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La montre Mickey Mouse de Langdon indiquait près de sept heures trente lorsque la limousine le déposa, avec Sophie et Teabing, dans Inner Temple Lane. Le trio suivit un lacis de petites rues jusqu'à une sorte de cour où la façade de pierre grossièrement taillée de Temple Church miroitait sous la pluie.
Des pigeons roucoulaient dans les hauteurs de la vieille église.
Celle-ci était entièrement construite en pierre de Caen.
L'édifice circulaire surmonté d'une tourelle centrale, et flanqué sur un côté d'une nef rajoutée ressemblait plus à un fort militaire qu'à un lieu de culte. Consacrée le 10 février 1185 par Héraclius, patriarche de Jérusalem, Temple Church avait survécu à huit siècles de bouleversements politiques et au Grand Incendie de Londres. Gravement endommagée par les bombes incendiaires de la Luftwaffe en 1940, et restaurée à l'identique après la guerre, l'église avait retrouvé son austère majesté d'antan.
La simplicité du cercle, pensait Langdon, heureux de faire connaissance avec le sanctuaire. L'architecture était simple et rudimentaire, rappelant davantage le Castel Sant'Angelo de Rome que le Panthéon. L'annexe disgracieuse et rectiligne qui la prolongeait sur un côté n'altérait heureusement pas l'harmonie originale du petit temple païen.
— Nous sommes samedi matin, dit Teabing en claudiquant vers le portail. On ne devrait pas être gêné par un service religieux.
La porte d'entrée était située au fond d'un petit porche de pierre. Sur le mur de gauche, un tableau d'affichage d'une modernité incongrue annonçait les horaires d'ouverture, des concerts et des services religieux.
Teabing se rembrunit.
— L'église n'ouvre pas aux visiteurs avant deux heures.
Après avoir essayé en vain de pousser la porte, il plaqua l'oreille contre le panneau de bois pendant quelques secondes, et se retourna vers Langdon, un sourire malicieux aux lèvres.
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— Regardez donc sur le panneau le nom du pasteur qui dirige le service demain matin, voulez-vous ?
À l'intérieur de l'église, le sacristain était en train de passer l'aspirateur sur le banc de communion, lorsqu'il entendit frapper à la porte d'entrée. Il ne bougea pas. Le père Harvey Knowles avait ses clés, et n'arrivait jamais avant neuf heures du matin. C'était probablement un touriste ou un mendiant. Il se remit à la tâche, mais les coups reprirent, beaucoup plus bruyants. Comme si on tapait sur la porte avec une barre de métal. Vous ne savez pas lire ? Le sacristain éteignit son aspirateur et se dirigea en maugréant vers l'entrée. Il déverrouilla la porte et l'ouvrit. Trois personnes attendaient sous le porche. Des touristes.
— L'église ouvre à neuf heures trente, messieurs dames.
Le plus corpulent des deux hommes, apparemment le chef, s'avança vers lui, appuyé sur des béquilles métalliques.
— Je suis sir Leigh Teabing, annonça-t-il avec un accent typiquement aristocratique. Comme vous le savez très certainement, j'accompagne M. et Mme Christopher Wren, quatrième du nom.
Il s'effaça pour faire place à un couple derrière lui une jolie jeune femme à la superbe chevelure auburn et un homme d'une quarantaine d'années, grand, mince, aux cheveux bruns. Son visage parut vaguement familier au sacristain.
Il ne savait que répondre. Sir Christopher Wren était le plus célèbre bienfaiteur de Temple Church. C'est lui qui avait restauré l'église après le Grand Incendie de Londres. Mais il était mort au début du XVIII e siècle.
— Je... enchanté... Madame, monsieur...
L'homme aux béquilles fronça les sourcils.
— Heureusement que vous ne travaillez pas dans le commerce, vous n'êtes pas très convaincant. Où est le père Knowles ?
— On est samedi, il n'arrive jamais très tôt. L'homme aux béquilles se renfrogna.
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— Qu'est devenue sa gratitude ? Il m'a affirmé qu'il serait là. Nous devrons apparemment nous passer de lui. Nous n'en aurons pas pour longtemps.
Le sacristain bloquait toujours la porte.
— Désolé, mais qu'est-ce qui ne prendra pas longtemps ?
L'infirme, s'approchant, lui chuchota à l'oreille comme pour lui éviter un impair :
— Vous ignorez apparemment que M. et Mme Wren, les descendants de sir Christopher, viennent ici une fois par an pour répandre une pincée des cendres de leur ancêtre sur le dallage de la rotonde, comme l'exige son testament ? Ce n'est pas que l'exercice nous amuse particulièrement, mais que voulez-vous...
Le sacristain, qui travaillait ici depuis deux ans, n'avait pas entendu parler de ces visites annuelles.
— Je préférerais que vous attendiez neuf heures et demie.
L'église n'est pas encore ouverte et je suis en train de passer l'aspirateur.
Le visiteur le foudroya du regard.
— Écoutez, mon brave, si vous travaillez ici, c'est bien grâce à la personne dont Madame transporte les cendres dans sa poche.
— Pardon ?
— Madame Wren, reprit l'homme aux béquilles, auriez-vous la gentillesse de montrer à monsieur le reliquaire où sont conservées les cendres de votre aïeul ?
La jeune femme, perplexe, hésita une ou deux secondes, et plongea une main dans la poche de son survêtement, d'où elle tira une sorte de tube en pierre noire enroulé dans un étui de cuir souple.
— Vous voyez ! À vous maintenant de respecter les dernières paroles du grand homme et de nous laisser accomplir notre mission, si vous ne voulez pas que je raconte au père Knowles la manière cavalière dont vous nous avez traités.
Le sacristain hésitait. Le pasteur Knowles était très à cheval sur les traditions... pire que tout, il entrait dans une colère noire chaque fois qu'un incident venait jeter un éclairage défavorable sur sa célèbre église. Peut-être avait-il oublié la visite des
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descendants du grand architecte. Auquel cas, il serait plus risqué de les éconduire que de les laisser entrer. Il a dit qu'ils n'en avaient pas pour longtemps. Ils n'ont pas l'air de vandales.
En s'écartant pour les laisser passer, le sacristain était prêt à jurer que M. et Mme Wren semblaient aussi étonnés que lui. Il reprit son aspirateur en les surveillant du coin de l'œil.
Langdon ne put que sourire.
— Vous mentez trop bien pour être honnête, mon cher Leigh.
Les yeux de Teabing pétillaient.
— Le club de théâtre d'Oxford. On y parle encore de mon interprétation de Jules César. Personne n'a joué avec autant de conviction la première scène de l'acte III.
— Je croyais que c'était celle de sa mort...
— En effet mais ma toge s'est déchirée quand je suis tombé et j'ai dû rester allongé sur la scène, dans le plus simple appareil, pendant une demi-heure. Je n'ai pas remué un cil. J'ai été magnifique, croyez-moi.
— J'aurais aimé assister à la scène..., répliqua Langdon.
En traversant l'annexe rectangulaire pour atteindre l'ogive qui ouvrait sur l'église circulaire, Langdon découvrit avec surprise l'espace dépouillé de la longue nef. Si Temple Church évoquait une chapelle traditionnelle, la décoration en était froide et dénudée, sans aucun ornement.
— Lugubre, souffla Langdon.
— Church of England ! corrigea Teabing. La religion pure et dure. Rien pour vous distraire de votre misérable condition.
— On se croirait dans le donjon d'un château fort, renchérit Sophie.
Langdon était d'accord avec elle. Les murs étaient d'une épaisseur impressionnante.
— Les Templiers étaient des guerriers. Leurs églises leur servaient de forteresses, et de banques.
— De banques ?
— Mon Dieu oui ! Ce sont même eux qui ont inventé ce concept. Les membres de la noblesse européenne estimaient dangereux de voyager avec leur or. Les Templiers leur
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permettaient donc de le déposer dans la plus proche de leurs églises, pour le retirer dans toute autre, une fois arrivés à destination. Ils ne demandaient que des preuves d'identité et, bien sûr, une petite commission. Presque les premières billetteries automatiques, en somme.
Teabing leur montra du doigt un vitrail représentant un chevalier vêtu de blanc monté sur un cheval rose.
— Voici Alanus Marcel, Maître du Temple au début du XIII e siècle. Lui et ses successeurs détenaient au Parlement le siège de Premier baron.
— Ils étaient Premiers barons du royaume ? s'étonna Langdon.
Teabing hocha la tête.
— Certains prétendent qu'ils avaient plus de pouvoir que le roi. Ils pénétraient dans la rotonde. Teabing jeta un coup d'œil au sacristain, qui passait l'aspirateur au fond du chœur.
— Vous savez, dit-il à Sophie, on dit que le Saint-Graal a séjourné une nuit dans cette église, entre deux de ses refuges successifs. Vous imaginez les quatre caisses de documents alignées sur la pierre, à côté du sarcophage de Marie Madeleine
? J'en ai la chair de poule.
Langdon aussi était émerveillé en pénétrant dans la rotonde. Il parcourut du regard le vaste espace de pierre claire, orné de gargouilles, de têtes de monstres, de démons et de visages humains grimaçants, tous orientés vers le centre du cercle. Sur le sol, un simple banc de pierre parcourait tout le périmètre de cette salle ronde.
— Un théâtre circulaire..., murmura-t-il.
Teabing dressa une béquille vers le fond gauche de l'édifice, puis vers le fond droit.
Dix chevaliers de pierre.
Cinq à gauche, cinq à droite.
Les dix gisants de Templiers reposaient paisiblement, chacun sur leur socle de pierre. Tous en armure complète, avec épée et bouclier. Langdon avait l'impression qu'un intrus avait versé sur eux, pendant leur sommeil, du plâtre encore liquide.
Les sculptures étaient assez abîmées, mais chacun des
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chevaliers se distinguait des autres - armures, positions des bras et des jambes, traits des visages, armoiries des bouclier - des différences nombreuses.
Un chevalier à Londres gît, qu'un Pope enterra.
Langdon frissonnait en avançant dans la salle circulaire.
C'était bien ici qu'il fallait chercher.
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Rémy Legaludec gara la Jaguar dans une petite allée proche de Temple Church, le long d'une rangée de poubelles. Il éteignit le moteur et regarda autour de lui. La rue, déserte, était parsemée de détritus. Il sortit de la voiture, ouvrit la portière arrière et grimpa à côté du moine. Ce dernier, sentant la présence de Rémy, sortit d'une prière qui était une quasi-transe, ses yeux rouges plus curieux que craintifs. Toute la soirée, Rémy avait été impressionné par le sang-froid de ce pauvre bougre ligoté. Après quelques accès de révolte, au début, dans le Range Rover, le moine semblait avoir accepté son sort et s'en était visiblement remis à la Providence.
Rémy desserra son nœud papillon, ouvrit la porte du minibar et se servit un verre de vodka, bientôt suivi d'un second. Il avait l'impression de n'avoir pas respiré aussi librement depuis très longtemps.
Ma nouvelle vie d'homme libre va bientôt commencer.
Fourrageant dans le bar, Rémy en sortit un tire-bouchon dont il déplia la lame qui servait normalement à décapsuler les bouteilles de vin. Aujourd'hui, elle allait servir à un usage beaucoup plus insolite. Il se retourna et fixa Silas, en brandissant la lame d'acier scintillant au-dessus de lui.
Deux yeux rouges luisaient dans la pénombre, écarquillés de terreur. Le moine se recroquevilla.
