famille ont été tués dans un accident de voiture lorsque vous étiez enfant. Je sais à quel point votre grand-père vous adorait, et combien il était attristé de ne plus vous voir depuis plusieurs années... Mais je ne vois pas ce que...
Comme Sophie se taisait, Langdon risqua une question.
— Savez-vous si le contenu du coffre de M. Saunière pourrait avoir un lien quelconque avec le Sang réal ?
Vernet lui jeta un regard bizarre.
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire, répliqua-t-il en sortant de sa poche son téléphone qui sonnait. La police ? Déjà ?
Il jura entre ses dents, donna quelques rapides instructions en français, annonça qu'il serait dans le hall d'ici une minute.
Il raccrocha et se tourna vers Sophie.
— La police a réagi beaucoup plus vite qu'à l'ordinaire. Ils arrivent à l'instant.
Il n'était pas question pour Sophie de sortir bredouille de cette banque.
— Vous n'avez qu'à leur raconter que nous sommes passés plus tôt, et repartis. S'ils veulent fouiller la banque, exigez un mandat de perquisition. Ils mettront un moment à l'obtenir, et ça nous laissera un peu de temps.
— Écoutez, mademoiselle, Jacques Saunière était mon ami, et mon conseil d'administration n'apprécierait guère ce genre de publicité. Pour ces deux raisons, je n'ai pas l'intention de laisser la police vous arrêter ici. Accordez-moi une minute et je vais voir ce que je peux faire pour vous aider à quitter l'immeuble sans être inquiétés. Ensuite, je ne peux pas me laisser impliquer...
Il marcha rapidement vers la porte.
— Ne bougez pas. Je règle le problème et je reviens vous chercher.
— Mais le coffre ? s'exclama Sophie. Nous ne pouvons pas partir sans l'avoir ouvert...
— Je suis vraiment désolé, mais il n'y a rien que je puisse faire...
Elle le regarda sortir en se demandant si le code chiffré n'était pas enfoui dans une des innombrables lettres de son
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grand-père qu'elle n'avait jamais ouvertes. Puis elle se retourna vers Langdon avec un regard désespéré.
Il la fixa, un large sourire aux lèvres, les yeux brillants.
— Pourquoi souriez-vous ?
— Sophie, votre grand-père était un génie !
— Pardon?
— Dix chiffres !
Elle le dévisageait sans comprendre.
— Son numéro de compte, fit Langdon avec ce sourire particulier qu'elle lui connaissait maintenant, je suis pratiquement certain qu'il nous l'a laissé, finalement...
— Où ça?
Langdon tira de sa poche une photocopie du cliché du cadavre et la posa sur la table. Sophie n'eut qu'à relire la première ligne pour comprendre qu'il avait raison.
13-3-2-21-1-1-8-5
O Draconian Devil !
Oh, Lame Saint !
P.S. Trouver Robert Langdon
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— Les dix chiffres ! s'exclama Sophie, chez qui l'excitation de la cryptographe avait vite remplacé la surprise.
13-3-2-21-1-1-8-5
Il a écrit son numéro de coffre sur le plancher du Louvre !
Lorsqu'elle avait identifié la séquence de Fibonacci, elle avait d'abord cru qu'elle n'avait pour
but que de pousser la PJ à faire venir sur les lieux la cryptographe Sophie Neveu. Plus tard, elle avait compris que ces chiffres étaient aussi destinés à lui faire déchiffrer le texte qui suivait. Une série en désordre... une anagramme en chiffres. Et voici qu'elle y découvrait avec stupéfaction une signification encore plus importante. Les chiffres griffonnés sur le parquet étaient forcément le sésame qui allait lui ouvrir le coffre mystérieux de son grand-père.
— Il a toujours été un maître des allusions à sens multiples, dit-elle en se tournant vers Langdon. Il adorait ça, les codes puissance trois...
Langdon se dirigeait déjà vers la borne électronique.
Sophie s'empara de la photo et de la clé, et le rejoignit.
Le clavier et l'écran étaient identiques à ceux des distributeurs de billets. Le logo cruciforme de la banque apparaissait sur la petite vitre. Sans perdre une seconde, Sophie inséra la clé dans la fente triangulaire.
L'écran afficha immédiatement :
NUMÉRO DE COMPTE
Le curseur clignotait sur le premier des dix tirets. Dix chiffres. Sophie lut à haute voix la séquence, et Langdon saisit les chiffres un à un.
1332211185
Un message en plusieurs langues apparut immédiatement :
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ATTENTION
Avant de valider votre code, veuillez vérifier que vous ne vous êtes pas trompé. Pour votre sécurité, si le système ne reconnaît pas votre numéro, l'ordinateur s'éteindra automatiquement.
— Il semble que nous n'ayons droit qu'à un essai, dit Sophie.
— Je ne me suis pas trompé, fit Langdon en vérifiant les chiffres sur la photo.
Il tendit un doigt impérieux vers la touche VALIDATION.
— Feu!
Sophie s'exécuta, puis retint son geste, en proie à une soudaine hésitation.
— Allons, Sophie ! Vernet va revenir d'un instant à l'autre.
— Non ! dit-elle. Ce n'est pas ça !
— Mais bien sûr que si ! Dix chiffres ! Que voulez-vous que ce soit d'autre ?
— C'est trop aléatoire.
Trop aléatoire ? Il n'était pas du tout d'accord. Toutes les banques ordinaires conseillaient justement à leurs clients de choisir leur code confidentiel au hasard, pour que personne ne puisse le deviner. A fortiori celle-ci.
Mais elle avait déjà effacé ce qu'il venait de taper. Elle leva vers lui un regard assuré :
— La coïncidence serait beaucoup trop grande.
Pourquoi aurait-il choisi ce soir le même désordre dans la séquence que pour le code de son coffre ?
Elle avait peut-être raison. Puisqu'elle avait reconnu la suite de Fibonacci...
Elle tapait déjà sur le clavier, comme de mémoire.
— Connaissant son amour des codes et des symboles, il a sûrement choisi un numéro qui ait un sens pour lui, qu'il soit certain de ne jamais oublier.
Elle tapa le dernier chiffre avec un sourire espiègle.
— Un code qui ait l'air aléatoire... mais qui ne le soit pas.
Et Langdon lut sur l'écran
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NUMÉRO DE COMPTE
1123581321
Elle avait certainement raison.
La séquence de Fibonacci.
1-1-2-3-5-8-13-21
Une fois les chiffres mélangés, elle était pratiquement impossible à identifier. Facile à mémoriser, et pourtant apparemment aléatoire. Une série de 10 chiffres que Saunière ne pouvait oublier. Et qui expliquait parfaitement le désordre qu'il lui avait imposé dans son message.
Sophie appuya sur la touche « validation ».
Rien ne se produisit.
Rien qu'ils puissent remarquer.
Au même moment, au-dessous d'eux, dans les profondeurs du sous-sol de la banque, le bras articulé d'un robot se dépliait et se tendait vers l'une des centaines de caisses identiques jonchant le sol cimenté d'une immense cave voûtée, comme autant de petits cercueils allongés dans une crypte. La patte métallique se posa au-dessus de l'une des caisses, en balaya le code barre de son œil électronique, s'entrouvrit pour en saisir la poignée, puis se referma et la souleva lentement à la verticale avant de la déposer sur un monte-charge qui se mit aussitôt en marche, pour s'arrêter devant un tapis roulant qui s'ébranla à son tour.
À l'étage supérieur, Langdon et Sophie poussèrent un soupir de soulagement en voyant le tapis de caoutchouc noir avancer.
Comme des voyageurs fatigués après un vol long courrier, ils attendaient avec impatience l'apparition du bagage surprise.
La porte métallique du tunnel s'ouvrit enfin, livrant passage à une cantine en plastique noir moulé, beaucoup plus volumineuse que ce qu'ils attendaient. On dirait une cage servant au transport d'animaux, mais sans les trous d'aération, se dit Sophie. La caisse s'arrêta juste devant eux.
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Sans perdre une seconde, elle releva les deux boucles métalliques qui la fermaient et Langdon l'aida à soulever le couvercle, qu'ils laissèrent retomber sur le tapis.
Ils avancèrent d'un pas et se penchèrent.
À première vue, la caisse avait l'air vide. Puis Sophie remarqua tout au fond un petit coffre en bois rouge. Du bois de rose ! songea-t-elle. C'était son essence préférée. Le couvercle s'ornait d'un délicat motif de marqueterie en bois plus clair, dessinant une rose à cinq pétales. Elle le souleva avec précaution.
Oh, mais c'est lourd !
À pas comptés, elle alla le poser sur une grande table.
Langdon, derrière elle, suivait des yeux le précieux coffret légué par Saunière. Il contemplait, émerveillé, la rose de marqueterie pentapétale.
Il connaissait ce dessin, pour l'avoir vu très souvent.
— La rose à cinq pétales, murmura Langdon... le symbole choisi par le Prieuré de Sion pour représenter le Graal.
Sophie se retourna vers lui. Il devina qu'elle pensait la même chose que lui. La taille de la boîte, son poids, la fleur symbolique, tout semblait conduire à une seule conclusion -
inimaginable.
La coupe du Christ se trouve dans ce coffret de bois.
— Les dimensions parfaites pour contenir un calice, souffla Sophie.
C'est impossible, songea Langdon, ce n'est pas le Graal.
Sophie tira le coffret vers elle, se préparant à l'ouvrir, quand un curieux clapotis résonna à l'intérieur.
Langdon le remua à nouveau. Il y a du liquide à l'intérieur.
— Vous avez entendu ? demanda Sophie. Il hocha la tête, perplexe.
Sophie dégagea la ferrure de cuivre et souleva le couvercle.
Ce que Langdon découvrit à l'intérieur ne ressemblait à rien qu'il ait jamais vu. Une seule chose pourtant était certaine. Ce n'était pas le calice eucharistique de la sainte Cène.
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— La police bloque la rue, s'écria Vernet en entrant dans le petit salon. Ça ne va pas être facile de vous faire sortir d'ici.
En refermant la porte derrière lui, il aperçut la cantine de plastique noire sur le tapis roulant, et s'arrêta net. Mon Dieu !
Ils ont trouvé le code de Saunière !
Sophie et Langdon étaient debout devant la table, penchés sur ce qui ressemblait à un gros coffret à bijoux. Sophie rabattit immédiatement le couvercle et leva la tête vers le banquier.
— Finalement, nous l'avions, ce numéro !
Vernet était sans voix. Ça changeait tout. Il détourna avec discrétion son regard de la table, et réfléchit à la décision qu'il devait prendre. Il faut absolument que je les sorte de la banque.
Mais avec le barrage de police, il n'y avait qu'un seul moyen d'y arriver.
— Mademoiselle Neveu, si je réussis à vous faire sortir d'ici, voulez-vous emporter votre dépôt avec vous, ou préférez-vous le remettre au coffre ?
Sophie jeta un coup d'œil à Langdon, qui hocha la tête.
— Nous emportons le coffret.
— Très bien. Je vous conseille de l'enrouler dans votre veste, monsieur Langdon. Je préférerais que personne ne le remarque.
Pendant que Langdon s'exécutait, Vernet alla refermer la cantine noire, saisit une série de commandes sur le clavier de la borne, et le tapis roulant remporta la cantine. Il sortit la clé de la serrure et la tendit à Sophie.
— Maintenant, suivez-moi, dépêchons-nous ! En sortant de l'ascenseur, Vernet vit clignoter les lueurs des gyrophares de la PJ sous la porte du garage. La police devait bloquer la sortie.
Maintenant, c'est quitte ou double! Il avait le front couvert de sueur.
Vernet les guida vers une camionnette blindée blanche, marquée au logo de la banque, dont il ouvrit la porte arrière.
— Montez. Je reviens tout de suite.
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Ils obéirent. Vernet se précipita vers la guérite inoccupée du gardien. Il troqua son veston contre une tunique d'uniforme, saisit un pistolet qu'il glissa dans sa poche, décrocha de la cloison une casquette et un trousseau de clés, et repartit en courant vers la camionnette. Il réapparut à la porte arrière, la casquette enfoncée jusqu'aux yeux.
— Je vous allume le plafonnier. Asseyez-vous comme vous pouvez. Et pas un bruit au passage de la grille !
Ils s'assirent sur le plancher de tôle, Langdon serrant sur ses genoux son trésor enveloppé dans sa veste. Vernet referma la porte et la verrouilla. Puis il alla se mettre au volant et lança le moteur.
En commençant à remonter la rampe, Vernet sentait déjà la transpiration s'accumuler sous sa casquette. La quantité de phares de voitures allumés lui fit craindre le pire. Ils ont mis le paquet !
Une fois franchie la première grille, il attendit qu'elle se referme derrière la camionnette, et redémarra.
Au passage des roues devant le deuxième senseur, la deuxième grille s'ouvrit sur la rue.
Un véhicule de police bloquait la sortie.
Il s'essuya le front et continua d'avancer. Un policier sortit de sa voiture et lui fit signe de s'arrêter. Il y avait trois autres véhicules garés en travers du passage. La camionnette stoppa.
Sans bouger de sa place, Vernet rabattit sa casquette sur son front et se composa une expression de chauffeur-livreur - pour autant que son éducation le lui permettait.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-il sur un ton rogue.
— Je suis Jérôme Collet, inspecteur de la police judiciaire.
Qu'est-ce qu'il y a là-dedans ? fit-il en montrant la camionnette.
— J'en sais rien, moi. Je suis que l'chauffeur ! bougonna Vernet.
— On recherche deux criminels, répliqua l'inspecteur sans se démonter.
Vernet partit d'un rire gras.
— C'est pas ça qui manque ici ! Les clients ont tellement de thune qu'ils en ont probablement piqué une bonne partie...
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L'inspecteur lui montra une photo d'identité de Robert Langdon.
— Avez-vous vu cet homme à la banque ce soir ? Vernet haussa les épaules.
— Jamais vu. De toute façon, je vois personne dans mon trou à rats. C'est à l'accueil qu'il faut vous renseigner !
— Votre patron a exigé un mandat de perquisition.
— La direction... me demandez pas ce que j'en pense...
— Ouvrez l'arrière du fourgon, s'il vous plaît. Collet se dirigea vers l'arrière de la camionnette.
Vernet poussa un rire amer.
— Parce que vous croyez que j'ai les clés ? Vous rigolez ! On est des vraies machines, nous. On sait même pas ce qu'on transporte. Et faut voir ce qu'on est payés...
— Vous voulez me faire croire que vous n'avez pas les clés de votre camionnette ?
— On n'a que la clé de contact. Les fourgons sont scellés après le chargement par des contrôleurs assermentés. Les clés sont portées par coursier au destinataire. On m'appelle ensuite pour la livraison. C'est comme ça. J'ai pas la moindre idée de ce que je peux bien transporter.
— Et votre fourgon, quand est-ce qu'il a été chargé ?
— Il y a quelques heures. Je suis censé le conduire à Saint-Thurial. Les clés sont déjà là-bas.
L'inspecteur se tut, essayant de sonder son regard. Vernet essuya d'un revers de manche une goutte de sueur qui coulait le long de son nez.
— Maintenant, faut que vous m'excusiez, mais j'ai des délais à tenir, dit-il en montrant la voiture garée en travers de la sortie.
— Est-ce que tous les chauffeurs de la banque ont des Rolex
? demanda le policier en montrant le poignet de Vernet.
Le banquier baissa les yeux sur cette montre absurde qu'il avait payée une fortune. Mince !
— Ça ? C'est de la camelote. Je l'ai payée vingt euros à un Chinois dans la rue. Je peux vous la revendre quarante si ça vous dit.
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— Non merci, fit Collet, hésitant un instant. Puis, il recula d'un pas et fit signe à ses hommes de laisser passer la camionnette
— Allez ! Bonne route !
Vernet ne reprit son souffle qu'au bout de cinquante mètres.
Il avait maintenant un autre problème. Son chargement. Où vais-je bien pouvoir les emmener ?
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46
Silas s'était allongé à plat ventre sur la paillasse de sa chambre, pour faire sécher à l'air les écorchures sanguinolentes de son dos. La deuxième séance de discipline l'avait étourdi et affaibli. Il n'avait toutefois pas desserré son cilice, et il sentait des gouttes de sang couler le long de sa cuisse. Mais il n'était pas question de l'ôter.
J'ai manqué à mon engagement envers l'Église.
Et pis encore, envers mon bienfaiteur.
Cette nuit aurait dû être celle de la revanche pour Mgr Aringarosa.
Cinq mois plus tôt, l'évêque était rentré à New York après une visite au Vatican, où il avait appris une nouvelle extrêmement grave, qui l'avait transformé. Profondément déprimé pendant plusieurs jours, il avait fini par s'en ouvrir à son protégé.
— Mais ce n'est pas possible ! avait protesté Silas. C'est inacceptable !
— C'est pourtant la vérité. Incroyable mais vrai. Dans six mois seulement... Silas avait accusé le choc. Il avait prié sans relâche. Sa foi en Dieu et en la Voie n'avait pas flanché. Ce n'est qu'au bout d'un mois que le nuage noir s'était enfin dissipé et que la lumière était revenue.
Une intervention de la Divine Providence, avait dit Mgr Aringarosa.
L'évêque semblait avoir repris espoir.
— Silas, avait-il confié, Dieu vient de nous offrir une occasion miraculeuse d'assurer la protection de la Voie. Mais comme toutes les batailles, celle-ci impliquera des sacrifices.
Acceptes-tu de te faire le soldat de Dieu ?
L'albinos était tombé à genoux devant l'évêque - celui qui lui avait donné sa deuxième vie -, et lui avait affirmé : Je suis un agneau de Dieu. Tu es mon berger et je t'obéirai.
Et en l'écoutant lui décrire sa prochaine mission, il avait compris que seule la main de Dieu pouvait être la cause de cette opportunité soudaine. Un rebondissement miraculeux ! Mgr
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Aringarosa l'avait mis en rapport avec l'auteur du projet - qui se faisait appeler le Maître. Silas ne l'avait jamais rencontré.
Toutes leurs conversations s'étaient déroulées au téléphone.
Silas était ébloui par la force de la foi de son interlocuteur, par l'étendue de ses connaissances et de son pouvoir. Il semblait tout savoir, disposer de puissants appuis partout dans le monde.
Comment il se procurait tous ces renseignements, Silas n'en savait encore rien, mais son protecteur avait en lui une confiance aveugle, et il avait demandé à son élève d'en faire autant.
— Fais ce que le Maître te demande, et nous obtiendrons la victoire, avait dit Mgr Aringarosa.
La victoire. Silas comprenait maintenant qu'elle venait de leur échapper. Le Maître s'était fait flouer. La prétendue clé de voûte était une fausse piste, un mensonge démoniaque. Tout espoir s'évanouissait.
Il aurait voulu pouvoir avertir Mgr Aringarosa de cet affreux échec, mais le Maître avait bloqué toutes leurs lignes de communication directes. Pour leur sécurité.
Surmontant son extrême agitation, Silas finit par se lever, trouva dans la poche de sa robe son téléphone portable, et composa le numéro.
— Maître, murmura-t-il, tout est perdu.
Et il raconta tout en détail, sans rien cacher.
— Ta foi vacille trop vite, mon fils. Je viens de recevoir une heureuse nouvelle, inattendue. Le trésor que nous cherchons n'a pas disparu. Avant de mourir, Jacques Saunière a transmis le véritable secret. Je te rappellerai bientôt. Notre travail de la nuit n'est pas terminé.
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Dans l'habitacle obscur du fourgon, Langdon se sentait comme un détenu qu'on transfère dans un QHS. Il tentait de lutter contre le malaise trop familier qu'il éprouvait dans cet espace confiné. Vemet a promis qu'il nous conduirait suffisamment loin de Paris. Mais où ? À combien de kilomètres
? Il changea de position pour soulager les fourmillements qui ankylosaient ses jambes raidies, et les étendit devant lui. Il serrait toujours contre lui, emmitouflé dans sa veste, le curieux trésor qu'ils avaient retiré du coffre de la banque.
— Je crois que nous sommes sur une autoroute, remarqua Sophie.
Il avait la même impression. Après une pause inquiétante à la sortie de la banque, la camionnette avait serpenté dans les rues avant d'accélérer régulièrement jusqu'à sa vitesse de croisière. À présent, les pneus blindés glissaient paisiblement sur un revêtement lisse.
Langdon sortit de sa veste le précieux coffret et le posa sur ses genoux. Sophie vint s'asseoir près de lui. Ils étaient comme deux enfants blottis l'un contre l'autre dans la contemplation de leur cadeau de Noël.
Contrastant avec les couleurs chaudes du couvercle en bois de rose, la fleur de marqueterie, pâle, probablement taillée dans du frêne, luisait dans la pénombre. La Rose. Le symbole sur lequel s'étaient construites des années et des religions entières, ainsi que des sociétés secrètes. Celle des rosicruciens, de l'ordre de la Rose-Croix.
— Allez ! pressa Sophie, ouvrez-le !
Langdon inspira profondément et, après avoir encore une fois contemplé le fin travail d'incrustation qui l'ornait, débloqua le fermoir du couvercle, et le souleva avec précaution.
Il avait élaboré un certain nombre d'hypothèses sur ce que le coffret pouvait renfermer, mais il s'était trompé sur toute la ligne. Niché dans un écrin capitonné de soie rouge, l'objet qu'ils
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n'avaient fait qu'entrevoir dans le salon de la banque ne lui évoquait strictement rien.
C'était un cylindre de marbre poli, à peu près de la dimension d'un tube de balles de tennis. Sa structure complexe résultait de l'assemblage de cinq rondelles de pierre juxtaposées, d'environ trois centimètres de large, maintenues l'une contre l'autre par une armature de cuivre. Une sorte de kaléidoscope à cinq axes. Les deux extrémités du cylindre étaient fermées par une capsule de pierre scellée, qui empêchait de voir au-dedans. Comme ils avaient entendu le bruit d'un liquide à l'intérieur, Langdon supposa que le cylindre était creux. Aussi déroutants que sa structure étaient les signes gravés sur le pourtour des disques de marbre : sur chacun d'eux on lisait distinctement les vingt-six lettres de l'alphabet. L'objet rappelait à Langdon un de ses jouets d'enfant - une baguette de bois cylindrique, constituée de plusieurs tambours imprimés de lettres que l'on faisait pivoter pour composer toutes sortes de mots.
— C'est étonnant, n'est-ce pas ? murmura Sophie.
— Qu'est-ce que ça peut bien être ? demanda Langdon.
Mais elle avait les yeux brillants.
— Mon grand-père s'amusait à fabriquer des objets de ce genre. Il disait que c'était une invention de Leonardo Da Vinci.
Il la dévisagea avec stupéfaction.
— Ça s'appelle un cryptex. D'après mon grand-père, c'est dans les carnets de Leonardo Da Vinci qu'on en a trouvé les premiers croquis.
— Et à quoi cela sert-il ?
— À cacher des documents, ou des informations.
Elle lui raconta qu'un des passe-temps favoris de son grand-père, artisan aussi ingénieux qu'adroit, consistait à confectionner des pièces d'orfèvrerie en reprenant les techniques de Fabergé ou à réaliser des maquettes d'après les croquis de Vinci. Il passait des heures dans son atelier, à travailler le bois, le métal et la pierre, pour tenter de donner corps aux dessins du grand maître italien.
C'est probablement lui qui a fabriqué le coffre en bois de rose, pensa Langdon.
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Il suffit de feuilleter les carnets de Leonardo Da Vinci pour s'apercevoir qu'il abandonnait facilement un projet pour en entamer un autre. Il a laissé à sa mort des centaines de projets d'inventions jamais menés à leur terme. Jacques Saunière n'aimait rien tant que d'essayer de matérialiser ces projets inachevés. Il avait ainsi réalisé des mécanismes d'horlogerie et d'hydraulique, un parachute et un oiseau mécanique, et même un modèle réduit de chevalier en armure complètement articulé, qui trônait sur son bureau du Louvre. Dessiné en 1495
par Leonardo Da Vinci pour illustrer ses recherches en anatomie, ce mannequin était muni d'articulations et de tendons qui lui permettaient de s'asseoir, de bouger les bras, de tourner, de lever et de baisser la tête, comme d'ouvrir et de refermer une mâchoire à laquelle aucun élément ne manquait.
— Il me fabriquait des cryptex quand j'étais petite. Mais plus petits, et moins compliqués.
— Je n'en ai jamais entendu parler, fit Langdon, en le faisant tourner entre ses mains.
Pas très étonnant, pour Sophie : la plupart des inventions de Léonard n'avaient jamais été étudiées ni même baptisées.
Peut-être le terme cryptex avait-il d'ailleurs été forgé par son grand-père. Un mot tout à fait adapté puisque cet objet utilisait la cryptologie pour protéger des informations elles-mêmes notées sur un rouleau de parchemin ou codex. Leonardo Da Vinci avait d'ailleurs été un pionnier de la cryptographie. Sophie le savait, et même si ses professeurs du RHI, lorsqu'ils présentaient les méthodes informatiques modernes de cryptage, n'évoquaient jamais le père fondateur de leur discipline, c'est pourtant ce peintre italien qui avait inventé l'une des premières formes de cryptage, il y a cinq siècles. Son grand-père, lui, s'était bien sûr fait un devoir d'expliquer tout cela à Sophie.