— Ne bouge pas ! ordonna Rémy. Silas ne pouvait croire que Dieu l'ait abandonné. Il avait pourtant transformé son calvaire en exercice spirituel, demandant à ses membres raidis par les crampes, à ses bras engourdis où le sang ne circulait plus, de lui rappeler la peine endurée par le Christ. J'ai prié toute la nuit pour ma libération. En voyant le couteau progresser vers lui, Silas ferma les yeux.
Une douleur aiguë lui transperça le dos, entre les deux épaules. Il poussa un hurlement, refusant d'admettre qu'il allait mourir, sans même pouvoir se défendre, à l'arrière de cette voiture. J'accomplissais l’œuvre de Dieu. Le Maître avait promis qu'il me protégerait.
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Un flot de liquide chaud ruisselait le long de sa colonne vertébrale. Il imaginait son sang se répandant sur tout son corps. Une douleur fulgurante lui vrilla les cuisses et il se sentit près de l'évanouissement - ce mécanisme de défense qui protège le corps d'une trop grande souffrance.
La douleur avait gagné tous ses muscles. Il serra plus fort les paupières. La dernière image de sa vie n'aurait pas le visage de son meurtrier. Il essaya d'imaginer celui d'Aringarosa, encore jeune, debout devant la petite église d'Espagne, que Silas et lui avaient construite de leurs propres mains. Au commencement de ma vie.
Tout son corps brûlait.
— Tiens, bois ça ! fit la voix de son assassin, avec un accent français. Ça aidera le sang à circuler.
Silas, ouvrant des yeux étonnés, tourna la tête. La silhouette floue de l'homme en smoking lui tendait un verre. Le couteau ouvert était posé sur la banquette, la lame brillante et propre, à côté d'un serpentin de sparadrap et d'un tas de cordes emmêlées.
— Bois ! Si tu as mal, c'est parce que ton sang recommence à circuler dans tes muscles, fit l'homme.
La douleur se muait en fourmillements aigus.
Il but. L'alcool lui brûla la gorge. Mais la gratitude l'envahit.
Le destin avait été cruel envers lui, cette nuit. Pourtant, Dieu avait fini par intervenir.
Il ne m'a pas abandonné.
La Divine Providence, aurait dit Mgr Aringarosa.
— J'aurais bien voulu te détacher plus tôt, mais c'était impossible, à cause de la police, d'abord au château, et ensuite à l'aéroport, fit l'homme en smoking. Tu me comprends n'est-ce pas, Silas ?
Il souriait.
— Vous connaissez mon nom ? Silas réussit à s'asseoir.
— Est-ce vous, le Maître ? poursuivit-il en frictionnant ses muscles raides, oscillant entre l'incrédulité, la reconnaissance et la confusion.
Cette hypothèse provoqua un franc éclat de rire chez son interlocuteur qui hocha la tête.
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— J'aimerais bien... Non, je suis comme toi, je travaille pour lui. Il m'a d'ailleurs parlé de toi en termes très élogieux. Je m'appelle Rémy.
— Je ne comprends pas. Si vous travaillez pour lui, comment se fait-il que les deux autres soient venus chez vous avec la clé de voûte ?
— Ce n'est pas chez moi. Le château de Villette appartient au plus grand historien mondial du Graal, sir Leigh Teabing.
— Mais c'est là que vous habitez...
Rémy sourit, ne sachant comment expliquer cette coïncidence.
— Il était parfaitement prévisible que Langdon débarque chez Teabing. Il avait besoin d'aide. Quel meilleur refuge pouvait-il choisir que le château de Villette ? Le fait que j'y habite est justement la raison pour laquelle le Maître m'a contacté. Comment crois-tu qu'il s'est procuré tous ces renseignements sur le Graal ?
Silas était littéralement émerveillé. Le Maître avait recruté celui qui avait accès à toute la documentation de sir Teabing.
C'était absolument génial.
— J'ai encore beaucoup de choses à te dire, poursuivit Rémy en tendant à Silas son Heckler & Koch. Mais nous avons tous les deux un travail à faire...
Il tendit le bras vers l'avant de la Jaguar et sortit de la boîte à gants un petit pistolet qui tenait dans la paume de sa main.
Accueilli sur le tarmac de Biggin Hill par l'inspecteur chef de la police du Kent, le commissaire Fache écoutait son collègue britannique lui relater en détail ce qui s'était passé dans le hangar de sir Teabing.
— J'ai fouillé moi-même l'appareil. Il n'y avait que le pilote.
Et je tiens à signaler que, si sir Teabing cherche à me poursuivre, je...
— Vous avez interrogé le pilote ?
— Impossible, il est français et votre juridiction...
-— Conduisez-moi dans l'avion.
Après son arrivée dans le hangar, il fallut moins d'une minute à Fache pour remarquer une tache de sang à l'endroit où
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la Jaguar avait été garée. Il marcha à grands pas vers l'appareil et tambourina vigoureusement sur la carlingue.
— Police judiciaire française ! Ouvrez !
Le pilote terrifié apparut dans l'embrasure de la porte et descendit la passerelle.
Trois minutes plus tard, aidé de son arme de poing, Fache avait obtenu de lui des aveux complets, confirmant que Langdon, Sophie et le moine albinos avaient bien voyagé sur son appareil. Le pilote avait même ajouté qu'avant de quitter l'avion, son client avait enfermé un objet dans son coffre-fort -
une boîte en bois dont le contenu semblait avoir occupé trois des passagers pendant toute la durée du vol...
— Ouvrez-moi ce coffre ! ordonna le commissaire.
— Mais je ne connais pas la combinaison !
— Dommage, j'étais sur le point de renoncer à confisquer votre licence...
— Je peux peut-être demander à un mécanicien d'essayer de le forcer ?
— Je vous donne une demi-heure. Le pilote se précipita sur sa radio.
Fache alla se servir un verre d'alcool au fond de l'appareil.
Comme il n'avait pas dormi de la nuit, on ne pouvait pas dire qu'il buvait avant midi. Il s'assit dans l'un des confortables sièges baquets et tenta de faire le point. La bourde de ces flics anglais risque de me coûter cher. La police avait lancé des avis de recherche concernant une Jaguar limousine noire.
Son portable sonna dans la poche de sa veste.
— Allô ? fît-il d'une voix lasse. C'était l'évêque espagnol.
— Commissaire Fache ? Je viens de m'arranger pour être à Londres d'ici à une heure.
— Je croyais que vous vous rendiez à Paris...
— Je suis très inquiet. J'ai changé mes projets.
— Vous n'auriez pas dû.
— Avez-vous récupéré Silas ?
— Non. Ses ravisseurs ont faussé compagnie aux policiers britanniques avant mon arrivée.
— Mais vous m'aviez assuré que vous empêcheriez leur avion d'atterrir ! fit Aringarosa d'un ton sec.
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— Monseigneur, étant donné la situation délicate dans laquelle vous vous trouvez, je vous conseille de ne pas abuser de ma patience. Je trouverai Silas et les autres le plus tôt possible.
Où allez-vous atterrir ?
— Un instant, je vous prie.
Aringarosa se renseigna auprès du pilote et reprit le téléphone.
— Le pilote essaie d'obtenir l'autorisation d'Heathrow. Je suis le seul passager, mais le vol n'est pas enregistré.
— Dites-lui d'atterrir à Biggin Hill, dans le Kent. Je vais arranger ça. Si je ne suis pas là à votre arrivée, je mettrai une voiture à votre disposition.
— Merci, commissaire.
— Comme je vous l'ai laissé entendre tout à l'heure, monseigneur, n'oubliez pas que vous n'êtes pas le seul à risquer de tout perdre dans cette affaire.
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« Cherchez la sphère qui devrait sa tombe orner... »
Chacun des gisants de Temple Church était étendu sur le dos, la tête reposant sur un oreiller de pierre rectangulaire.
Sophie frissonna au souvenir des globes que brandissaient les femmes du Hieros Gamos de Montmorency. Elle se demanda si le rituel avait été accompli dans ce sanctuaire même. Cette salle circulaire semblait construite sur mesure pour une telle cérémonie.
La chapelle de Temple Church devait être parfaitement adaptée à ce type de rituel. « Un théâtre en rond », avait dit Robert. Un simple banc de pierre courait sur toute sa circonférence.
Elle essaya de se la représenter de nuit, peuplée d'hommes et de femmes masqués chantant à la lumière de torches accrochées aux piliers et contemplant la « communion sacrée
» au centre de la chapelle.
Elle chassa l'image de son esprit pour suivre Teabing et Langdon vers le premier groupe de tombeaux à gauche, puis, malgré les consignes de Teabing, insistant pour une exploration méticuleuse, les devança pour faire quelques pas entre les gisants.
Scrutant ces premières tombes, Sophie nota leurs différences et leurs similitudes. Tous les chevaliers étaient allongés, trois d'entre eux étaient étendus, jambes parallèles, tandis que deux autres croisaient les jambes. Mais aucune de ces particularités n'évoquait une sphère...
Sophie passa ensuite à l'examen de leurs vêtements. Deux Templiers portaient une tunique qui recouvrait leur armure jusqu'aux genoux, et les trois autres une robe plus longue, qui leur arrivait aux chevilles.
La troisième différence visible au premier coup d'œil était la position de leurs mains. Deux chevaliers tenaient une épée, deux autres avaient les paumes jointes en prière et l'un d'eux avait les bras le long du corps. Après un long examen, Sophie haussa les épaules : pas la moindre trace de sphère.
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Elle se retourna vers ses deux compagnons. Les deux hommes avançaient lentement, ils n'en étaient qu'au troisième chevalier et semblaient aussi perplexes qu'elle. Saisie d'impatience, elle traversa la chapelle pour aller observer les autres gisants, tout en se récitant le poème qu'elle connaissait maintenant par cœur.
Un chevalier à Londres gît, qu'un Pope enterra.
Une ire extrême le fruit de ses œuvres causa.
Cherchez la sphère qui devrait sa tombe orner.
Tel un cœur fertile à la chair rosée.
Quand Sophie arriva au deuxième groupe de gisants, elle découvrit qu'ils ressemblaient beaucoup à ceux qu'elle venait d'étudier : tous étaient étendus dans différentes positions, en armure et l'épée au côté.
Le dixième, en revanche, était différent. Elle se précipita. Ni armure, ni robe, ni tunique, ni épée, ni oreiller sous la tête.
— Robert ? Leigh ? appela-t-elle. Venez voir. Le dixième est différent des autres...
Les béquilles de Teabing frappèrent le dallage en un staccato endiablé.
— Regardez, dit Sophie, il y a quelque chose qui manque ici.
Les deux hommes levèrent la tête et accoururent auprès d'elle.
— Une sphère, s'écria Teabing, tout émoustillé. Une sphère manquante ?
— Pas exactement, répondit Sophie, les sourcils froncés.
Apparemment c'est tout un chevalier qui manque.
Langdon et Teabing qui l'avaient rejointe, scrutèrent la dixième tombe, interloqués. Pas le moindre gisant : le dixième tombeau était un sarcophage en pierre, de forme trapézoïdale, nettement plus étroit au pied qu'à la tête, et surmonté d'un curieux couvercle pyramidal.
— Pourquoi ce chevalier-ci n'est-il pas exposé ?
— Je l'avais complètement oublié, celui-là! s'exclama Teabing. Il y a des années que je ne suis pas venu ici...
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— On dirait que ce cercueil a été sculpté au même moment que les neuf autres tombes et par le même sculpteur. Mais pourquoi l'avoir enfermé dans un cercueil ? s'interrogea Sophie à haute voix.
Teabing hocha la tête.
— C'est un des nombreux mystères de cette église. À ma connaissance, personne n'a jamais trouvé l'explication.
— S'il vous plaît ? appela le sacristain depuis l'entrée de la rotonde. Pardonnez-moi de vous déranger, mais je croyais que vous deviez répandre des cendres, et non visiter l'église...