Tandis que le fourgon blindé filait sur l'autoroute, la jeune femme révéla à Langdon comment le cryptex, à une époque où téléphones et messages électroniques étaient encore inconnus, avait permis à Vinci d'envoyer des documents confidentiels à de lointains destinataires — sans que le messager soit tenté de les monnayer en route à des adversaires. Lettres, cartes, titres, plans ou croquis pouvaient ainsi voyager en toute sécurité.
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Une foule de grands esprits avaient d'ailleurs tenté, comme Vinci, de résoudre le problème de la protection des documents.
Jules César avait ainsi inventé un système de cryptographie, appelé le chiffre de César. Marie Stuart avait mis au point un code de substitution pour communiquer depuis sa prison. Abdul al-Kindi, un brillant savant arabe du Moyen Âge, protégeait ses secrets par un ingénieux code de substitution combinant plusieurs alphabets...
Mais Leonardo Da Vinci avait préféré la solution mécanique aux codes mathématiques ou cryptographiques. Une fois le message scellé dans le cryptex, il n'était accessible qu'au détenteur du mot de passe.
— Il nous faut découvrir ce mot de passe, déclara Sophie, en montrant les lettres gravées sur le cylindre. Le cryptex fonctionne grosso modo comme un antivol de vélo, sur lequel on doit aligner plusieurs chiffres pour pouvoir l'ouvrir. Ici, c'est un mot de cinq lettres qui actionnera la serrure interne et permettra d'ouvrir le cylindre.
— Et que trouve-t-on à l'intérieur ?
— Le compartiment creux est conçu pour renfermer un rouleau de papier où a été notée l'information secrète.
Langdon lui jeta un regard encore incrédule.
— Et vous dites que votre grand-père vous en fabriquait quand vous étiez enfant ?
— Oui, mais des plus petits. Il m'en a donné une ou deux fois, pour mon anniversaire, en me posant une devinette. La réponse était le mot de passe. Et je trouvais ma carte de vœux à l'intérieur.
— Cela fait beaucoup de travail pour une simple carte...
— Non, parce qu'elle contenait une autre énigme, ou un indice qui me guidait vers mon cadeau. Il aimait organiser des courses au trésor et des jeux de piste dans la maison. Pour me mettre au défi, pour s'assurer que je mériterais ma récompense.
Et les épreuves étaient toujours compliquées.
Langdon avait toujours l'air sceptique.
— Mais pourquoi ne pas tout simplement l'écraser ou le casser ? Le marbre n'est pas une roche si solide que ça, et le cuivre est un métal assez mou...
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Sophie sourit.
— Léonard avait prévu la parade. Si on cassait le cryptex, son contenu s'autodétruisait. Regardez !
Elle sortit avec précaution le cryptex de son coffret.
— D'abord, on écrit, ou on dessine, sur un rouleau de papyrus.
— Pourquoi pas sur du vélin ?
— C'est vrai que le vélin était plus solide et plus répandu à l'époque, mais il fallait que ce soit du papyrus, et le plus fin possible.
— Et ensuite ?
— Avant de l'insérer dans le compartiment, on l'enroulait autour d'un flacon en verre très fin.
Elle agita légèrement le cryptex à l'oreille de Langdon.
— Un flacon rempli de liquide.
— Quel liquide ?
— Du vinaigre.
— Génial ! s'exclama Langdon.
Si on écrasait au marteau le cylindre de marbre, le flacon se cassait et le vinaigre dissolvait immédiatement le rouleau de papyrus. Et on ne trouvait à l'intérieur qu'un amalgame de pâte molle.
— Comme vous le voyez, continua Sophie, la seule façon d'accéder au document est d'aligner les lettres du mot de passe.
Avec les cinq disques, ça fait environ dix millions de combinaisons possibles.
— Si c'est vous qui le dites... Et vous avez une idée de ce qu'on pourrait trouver à l'intérieur ?
— Aucune. Mais ce qui est certain, c'est que mon grand-père tenait à son secret comme à la prunelle de ses yeux.
Elle déposa le cylindre au fond de la boîte et referma le couvercle. Mais quelque chose la préoccupait encore.
— Vous disiez que la rose à cinq pétales était un symbole du Saint-Graal..., reprit-elle.
— Parfaitement. Pour le Prieuré de Sion, la Rose et le Graal sont des mots synonymes.
— C'est curieux, remarqua Sophie, parce qu'il me disait souvent que le mot rose signifiait secret. Quand il ne voulait pas
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que je le dérange dans son bureau, il suspendait une rose à la poignée de la porte. Et il me conseillait d'en faire autant. « Tu vois, ma chérie, plutôt que de nous enfermer avec un verrou, servons-nous de la fleur des secrets. Pour nous apprendre le respect et la confiance mutuelle. C'est une ancienne coutume des Romains. »
— Sub Rosa, fit Langdon, pensif. Les réunions qui se tenaient « sous la Rose » étaient en effet confidentielles.
Il expliqua à Sophie que cette connotation de secret n'était pas, pour le Prieuré, la seule raison de l'association entre la Rose et le Saint-Graal. La Rosa Rugosa, l'une des plus anciennes roses d'Europe, avait cinq pétales, ce qui l'apparentait au pentagramme, l'étoile de Vénus. D'où sa puissante symbolique féminine. S'ajoutait enfin à cela l'idée de la rose des vents, censée amener les navigateurs à bon port. La rose multipliait donc les affinités symboliques avec le Graal : secret, féminité, chemin de vérité... elle était à la fois le calice et l'étoile directionnelle, qui conduisaient à la vérité.
Langdon sentait que le moment était venu de révéler à Sophie ce qu'il brûlait de lui expliquer depuis qu'ils avaient quitté la Salle des États.
— Sophie, commença-t-il, l'une des missions du Prieuré de Sion est de perpétuer le culte de la déesse, en se fondant sur la conviction que les premiers dirigeants de l'Église chrétienne ont trompé leurs fidèles par des mensonges qui rabaissaient la femme en faveur de l'homme.
Sophie se taisait, les yeux fixés sur le coffret.
— Selon le Prieuré, continua Langdon, l'empereur Constantin et ses successeurs masculins ont substitué au paganisme matriarcal la chrétienté patriarcale. Leur doctrine diabolisait le Féminin sacré et visait à supprimer définitivement de la religion le culte de la déesse.
« Sans chercher à nier l'influence bénéfique qu'exerce l'Église catholique moderne sur le monde troublé d'aujourd'hui, on ne peut ignorer les multiples violences et les mensonges qui lui ont permis d'asseoir son autorité. La croisade brutale que mena le Vatican pour la « rééducation » des religions païennes
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et des cultes de la déesse, et qui s'étendit sur trois siècles, utilisa des méthodes de persuasion aussi sophistiquées que terrifiantes.
« L'Inquisition catholique est à l'origine d'une publication que l'on peut à bon droit qualifier d'ouvrage le plus sanguinaire de l'histoire humaine. L'Encyclique Malleus Maleficarum — «
Le Marteau des sorcières » — était destinée à l'endoctrinement des chrétiens sur les dangers des « libres penseuses », en instruisant le clergé sur la manière d'identifier ces femmes, de les torturer et de les détruire. L'Église appelait sorcières toutes les femmes érudites et mystiques, les prêtresses, les bohémiennes, les amoureuses de la nature, les herboristes, ainsi que toutes celles « qui montraient un intérêt suspect pour le monde naturel ». Les sages-femmes étaient également poursuivies et mises à mort pour l'utilisation hérétique de leurs connaissances à des fins de soulagement des douleurs de l'enfantement. Après tout, ces souffrances, arguait le Vatican, n'étaient que le juste châtiment d'Eve, qui en consommant le fruit de la connaissance du bien et du mal avait perpétré le péché originel. En trois cents ans de chasse aux sorcières, cinq millions de femmes furent ainsi brûlées sur le bûcher par l'Église.
« La doctrine avait eu le dernier mot. Le monde actuel porte encore les stigmates de cette guerre sans merci.
« Autrefois célébrées comme un chaînon indispensable de l'éducation spirituelle, les femmes ont été définitivement bannies de tous les cultes du monde. On ne trouve pas plus de femmes rabbins, que de femmes prêtres ou imams. L'acte jadis sacré du Hieros Gamos — l'union sexuelle entre l'homme et la femme, par laquelle chacun des deux accède à la plénitude spirituelle — , ce « mariage saint » fut condamné comme une profanation. Les hommes, qui considéraient autrefois l'acte sexuel comme un moyen de communier avec Dieu, se sont mis à craindre leur désir comme étant l'œuvre du diable, associé à sa complice favorite, la femme.
Le visage de Langdon se figea à la fin de son exposé.
— Quelque chose qui cloche ? demanda Sophie. Il fixait la rose de marqueterie, comme hypnotisé.
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— Sub Rosa, murmura-t-il. Ce n'est pas possible !
— Qu'est-ce qui n'est pas possible ? Il leva lentement les yeux sur elle.
— « Sous le signe de la Rose. » Le cryptex... je crois savoir ce que c'est.
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Langdon avait peine à y croire lui-même. Et pourtant, sa supposition était parfaitement cohérente avec la façon dont Sophie Neveu était entrée en possession du cryptex.
J'ai entre les mains la clé de voûte du Prieuré.
La légende était explicite :
« La clé de voûte est une pierre codée cachée sous le signe de la Rose. »
Sophie le dévisageait.
— Robert, expliquez-moi ! Langdon reprenait ses esprits.
— Est-ce que votre grand-père vous a déjà parlé d'une « clé de voûte » ?
— Non. De quoi s'agit-il ?
— Dans les voûtes gothiques, c'était la pierre centrale située au sommet de la croisée d'ogives.
— Pourquoi appelle-t-on cela une clé ?
— Parce que c'est la pierre en forme de coin qui maintient les arches en place, et supporte tout le poids de la voûte.
Sophie jeta un coup d'œil sceptique sur le cryptex et haussa les épaules.
— Je ne vois pas comment ce cylindre pourrait servir de clé de voûte...
Langdon ne savait par où commencer. Les clés de voûte avaient été l'un des secrets les mieux gardés des premiers francs-maçons. La maîtrise de l'Arche royale. Ce savoir-faire ésotérique faisait partie de la sagesse qui avait fait des maçons de si riches artisans — un secret qu'ils protégeaient jalousement.
Les clés de voûte avaient toujours été nimbées de mystère. Ce cylindre de pierre n'avait pourtant rien à voir avec l'architecture. La clé de voûte du Prieuré - si c'était bien elle - ne ressemblait guère à ce que Langdon avait imaginé.
— À vrai dire, je ne suis pas un spécialiste de la clé de voûte.
Je m'intéresse essentiellement à la symbolique du Graal, mais beaucoup moins à l'aspect « chasse au trésor » de la question.
Sophie écarquilla les yeux.
— La chasse au Graal ?
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Langdon acquiesça avec un léger embarras et répondit du ton le plus persuasif :
— Selon la légende du Prieuré, la clé de voûte est une carte géographique cryptée, qui est censée révéler l'emplacement du Graal.
— Et vous croyez qu'elle peut se trouver dans ce cryptex ?
Il ne savait que lui répondre. Même lui trouvait cela incroyable. Mais il ne pouvait imaginer de conclusion plus logique. Une pierre creuse et cryptée, cachée sous le signe de la Rose.
L'idée que c'était Leonardo Da Vinci - ancien Grand Maître du Prieuré - qui avait inventé le cryptex le confirmait toutefois dans cette intuition. Le croquis d'un ancien Grand Maître...
ressuscité plusieurs siècles après sa mort par un autre membre de la même Fraternité. La connexion était trop séduisante pour être rejetée...
Depuis une dizaine d'années, un certain nombre d'historiens cherchaient cette clé de voûte dans les églises de France. Les passionnés du Graal, habitués aux expressions ambiguës du Prieuré, en étaient arrivés à conclure qu'il s'agissait d'une pierre sur laquelle avait été gravé un texte crypté, mais une réelle clé de voûte soutenant une croisée. Sous le signe de la Rose. Ce n'étaient pas les roses qui manquaient dans les cathédrales : fenêtres en rosaces, rosettes sculptées, innombrables cinq-feuilles, qui ornaient les clés de voûte...
L'idée de la cachette semblait d'une simplicité diabolique. La carte indiquant l'emplacement du Saint-Graal attendait au sommet d'une croisée d'ogives, narguant les visiteurs qui passaient dessous. Il n'y avait que l'embarras du choix.
— Mais ça ne peut pas être ce cryptex-là ! Il n'est pas assez vieux, reprit Sophie. Je suis certaine que c'est mon grand-père qui l'a fabriqué... Ce n'est absolument pas une antiquité.
— En fait, on pense que la clé de voûte n'aurait été créée par le Prieuré qu'au cours des vingt ou trente dernières années...
Le regard de Sophie était toujours incrédule.
— Mais si ce cryptex révèle vraiment l'emplacement du Graal, pourquoi mon grand-père me l'aurait-il transmis à moi ?
Je n'avais aucune idée de ce qu'est le Graal...
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Elle avait raison. Langdon n'avait pas encore trouvé le temps de lui révéler la vraie nature du Graal. Il décida d'ailleurs de reporter encore une fois l'explication : l'énigme de la clé de voûte était prioritaire.
S'il s'agit bien de la clé de voûte...
Tâchant de couvrir le ronflement des pneus de la camionnette sur le bitume, Langdon lui résuma rapidement ce qu'il savait de la clé de voûte du Prieuré de Sion. Pendant des siècles, le grand secret de la Fraternité - l'emplacement du Graal
- n'aurait jamais été noté par écrit. Il était transmis verbalement aux nouveaux sénéchaux, lors d'une cérémonie clandestine.
Mais au cours du XX e siècle, des rumeurs avaient circulé selon lesquelles le Prieuré avait changé de procédure. Peut-être était-ce à cause du développement des moyens d'espionnage électronique, en tout cas les frères s'étaient juré de ne plus jamais l'évoquer de vive voix.
— Comment pouvait-on alors transmettre le secret ?
— C'est là qu'intervient la clé de voûte. Lorsque l'un des quatre dirigeants vient à mourir, les trois qui restent sélectionnent parmi les membres ordinaires un nouveau candidat. Mais ils ne lui révèlent pas aussitôt l'emplacement du Graal. Il doit d'abord subir une série d'épreuves au terme desquelles il est, ou non, jugé digne de connaître le grand secret.
Sophie eut l'air gênée par cette information, et Langdon pensa qu'elle lui rappelait les jeux de piste que son grand-père organisait pour elle. Il les appelait les preuves de mérite. Le concept de la clé de voûte était sans doute du même ordre.
D'ailleurs, les rites initiatiques étaient très répandus dans les sociétés secrètes. Pour s'élever dans la hiérarchie, les francs-maçons devaient se montrer capables de garder un secret, et ce n'est qu'au terme d'épreuves étalées sur plusieurs années, et de rituels toujours plus élaborés, qu'ils accédaient au titre suprême de « maçon du trente-deuxième degré ».
— Donc, conclut Sophie, la clé de voûte était une preuve de mérite. Si le candidat aux fonctions de sénéchal réussit à l'ouvrir, il se montre digne de l'information qu'elle renferme...
Langdon hocha la tête.
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— J'avais oublié que vous aviez l'expérience de ce genre de rituel...
— Pas seulement par mon grand-père. En cryptographie, on appelle cela un langage qualifiant. Si vous êtes assez malin pour le décrypter, vous êtes autorisé à savoir ce qu'il signifie.
Langdon hésita un instant.
— Il faut que vous sachiez, Sophie, que si ce cryptex est bien la clé de voûte du Prieuré, cela signifie que votre grand-père occupait une place prépondérante dans la Fraternité. Il devait en être l'un des quatre membres dirigeants...
Sophie soupira.
— Je sais qu'il occupait une fonction dirigeante dans une société secrète. Je ne peux que supposer qu'il s'agissait du Prieuré.
— Vous saviez qu'il appartenait à une société secrète ?
— Il y a dix ans, j'ai assisté par hasard à une scène que je n'étais pas censée voir, mais je ne lui ai plus reparlé depuis. Je crois bien qu'il était le numéro un.
— Le Grand Maître ? Mais comment avez-vous pu en arriver à cette conclusion ?
— Je préfère ne pas en parler, dit-elle d'un ton aussi déterminé qu'attristé.
Jacques Saunière, le Grand Maître ? Langdon garda le silence, abasourdi par cette révélation.
Malgré ses stupéfiantes implications, il avait l’étrange pressentiment que cette pièce s'imbriquait parfaitement dans le puzzle. Ce ne serait pas la première fois qu'une personnalité du monde des arts, des lettres ou des sciences aurait occupé cette fonction. C'est du moins ce que la Bibliothèque nationale avait révélé quelques années plus tôt, lorsqu'on y avait découvert les Dossiers secrets.
Tous les historiens des sociétés secrètes et tous les fanatiques du Graal avaient lu ces manuscrits. Catalogués sous la cote 4° lm1 249, ils avaient été authentifiés par de nombreux spécialistes, qui tous avaient confirmé ce que les historiens soupçonnaient depuis longtemps : parmi les Grands Maîtres successifs, figuraient les noms de Leonardo Da Vinci, de
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Botticelli, de Newton, de Victor Hugo, de Debussy et de Jean Cocteau.
Pourquoi pas Jacques Saunière ?
Mais Langdon retomba dans une perplexité accrue quand il se rappela qu'il était censé rencontrer le soir même le vieux conservateur en chef du Louvre. Pourquoi le Grand Maître avait-il organisé ce rendez-vous avec moi ? Pour échanger des points de vue sur l'art ? Cette éventualité lui semblait soudain tout à fait improbable. Si l'intuition de Langdon était juste, Saunière voulait transmettre la clé de voûte du Prieuré à sa petite-fille, en lui adjoignant un spécialiste des symboles.
Langdon ne parvenait pas toutefois à imaginer quel concours de circonstances avait poussé Saunière à prendre cette décision ? Même s'il craignait de mourir, ses trois sénéchaux étaient en mesure de préserver le secret. Pourquoi Saunière avait-il pris le risque inimaginable de le transmettre à Sophie, qui avait rompu tout lien avec lui depuis dix ans ?
Il manque encore une pièce au puzzle.
Mais il semblait que la réponse dût attendre. Le moteur ralentit, les pneus crissèrent sur le gravier. Pourquoi s'arrête-t-il déjà ? se demanda Langdon. Vernet leur avait promis de les emmener loin de la capitale. Le fourgon se mit à rouler au pas, cahotant sur un terrain accidenté. Sophie jeta un regard inquiet à Langdon avant de rabattre le couvercle du coffret et de fermer la serrure. Langdon l'enveloppa prestement dans sa veste.
La camionnette s'immobilisa, moteur allumé, et la porte arrière s'ouvrit. Ils se trouvaient au milieu d'un bois. Vernet apparut, l'air tendu. Il tenait à la main un pistolet.
— Je suis navré, dit-il, mais je n'ai vraiment pas le choix.
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Vernet n'avait pas l'air très expert dans le maniement des armes, mais la détermination qui luisait dans ses yeux découragea Langdon de tenter toute vérification.
— Ne me forcez pas à me répéter, reprit le banquier. Posez cette boîte devant vous.
Sophie serrait la veste de Langdon contre sa poitrine.
— Je croyais que vous étiez un ami de mon grand-père...
— Mon devoir est d'abord de protéger ses biens. Et c'est exactement ce que je suis en train de faire. Et maintenant, posez le coffret par terre.
— Mon grand-père me l'a confié.
— Faites ce que je vous dis ! fit-il d'un ton sec.
Sophie déposa le coffret à ses pieds. Langdon constata que le pistolet se tournait vers lui.
— Apportez-le-moi, monsieur Langdon. Vous êtes bien conscient que, si je vous le demande à vous, c'est parce que je n'hésiterai pas à tirer...
— Mais pourquoi faites-vous cela? demanda Langdon, encore incrédule.
— À votre avis ? Je protège la propriété de mon client.
— Mais c'est nous vos clients maintenant ! s'exclama Sophie.
Le regard de Vernet se glaça.
— Mademoiselle Neveu, je ne sais pas comment vous et votre ami vous êtes procuré cette clé et le numéro de compte de Jacques Saunière, mais il semble que ce soit par un acte criminel. Si j'en avais été averti plus tôt, je ne vous aurais jamais aidés à quitter ma banque.
— Je vous ai dit que nous n'avons rien à voir avec la mort de Jacques Saunière !
Vernet se tourna vers Langdon.
— Et pourtant, je viens d'entendre à la radio, monsieur Langdon, que vous n'êtes pas seulement recherché pour le meurtre de Saunière, mais aussi pour ceux de trois autres personnes.
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— Quoi ? fit Langdon abasourdi.
Trois autres meurtres ? La coïncidence le frappait, plus encore que le fait d'en être soupçonné. Les trois sénéchaux ?
Non, il ne s'agissait sûrement pas d'une simple coïncidence.
Langdon baissa les yeux vers le coffret. Si Saunière savait que ses sénéchaux avaient été tués
avant lui, il n'avait d'autre choix que de transmettre la clé de voûte à quelqu'un qui ait toute sa confiance.
— C'est la police qui éclaircira cette affaire, lorsque je vous aurai remis aux autorités. Ma banque n'a déjà été que trop impliquée dans cette affaire.
Sophie le fusilla du regard.
— Vous n'avez aucunement l'intention de nous livrer à la police. Pourquoi ne pas nous avoir reconduits rue de Longchamp, au lieu de nous amener dans ce bois sous la menace d'une arme ?
— Votre grand-père a fait appel à mes services pour une seule et unique raison - assurer la sauvegarde des biens qu'il me confiait. Quel que soit le contenu de cette boîte, je refuse qu'elle disparaisse comme pièce à conviction d'une enquête policière.
Monsieur Langdon, apportez-moi ce coffret.
— Non, Robert ! souffla Sophie.
Un coup de feu partit. La balle rebondit sur la tôle blindée de la cloison au-dessus de leur tête, et sa douille retomba près de la portière.
Merde ! Langdon s'immobilisa.
— Allons ! ordonna Vernet, nettement plus impérieux.
Langdon se pencha, ramassa le coffret, et fit quelques pas vers la porte.
— Apportez-moi ce coffret !
Debout en contrebas de la camionnette, Vernet ajusta son angle de tir.
Il faut faire quelque chose, se dit Langdon. Je ne vais tout de même pas abandonner à ce type la clé de voûte du Prieuré !
Au fur et à mesure qu'il avançait vers la porte, il se trouvait de plus en plus surélevé par rapport à Vernet. Il pouvait peut-
être tirer profit de ce décalage. Bien que dressé vers le haut, le canon du pistolet visait maintenant ses genoux. Peut-être un
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coup de pied bien placé ? Malheureusement, Vernet sembla se rendre compte de ce changement d'angle, et recula de deux mètres pour ajuster sa ligne de mire. Et rester hors d'atteinte.
— Déposez la boîte sur le rebord ! ordonna-t-il. À court d'inspiration, Langdon avança jusqu'au marchepied du fourgon.
Il s'agenouilla et posa le coffret sur le rebord, exactement à l'endroit où les deux portières se superposaient, une fois fermées.
— Maintenant, relevez-vous !
Langdon fit un pas en arrière et aperçut la cartouche vide, retombée près de la porte.
— Reculez ! ordonna Vernet.
Langdon ne bougea pas, les yeux fixés sur le seuil. Puis il se redressa, poussant discrètement du pied la petite capsule de cuivre dans la rainure de verrouillage de la porte. Ensuite, il recula.
— Retournez jusqu'au fond, voilà, maintenant demi-tour, face à la cloison.
Le cœur de Vernet battait à tout rompre. Tenant le pistolet de la main droite, il tendit la main gauche vers le coffret. Trop lourd. Il me faut mes deux mains. Il leva les yeux vers ses deux captifs et évalua le risque. Ils devaient se trouver à cinq mètres de lui et ils lui tournaient le dos. Il prit sa décision. Il posa le pistolet sur le pare-chocs, saisit le coffret à deux mains et le posa sur le chemin. Ramassa son arme et les remit en joue.
Aucun des deux prisonniers n'avait bougé.
Parfait. Il ne lui restait qu'à refermer la porte. Oubliant momentanément le coffret, il saisit la porte d'une main et commença à la rabattre. Il tendit la main vers le loquet et le tourna vers la gauche. Impossible de fermer, la poignée bloquait à mi-course. Que se passe-t-il ? Il força ; toujours rien. La tige métallique refusait d'entrer dans la rainure. Envahi d'une panique soudaine, il tira de toutes ses forces, mais la porte refusa de bouger. Il y a quelque chose qui coince. Il pivota, prenant de l'élan pour la forcer d'un coup d'épaule, mais à ce moment précis elle se rabattit violemment sur lui, lui percutant le visage de plein fouet. Le choc le projeta en arrière et il alla s'étaler par terre, étourdi, le nez en sang.