Teabing se tourna vers Langdon après avoir adressé un coup d'œil excédé au gardien :
— Monsieur Wren, il semble que malgré les largesses de votre famille, vous ne soyez pas autorisé à rester plus longtemps dans ces murs. Si vous voulez bien maintenant procéder au rituel prévu...
Il s'adressa à Sophie.
— Madame Wren ?
Jouant le jeu, Sophie sortit le cryptex de sa poche et déroula le parchemin qui l'enveloppait.
— Et maintenant, mon brave, reprit Teabing, nous souhaiterions que vous nous laissiez dans l'intimité.
Mais le sacristain n'avait pas reculé d'un pouce. Il détaillait attentivement le visage de Langdon :
— J'ai l'impression de vous avoir déjà vu quelque part...
— Évidemment, puisque M. Wren vient ici une fois par an, expliqua Teabing avec impatience.
En fait, il a dû le voir à la télévision l'année dernière, au moment de l'affaire du Vatican, se dit Sophie. Le sacristain secoua la tête.
— Je ne connais pas M. et Mme Wren.
— Vous vous trompez, dit Langdon. Je suis venu ici l'année dernière, mais le père Knowles a oublié de nous présenter. Je vous ai bien reconnu quand vous nous avez ouvert tout à l'heure. Je suis tout à fait conscient que nous vous avons dérangé, mais je vous serais reconnaissant de me laisser rester ici quelques minutes encore. Je viens de loin pour pouvoir
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disperser quelques-unes des cendres de mon aïeul sur ces tombes.
— Ce ne sont pas des tombes, objecta le sacristain.
— Pardon ? fît Langdon.
— Évidemment que ce sont des tombes ! éclata Teabing.
Que voulez-vous que ce soit ?
Le sacristain hocha la tête.
— Elles ne renferment pas de corps. Ce ne sont que des effigies.
— Mais nous sommes bien dans une crypte ! objecta Teabing.
— On pensait qu'il s'agissait d'une crypte, mais la rénovation de 1950 a fait apparaître qu'il n'en était rien... M.
Wren devrait le savoir, puisque c'est sa famille qui a supervisé les travaux en question...
Un silence gêné s'installa, bientôt interrompu par le claquement d'une porte au fond de l'église.
— Ce doit être le père Knowles, dit Teabing. Vous devriez peut-être aller voir ? proposa-t-il.
Le sacristain, l'air sceptique, se dirigea vers l'annexe à contrecœur.
Langdon, Sophie et Teabing se regardaient, déconcertés.
— Leigh, interrogea Langdon, c'est vrai ce qu'il raconte ?
Qu'est-ce que ça veut dire ?
Teabing ne savait plus à quel saint se vouer.
— Je ne comprends pas, j'ai toujours cru que... Je suis persuadé que c'est bien ici, pourtant... Ça n'aurait pas de sens...
— Puis-je revoir le poème ? demanda Langdon. Sophie tira le cryptex de sa poche. Langdon déroula le vélin et le relut, tenant le cryptex d'onyx à la main.
— C'est bien cela. Saunière y parle clairement d'une tombe, et non d'une effigie...
— Est-il possible qu'il ait fait la même erreur que moi ?
s'enquit Teabing.
— Ça m'étonnerait, répliqua Langdon en hochant la tête.
Leigh, vous l'avez dit vous-même, cette église a été construite par les Templiers, le bras armé du Prieuré. Leur Grand Maître
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savait forcément si des chevaliers étaient ou non enterrés dans cette église.
— C'était pourtant l'endroit parfait, idéal, murmura Teabing désespéré. Il y a sûrement quelque chose qui nous a échappé...
À la surprise du sacristain, la grande nef gothique était vide.
Il était pourtant certain d'avoir entendu une porte claquer...
— Père Knowles ? appela-t-il en se dirigeant vers la porte d'entrée.
Debout contre le portail, un homme en smoking, l'air égaré, se grattait la tête d'un air perplexe.
J'ai oublié de verrouiller la porte, se reprocha le sacristain, avec un soupir agacé. Et voilà qu'un pauvre couillon qui cherchait son chemin avait poussé la porte - d'après sa tenue, il devait être invité à un mariage et s'était trompé d'église...
— Excusez-moi, monsieur, mais l'église n'ouvre pas avant une heure...
Il entendit alors un bruit d'étoffe froissée derrière lui et, avant même d'avoir eu le temps de se retourner, vit une énorme main qui s'approchait de sa bouche et lui renversait la tête en arrière, y collant un morceau de ruban adhésif pour étouffer son cri. La main contre sa bouche était toute blanche et l'haleine de son assaillant sentait l'alcool.
L'homme en smoking brandit un petit pistolet vers le front du jeune homme.
Le pauvre sacristain, sentant une drôle de chaleur humide au niveau de son entrejambe, réalisa qu'il s'était uriné dessus.
— Écoutez-moi bien. Vous allez sortir d'ici sans faire de bruit et partir en courant le plus loin possible. Sans vous arrêter. C'est bien clair ?
Le pauvre garçon acquiesça de son mieux.
— Si vous alertez la police, je vous retrouverai. Le gros homme blanc poussa le sacristain sur le parvis et il s'enfuit à toutes jambes, avec la ferme intention de ne pas s'arrêter tant que ses jambes le porteraient.
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Comme un fantôme, Silas se glissa sans bruit derrière sa cible. Sophie perçut sa présence, mais trop tard. Elle sentit le canon d'un pistolet lui vriller le dos et le bras du moine albinos se referma sur sa poitrine, la plaquant contre lui. Elle poussa un hurlement, qui fit se retourner Teabing et Langdon, stupéfaits.
— Mais que signifie...? bredouilla Teabing. Qu'avez-vous fait de mon domestique ?
— La seule chose qui vous regarde, répondit Silas d'une voix calme, c'est que je reparte d'ici avec la clé de voûte.
« Entre dans la rotonde, prends la clé de voûte et sors. Pas de violence, pas de meurtres », avait ordonné Rémy.
Tenant Sophie d'une main ferme, le moine plongea l'autre main dans ses poches, l'une après l'autre. Il sentait la suave odeur de sa chevelure à travers sa propre haleine alcoolisée.
— Où est-elle ? murmura-t-il.
Tout à l'heure la clé de voûte était bien dans sa poche, qu'est-ce qu'elle en a fait ?
— Par ici ! lança Langdon depuis un pilier.
Il brandissait le cryptex des deux mains comme un matador cherchant à exciter un taureau.
— Posez-le à terre ! ordonna Silas.
— Lâchez d'abord cette jeune femme. Laissez-la sortir de l'église avec M. Teabing. Nous réglerons cette affaire ensuite, vous et moi.
Silas repoussa Sophie et se dirigea vers Langdon qu'il tenait en joue.
— Stop ! Ne faites pas un pas de plus avant qu'ils aient quitté l'église ! cria l'Américain.
— Vous n'êtes pas en mesure d'exiger quoi que ce soit...
— Détrompez-vous, fît Langdon en brandissant le cryptex au-dessus de sa tête. Je n'hésiterai pas à fracasser cet objet sur le sol, en brisant le flacon de vinaigre qui est à l'intérieur...
Le scepticisme affiché de Silas devant cette menace était convaincant, mais intérieurement, il n'en menait pas large. Il ne
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s'attendait pas à ça. Il pointa le pistolet sur la tête de Langdon et répondit du ton le plus ferme possible :
— Vous ne détruiriez jamais la clé de voûte, ricana-t-il, car vous avez autant que moi envie de trouver le Graal.
— Justement non. Vous le voulez beaucoup plus, vous avez prouvé que vous étiez prêt à tuer pour lui.
Dissimulé derrière un pilier de la nef gothique, Rémy se demandait quoi faire. La manœuvre ne s'était pas déroulée aussi facilement que prévu et il sentait Silas hésitant. Sur ordre du Maître, Rémy lui avait interdit de se servir de son arme.
— Laissez-les partir ! exigeait de nouveau Langdon, ou je le laisse tomber...
Les yeux rouges de Silas luisaient de peur et de frustration.
Rémy, de plus en plus contracté, sentit qu'il était parfaitement capable d'abattre Langdon si celui-ci s'obstinait à refuser de lui rendre la clé de voûte. Pas question que Langdon le fasse tomber ! Ce cryptex représentait pour Rémy la clé de la fortune et de la liberté. Un an plus tôt, il n'était encore qu'un obscur domestique quinquagénaire au service du capricieux sir Leigh Teabing, propriétaire du château de Villette, lorsqu'il avait reçu une proposition aussi alléchante qu'extraordinaire. Sa proximité avec l'historien britannique allait lui apporter la chance de sa vie. Depuis cette date, chaque journée passée au château avait été tendue vers la perspective du moment béni où il entrerait en possession de la clé de voûte.
Si près du but... , se dit Rémy, les yeux rivés sur le cryptex dans la main de l'Américain. Si cet Américain le laisse tomber par terre, tout est perdu.
Et si je donnais un coup de main à ce pauvre moine ?
Mais c'est justement ce que le Maître lui avait formellement interdit. Et Rémy était le seul à connaître son identité.
« Êtes-vous certain de vouloir confier cette tâche à Silas ? »
avait-il demandé, quand le Maître lui avait donné Tordre d'envoyer l'albinos récupérer la clé de voûte. « Je pourrais m'en charger... »
Mais le Maître s'était montré inflexible :
— Silas s'est admirablement acquitté de sa première mission. Il nous a débarrassé des quatre dirigeants du Prieuré.
– 398 –
C'est lui qui récupérera la clé de voûte. Tu dois absolument rester anonyme. Si les autres te voient, je serai obligé de les supprimer, et il y a déjà eu assez de morts comme cela... Il ne faut pas qu'ils puissent te reconnaître.
De toute façon, ils ne le reconnaîtraient pas. Avec l'argent qu'il m'a promis, je deviendrai un homme neuf. Une petite intervention chirurgicale pouvait même forger de nouvelles empreintes digitales, si nécessaire, lui avait dit le Maître.
Bientôt la nouvelle vie de Rémy allait commencer, au bord de la mer, avec son beau visage tout neuf.
— Très bien. Je resterai caché.
— Pour ta gouverne, Rémy, je te signale que la clé de voûte ne se trouve pas dans Temple Church. N'aie aucune crainte, ils ne cherchent pas au bon endroit.
Rémy n'en crut pas ses oreilles.
— Et vous, Maître, vous savez où elle est ?
— Bien sûr. Je te le dirai plus tard. Pour le moment, il faut que tu agisses vite. Si les autres découvrent le véritable emplacement avant que tu te sois emparé du cryptex, nous perdrons le Graal à tout jamais.
Rémy se moquait bien de ce Graal, mais il savait que le Maître ne le paierait pas avant de l'avoir dans les mains. Chaque fois qu'il pensait à cet argent, sept millions d'euros, il était saisi de vertige.
Et maintenant, la menace de Langdon risquait de tout faire capoter.
Incapable de supporter cette idée, Rémy décida de forcer son destin. Le Médusa était très petit, mais à bout portant, il ferait l'affaire...
Émergeant de l'ombre, il se dirigea d'un pas ferme vers rentrée de la rotonde, et braqua son arme sur sir Teabing :
— Allez, vieux ! Il y a longtemps que ça me démangeait...
Le cœur de Teabing s'arrêta un instant de battre. Il reconnut le pistolet qu'il gardait dans la boîte à gants de sa voiture.
— Rémy ! Mais qu'est-ce qui vous prend ? Langdon et Sophie étaient tout aussi sidérés que lui.
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Rémy passa derrière son patron et lui pointa son arme entre les omoplates.
Teabing se figea.
— Je vais aller droit au but, dit Rémy à Langdon. Posez la clé de voûte par terre ou je tire.
Langdon sembla se figer.
— Elle ne vous servira à rien. Vous ne réussirez jamais à l'ouvrir.
— Imbécile arrogant ! J'ai écouté tout ce que vous disiez, dans l'avion, dans la voiture... Tout ce que j'ai entendu, je l'ai communiqué à des gens qui en savent plus long que vous. Vous vous êtes même trompés d'endroit. La tombe que vous cherchez est ailleurs !
Le visage de Teabing était livide. Qu'est-ce qui lui prend ?
Les recherches d'une vie entière, tous ses rêves, sur le point de se volatiliser...
— Mais pourquoi tenez-vous tant au Graal ? demanda Langdon. Pour le détruire ? Avant la Fin des Temps ?
Sans répondre, Rémy se tourna vers Silas.
— Prends-lui la clé de voûte.
Langdon recula devant le moine, le cryptex au-dessus de la tête, prêt à le lancer.
— Je préférerais le briser que de le laisser entre de mauvaises mains.
— Robert ! De grâce ! s'écria Teabing. Ne faites pas cela !
C'est la clé du secret du Graal ! Rémy ne tirera jamais sur moi...
Nous nous connaissons depuis dix...
Le domestique tira en l'air. Cette petite arme produisit un énorme coup de tonnerre dont l'écho se démultiplia contre les arcades, tétanisant tout le monde sur place.
— Je ne plaisante pas, fit Rémy. La prochaine fois, je viserai le dos de Teabing. Allez remettre la clé de voûte à Silas.
L'Américain baissa les bras et tendit le cryptex à contrecœur. Silas s'avança et le lui arracha.
Ses yeux rouges brillaient de joie. Il glissa le cylindre dans la poche de sa robe et recula, le pistolet toujours braqué sur Langdon et Sophie.
– 400 –
Teabing sentit les doigts de Rémy se serrer sur sa nuque et l'entraîner vers la sortie de la rotonde, ses béquilles traînant sur le dallage.
— Laissez-le ! implora Langdon.
— Nous l'emmenons faire un petit tour en voiture, dit Rémy. Si vous appelez la police, je le supprime. C'est clair ?
— Emmenez-moi, plutôt. Laissez-le tranquille, implora Langdon.
— Certainement pas, ricana Rémy. Je tiens trop à lui. Et il peut encore m'être utile...
Silas l'avait rejoint à reculons et, tout en maintenant Sophie et Langdon en joue, il passa avec lui sous l'arcade qui menait à la grande nef.
— Pour qui travaillez-vous ? demanda Sophie d'une voix claire.
— Vous seriez étonnée de l'apprendre, mademoiselle, répondit Rémy.
– 401 –
87
Le feu était éteint depuis longtemps, c'était pourtant devant la cheminée du salon que l'inspecteur Collet avait choisi de faire les cent pas en déchiffrant les fax qu'on lui apportait. Il lisait le rapport que la PJ venait de lui télécopier. Ce n'était pas du tout ce qu'il attendait.
André Vernet y était décrit comme un citoyen modèle.
Casier judiciaire vierge, pas même une contravention. Diplômé de l'Institut d'études politiques, option économique et financière, c'est lui qui avait élaboré le nouveau dispositif de sécurité de la succursale parisienne de la Zurichoise de dépôt, un modèle du genre. Ses paiements par carte bancaire les plus récents concernaient des œuvres et livres d'art, des disques de musique classique - surtout du Brahms - des grands vins millésimés...
Zéro sur toute la ligne, soupira Collet.
La seule information intéressante qu'il avait reçue concernait un agrandissement d'empreintes digitales qui semblaient appartenir au domestique de Teabing.
Son collègue de la police scientifique, assis dans un fauteuil de cuir, était plongé dans une copie du rapport.
— Alors ? demanda l'inspecteur.
— Ce sont bien les empreintes de Legaludec. Il est fiché pour des babioles, de petits cambriolages, branchements téléphoniques sauvages, rien de sérieux. Hospitalisé en urgence pour une trachéotomie, il s'est éclipsé sans payer la note. Il jeta un coup d'œil réjoui à Collet, « allergie aux cacahuètes... »
Collet acquiesça d'un air entendu. Plusieurs années auparavant, il avait vu le cas d'un client de restaurant décédé en quelques instants d'un choc anaphylactique, pour avoir avalé une seule bouchée d'un chili préparé à l'huile d'arachide.
— Legaludec devait se dire que le majordome de sir Leigh Teabing ne serait jamais inquiété.
— C'est son jour de chance.
— OK. On va transmettre tout ça à Fache. Un autre agent entra dans le salon.
– 402 –
— Inspecteur ? On vient de trouver quelque chose dans la grange. Vous pouvez venir voir ?
Ils sortirent tous les trois.
En entrant dans le bâtiment, l'agent montra du doigt une échelle adossée à une trappe ouverte dans le plafond.
— Elle n'était pas là tout à l'heure..., fit Collet.
— C'est moi qui l'ai montée. On était en train de relever les traces de pneus quand je l'ai remarquée, posée par terre. Ce qui m'a étonné, c'est que les barreaux étaient couverts de boue encore fraîche. Elle doit servir régulièrement. J'ai vérifié que sa longueur correspondait à la hauteur du plafond et je suis monté voir. Je pensais trouver un grenier à foin...
Depuis l'entrée, on ne voyait en haut de l'échelle qu'un rectangle noir, dans lequel se dessina le visage d'un autre policier.
— Venez voir ici, inspecteur, ça vaut le coup d'œil !
Collet s'exécuta sans grande conviction. L'échelle était un modèle ancien en bois, qui se rétrécissait au sommet. Collet faillit manquer le dernier barreau mais parvint à se rétablir in extremis avec l'aide de l'agent qui lui tendit son poignet pour le hisser, tant bien que mal, sur le plancher du grenier. Sous le toit de la grange, s'ouvrait un grand espace, impeccablement peint en blanc, éclairé par une série de spots sur trépied.
— Par ici, chef. Toutes les empreintes sont identiques. On les a envoyées au central, on ne devrait pas tarder à avoir la réponse.
Collet le suivit vers la paroi du pignon opposé. Sur une grande table à tréteaux était installée une impressionnante station informatique. Deux PC à écrans plats grand format munis d'enceintes acoustiques, imprimante, scanner, graveur de DVD, console audio à canaux multiples avec son bloc d'alimentation indépendant, batterie de micros.
— Vous avez examiné ce matériel ? demanda Collet.
— C'est une station d'écoute.
— Téléphonique ?
— Pas seulement. Il y a aussi un système très sophistiqué de micros cachés. Le type est un vrai pro. Micros miniatures, cellules photoélectriques rechargeables, barrettes de mémoire
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RAM haute capacité... je ne suis pas sûr que nous soyons mieux équipés que lui.
L'agent tendit à Collet un petit boîtier noir de la taille d'une calculette, d'où pendait un câble de trente centimètres de long, terminé par une petite lame de métal très fin, pas plus grande qu'un timbre-poste.
— La base est un disque dur audio enregistreur équipé d'une batterie solaire. Et la petite plaque d'alu qui est au bout du cordon, c'est un micro miniaturisé à cellule photoélectrique.
L'inspecteur connaissait cet outil très perfectionné, qui datait de deux ou trois ans. On pouvait fixer le disque dur derrière une lampe, dans une applique murale, le long d'une tringle à rideaux. Le petit micro se collait sur n'importe quel type de support. À condition de bénéficier de quelques heures par jour de lumière, solaire ou électrique, il pouvait transmettre indéfiniment les données sonores qu'il captait.
— Et comment captent-ils ? questionna Collet. L'agent désigna un câble branché sur l'un des ordinateurs et qui traversait le mur de la grange.
— Par ondes radio. Il suffit de poser une petite antenne sur le toit.
Collet savait que ces micros espions, généralement disposés dans des bureaux, enregistraient dans la journée les conversations qu'ils retransmettaient la nuit, afin de ne pas être repérés, sous forme de fichiers audio compressés. Une fois ces fichiers transmis, le disque dur s'autoeffaçait et il était prêt à recommencer l'opération le lendemain.
— Vous avez une idée sur la cible de cette surveillance ?
— C'est ça qui est le plus incroyable, s'exclama le technicien en s'approchant de l'ordinateur et en lançant un logiciel.
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88
Anéanti par la fatigue et le remords, Langdon passa le tourniquet et s'enfonça dans les méandres de la lugubre station de métro Temple avec Sophie.
Je n 'aurais jamais dû impliquer Leigh dans cette histoire, il court un énorme danger.
La trahison de Rémy avait pris Langdon par surprise et pourtant elle était parfaitement rationnelle. Le commanditaire des meurtres avait besoin d'un informateur chez son ennemi. Ils sont venus chez Teabing pour la même raison que moi.
L'historien britannique était certes de toute façon menacé, à plus ou moins long terme, par les traditionalistes, mais Langdon se sentait directement responsable de son enlèvement.
Il faut le retrouver le plus vite possible, avant qu'il soit trop tard.
Sans tenir compte de la menace de Rémy, Sophie s'était précipitée vers le premier téléphone public qu'elle avait trouvé, pour appeler la police londonienne.
— C'est la meilleure façon de venir en aide à Leigh, avait-elle affirmé en composant le numéro.
Langdon n'avait pas approuvé tout de suite son plan, mais à force de discussions il avait fini par en comprendre la pertinence.
Le raisonnement de Sophie était parfaitement logique.
Teabing n'était pas en danger dans l'immédiat : ses ravisseurs avaient besoin de lui pour ouvrir le cryptex. Même s'ils connaissaient l'emplacement de la tombe, il leur restait à percer le mystère du mot de passe, cette fameuse sphère évoquée par le poème. Mais que feraient-ils de lui une fois qu'ils auraient percé l'énigme de la clé de voûte ? Leigh deviendrait alors un témoin gênant.
Si Langdon avait la moindre chance d'aider Leigh ou même de revoir la clé de voûte, il était crucial de trouver la tombe avant eux.
Malheureusement, Rémy avait pris une longueur d'avance.
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L'objectif de Sophie était de réussir à entraver sa progression. Et celui de Langdon, d'identifier ce tombeau.
Sophie devait dénoncer Rémy et Silas à la police londonienne pour les forcer à se cacher ou mieux pour qu'ils soient capturés.
Quant à Langdon, son projet était de se rendre à l'Institut de recherches religieuses de King's Collège, qui possédait une excellente base de données en théologie et histoire des religions.
C'était, lui semblait-il, leur seule chance de trouver rapidement des éclaircissements sur ce chevalier, Templier ou pas. Il se demanda ce que cette base de données lui répondrait quand il saisirait : Un chevalier à Londres gît, qu'un Pope enterra.
Il se mit à faire les cent pas, en espérant que la rame ne tarderait pas.
Dans la cabine, Sophie avait enfin réussi à obtenir la police.
— Police, commissariat de Snow Hill, j'écoute...
— Je voudrais signaler un enlèvement, dit Sophie.
— Votre nom ?
— Sophie Neveu, inspecteur de la police judiciaire française.
Le titre eut l'effet espéré.
— Très bien, madame. Je vous passe un responsable.
En attendant, Sophie commença à se demander si son interlocuteur goberait sa description des ravisseurs de Teabing.
Un homme en smoking. Presque trop facile à identifier. Même si Rémy changeait de vêtements, son complice se trouvait être un moine albinos en robe de bure : on ne pouvait pas les louper.