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Il vit Langdon sauter à bas du fourgon. Vernet essaya de se redresser, et retomba. Sa vue se brouillait. Il entendit Sophie Neveu crier et, deux secondes après, reçut un nuage de poussière en pleine figure. Les pneus crissèrent sur le gravier et, quand il parvint à s'asseoir, il aperçut le fourgon qui chassait, les roues qui patinaient sur le gravier. Il entendit le crissement d'un pare-chocs à demi arraché contre un tronc d'arbre. Le moteur ronfla, et c'est finalement le pare-chocs qui céda, traîné par la camionnette qui s'éloignait. Lorsqu'elle rejoignit la route goudronnée, elle prit de la vitesse.
Il tourna la tête, fouillant des yeux le chemin mal éclairé.
Le coffret en bois avait disparu.
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La Fiat banalisée sortit de l'enceinte de Castel Gandolfo et redescendit la route qui serpentait dans les collines jusque dans la vallée. Assis sur la banquette arrière, Mgr Aringarosa avait le sourire aux lèvres. Rassuré par le poids de l'attaché-case posé sur ses genoux, il se demandait quand il pourrait l'échanger contre le précieux cadeau que lui avait promis le Maître.
Vingt millions d'euros.
Le pouvoir qu'il allait bientôt s'acheter avait incomparablement plus de prix. La voiture roulait maintenant à vive allure en direction de Rome et il s'étonna que le Maître ne l'ait pas encore contacté. Il sortit son téléphone de sa poche pour vérifier qu'il recevait bien le signal du serveur italien. La connexion était intermittente.
— La connexion n'est pas très bonne par ici, fit le chauffeur, qui l'observait dans le rétroviseur. Vous devriez pouvoir capter sans problème dans cinq minutes, une fois qu'on sera sortis des montagnes.
— Merci, répondit l'évêque.
Une réelle inquiétude l'envahit soudain. Et si le Maître avait essayé de l'appeler quand il était là-haut ? Peut-être les choses avaient-elles mal tourné ? Il vérifia aussitôt sa messagerie. Rien. Mais le Maître n'aurait jamais pris le risque d'enregistrer un message. Il était bien placé pour connaître les dangers de l'espionnage électronique - c'est par ce moyen qu'il avait obtenu une grande partie de ses prodigieuses informations secrètes. C'était tout de même très ennuyeux de n'avoir aucun numéro pour le joindre...
Il prend toujours un maximum de précautions.
C'était la raison pour laquelle le Maître avait toujours refusé de donner à l'évêque son numéro de téléphone. « C'est toujours moi qui vous appellerai », avait-il averti. « Gardez votre appareil sous la main. » Aringarosa frémit à l'idée de ce que le Maître pourrait s'imaginer si ses appels étaient restés sans réponse.
Il va penser que j'ai eu un problème.
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Que je n 'ai pas pu obtenir les titres.
Il s'aperçut qu'il transpirait à grosses gouttes.
Ou pis... que je me suis enfui avec l'argent !
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Même à la vitesse modérée de soixante kilomètres heure, le pare-chocs avant du fourgon qui bringuebalait sur la petite route faisait un bruit infernal et envoyait une gerbe d'étincelles jusqu'au niveau du pare-brise.
Il va falloir que je m'arrête, pensa Langdon.
Il distinguait à peine la route devant eux. Le seul phare qui fonctionnait encore s'était en partie déboîté lors du choc contre l'arbre, et projetait un rayon oblique vers le fourré à droite. Le blindage du véhicule n'incluait apparemment pas la calandre.
Assise sur le siège passager, Sophie contemplait le coffret qu'elle tenait à deux mains sur ses genoux.
— Ça va ? demanda Langdon.
— Vous croyez ce qu'il nous a dit, ce Vernet ?
— Pour les trois autres crimes ? Absolument. Cela répond à bien des questions. La décision désespérée de votre grand-père comme l'acharnement de Fache à me coffrer.
— Non, quand il prétend qu'il ne cherchait qu'à protéger la réputation de sa banque...
— Quelle serait son autre motivation ?
— Récupérer le coffret et le garder pour lui. Langdon n'avait même pas envisagé cette possibilité.
— Et comment saurait-il ce qu'il contient ?
— Il sait qu'il s'agit d'un objet précieux. Il connaissait mon grand-père et il était peut-être au courant de certaines choses.
Qui sait ? Il avait envie de mettre la main sur le Graal...
Langdon hocha la tête. Vernet n'avait vraiment pas le profil.
— À ma connaissance, il y a deux sortes de gens gui s'intéressent au Saint-Graal. Les naïfs qui sont persuadés qu'il s'agit du calice ayant recueilli le sang du Christ...
— Et...?
— Et ceux qui connaissent la vérité, et se sentent menacés par sa découverte. Un grand nombre de gens et d'organisations ont cherché à le détruire depuis plusieurs siècles.
Ils gardèrent le silence, ce qui ne fit qu'accentuer le vacarme du pare-chocs sur le bitume. Ils devaient avoir parcouru une
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dizaine de kilomètres et Langdon se demandait si le feu d'artifice qui arrosait le capot pouvait représenter un danger.
Sans qu'une fois arrivés sur une route plus importante ils risquaient d'attirer l'attention d'autres automobilistes.
— Je vais descendre voir si je ne peux pas le redresser...
Il se gara sur le bas côté de la route. Enfin un peu de silence.
En sortant de la camionnette, Langdon s'étonna de se sentir aussi ragaillardi. Avoir échappé pour la deuxième fois à la menace directe d'une arme à feu lui avait donné un second souffle. Il inspira profondément l'air frais de la nuit et s'efforça de rassembler ses esprits. La gravité de sa situation d'homme traqué ne lui cachait pas le poids de la responsabilité que lui créait la situation : Sophie et lui étaient sans doute les détenteurs de la « carte au trésor » d'un des plus anciens mystères de tous les temps.
Comme si ce fardeau n'était pas assez lourd à porter, il se rendait compte qu'il leur était devenu tout à fait impossible de remettre la clé de voûte au Prieuré de Sion. La nouvelle des quatre assassinats laissait supposer que la société secrète avait été infiltrée. S'il n'y avait pas une taupe à l'intérieur, ils étaient surveillés de l'extérieur. Ce qui expliquait pourquoi Saunière avait légué la clé de voûte à Sophie - et lui-même - deux étrangers à la confrérie. Nous ne pouvons plus là remettre au Prieuré. Et si lui, Langdon, parvenait à retrouver un des membres de la Fraternité, on ne pouvait exclure que ce soit un ennemi du Prieuré. Jusqu'à nouvel ordre, Sophie et lui étaient les dépositaires de la clé de voûte, qu'ils le veuillent ou non.
L'avant du fourgon était dans un plus triste état que ce qu'il supposait. Il n'y avait plus de phare gauche, et celui de droite pendait lamentablement au bout d'un fil électrique. Langdon le remit en place, mais il retomba. Seule nouvelle positive : le pare-chocs était pratiquement détaché de la carrosserie.
Quelques coups de pied devaient en venir définitivement à bout.
En s'acharnant contre le morceau de ferraille, Langdon se rappelait ce que Sophie lui avait confié au musée. Mon grand-père a laissé un message sur mon répondeur, affirmant qu'il voulait me révéler la vérité sur ma famille. Cette remarque qui lui avait alors paru insignifiante prenait soudain une nouvelle
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signification, vu la position éminente de Saunière dans le Prieuré de Sion. Une hypothèse nouvelle se faisait jour.
Le pare-chocs finit par se détacher complètement. C'en serait au moins fini de ce vacarme. Langdon reprit son souffle et le traîna sous un taillis, en se demandant où Sophie et lui pourraient bien aller se réfugier. Ils n'avaient aucune idée du mot de passe qui ouvrait le cryptex. Leur survie semblait dépendre de réponses qu'ils ne trouvaient pas.
Il nous faut une aide. Professionnelle.
Dans le monde des spécialistes du Prieuré et du Graal, un seul homme pouvait les aider. Restait maintenant à faire accepter cette idée à Sophie.
Dans le fourgon blindé, en attendant Langdon, Sophie s'interrogeait sur la présence presque hostile du lourd coffret posé sur ses genoux. Mais pourquoi mon grand-père a-t-il voulu me transmettre ce coffret ? Réfléchis, Princesse. Fais marcher tes méninges. Ton grand-père est en train d'essayer de te dire quelque chose.
Elle sortit le cryptex de son écrin et contempla les alphabets gravés sur les disques de pierre, où elle reconnaissait la main de son grand-père. Une preuve de mérite. « La clé de voûte du Graal est une carte que seuls les valeureux peuvent lire», avait dit Langdon. Cela aussi ressemblait à s'y méprendre à du Jacques Saunière.
Elle caressa des doigts les cinq disques de marbre. Cinq lettres. Elle les fit tourner un à un. Le mécanisme fonctionnait sans aucun accroc. Puis elle aligna une lettre de chaque rondelle entre les deux flèches de cuivre serties à chaque extrémité du cylindre. Les cinq lettres formaient un mot d'une évidence presque inepte.
G-R-A-A-L.
Elle tira doucement sur les deux côtés du cylindre, qui ne bougea pas. Elle entendit le vinaigre clapoter à l'intérieur. Elle composa un autre mot.
V-I-N-C-I.
Aucun mouvement.
V-O-U-T-E.
Rien. Le bloc restait soudé.
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Les sourcils froncés, elle le reposa dans le coffret et rabattit le couvercle. Elle regarda Langdon à travers le pare-brise, heureuse de l'avoir auprès d'elle. « P.S. Trouver Robert Langdon. » Les raisons de son grand-père étaient maintenant évidentes. Il la savait incapable de comprendre seule ses intentions, et lui avait choisi un guide compétent. Un tuteur capable de tout lui expliquer. Malheureusement, Langdon était aussi et surtout la Cible de Bézu Fache... ainsi que d'une puissance inconnue, à la poursuite du Graal.
Si tant est que ce Graal en vaille la peine.
Elle se demandait si ce secret méritait qu'elle risque sa vie pour lui.
Le fourgon reprit de la vitesse et le ronflement du moteur leur parut presque silencieux.
— Pouvez-vous nous conduire près de Versailles ?
s'informa-t-il.
— Vous voulez faire du tourisme, maintenant ?
— Non, mais j'ai une idée. Je connais un historien des religions qui habite par là. Je ne me rappelle pas exactement où, mais on peut essayer de trouver sur une carte. Je suis déjà allé chez lui plusieurs fois. Il s'appelle Leigh Teabing, il a été l'historien de la monarchie britannique.
— Et il habite en France ?
— C'est un spécialiste et un passionné du Graal. Lorsqu'on a commencé à évoquer le fait que la clé le voûte se trouvait en France, il y a une quinzaine tannées, il est venu s'installer ici pour explorer les églises françaises dans l'espoir de la dénicher.
Il a écrit plusieurs ouvrages sur le sujet. Je pense qu'il pourrait nous aider à trouver le mot de passe du cryptex.
— Et on peut lui faire confiance ?
— Pour ne pas nous faucher la clé de voûte ?
— Et pour ne pas nous donner à la police...
— Je n'ai pas l'intention de lui dire que nous sommes recherchés. Mais je pense qu'il ne demandera pas mieux que de nous héberger, le temps de résoudre le problème du mot de passe.
— Robert, je ne sais pas si vous vous rendez compte que nos noms et nos signalements ont été diffusés sur toutes les chaînes
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de radio et de télévision. Fache s'est arrangé pour compliquer sérieusement nos allées et venues...
Génial, se dit Langdon, je vais faire mes débuts au Vingt-Heures, en tant «qu'ennemi public numéro un », voilà au moins qui fera plaisir à Jonas Faukman. Chaque fois que Langdon faisait la une de l'actualité, les ventes de ses livres grimpaient en flèche.
— C'est vraiment un ami fiable ? insista Sophie. Langdon doutait fort que Teabing soit un téléspectateur assidu, en particulier au milieu de la nuit, mais la question méritait d'être posée. Instinctivement, il pensait qu'il n'y avait rien à craindre de Teabing, et qu'au contraire l'Anglais se mettrait en quatre pour les aider. Tout d'abord, il lui devait un renvoi d'ascenseur pour un service rendu quelques années plus tôt. Mais surtout, la vue du cryptex apporté à domicile par la petite-fille du Grand Maître du Prieuré ne pouvait que le galvaniser.
— Je crois qu'il fera un allié très efficace. En fonction évidemment de ce que nous lui dirons.
— Fache n'a pas dû hésiter à offrir une récompense pour notre capture..., continua Sophie.
— Croyez-moi, l'argent est la dernière chose qui intéresse Leigh Teabing, dit Langdon en riant. Il est le descendant direct du premier duc de Lancaster et, par la vertu du droit d'aînesse, il a hérité de ses parents une immense fortune. Sa propriété près de Meulan est un authentique château du XVII e siècle, entouré d'un immense parc agrémenté, entre autres, de deux petits lacs.
C'est à la télévision britannique que Langdon avait fait la connaissance de Teabing, quelques années auparavant.
L'historien britannique avait proposé à la BBC un documentaire sur l'histoire du Graal. Les producteurs de la chaîne, séduits par les sensationnelles révélations de Teabing, historien chevronné et réputé, avaient néanmoins reculé devant la prévisible levée de boucliers qu'elle risquait de susciter. Soucieuse de ne pas ternir son image de sérieux, la chaîne avait donc demandé qu'il intègre à son film deux ou trois témoignages d'historiens de renom, qui
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viendraient étoffer le sujet par leurs commentaires. Langdon faisait partie des élus.
BBC lui avait payé le voyage en France jusqu'au château de Teabing. Devant les caméras, il avait commencé par avouer son scepticisme initial devant l'existence même du Graal, concédant ensuite que des années de recherches l'avaient forcé à reconnaître la véracité de certains faits. Il avait fini par expliquer comment les correspondances entre divers symboles semblaient corroborer la thèse controversée de Teabing.
Lorsque le film avait été diffusé en Grande-Bretagne, et bien qu'il ait été documenté avec le plus grand sérieux, le sujet était si gênant pour l'Église qu'il avait soulevé une tempête de protestations. Et l'onde de choc s'était propagée jusqu'en Amérique, bien qu'aucune chaîne américaine n'ait acheté l'émission. Langdon avait même reçu une carte postale de l'un de ses vieux amis, évêque catholique de Boston, sur laquelle étaient écrits ces mots : Toi aussi, Robert ?
— Robert, insista Sophie, vous êtes certain que nous pouvons nous fier à cet homme ?
— Absolument. Teabing et moi sommes confrères. Nous avons déjà travaillé ensemble. Il n'a pas besoin d'argent, il déteste les autorités françaises en général. Le gouvernement français lui extorque des impôts prohibitifs parce qu'il a acquis un monument historique. Je peux vous assurer qu'il n'aura pas la moindre envie de prêter son concours au commissaire Fache.
Sophie gardait les yeux fixés sur la route.
— Supposons qu'on aille chez lui, qu'allez-vous lui dire ?
Langdon ignora les réticences de la jeune femme.
— Avouez qu'il s'agit d'une chance miraculeuse, Sophie !
Teabing est sans doute la personne la plus compétente sur l'histoire du Graal et du Prieuré de Sion.
— Plus que mon grand-père ?
— Plus que quiconque à l'extérieur de la Fraternité.
— Et comment savez-vous qu'il n'en fait pas partie?
— Parce qu'il a passé toute sa carrière à essayer de faire connaître la vérité sur le Graal, alors que la mission du Prieuré est justement de la garder secrète.
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— Il y a donc un conflit d'intérêts.
Langdon comprenait très bien son inquiétude. C'est à elle que Saunière avait transmis le cryptex, alors qu'elle ignorait totalement ce qu'il contenait et ce qu'elle allait en faire. Il était normal qu'elle n'ait guère envie de le confier à un étranger, et elle avait peut-être raison de se méfier...
— Ce n'est pas la peine de parler immédiatement du cryptex à Teabing. Ni même plus tard. Une fois réfugiés chez lui, nous aurons tout le temps de réfléchir à la situation et qui sait, peut-
être qu'en discutant du Graal avec Teabing, vous comprendrez mieux pourquoi votre grand-père vous a confié ce coffret.
— C'est à nous deux qu'il l'a confié, précisa Sophie.
Langdon se sentit fier d'avoir été distingué par Saunière et se redemanda pourquoi il l'avait choisi.
— Et où est-il, le château de ce M. Teabing ? s'enquit-elle.
— Il s'appelle le château de Villette...
— Le château de Villette ?
— Oui.
— Belle bicoque !
— Vous connaissez la propriété ?
— Je suis passée devant, c'est à vingt minutes d'ici.
— Tant que ça ?
— Eh oui... Ça vous laissera le temps de me raconter en quoi consiste vraiment ce Saint-Graal.
— Attendons plutôt d'être là-bas. Comme lui et moi sommes spécialistes de domaines complémentaires, vous aurez un aperçu exhaustif. Et surtout, la légende du Graal est toute sa vie. L'entendre de sa bouche, c'est comme écouter Einstein parler de la relativité...
— Espérons que votre Leigh Teabing ne s'offusquera pas d'être dérangé en pleine nuit.
— Soit dit en passant, c'est sir Leigh. Il a été anobli par la reine après avoir rédigé une véritable somme sur l'histoire des Windsor.
— Vous plaisantez ? Vous voulez dire que nous rendons visite à un authentique chevalier ?
Langdon sourit, vaguement gêné.
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— S'agissant de la quête du Graal, qui mieux qu'un chevalier pourrait nous aider ?
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Le château de Villette était entouré d'une propriété de quatre-vingt-sept hectares, à quelques kilomètres de Meulan.
Construit en 1668 par Mansart pour le comte d'Aufflay, dans un parc dessiné par Le Nôtre, on l'appelait souvent le petit Versailles.
Langdon arrêta le fourgon devant une imposante grille. Au bout d'une longue allée de plus d'un kilomètre, on apercevait le château, bâti sur un tertre verdoyant. Sur le montant droit du portail, une plaque de cuivre, surmontée d'un interphone, avertissait, en anglais : PROPRIÉTÉ PRIVÉE, DEFENSE
D'ENTRER.
Comme pour proclamer que son domaine était une île britannique à part entière, Teabing non content d'avoir choisi l'anglais pour la signalétique, avait installé l'interphone du côté droit, donc du côté passager, partout en Europe, à l'exception de l'Angleterre.
Sophie jeta un coup d'œil agacé à l'interphone.
— Et quand il n'y a pas de passager ?
— Abstenez-vous de toute remarque à ce sujet. Il veut que tout soit comme à la maison.
Elle baissa sa vitre.
— Je préfère vous laisser lui parler.
En se penchant pour appuyer sur le bouton de l'interphone, Langdon huma l'élégant parfum de la jeune femme et il se rendit compte qu'il la touchait presque. Il attendit, un peu contracté, pendant que la sonnerie d'un téléphone résonnait dans le petit haut-parleur.
— Château de Villette, qui est là ?
— Robert Langdon, un ami de sir Leigh. J'ai besoin de son aide. — Mon maître dort. Que peut-il y avoir de si urgent ?
— C'est personnel. Mais dites-lui que c'est un sujet d'une grande importance.
— Son sommeil est très important pour lui. Si vous êtes son ami, vous n'ignorez pas son mauvais état de santé...
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Teabing avait contracté une polio étant enfant, ses deux jambes étaient appareillées et il se déplaçait sur des béquilles.
Mais Langdon l'avait trouvé si plein de vitalité et d'énergie, qu'il en oubliait son infirmité.
— Auriez-vous la gentillesse de lui dire que je viens de découvrir de nouveaux renseignements sur le Saint-Graal, et que cela ne peut malheureusement pas attendre demain.
Suivit un long silence, interrompu par une autre voix, vive et joyeuse :
— Mon cher ami, on dirait que vous êtes resté à l'heure de Boston !
Langdon eut un large sourire en reconnaissant le fort accent britannique.
— Je suis absolument navré de vous déranger à une heure aussi déraisonnable.
— Mon majordome soutient que, non content de sonner à ma grille, vous avez mentionné le Graal...
— Je cherchais un bon moyen pour vous tirer du lit.
— C'est réussi...
— Ouvririez-vous votre porte à un vieil ami ?
— Ceux qui recherchent la vérité sont plus que des amis. Ce sont des frères.
Langdon, habitué au ton volontiers déclamatoire de Teabing, regarda Sophie en levant les yeux au ciel.
— Vous êtes le bienvenu, mais il faut d'abord que je sonde la pureté de votre cœur. C'est une épreuve d'honneur. Vous devrez répondre à trois questions.
Langdon gémit, avant de chuchoter à Sophie :
— Patience, je vous avais prévenue, il est un peu spécial.
— Première question, reprit Teabing d'un ton majestueux.
Thé ou café ?
Langdon savait dans quel mépris Teabing tenait l'habitude américaine du café.
— Thé, bien sûr. Earl Grey.
— Votre palais vous honore. Votre deuxième question.
Sucre ou lait ?
Langdon hésita.
— Lait, les Anglais prennent du lait, je crois, souffla Sophie
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— Lait. Silence.
— Sucre ?
Teabing ne répondit pas.
Une seconde ! Langdon se souvint brusquement de l'amer breuvage qu'on lui avait servi lors de sa dernière visite. C'était une question piège.
— Citron ! Citron bien sûr, avec de l'Earl Grey.
— Évidemment. (Teabing jubilait visiblement.) Et maintenant la plus difficile. (Teabing ménagea une pause et reprit sur un ton solennel :) En quelle année l'équipe d'aviron de Harvard a-t-elle battu celle d'Oxford au championnat de Henley
? Langdon n'en avait aucune idée mais il ne voyait qu'une réponse possible :
— Une telle aberration est inimaginable !
Déclic. La grille s'ouvrit.
— Vous êtes un vrai frère. Entrez.
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— Monsieur Vernet !
Le gardien de nuit de la Zurichoise de Dépôt parut très soulagé d'entendre son patron au téléphone.
— Où étiez-vous, monsieur le président ? La police est là, tout le monde vous attend !
— J'ai eu un petit problème, répondit Vernet qui ne semblait pas dans son assiette, j'ai besoin de votre aide tout de suite.
À mon avis, c'est un gros problème, pensa le gardien. La banque était encerclée par la police et l'inspecteur venait d'annoncer l'arrivée imminente du chef de la PJ en personne, muni d'un mandat de perquisition.
— Que puis-je faire pour vous, monsieur ?
— Il faut que vous retrouviez le fourgon blindé numéro trois.
Le gardien, interloqué, vérifia le planning de livraisons.
— Il est en bas, monsieur le président. Au garage.
— Justement, non. Il a été volé par les deux individus recherchés par la police.
— Mais comment ont-ils fait pour sortir ?
— Je ne peux pas entrer dans les détails au téléphone, mais le fait est là, et cela pourrait avoir de très graves conséquences pour la banque.
— Que souhaitez-vous que je fasse, monsieur ?
— Je voudrais que vous activiez l'émetteur d'urgence.
Le gardien tourna les yeux vers le boîtier de commande situé au fond de son bureau. Chacun des véhicules blindés de la banque était équipé d'une balise activable à distance. Lui-même avait déjà utilisé une fois ce dispositif de repérage par satellite, à l'occasion du détournement d'un des fourgons blindés. La balise avait permis de localiser le véhicule, les informations avaient été automatiquement communiquées à la préfecture de police, et les malfaiteurs avaient été arrêtés illico. Mais ce soir, il avait l'impression que le président tenait à plus de discrétion.
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— Monsieur le président, n'oubliez pas que, si la balise est activée, les autorités seront immédiatement informées...
Vernet garda le silence quelques instants.
— Je sais. Déclenchez-la tout de suite. Je reste en ligne. Je veux être informé de l'endroit où ils se trouvent dès que vous recevrez les données.
— Très bien, monsieur.
Trente secondes plus tard, à une soixantaine de kilomètres de là, dissimulé dans le châssis du fourgon numéro trois, le minuscule transmetteur se mettait en marche.
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La camionnette remontait la longue allée bordée de peupliers. Sophie se sentait déjà plus détendue. Soulagée d'avoir quitté la route, elle trouvait très rassurante l'idée d'être hébergée par un étranger aussi accueillant.
Au détour d'un virage, l'imposante silhouette de pierre grise apparut sur leur droite. Haute de deux étages et longue d'au moins soixante mètres, l'austère façade classique du château s'intégrait parfaitement aux impeccables jardins qui entouraient deux grands bassins carrés.
Les fenêtres du château s'illuminaient les unes après les autres.
Au lieu d'arrêter le fourgon devant la porte d'entrée, Langdon alla le garer derrière un bosquet d'épineux.
— Inutile de risquer d'être aperçus depuis la route, ou que Teabing s'étonne de nous voir arriver dans un fourgon blindé déglingué...
Sophie hocha la tête.
— Qu'est-ce qu'on fait du cryptex ? s'enquit-elle. Ce ne serait pas prudent de le laisser ici, mais si Teabing le remarque, il va forcément nous demander ce que c'est...
— Ne vous inquiétez pas.
Il enleva sa veste de tweed en sortant, y enveloppa le coffret et le tint au creux de son bras comme un bébé.
— On ne peut pas dire que ce soit très discret...
— Teabing n'ouvre jamais la porte lui-même, il aime mieux faire une entrée spectaculaire. Je trouverai bien un endroit où le déposer avant qu'il fasse son apparition. Je préfère vous prévenir tout de suite : il a un sens de l'humour que les gens trouvent parfois... étonnant.