En plus ils trimbalaient un otage, donc impossible de prendre les transports en commun. Et pour couronner le tout, ils roulaient en Jaguar Sovereign.
L'attente de Sophie se prolongeait. Grouillez-vous ! Elle entendit une série de déclics et de sonneries comme si on la transférait de bureau en bureau.
Encore un clic, et, cette fois, une voix - qui parlait français :
— Inspecteur Neveu ? C'était Fache.
— Inspecteur Neveu? Dites-moi d'abord où vous êtes...
Sophie resta muette de surprise. Fache avait apparemment prévenu le central de l'alerter si elle appelait.
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— Écoutez, reprit Fache, j'ai commis hier soir une grave erreur. Je sais que Langdon est innocent. Toutes les charges retenues contre lui ont été abandonnées. Mais vous êtes tous les deux en danger. Venez me rejoindre le plus tôt possible !
Elle demeura bouche bée. Fache n'avait pas l'habitude de reconnaître ses torts.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que Jacques Saunière était votre grand-père ? Étant donné les circonstances, j'ai l'intention de passer entièrement l'éponge sur vos incartades d'hier soir. Mais pour l'amour du ciel, allez immédiatement vous réfugier au poste de police londonien le plus proche.
Il sait que nous sommes à Londres. Que sait-il d'autre ?
Elle entendit une sorte de ronflement mécanique derrière lui, puis un étrange déclic sur la ligne.
— Êtes-vous en train de localiser mon appel, commissaire ?
Fache durcit le ton.
— Mademoiselle Neveu, je vous demande instamment de coopérer. Vous avez comme moi beaucoup à perdre dans cette affaire. Essayons au moins de limiter les dégâts. J'ai commis une erreur de jugement hier soir et, s'il devait résulter de cette erreur qu'un universitaire américain et une inspectrice de la PJ
soient assassinés, ma carrière serait sérieusement compromise.
Ça fait des heures que je m'efforce de vous retrouver pour vous mettre à l'abri.
Un souffle de vent tiède balaya la station à l'approche de la rame qui entrait en gare avec un grondement sourd. Sophie tenait absolument à la prendre.
Langdon lança à Sophie un coup d'œil impatient.
— Commissaire Fache, je peux vous dire que l'un des deux ravisseurs s'appelle Rémy Legaludec, lâcha-t-elle. C'est le domestique de Teabing. Il vient d'enlever son patron dans Temple Church et...
— Agent Neveu, aboya Fache, il n'est pas question d'en discuter sur une ligne non sécurisée. Vous et Langdon, débrouillez-vous pour rappliquer à Scotland Yard le plus vite possible. Faites-vous accompagner par un flic. C'est un ordre !
Sophie raccrocha et entraîna Langdon en courant vers la rame de métro.
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La cabine auparavant immaculée de l'avion de Teabing, maintenant jonchée de copeaux de métal, sentait l'air comprimé et le propane. Une fois le coffre-fort ouvert, le commissaire Fache avait renvoyé tout le monde. Un verre à la main, il s'assit à la table et y déposa le lourd coffret en bois de rose.
Caressant d'un doigt le motif du couvercle, il le souleva doucement. Il trouva à l'intérieur un curieux objet en pierre, de forme cylindrique, dont les disques gravés ressemblaient à un cadenas à code. Cinq lettres étaient alignées en face de l'encoche
: S-O-F-I-A.
Il les regarda longuement, avant de soulever le cylindre pour l'étudier de plus près. Puis il tira lentement sur les deux extrémités pour l’ouvrir. Il était vide.
Il le reposa dans sa boîte et fixa longuement, d'un regard absent, le hangar à travers le hublot, essayant de trouver un lien entre la conversation qu'il venait d'avoir avec Sophie Neveu et les informations que Collet lui avait transmises. Il fut tiré de ses pensées par le téléphone.
C'était le standard de la PJ, qui s'excusait de le déranger, et lui signalait qu'André Vernet avait appelé à plusieurs reprises.
On avait beau répéter au banquier que le commissaire Fache était en déplacement à Londres, il n'y avait pas moyen de s'en débarrasser. Fache demanda en bougonnant qu'on lui transfère la communication.
— Monsieur Vernet, attaqua-t-il avant de laisser à son interlocuteur le temps de dire un mot, je suis navré de ne pas avoir pu vous appeler plus tôt. Comme je vous l'avais promis, nous n'avons pas mentionné le nom de votre banque à la presse.
Quel est l'objet de votre appel ?
D'une voix hachée par l'anxiété, Vernet raconta comment Robert Langdon et Sophie Neveu avaient subtilisé un coffret et l'avaient prié de les aider à sortir de la banque inaperçus.
— Mais quand j'ai entendu à la radio, continua-t-il, qu'ils étaient des criminels recherchés par la police, je leur ai
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demandé de me rendre le coffret. Ils m'ont frappé, assommé et se sont enfuis avec le fourgon...
— Puisque vous semblez vous intéresser à cette boîte en bois, pouvez-vous me dire ce qu'elle contient ? poursuivit Fache en rouvrant doucement le couvercle du coffret.
— Ce qu'elle renferme a peu d'importance. C'est la réputation de ma banque qui est en jeu. Il n'y a jamais eu de vol chez nous. Jamais. Je dois absolument récupérer le bien de mon client.
— Vous m'avez dit que Mlle Neveu possédait une clé et un code d'accès à un coffre. Qu'est-ce qui vous fait dire qu'ils ont volé ce coffret ?
— Ils ont assassiné quatre personnes pour se procurer cette clé, commissaire, à commencer par le grand-père de Sophie Neveu, ils ont évidemment obtenu la clé et le mot de passe par des moyens illicites.
— Monsieur Vernet, les renseignements que nous avons sur vous me laissent croire que vous êtes un monsieur cultivé et raffiné et, j'ose le croire, un homme d'honneur. Je vous demande donc de me faire confiance. Je puis vous affirmer que ce fameux coffret, tout comme la réputation de votre établissement, sont entre les mains les plus sûres qui soient.
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Dans le grenier du château de Villette, Collet contemplait l'écran de l'ordinateur avec une stupéfaction croissante.
— Tous ces gens-là étaient sur écoute ? s'exclama l'inspecteur.
— Oui, depuis plus d'un an. L'inspecteur relut la liste, muet d'étonnement.
Colbert Sostaque - Président du Conseil constitutionnel Jean Chaffée - Conservateur du musée du Jeu de paume Edouard Rocher - Conservateur de la Très Grande Bibliothèque
Jacques Saunière - Président du musée du Louvre Michel Breton - Directeur des Renseignements généraux L'agent entraîna Collet vers un écran d'ordinateur.
— Le quatrième, Saunière, nous intéresse de près.
Collet acquiesça sans rien dire. Il l'avait remarqué tout de suite. Saunière était espionné. Il parcourut le reste de la liste.
Qui avait réussi à piéger des personnalités aussi importantes ?
— Vous avez écouté les bandes ?
— Quelques-unes. Voici la dernière.
Il enfonça quelques touches du clavier. Les haut-parleurs se mirent à grésiller :
« Commissaire, un agent du service de cryptographie est arrivé... »
Collet ne pouvait en croire ses oreilles.
— Mais c'est moi ! C'est ma voix !
Il se rappelait le moment où, assis au bureau de Saunière, il avait contacté Fache, dans la Grande Galerie, pour le prévenir de l'arrivée de Sophie Neveu.
— En effet. Le type pouvait entendre tout le déroulement de l'enquête au Louvre.
— Avez-vous demandé qu'on fouille le bureau de Saunière pour retrouver ce micro ?
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— Inutile, je connais son emplacement exact. L'agent saisit une feuille de papier sur une pile et la tendit à Collet.
— Ça vous dit quelque chose ?
Collet examina la feuille. C'était une photocopie d'un croquis très ancien reproduisant une machine élémentaire. Les légendes - apparemment en italien - étaient illisibles, mais le schéma était facilement identifiable.
Le chevalier en armure qui trônait sur le bureau de Saunière.
Quelques mots avaient été ajoutés dans la marge, au feutre rouge. En français. Une liste des emplacements possibles dans l'armure pour un micro espion.
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Assis sur le siège passager de la Jaguar, Silas caressait des deux mains le cylindre d'onyx posé sur ses genoux, en attendant que son complice achève de ligoter sir Teabing sur le siège arrière.
Rémy vint se glisser au volant à côté de Silas.
— Il est bien ficelé ? demanda celui-ci.
— Il ne risque pas de filer, s'esclaffa Rémy en jetant un coup d'oeil par-dessus son épaule vers la forme recroquevillée de Teabing qu'on apercevait à peine, dans le fond de la voiture.
On entendit des cris étouffés au fond de la voiture, et Silas se rendit compte que leur proie avait été bâillonnée comme lui.
— Ta gueule ! cria Rémy par-dessus son épaule. Il appuya sur un bouton du tableau de bord et une cloison opaque coulissa derrière les sièges avant. Les gémissements cessèrent comme par miracle.
— On l'a assez entendu geindre comme ça...
Deux minutes plus tard, alors que la Jaguar passait devant la gare de Charing Cross, la sonnerie du téléphone de Silas retentit.
Le Maître.
Il s'empressa de prendre la communication.
— Allô?
— Silas ? Je suis soulagé d'entendre ta voix. De te savoir sain et sauf...
Silas aussi était rassuré d'entendre le Maître. Cela faisait longtemps qu'ils s'étaient parlé et l'opération avait sérieusement dérapé. Mais tout semblait rentré dans l’ordre.
— Moi aussi, Maître. J'ai la clé de voûte.
— C'est magnifique ! Rémy est-il avec toi ? Rémy ? Silas fut surpris d'entendre le Maître utiliser ce nom.
— Oui, c'est lui qui m'a délivré.
— Comme je le lui avais demandé. Crois bien que je suis désolé que tu aies eu à souffrir ainsi...
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— L'inconfort physique n'est rien. L'important, c'est la clé de voûte.
— C'est vrai. Il faut que je puisse la récupérer le plus tôt possible. Le temps ne doit pas jouer contre nous.
Silas brûlait d'impatience de rencontrer enfin le Maître en personne.
— Bien sûr, Maître, j'en serai très honoré...
— Je voudrais que tu la remettes à Rémy, qui me l'apportera.
Rémy ? Silas fut blessé. Après tout ce que Silas avait fait pour le Maître, il croyait que cet honneur lui serait réservé.
Pourquoi le préfère-t-il à moi ?
Le Maître baissa la voix.
— Je devine ta déception, Silas, mais elle signifie que tu ne m'as pas bien compris. Je préférerais bien sûr la recevoir de tes mains à toi - serviteur de Dieu - que de celles d'un criminel.
Mais il faut que je règle le cas de Rémy. Il a désobéi à mes ordres et fait courir de grands dangers à notre mission, en montrant son visage et en kidnappant sir Teabing.
Silas frissonna et jeta un coup d'œil à son compagnon. Il est vrai que l'enlèvement de Teabing ne faisait pas partie du plan et que sa présence posait un nouveau problème.
— Tu es croyant comme moi, reprit la voix. Nous ne devons pas nous détourner de notre objectif sacré...
Il y eut un silence lourd de menaces au bout du fil.
— ... C'est pour cette raison que je préfère que ce soit Rémy qui m'apporte la clé de voûte. Tu comprends ?
Silas sentit de la colère dans la voix du Maître et fut surpris de son intransigeance. Rémy a été obligé de se montrer. Il a fait ce qu'il fallait ; il a récupéré la clé de voûte.
— Je comprends, fit-il à contrecœur.
— Très bien. Il faut maintenant que tu penses à ta sécurité, que tu ailles te mettre à l'abri tout de suite. La police va rechercher la limousine et je ne veux pas que tu te fasses prendre. Connais-tu le foyer de l’Opus Dei à Londres ?
— Bien sûr.
— Penses-tu que tu y seras le bienvenu ?
— Comme un frère.
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— Alors vas-y tout de suite, et arrange-toi pour qu'on ne te remarque pas. Je te rappellerai dès que je serai en possession de la clé de voûte et que j'aurai réglé le dernier problème.
— Êtes-vous à Londres aussi ?
— Fais ce que je te dis, et tout ira pour le mieux.
— Entendu, Maître.
Le Maître soupira comme s'il regrettait d'avance profondément ce qu'il avait à faire.
— Et maintenant, passe-moi Rémy. Je vais lui parler.
Silas lui tendit l'appareil en se disant que c'était sans doute le dernier coup de téléphone que recevrait jamais Rémy Legaludec.
En prenant le combiné, Rémy songeait que ce pauvre moine difforme n'avait aucune idée du sort qui l'attendait, maintenant qu'il avait rempli sa fonction.
Le Maître s'est servi de toi, Silas, et ton Aringarosa n'était qu'un pion, lui aussi...
Il s'émerveilla encore une fois du pouvoir de persuasion du Maître sur ses semblables. L'évêque de l’Opus Dei, aveuglé par son désespoir, avait tout gobé lui aussi. Une incorrigible naïveté
; normal pour un curé. Malgré le peu de sympathie qu'il éprouvait pour le Maître, Rémy ressentait une certaine fierté d'avoir réussi à gagner sa confiance. J'ai bien mérité ma paie.
— Écoute-moi bien, Rémy. Tu vas conduire Silas à la résidence de l’Opus Dei. Fais-le descendre à une ou deux rues de distance. Ensuite, tu te rendras à St. James Park, derrière Whitehall. Tu te gareras derrière la caserne des Horse Guards.
Nous pourrons y parler sans être dérangés.
Et le Maître raccrocha.
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92
Fondée en 1829 par le roi George IV, l'université de King's Collège fut construite sur un terrain appartenant à la Couronne, situé à côté de Somerset House, entre le Strand et Victoria Embankment. Le bâtiment abrite aujourd'hui un établissement très réputé, l'Institut de recherches religieuses, dont le département de recherches en théologie systématique possède la base de données la plus exhaustive au monde.
Il pleuvait à verse sur le Strand lorsque Langdon et Sophie pénétrèrent dans le centre de documentation. La première salle de lecture était telle que Teabing l'avait décrite : une vaste pièce octogonale, occupée au centre par une immense table ronde, autour de laquelle le roi Arthur aurait pu s'attabler avec ses chevaliers, n'était la dizaine de terminaux d'ordinateur à écran plat qui y trônaient. Au fond de la salle, une jeune documentaliste à lunettes faisait bouillir de l'eau pour son premier thé de la matinée.
— Jolie journée, n'est-ce pas ? dit-elle en s'avançant vers eux, avec son charmant accent british. Que puis-je faire pour vous ?
— Je m'appelle...
— Robert Langdon, je vous avais reconnu. L'Américain craignit un instant que Fache n'ait fait diffuser sa photo et celle de Sophie à la télé britannique, mais le sourire candide de la jeune femme le rassura. Rien d'étonnant, finalement, à ce qu'une spécialiste d'histoire religieuse reconnaisse un visage qu'elle avait eu l'occasion de voir à la télévision, quelques mois plus tôt. Langdon n'était pas encore habitué à sa relative célébrité.
— Pamela Gettum, continua-t-elle en lui tendant la main.
La jeune femme arborait une expression affable et sa voix était étonnamment fluide. Les verres des lunettes qui pendaient à son cou étaient épais.
— Enchanté. Je vous présente Sophie Neveu, une amie.
Après un échange de sourires, Mlle Gettum se retourna vers lui.
– 415 –
— Je n'ai pas été avertie de votre visite...
— À dire vrai, moi non plus... Mais si vous aviez un moment à nous consacrer, nous aurions besoin de votre aide.
— Nous ne recevons en principe que sur rendez-vous. Peut-
être avez-vous été invités par un des professeurs de l'Institut ?
— Hélas, non. Mais vous devez connaître mon ami, Leigh Teabing ? L'historien de la Couronne britannique ?
Langdon eut le cœur serré en prononçant ce nom. Le regard de la documentaliste s'éclaira.
— Mon Dieu, oui ! Quel personnage ! C'est un vieil habitué de l'Institut, un vrai don Quichotte. Chaque fois qu'il vient ici, le mot clé de sa recherche est toujours le même : Graal, Graal, Graal. Il poursuivra sa quête jusque sur son lit de mort. Il faut dire qu'il a du temps libre et que ses moyens financiers lui laissent le loisir nécessaire...
— Si vous aviez pu nous consacrer quelques minutes...
relança Sophie. Nous avons une petite recherche à faire, d'une importance vitale.
— Je ne peux pas dire que je sois vraiment débordée de travail, dit Mlle Gettum après avoir jeté un regard circulaire sur la salle vide. Dans la mesure où vous acceptez de signer le registre, je ne pense pas que mon chef... C'est à quel sujet, dites-moi ?
— Nous essayons d'identifier un tombeau situé à Londres.
— Il doit bien y en avoir quelques dizaines de milliers, grimaça la documentaliste. Si vous pouviez me donner quelques précisions ?
— Nous savons qu'il s'agit d'un «chevalier». Mais nous n'avons pas de nom.
— Voilà déjà de quoi affiner la recherche, c'est nettement plus rare.
— Nous ne savons pas grand-chose sur le chevalier que nous recherchons mais voici les informations dont nous disposons, dit Sophie en lui tendant un prospectus trouvé dans l'entrée sur lequel elle avait griffonné les deux premiers vers du poème.
Hésitant à montrer le poème entier à un étranger, Langdon et Sophie avaient décidé de ne divulguer que les deux premières
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lignes, celles qui identifiaient le chevalier. « C'est un réflexe professionnel », avait expliqué Sophie à Langdon. Lorsqu'il s'agissait de décoder un document « sensible », on le découpait en plusieurs tronçons et chaque cryptographe ne travaillait que sur une partie du texte, pour qu'aucun d'eux n'ait jamais connaissance de la totalité de l’information.
Sophie savait cette précaution probablement inutile pour le poème de son grand-père, étant donné que le mot de passe ne servait à rien sans le cryptex qu'il était censé ouvrir. Mais on n'était jamais trop prudent...
Pamela Gettum perçut une note d'urgence dans la voix du célèbre universitaire américain comme si la découverte de cette tombe revêtait une importance décisive. Intriguée, elle enfila ses lunettes et examina le papier qu'ils venaient de lui tendre.
Un chevalier à Londres gît, qu'un Pope enterra.
Une ire extrême le fruit de ses œuvres causa.
Elle jeta un coup d'œil au couple.
— Vous participez à un rallye ? Une chasse au trésor organisée par Harvard ?
— Quelque chose dans ce genre-là, avoua Langdon avec un rire forcé.
— Il s'agit à première vue d'un chevalier dont l'action a déplu à l'Église, mais qu'un pape a eu la bonté d'enterrer religieusement dans cette ville...
Langdon acquiesça :
— Probablement. Est-ce que cela vous dit quelque chose ?
— Pas pour l'instant, dit Pamela en se dirigeant vers l'un des ordinateurs. Allons voir ce que l'on peut tirer de la base de données.
Elle les conduisit vers le terminal le plus proche.
Depuis presque vingt ans, l'Institut de King's Collège utilisait des logiciels OCR à traducteur intégré permettant d'informatiser et de cataloguer une énorme quantité de textes, qu'ils proviennent d'encyclopédies des religions, de biographies, d'écritures saintes, d'ouvrages historiques, de documents émis par le Vatican, de journaux et de revues spécialisées, bref tout ce qui touchait de près ou de loin à la spiritualité humaine.
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L'ordinateur central numérisait les données à raison de 500
mégaoctets par seconde.
— Nous allons commencer par une simple recherche binaire, à l'aide de quelques mots clés évidents.
Elle tapa sur le clavier : « LONDON, CHEVALIER, POPE », avant d'appuyer sur la touche « rechercher ».
— Je demande à l'ordinateur central de me donner tout ce qu'il a stocké comme textes contenant ces trois mots. La majorité d'entre eux ne nous sera probablement d'aucune utilité, mais c'est une bonne façon de commencer.
Une liste de références apparaissait déjà.
Painting the Pope
The Collected Portraits of sir Joshua Reynolds London University Press
Elle secoua la tête.
— Celui-ci ne vous intéresse certainement pas. Voyons le suivant.
The London Writings of Alexander Pope
By G. Chevalier
— Celui-ci non plus.
Elle fit défiler une liste impressionnante d'une bonne centaine de documents consacrés à Alexander Pope, l'écrivain satirique anglais du XVIII e siècle, dont les œuvres comportaient apparemment de nombreuses références à des chevaliers londoniens.
La jeune bibliothécaire jeta un rapide coup d'œil au chiffre qui figurait en bas de l'écran, et qui indiquait le nombre de documents contenant les trois mots clés demandés.
Nombre total de documents concernés : 2 692.
Elle poussa un soupir.
— Il faut resserrer notre champ d'investigation. Vous n'avez aucun autre renseignement sur cette tombe, ou ce chevalier ?
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Pour avoir entendu parler des aventures récentes de Langdon au Vatican, elle était certaine qu'il n'était pas là pour résoudre l'énigme d'une simple chasse au trésor.
Cet Américain a eu accès aux archives secrètes du Vatican -
la bibliothèque la plus sécurisée au monde. Qu'est-ce qu'il a bien pu y apprendre ? Et quel rapport avec la mystérieuse tombe qu'il recherche à présent ?
Pamela travaillait d'ailleurs depuis assez longtemps à l'Institut pour savoir que les clients qui recherchaient des renseignements sur les chevaliers étaient en général ceux qui s'intéressaient au Graal.
Ôtant ses lunettes, elle leva la tête vers Langdon.
— Vous êtes en Angleterre, vous cherchez un chevalier et vous êtes un ami de Leigh Teabing... J'imagine que vous vous intéressez comme lui au Graal?
Et comme Sophie et Langdon avaient tous les deux sursauté, elle laissa échapper un petit rire.
— Vous êtes ici dans le temple des passionnés du Graal. Si j'avais gagné une livre pour chaque recherche que j'ai dû faire sur la Rose, sur Marie Madeleine, sur le Sang réal, sur les Mérovingiens, sur le Prieuré de Sion, etc., je serais millionnaire à l'heure qu'il est. Les énigmes historiques ont toujours le même succès... Vous ne pourriez pas me fournir quelques informations complémentaires ?
Dans le silence qui suivit, Pamela Gettum comprit que pour Langdon et son amie le désir d'un résultat rapide l'emportait sur le souci de confidentialité.
Sophie sortit le vélin de sa poche.
— Tenez. Voici tout ce que nous savons... Pamela Gettum remit ses lunettes sur son nez.
Un chevalier à Londres gît, qu'un Pope enterra.
Une ire extrême le fruit de ses œuvres causa.
Cherchez la sphère qui devrait sa tombe orner.
Tel un cœur fertile à la chair rosée.
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Mlle Gettum sourit in petto. Le Graal, évidemment, se dit-elle en remarquant les références à la Rose et à son cœur fertile.
— Je crois que je vais pouvoir vous aider. Pourriez-vous me dire d'où vient ce petit poème ? Et pourquoi vous êtes à la recherche de cette sphère ?
— Nous pourrions, évidemment, mais il s'agit d'une longue histoire, répliqua Langdon avec un sourire amical, et le temps presse...