Mais ce soir-là, Sophie doutait qu'on puisse encore la surprendre.
Ils suivirent un chemin pavé jusqu'à la porte d'entrée massive, en chêne et merisier sculpté, avec un marteau en cuivre gros comme un pamplemousse. Avant même que Sophie ait pu s'en saisir, la porte s'ouvrit vers l'intérieur.
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Un majordome élégant et guindé, le visage sévère, finissait d'ajuster sa cravate, visiblement contrarié d'être dérangé en pleine nuit. Il devait avoir une cinquantaine d'années.
— Sir Leigh va descendre dans un instant. Il est en train de s'habiller. Il n'aime guère accueillir ses visiteurs en chemise de nuit. Puis-je vous débarrasser de votre veste, monsieur ?
— Non, merci.
— Par ici, s'il vous plaît.
Ils suivirent le majordome dans le grand hall carrelé de marbre qui sentait la pierre humide, et pénétrèrent dans un salon délicieusement meublé, éclairé de petites lampes victoriennes aux abat-jour à glands dorés. Il y flottait un arôme mêlé de thé, de sherry et de tabac. Dans le mur d'en face, flanquée de deux armures en cotte de mailles, s'ouvrait une cheminée dans laquelle on aurait pu rôtir un bœuf entier. Le domestique alluma le fagot qui y était préparé. Une magnifique flambée jaillit instantanément
Il se redressa, lissant sa veste.
— Sir Leigh vous prie de vous considérer comme chez vous.
Et il quitta la pièce, laissant Langdon et Sophie en tête à tête.
Sophie ne savait quel siège adopter près de la cheminée. Le canapé recouvert de velours Renaissance, le fauteuil rustique à pieds en griffes d'aigle, ou l'un des deux sièges de pierre qui semblaient arrachés à une église byzantine ?
Langdon dégagea le cryptex de sa veste et le dissimula sous le canapé. Il enfila sa veste, lissa les rabats du col et sourit à Sophie, tout en prenant place au-dessus de son trésor caché.
Va pour le canapé, se dit Sophie en le rejoignant.
Se réchauffant à la douce chaleur des flammes, elle songea que son grand-père aurait aimé cette pièce aux lambris couverts de tableaux, parmi lesquels elle reconnut un Poussin, le peintre préféré de Jacques Saunière, après Leonardo Da Vinci. Sur le manteau de la cheminée, trônait un buste d'Isis en albâtre.
Au-dessous de la déesse égyptienne, dans le foyer, deux gargouilles en pierre, la gueule ouverte sur des gorges noircies, faisaient office de chenets. Exactement le genre de sculptures qui l'effrayait quand elle était petite, jusqu'à ce que son grand-
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père la fasse monter dans les tours de Notre-Dame de Paris, un jour d'averse. « Regarde, Princesse, ces affreuses créatures. Tu entends ce drôle de bruit qu'elles font quand elles recrachent l'eau ? » Sophie avait souri. « Elles gargouillent ! C'est pour cela qu'on leur a donné ce nom ! » Et Sophie n'avait plus jamais eu peur.
"Le souvenir de son grand-père accolé à l'atroce réalité de sa mort lui serra le cœur. Grand-père est mort.
Pour chasser sa tristesse, elle pensa au cryptex et se demanda si Leigh Teabing devinerait le sésame. Est-ce qu'on doit seulement lui poser la question ? Jacques Saunière lui avait recommandé de s'adjoindre Robert Langdon, personne d'autre.
Elle décida de se fier au jugement de Robert.
— Alors, cher Robert ! clama une voix lointaine. Il semble que vous voyagez en aimable compagnie...
Langdon se leva d'un bond. Sophie l'imita et le suivit au pied du grand escalier de pierre de l'entrée. Sur le palier mal éclairé, une silhouette trapue se dessinait.
— Bonsoir ! fit Langdon. Sir Leigh, je vous présente Sophie Neveu.
— Très honoré...
Il passa sous un lustre et Sophie distingua deux béquilles soutenant deux jambes appareillées.
— C'est très aimable à vous de nous accueillir si tard, dit-elle. Teabing commença à descendre, posant les deux pieds l'un après l'autre sur chaque marche.
— Ma chère, il est si tard qu'il est même très tôt... Vous n'êtes pas américaine, à ce que j'entends.
— Non, parisienne.
— Votre anglais est absolument parfait.
— Merci. J'ai fait des études à Londres, au Royal Holloway Institute.
— Je comprends... Robert vous a peut-être dit que j'ai fait les miennes à Oxford.
Il fixa Langdon, un sourire malicieux aux lèvres.
— J'avais aussi demandé Harvard, par acquit de conscience...
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Il arrivait au bas des marches et Sophie ne lui trouva pas plus l'air d'un chevalier qu'à son compatriote, sir Elton John.
Très corpulent, il avait des yeux noisette pleins de gaieté et de malice assortis à son épaisse chevelure rousse et bouclée. Il portait sur ses jambes infirmes un pantalon à pinces, et une large chemise de soie sous un gilet à motifs cachemire. Mais il se tenait bien droit, avec une dignité énergique qui semblait plus naturelle que volontaire.
La main tendue, Teabing se dirigea vers Langdon.
— Vous avez maigri, mon cher Robert !
— Je ne peux pas en dire autant de vous... Teabing se caressa le ventre en riant de bon cœur.
— Touché ! Depuis quelque temps, mes seuls plaisirs charnels sont culinaires...
Il se tourna vers Sophie et lui prit la main, qu'il effleura des lèvres.
— Milady !
Sophie leva des yeux écarquillés vers Langdon, comme pour lui demander s'ils n'étaient pas retournés un siècle en arrière ou s'ils se trouvaient dans un asile de fous.
Le domestique apportait le plateau du thé et ils le suivirent au salon.
— Je vous présente Rémy Legaludec, mon serviteur.
Le mince majordome fit un signe de tête et t'effaça.
— Rémy est lyonnais, chuchota Teabing comme s'il s'agissait d'une maladie honteuse, mais il réussit les sauces à merveille.
— Je vous voyais plutôt important votre personnel d'Angleterre..., fit Langdon.
— Mon Dieu, non ! Il n'y a qu'à mon percepteur pue je conseillerais un chef cuisinier britannique ! Et se tournant vers Sophie :
— Pardonnez-moi, mademoiselle ! Croyez bien que ma répugnance pour les Français se limite aux hommes politiques et aux joueurs de football. Votre gouvernement me prend tout mon argent et votre équipe nationale nous a gravement humiliés tout récemment.
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Sophie le gratifia d'un large sourire. Teabing les regarda longuement et se tourna vers Langdon:
— Mais il vous est arrivé quelque chose... Vous m'avez l'air bien remués tous les deux...
— Nous venons de passer une soirée... particulière.
— Je n'en doute pas, pour vous présenter chez moi à trois heures du matin en me parlant du Graal... Dites-moi, était-ce sincère, ou avez-vous choisi l'unique argument capable de me tirer du lit au milieu de la nuit ?
Un peu les deux, pensa Sophie, en songeant au cryptex camouflé sous le divan.
— Mon cher Leigh, nous sommes venus vous parler du Prieuré de Sion.
Les épais sourcils broussailleux de l'Anglais s'arquèrent de curiosité.
— Les gardiens du Graal ? Vous disposez donc de nouvelles informations sur le sujet ?
— Peut-être. Nous n'en sommes pas encore tout à fait sûrs.
Mais nous en saurons peut-être plus si vous commencez par nous éclairer un peu sur la question.
Teabing pointa sur lui un index réprobateur.
— Oh! Le vilain Américain calculateur... Je vois que je n'obtiendrai rien gratuitement. Très bien, je suis à votre service.
Que voulez-vous savoir ?
Langdon soupira.
— Je me demandais si vous auriez la gentillesse d'expliquer à Mlle Neveu ce que vous savez de la véritable nature du Graal...
Teabing posa sur Sophie un regard incrédule.
— Parce qu'elle l'ignore ? Langdon secoua la tête. L'œil de Teabing s'alluma.
— Vous voulez dire que vous m'avez amené une vierge ?
Langdon se tourna vers la jeune femme avec une grimace amusée.
— Le mot vierge, expliqua-t-il à Sophie, est le nom que les fanatiques du Graal donnent aux néophytes.
— Que savez-vous, exactement, ma pauvre petite ?
interrogea Teabing avec empressement.
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Elle s'exécuta, répétant les explications de Langdon sur le Prieuré, les Templiers, les documents du Sang réal, le fait que le Graal n'était sans doute pas le calice du Christ, mais probablement « quelque chose » de beaucoup plus impressionnant.
Teabing fusilla Langdon du regard.
— Je vous croyais plus gentleman, Robert ! Comment avez-vous pu la priver du meilleur ?
— Peut-être pourrions-nous, vous et moi...
Langdon avait décidé de couper court à ce dérapage métaphorique.
Teabing fixait Sophie intensément.
— Vous êtes une vierge du Graal, ma chère Sophie et, croyez-moi, vous n'oublierez jamais votre première fois !
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Assise auprès de Langdon sur le canapé, Sophie se sentait renaître sous l'effet du thé et des scones beurrés servis par Rémy. Teabing était debout devant le feu, alerte et rayonnant.
— Le Saint-Graal ! commença-t-il avec emphase. La plupart des gens se contentent de me demander où il est. Je crains fort de ne jamais pouvoir leur apporter de réponse.
Il se tourna vers Sophie.
— Alors que la seule question intéressante concerne sa nature. Qu'est-ce véritablement que le Graal ?
Sophie sentit vibrer l'âme de ces deux fervents d'histoire.
— Pour bien comprendre ce qu'est le Graal ma chère Sophie, il faut d'abord connaître la Bible. Êtes-vous familière du Nouveau Testament ?
— Absolument pas. J'ai été élevée par un homme qui adulait Leonardo Da Vinci...
Teabing eut l'air à la fois surpris et heureux.
— Un libre penseur, c'est magnifique ! Dans ce cas, vous n'ignorez certainement pas que Leonardo Da Vinci était l'un des gardiens du secret du Saint-Graal. Et qu'il en a laissé des indices dans ses œuvres.
— C'est ce que Robert m'a dit.
— Mais savez-vous ce qu'il pensait du Nouveau Testament ?
— Je n'en ai pas la moindre idée.
Teabing montra du doigt la bibliothèque murale à l'intention de Langdon.
— Robert, cela vous ennuierait de... Sur l'étagère du bas, La Storia di Leonardo.
Langdon traversa le salon et rapporta un grand livre d'art, qu'il posa sur la table basse placée entre le divan et la cheminée.
Teabing le tourna vers Sophie et l'ouvrit à la deuxième de couverture, où figurait une série de citations.
— Ce sont des extraits de ses carnets de polémique et de spéculation. Lisez ceci, dit-il en posant le doigt en face d'une ligne de texte, vous verrez que c'est tout à fait en rapport avec notre conversation.
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Sophie lut à voix haute :
Beaucoup ont fait commerce de l'illusion et des faux miracles.
Pour tromper l'ignorante multitude
— LEONARDO DA VINCI
— En voici une autre :
C 'est l'ignorance qui nous aveugle et nous égare Ouvrez les yeux, ô misérables mortels !
— LEONARDO DA VINCI
Sophie frissonna.
— Il parlait de la Bible ? Teabing hocha la tête.
— Ses opinions sur la Bible étaient directement liées au Graal. En fait, il a peint le Saint-Graal. Je vais vous le montrer dans un instant. Mais parlons d'abord de la Bible. Et tout ce que vous devez en savoir, le professeur Martyn Percy, docteur en droit canon, l'a exprimé en une phrase : « La Bible n'a pas été transmise par fax céleste. »
— Pardon ? fit Sophie.
— La Bible est une œuvre humaine, qui a été écrite par une foule de personnes différentes, à des périodes diverses, souvent obscurantistes. Et elle a constamment évolué, à travers d'innombrables traductions, additions et révisions. On n'a jamais connu dans l'Histoire de version définitive.
— Je vois.
— Jésus-Christ a exercé une influence absolument stupéfiante, c'est probablement le leader le plus charismatique de tous les temps. Le Messie annoncé par les prophètes a renversé des rois, inspiré des centaines de millions de fidèles, et fondé l'une des philosophies les plus influentes de toute l'histoire de l'humanité. En tant que descendant des lignées de Salomon et de David, il aurait pu prétendre au titre de roi des Juifs, et il est compréhensible que sa vie ait été narrée par des milliers de disciples sur la terre d'Israël. Plus de quatre-vingts évangiles auraient pu figurer dans le Nouveau Testament, mais
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seulement quatre d'entre eux ont été retenus - ceux de Matthieu, de Marc, de Luc et de Jean.