— Jolie façon de me demander de me mêler de ce qui me regarde..., remarqua Mlle Gettum.
— Nous vous serions éternellement reconnaissants, Pamela, si vous pouviez nous trouver la tombe de ce chevalier, reprit-il.
— OK, fit Mlle Gettum en retournant à son clavier. S'il s'agit du Graal, nous allons ajouter un ou deux mots clés, ce qui limitera l'éventail des possibilités. Voici ce que je vous propose, dit-elle en tapant :
LONDON, CHEVALIER, POPE
TOMBE, GRAAL, SANG REAL
— Il y en aura pour longtemps ? s'enquit Sophie.
— Avec les renvois induits par les mots clés, la machine va charger quelques centaines de térabytes... pas plus d'un quart d'heure, j'imagine, rétorqua Mlle Gettum en cliquant sur «
rechercher ».
Ils ne répondirent pas, mais elle sentit bien que, pour eux, ces quinze minutes représentaient une éternité.
— Puis-je vous proposer une tasse de thé en attendant ? Sir Teabing me dit toujours que je le fais très bien...
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93
Le siège londonien de l’Opus Dei occupe un modeste immeuble victorien en brique rouge, situé au 5, Orme Court, au nord de Kensington Gardens. Silas n'y était jamais venu, mais il se sentit rassuré dès qu'il traversa la cour intérieure. Malgré la pluie battante, Rémy l'avait déposé à quelques dizaines de mètres afin de ne pas emprunter une grande artère avec la limousine. Marcher sous la pluie, purificatrice, ne faisait d'ailleurs pas peur à Silas.
Sur la suggestion de Rémy, il avait jeté son Heckler & Koch à travers une grille d'égout, après l'avoir soigneusement essuyé.
Heureux de s'en débarrasser, il s'était senti plus léger.
Les jambes encore endolories par le temps qu'il avait passé ligoté dans l'avion et les deux voitures, il ne pouvait s'empêcher de ressentir une certaine compassion pour Teabing qui subissait actuellement le même sort.
— Qu'allez-vous faire de lui ? avait-il demandé à Rémy.
— Ce sera au Maître de décider.
Silas avait perçu dans sa voix une note sombre et irrévocable.
À mesure que Silas approchait de l'immeuble de l’Opus Dei, la pluie se faisait plus dense. Sa robe de bure était complètement détrempée, mais il se sentait délesté de ses péchés de la veille, l'âme libérée par la satisfaction du devoir accompli.
En arrivant dans la petite cour qui précédait l'entrée, Silas découvrit, sans surprise, que la porte était ouverte. Dès qu'il posa le pied sur la moquette de l'entrée, un discret carillon électronique retentit sur le palier du premier étage, suivi d'un bruit de pas. Un prêtre en soutane apparut en haut de l'escalier.
Ses bons yeux ne semblaient même pas avoir noté l'étrange allure physique de Silas.
— Bonjour, mon frère. Que puis-je faire pour vous ?
— Je m'appelle Silas, je suis un conuméraire de l'ordre.
— Vous êtes américain ?
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— Oui, en déplacement. Je ne suis à Londres que pour la journée. Puis-je me reposer ici ?
— Vous n'avez pas besoin de le demander. Il y a deux chambres libres au deuxième étage. Je vais vous monter du thé et des toasts.
— Merci, mon père. Silas était affamé.
Une fois entré dans sa petite cellule, il retira sa robe mouillée et se mit à genoux en sous-vêtements pour prier. Il entendit son hôte déposer un plateau sur le pas de sa porte.
Ayant achevé sa prière, il se restaura, s'allongea sur la paillasse et s'endormit aussitôt.
Trois étages plus bas, le frère qui avait accueilli Silas décrochait le téléphone.
— Ici Scotland Yard. Nous sommes à la recherche d'un moine albinos. Nous pensons qu'il pourrait être chez vous.
Le numéraire ouvrit de grands yeux.
— En effet, il vient d'arriver. Un problème ?
— Où est-il ?
— Dans une chambre, en train de prier. Mais que se passe-t-il ? — Ne le prévenez surtout pas. Qu'il ne quitte pas sa chambre, ordonna l'officier. Ne dites rien à personne. J'envoie des hommes tout de suite.
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94
St. James Park, immense océan de verdure placé au centre de Londres, est bordé par les palais de Westminster, de Buckingham et de St. James. Sous le roi Henry VIII, on y élevait des cerfs. Les après-midi ensoleillés, les Londoniens y pique-niquent sous les saules et nourrissent les pélicans, dont les ancêtres ont été offerts à Charles II par l'ambassadeur russe de l'époque.
Mais le Maître ne voyait pas de pélicans aujourd'hui, ils avaient été remplacés par des mouettes venues de l'océan. Elles couvraient les pelouses, leurs centaines de corps blancs tournés dans la même direction, endurant patiemment le vent humide et froid. Malgré la brume qui stagnait encore sur les grandes pelouses, le parc offrait une vue magnifique sur le Parlement et Big Ben. Dirigeant son regard au-delà des collines ondulantes, de l'étang aux canards et des délicates silhouettes des saules pleureurs, le Maître aperçut, non loin de là, les deux tours du bâtiment qui abritait la tombe du chevalier - la vraie raison pour laquelle il avait demandé à Rémy de le retrouver à cet endroit précis.
Lorsque le Maître apparut derrière la vitre avant gauche de la Jaguar, Rémy se pencha pour lui ouvrir la portière. Avant de se glisser sur le siège, le Maître sortit de sa poche une flasque de cognac, dont il avala une gorgée. Puis il s'installa et referma la portière.
— Nous avons bien failli la perdre, dit Rémy en brandissant la clé de voûte.
— Tu as bien agi.
— Vous aussi, Maître, répliqua Rémy en déposant le cryptex entre les mains avides du Maître.
Celui-ci l'admira longuement, un sourire aux lèvres.
— Et l'arme ? Tu l'as bien essuyée ?
— Oui. Je l'ai remise dans la boîte à gants où je l'ai trouvée.
— Parfait.
Le Maître but une autre lampée et tendit le flacon à Rémy.
— Buvons à notre succès. Nous sommes tout près du but.
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Le cognac avait un goût légèrement salé mais Rémy s'en moquait bien. Lui et le Maître étaient devenus de véritables partenaires. Il accédait enfin au standing social si longtemps convoité. Je ne serai plus jamais un domestique.
Le château de Villette lui semblait bien loin.
Il but une autre gorgée et sentit la bienfaisante chaleur de l'alcool se répandre dans tout son corps, II lui sembla pourtant que cette chaleur le brûlait un peu trop au niveau du larynx. Il desserra son nœud papillon et rendit le flacon au Maître.
— Merci, je crois que ça me suffit, dit-il, vaguement étourdi.
— Tu sais, Rémy, que tu es le seul à connaître mon visage.
J'ai mis en toi toute ma confiance.
— Oui, dit-il, en desserrant sa cravate à cause d'une soudaine bouffée de chaleur, et votre identité restera secrète jusqu'à ma mort.
— Je n'en doute pas.
Le Maître empocha la flasque et la clé de voûte. Puis il ouvrit la boîte à gants et en sortit le petit Médusa. Rémy sursauta de peur, une suée soudaine lui couvrit tout le corps.
Mais le Maître enfouit le pistolet dans la poche de sa veste. Puis il s'adressa à Rémy d'un ton plein de regret.
— Je sais que je t'ai promis la liberté. Mais étant donné les circonstances, je n'ai pas vraiment le choix...
Rémy sentit une nausée remonter dans sa gorge. Il ferma les yeux pour essayer de ne pas vomir et poussa un grognement étouffé.
Ce drôle de goût dans le cognac...
Il m'a empoisonné !
Incrédule, il tourna les yeux vers le Maître qui regardait droit devant lui à travers le pare-brise.
Rémy commençait à voir trouble. Il étouffait.
Il n'aurait jamais pu récupérer le çryptex sans moi !
Avait-il prévu dès le début de se débarrasser de lui, ou était-ce sa désobéissance à Temple Church qui l'y avait décidé ? Rémy ne le saurait jamais.
Submergé de terreur et de rage, il voulut se jeter sur son passager pour l'étrangler, mais son corps raidi refusa de bouger.
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En essayant de lever le poing pour appuyer sur le Klaxon, il s'effondra sur le côté, la main sur la gorge, à quelques centimètres du Maître. Il ne voyait plus rien, son cerveau privé d'oxygène tenta désespérément de s'accrocher à quelques derniers lambeaux de lucidité, avant de sombrer dans le noir complet.
Juste avant de mourir, Rémy Legaludec eut l'impression très nette d'entendre le bruit des rouleaux que chevauchent les surfeurs, sur les plages de la Côte d'Azur.
En sortant de la Jaguar, le Maître constata avec plaisir qu'il n'y avait personne dans les parages. Je n'avais pas le choix, se dit-il pour s'expliquer son absence de remords. Il avait craint dès le départ d'être obligé de supprimer Rémy une fois sa mission accomplie. Mais l'imprudence dont celui-ci avait fait preuve en se manifestant à Temple Church l'avait définitivement convaincu.
La visite inopinée de Langdon au château de Villette avait également posé au Maître un véritable dilemme. Si la livraison imprévue de la clé de voûte avait représenté une aubaine inespérée, l'arrivée de la police, en revanche, avait terriblement compliqué les choses. Ils avaient évidemment retrouvé les empreintes digitales de Rémy un peu partout dans le château, sans parler de la station d'écoute que les policiers avaient fatalement dû découvrir. Mais personne ne pourrait établir un quelconque lien entre les activités du domestique et les siennes : le Maître avait pris toutes les précautions nécessaires. Rémy, seul témoin capable de l'impliquer dans l'affaire, n'était plus de ce monde.
Un dernier petit détail à régler, se dit-il en ouvrant la porte arrière de la voiture. La police n'aura aucun moyen d'imaginer ce qui s'est passé.
Après un coup d'œil pour s'assurer que personne ne le regardait, il s'assit sur le siège arrière et ouvrit le minibar.
Quelques minutes plus tard, le Maître descendait à pied Horse Guards Road, en direction du sud.
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Il ne reste plus que Langdon et Neveu. Leur suppression s'annonçait plus compliquée, mais réalisable. Pour le moment, l'objectif était d'ouvrir le cryptex.
Un chevalier à Londres gît, qu'un Pope enterra.
Une ire extrême le fruit de ses œuvres causa.
Il embrassa le parc d'un regard triomphant. Il avait identifié le chevalier dès la première lecture du poème. Mais il n'y avait rien de surprenant à ce que les autres n'aient pas deviné.
J'avais une bonne longueur d'avance sur eux. Depuis plusieurs mois qu'il écoutait les conversations de Jacques Saunière, le « chevalier » avait été évoqué de nombreuses fois, avec une admiration presque égale à celle que le vieux conservateur vouait à Leonardo Da Vinci. Une fois cette information connue, l'allusion au chevalier devenait évidente.
Restait cependant à comprendre comment la tombe allait bien pouvoir révéler le mot de passe final.
Il fallait maintenant découvrir le sésame du petit cryptex d'onyx.
Cherchez la sphère qui devrait sa tombe orner.
Le Maître se souvenait vaguement de photos du monument funéraire, et notamment de ce superbe globe de marbre, presque aussi gros que la tombe elle-même. La présence de ce globe semblait pourtant aussi encourageante que déconcertante au Maître. D'un côté, elle avait valeur de signal, et pourtant le poème faisait état d'une sphère absente, ce qui était une étrange manière de définir la pièce manquante du puzzle.