— Et qui a décidé de la sélection ?
— Ah ! s'esclaffa Teabing, c'est là l'ironie fondamentale du christianisme. La Bible, telle que nous la connaissons aujourd'hui, a été collationnée par un païen, l'empereur Constantin le Grand.
— Je croyais qu'il était chrétien, s'étonna Sophie.
L'historien pouffa de rire.
— Si on veut... Il a passé toute sa vie dans le paganisme, mais a été baptisé sur son lit de mort, trop faible pour protester.
Pendant son règne, la religion officielle de Rome était le culte du Soleil invincible - Sol invictus -, et c'est l'empereur qui en était le grand prêtre. Malheureusement pour Constantin, l'Empire romain était alors en proie à une grande agitation religieuse. Au cours des trois siècles suivant la crucifixion de Jésus, le nombre de ses disciples avait connu une croissance exponentielle.
Chrétiens et païens s'affrontaient constamment, et le conflit avait pris de telles proportions qu'il menaçait de diviser l'Empire. Constantin se rendit compte qu'il fallait faire quelque chose et, en l'an 325, il décida d'unifier Rome sous la bannière d'une seule et unique religion, le christianisme.
— Mais pourquoi avoir choisi le christianisme, s'étonna Sophie, s'il était païen ?
— C'était un homme d'affaires avisé. L'essor du christianisme l'avait persuadé que c'était le meilleur cheval sur lequel miser. Les historiens s'émerveillent encore de l'exploit qu'il a accompli en forçant tout un peuple païen à se convertir.
Par une astucieuse fusion des dates, des rituels et des symboles païens dans la tradition chrétienne en formation, il a réussi à créer une religion hybride, assimilable par tous ses sujets.
— Une véritable métamorphose, ajouta Langdon. La présence de vestiges païens dans la symbolique chrétienne est absolument indéniable. Le disque solaire du dieu égyptien est devenu l'auréole des saints, le pictogramme d'Isis allaitant son nouveau-né Horus a servi de base aux images de la Vierge et de l'Enfant Jésus. Une majorité des éléments du rituel catholique, comme la mitre, l'autel, la doxologie et l'eucharistie
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- le fait de manger le corps de Dieu -, tout cela vient en droite ligne des religions païennes de l'Antiquité.
— Si vous lancez un expert en symboles sur ce terrain, siffla Teabing, vous en aurez pour le restant de la nuit. Mais il est vrai qu'il n'y avait pas grand-chose de purement chrétien dans la nouvelle religion proclamée par Constantin. Le dieu Mithra était depuis longtemps appelé Fils de Dieu et Lumière du Monde. On célébrait sa naissance le 25 décembre, qui était aussi la fête anniversaire d'Osiris, d'Adonis et de Dionysos. Il a été enterré dans une caverne rocheuse, et il est ressuscité trois jours plus tard. Le nouveau-né Krishna a reçu en cadeau de l'or, de l'encens et de la myrrhe. Même le jour saint hebdomadaire a été calqué sur celui des païens.
— Comment cela ?
— À l'origine, expliqua Langdon, les chrétiens honoraient le sabbat juif le samedi. C'est Constantin qui l'a déplacé pour le faire coïncider avec la célébration du dieu Mithra. Aujourd'hui, la plupart des chrétiens assistent au service dominical, sans savoir qu'ils célèbrent la fête du dieu Soleil.
Sophie se sentait un peu perdue.
— Et comment tout cela peut-il être lié au Saint-Graal?
— J'y arrive, dit Teabing. Pour consolider la toute récente tradition chrétienne, l'empereur Constantin avait besoin de structurer la communauté des fidèles. C'est dans ce but qu'il a convoqué le concile de Nicée, en 325.
Sophie avait vaguement entendu parler du Credo de Nicée.
— Au cours de ce concile œcuménique, on a débattu et voté sur de nombreux aspects du christianisme : la date de Pâques, le rôle des évêques, l'administration des sacrements et, bien entendu, la divinité de Jésus.
— Sa divinité ? Je ne vous suis pas...
— Ma chère Sophie, Jésus n'était jusqu'alors considéré que comme un prophète mortel - un homme exceptionnel en tous points, certes - mais mortel.
— Pas le fils de Dieu ?
— C'est justement le concile de Nicée qui l'a déclaré tel après un vote.
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— Vous êtes en train de me dire que la divinité de Jésus résulte d'un vote ?
— Et, qui plus est, un vote assez serré. Mais la question était cruciale pour l'unification de l'Empire romain, comme pour le pouvoir de la nouvelle Église. Un Jésus divin transcendait la réalité du monde humain, et sa puissance n'était plus discutable. On intimidait ainsi les païens récalcitrants, tout en signifiant aux chrétiens qu'ils n'obtiendraient leur salut que par l'obédience à l'Église catholique romaine.
Sophie tourna les yeux vers Langdon, qui hocha la tête en signe d'assentiment.
— Ces décisions exprimaient bien sûr avant tout des enjeux de pouvoir, reprit Teabing. Il était absolument vital pour le bon fonctionnement de l'Église et de l'Empire que Jésus soit reconnu comme le Messie annoncé par les prophètes. Certains historiens prétendent que l'Église romaine a tout simplement volé Jésus aux premiers chrétiens, qu'elle a détourné son enseignement, qu'elle l'a instrumenté pour étendre sa propre puissance. J'ai moi-même écrit quelques ouvrages sur ce sujet.
— Vous avez dû être submergé de lettres incendiaires de chrétiens fervents ?
— Détrompez-vous. La grande majorité des chrétiens éclairés connaissent bien l'histoire de leur foi. Et Jésus était certainement un grand homme. Les sournoises manœuvres politiques de l'empereur Constantin ne retirent rien à la beauté de la vie du Christ et à la force de son message. Aucun historien n'a jamais prétendu que Jésus était un imposteur, ni nié son existence, ou la fantastique influence qu'il a exercée sur des milliards d'individus pendant vingt siècles. Personne n'a jamais insinué que son enseignement et ses actes n'étaient pas destinés à rendre les hommes meilleurs. Tout ce que nous disons, c'est que Constantin a utilisé l'influence de Jésus à des fins politiques. Et que c'est lui qui a façonné pour une grande part le visage actuel du christianisme.
Sophie jetait des coups d'œil de plus en plus fréquents au grand livre ouvert sur la table. Elle avait hâte de découvrir ce fameux tableau où Leonardo Da Vinci avait représenté le Saint-Graal.
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Devinant son impatience, Teabing se mit à parler plus vite :
— Ce qui nous dérange, c'est que ce «coup de pouce » divin au statut de Jésus soit intervenu trois siècles après sa mort. Il existait déjà des centaines de textes qui racontaient sa vie d'homme - d'homme mortel. Pour pouvoir réécrire son histoire, l'empereur devait réaliser un coup d'audace. Et c'est là que se place le virage décisif de l'histoire chrétienne. Constantin a commandé et financé la rédaction d'un Nouveau Testament qui excluait tous les évangiles évoquant les aspects humains de Jésus, et qui privilégiait - au besoin en les « adaptant » - ceux qui le faisaient paraître divin. Les premiers évangiles furent déclarés contraires à la foi, rassemblés et brûlés.
Langdon ajouta :
— Détail intéressant, tous ceux qui préféraient tes évangiles apocryphes à ceux que Constantin avait sélectionnés furent considérés comme hérétiques. Le mot hérésie, au sens de «
doctrine non conforme », date d'ailleurs de cette époque. Le mot grec airesis signifiait « choix ». Les premiers hérétiques furent donc les chrétiens qui avaient choisi de croire à l'histoire originelle de Jésus.
— Heureusement pour les historiens, reprit Teabing, certains de ces évangiles interdits ont survécu. On a découvert en 1947 Les Manuscrits de la mer Morte dans une grotte, à Qumran, en plein désert de Judée. Et on avait trouvé en 1945 les parchemins coptes d'Hag Hammadi.
Tous ces textes racontent la véritable histoire du Graal, tout en relatant le ministère de Jésus sous un angle très humain. Ils font aussi allusion à la véritable nature du Saint-Graal. Fidèle à sa tradition de désinformation, le Vatican s'est bien entendu donné un mal fou pour empêcher leur publication. On comprend aisément pourquoi : ces documents mettent en lumière les incohérences et les inventions pures et simples de la Bible de Constantin, et confirment le fait qu'elle a été compilée et rédigée en fonction d'un programme politique : promouvoir la divinité de Jésus et se servir de son influence pour consolider le pouvoir en place.
— Et pourtant, fit remarquer Langdon, il faut le reconnaître, le souci qu'a le Vatican de gommer l'importance de
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ces écrits provient de ce qu'il croit dur comme fer au dogme de la divinité de Jésus-Christ. Les dirigeants de l'Église catholique sont sincèrement persuadés que les textes contraires au dogme ne peuvent qu'être de faux témoignages.
Teabing s'assit en face de Sophie en laissant échapper un rire sarcastique :
— Comme vous le voyez, le professeur Langdon est beaucoup plus tendre que moi avec le Vatican. Il a toutefois raison en ce qui concerne le clergé contemporain, pour qui ces documents sont un faux témoignage. Ce qui est bien compréhensible, étant donné que la Bible de Constantin est considérée comme vérité d'Évangile depuis dix-sept siècles.
Personne n'est plus endoctriné que les endoctrineurs.
— L'homme a toujours tendance à adorer le Dieu de ses pères, expliqua Langdon.
— Ce que je veux dire, c'est qu'une grande partie de ce que l'Église nous a enseigné - et nous enseigne encore - sur Jésus est tout simplement faux. Autant que les légendes du Saint-Graal.
Sophie relut la citation de Leonardo Da Vinci.
C'est l'ignorance qui nous aveugle et nous égare.
Ouvrez les yeux, ô misérables mortels !
Teabing feuilleta le livre et l'orienta dans sa direction.
— Pour terminer, avant de vous montrer d'autres œuvres de Leonardo Da Vinci évoquant le Graal, je voudrais que vous jetiez un œil sur ceci. Il ouvrit le volume au milieu, sur une double page couleur.
— Je pense que vous connaissez ?
Pour qui me prend-il ?
Elle avait sous les yeux une reproduction de la fresque la plus célèbre de tous les temps : la Sainte Cène, peinte par Leonardo Da Vinci pour l'église Santa Maria delle Grazie, à Milan, qui représentait le dernier repas de Jésus avec ses disciples, au moment où il leur annonce que l'un d'eux l'a trahi.
— Oui, bien sûr !
— Alors vous accepterez peut-être de vous prêter à un petit jeu ? Fermez les yeux, s'il vous plaît.
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Avec une moue sceptique, elle obéit.
— Où est assis Jésus ?
— Au centre de la table, avec les apôtres de part et d'autre.
— Très bien.
— Que mangent-ils ?
— Du pain, bien sûr.
— Et que boivent-ils ?
— Du vin.
— Parfait. Une dernière question : combien y a-t-il de coupes sur la table ?
Se doutant qu'il s'agissait d'une question piège, Sophie réfléchit avant de répondre.
« Après le repas, Jésus prit la coupe de vin, la bénit et la donna à ses disciples en disant... »
— Une seule, affirma-t-elle. Le calice, la coupe du Graal.
Jésus a fait passer une unique coupe à ses apôtres, de même qu'un seul calice sert à la communion dans le christianisme moderne.
— Maintenant, ouvrez les yeux. Teabing avait un sourire ravi. Sophie se pencha sur la reproduction. Tous les apôtres, ainsi que Jésus, avaient devant eux un petit verre rempli de vin.
Treize en tout. Il n'y avait pas de calice. Pas de Saint-Graal.
Les yeux de Teabing pétillaient de joie.
— C'est bizarre, vous ne trouvez pas ? Quand on sait que le dogme établi par la Bible - tout comme la légende du Graal -
évoque unanimement le calice dans lequel le Christ avait transformé le vin en son propre sang. Comment se fait-il que Leonardo Da Vinci ne l'ait pas représenté ?
— Les historiens de l'art ont bien dû proposer une ou deux explications...
— Vous seriez très surprise d'apprendre le nombre d'anomalies que comporte cette fresque, et que l'histoire de l'art a totalement ignorées, innocemment ou sciemment. Elle est en fait la clé de tout le mystère du Graal. En réalité, Leonardo l'y étale clairement sous nos yeux.
Sophie observa très attentivement la double page.
— C'est là qu'on voit ce qu'est vraiment le Graal?
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— Pas ce qu'il est, mais qui il est. Le Graal n'est pas une chose... c'est une personne.
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Sophie dévisagea Teabing plusieurs secondes avant de se tourner vers Langdon :
— Le Saint-Graal est une personne ?
L'Américain hocha la tête.