Il espérait bien trouver la clé du mystère sur place en examinant attentivement ladite tombe.
Il enfonça le petit cryptex plus profondément dans sa poche droite pour le protéger de la pluie, et s'assura que le Médusa, au fond de la gauche, ne risquait pas de tomber.
Il arrivait à destination. Plus que quelques mètres avant de pénétrer dans l'édifice presque millénaire, le sanctuaire où l'attendait la tombe du chevalier.
À l'instant même où le Maître s'abritait de la pluie, Mgr Aringarosa posait le pied sur le tarmac ruisselant de l'aéroport de Biggin Hill. Abrité sous le parapluie de l'officier de la police
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britannique venu l'accueillir à sa sortie d'avion - et quelque peu déçu que ce ne soit pas Fache en personne -, il rassembla dans une main les plis de sa soutane pour ne pas en souiller l'ourlet.
— Monseigneur Aringarosa ? Le commissaire a été obligé de s'absenter. Je suis chargé de veiller sur vous en son absence.
Il m'a conseillé de vous conduire au siège de Scotland Yard. Il pense que vous y serez plus en sécurité.
En sécurité ? Aringarosa serra un peu plus fort la valise bourrée de bons au porteur qu'il tenait à la main et qu'il avait presque oubliée.
En s'asseyant dans la voiture qui devait l'emmener, il se demanda où Silas pouvait bien se trouver en ce moment.
Quelques minutes plus tard, la radio crachotait la réponse.
Le policier décrocha le micro :
— Cinq, Orme Court, Bayswater. Aringarosa reconnut instantanément l'adresse.
Le siège londonien de l’Opus Dei.
Il ordonna au chauffeur :
— Conduisez-moi tout de suite là-bas !
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Langdon n'avait pas quitté des yeux l'écran de l'ordinateur depuis le début de la recherche.
Seulement deux titres sortis, en plus de cinq minutes. Et ils ne concordent pas...
Il commençait à douter.
Pamela Gettum était en train de préparer des boissons chaudes dans la pièce voisine. Langdon et Sophie avaient commis l’erreur de demander si la jeune femme pouvait leur préparer du café et, d'après les bips du micro-ondes, ils comprirent qu'ils allaient devoir se contenter de café instantané.
La petite cloche du moteur de recherche fit entendre son tintement joyeux.
— Vous avez une nouvelle réponse, on dirait, lança Pamela de sa cuisinette. Quel est le titre ?
Langdon jeta un coup d'œil à l'écran.
L'Allégorie du Graal dans la littérature médiévale : Un traité sur sir Gauvain et le Chevalier Vert.
— L'allégorie du Chevalier Vert..., répondit-il.
— Laissez tomber. Il y a très peu de géants verts de la mythologie enterrés à Londres...
Langdon et Sophie, patiemment assis devant l'écran, vérifièrent deux nouvelles réponses aussi décevantes. Quand l'ordinateur tinta une nouvelle fois, ils furent passablement surpris du lien qui s'afficha :
LES OPÉRAS DE RICHARD WAGNER
— Les opéras de Wagner ? s'étonna Sophie. Mlle Gettum jeta un coup d'œil du seuil de la pièce voisine, un pot de café instantané à la main.
— Drôle de réponse. Wagner était-il chevalier ?
— Non, répliqua Langdon, soudain intrigué, mais il était franc-maçon. Tout comme Shakespeare, Mozart, Beethoven et Gershwin. On a écrit des milliers de pages sur les liens entre les francs-maçons, les Templiers, le Prieuré de Sion et donc le
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Graal. J'aimerais voir le texte entier, ajouta-t-il en se tournant vers Pamela.
— Vous n'avez pas besoin du texte entier, objecta celle-ci.
Cliquez sur l'hypertexte, vous allez voir vos mots clés et le contexte dans lequel ils apparaissent.
Langdon obtempéra et une nouvelle fenêtre apparut.
… un chevalier mythique appelé Parsifal, qui...
... s'il est vrai que la quête du Graal a donné lieu à...
... l'Orchestre philharmonique de Londres en 1855...
... une interprétation de Rebecca Pope, la diva...
... la tombe de Wagner à Bayreuth...
— Ce n'est pas cette Pope que nous cherchons, conclut Langdon, plus déçu qu'amusé.
Il était pourtant impressionné par l'extrême commodité du système. Ces mots clés avec leur contexte suffisaient ainsi à rappeler que Parsifal, l'opéra de Wagner, est un hommage à Marie Madeleine et à la lignée du Christ, le tout transposé dans la quête de vérité d'un jeune chevalier.
— Patience, il va sûrement en tomber d'autres, fit Pamela.
C'est comme au loto, il faut laisser tourner la machine.
Au cours des cinq ou six minutes qui suivirent, la seule référence qui retint leur attention fut un article consacré aux troubadours français du Moyen Age, les célèbres ménestrels.
Langdon savait que ce n'était pas une coïncidence si ménestrel et ministre provenaient d'une même racine étymologique. Les troubadours étaient les « ministres » itinérants de l'église de Marie Madeleine, et par leurs chants, ils contribuaient à répandre l'histoire du Féminin sacré dans le peuple. Ils chantaient les vertus de la gente « Dame », une mystérieuse et belle femme à laquelle ils faisaient vœu d'éternelle fidélité.
Il vérifia les données d'hypertexte, mais ne trouva rien.
Quelques instants plus tard un nouveau titre apparut sur l'écran.
CHEVALIERS, FILOUS, PAPES ET PENTACLES :
L'HISTOIRE DU SAINT-GRAAL
À TRAVERS LE TAROT.
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— Ce n'est pas surprenant, dit Langdon à Sophie.
Certains de nos mots clés ont des noms de cartes de tarot.
Il prit la souris et cliqua sur un lien.
— Je ne sais pas si votre grand-père a mentionné ce fait quand vous jouiez au tarot avec lui, mais ce jeu est un «
catéchisme-éclair » sur l'histoire de la fiancée oubliée et son éviction par l'Église catholique.
Sophie lui jeta un coup d'œil incrédule.
— Je n'en avais pas la moindre idée.
— C'est le but recherché. En propageant leur doctrine à travers un jeu métaphorique, les adeptes du Graal trompaient la vigilance de l'Église.
Langdon se demandait parfois combien de joueurs de cartes modernes soupçonnaient que leurs quatre suites (pique, cœur, carreau, trèfle) relevaient d'une symbolique directement liée au Graal et directement héritée du tarot :
Les piques sont les épées : lame = masculin.
Les cœurs sont les coupes : calice = féminin.
Les trèfles sont les sceptres : lignée royale = bâton florissant.
Les carreaux sont les pentacles : la déesse = Féminin sacré.
Quelques minutes plus tard, alors que Langdon commençait à douter de leurs chances de succès, un nouveau titre s'inscrivait sur l'écran :
LA GRAVITATION DU GÉNIE
Biographie d'un Chevalier moderne
— La gravitation du génie ? demanda Langdon à Pamela.
Celle-ci passa la tête dans l'embrasure de la porte.
— Ne me dites pas qu'il s'agit de Rudy Giuliani.
Personnellement, je ne le trouve pas vraiment à la hauteur, celui-là.
Langdon avait ses propres doléances sur sir Mike Jagger, récemment promu chevalier, mais ce n'était vraiment pas le moment de débattre des errements de la chevalerie anglaise moderne.
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— Voyons cela de plus près, fit-il en cliquant sur le lien hypertexte.
... honorable chevalier Isaac Newton...
... à Londres en 1727 et...
... au-dessus de sa tombe dans l'abbaye de Westminster...
... Alexander Pope, ami et confrère...
— « Moderne », fit Sophie, c'est une façon de parler, un vieux bouquin sur Newton...
— Ça m’étonnerait que Newton fasse votre affaire, ajouta Pamela. Il est enterré dans Westminster Abbey, l'un des premiers bastions de l'Église protestante anglaise. Ce n'est sûrement pas un pape qui a pu...
Le cœur battant à tout rompre, Langdon se leva de sa chaise.
— C'est notre homme ! Sophie hocha la tête.
— Qu'est-ce que vous dites ?
— Isaac Newton était chevalier, il a été enterré à Londres.
Ses découvertes scientifiques lui ont valu la vindicte de l'Église.
Il a été Grand Maître du Prieuré de Sion. Je ne vois pas ce qu'il nous faut de plus...
— Il n'a pas été enterré par un pape, trancha Sophie.
— Qui vous parle d'un pape ? fit Langdon en s'emparant de la souris.
Il cliqua sur le mot Pope, et la phrase complète apparut :
« Le jour de l'inhumation d'Isaac Newton à l'Abbaye de Westminster, en présence de la famille royale et de nombreux membres de la noblesse, c'est Alexander Pope, ami et confrère du grand savant, qui prononça l'oraison funèbre. »
Langdon regarda Sophie.
— Nous avions le bon Pope dès notre seconde réponse.
Alexander Pope.
— « Un chevalier à Londres gît, qu'un Pope enterra... »
Sophie se leva, stupéfaite.
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Jacques Saunière, le maître de l'équivoque, venait encore une fois de faire la démonstration de sa redoutable intelligence.
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Silas se réveilla en sursaut. Il avait entendu un bruit au rez-de-chaussée du foyer.
Était-ce un rêve ? Depuis combien de temps donnait-il ?
Assis sur sa paillasse, il prêta l'oreille. La résidence était plongée dans un silence seulement troublé par le murmure d'un homme en prière dans la chambre du dessous. Un bruit qu'il aimait tant, un bruit familier qui aurait dû le réconforter...
Pourquoi, alors, éprouvait-il cette inquiétude ?
Et si quelqu'un m'avait suivi depuis Bayswater ?
Il se leva et fit quelques pas jusqu'à la fenêtre.
La cour était déserte, comme elle l'était à son arrivée.
Silas avait depuis longtemps appris à se fier à son intuition, dès l'époque où, gosse des rues de Marseille, sa survie en dépendait. C'était longtemps avant la prison, longtemps avant sa renaissance sous la houlette de l’évêque Aringarosa.
Il distingua le contour d'une voiture sombre luisant sous la pluie derrière la haie de troènes.
Silas colla le nez à la vitre. Il y avait un gyrophare sur le toit.
Se ruant d'instinct vers le palier, il stoppa net derrière la porte juste au moment où celle-ci se rabattait violemment sur lui. Un premier policier pénétra dans la chambre, la balayant de son arme de gauche à droite, prêt à tirer. Silas rabattit la porte d'un coup d'épaule, sur un deuxième agent qui s'écroula et heurta le sol de la tête. Le premier fit volte-face, Silas se jeta dans ses jambes. Un coup de pistolet partit à l'instant même où le moine percuta violemment le policier qu'il projeta contre le mur. Comme le second policier se relevait, l'albinos en sous-vêtements lui lança un coup de pied dans l'aine, avant d'enjamber le corps gisant à ses pieds pour disparaître dans l'escalier.
Presque nu, Silas se rua dans l'escalier. Il réalisait qu'il avait été trahi mais par qui ? Arrivé dans le hall, il aperçut trois autres policiers qui traversaient la cour de l'immeuble. Il fit demi-tour
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et s'engagea dans un couloir. Il faut que je trouve la sortie des femmes. Tous les foyers de
l'Opus Dei en ont une. Il bifurqua dans un couloir plus étroit, traversa une cuisine, bousculant des cuisiniers terrifiés par l'albinos qui renversait casseroles et plats, et aperçut l'enseigne lumineuse qu'il cherchait : EXIT.
Courant toujours à pleine vitesse, il poussa la porte, sauta la marche et dérapa sur un trottoir battu par la pluie, percutant un policier qui arrivait en courant vers lui. L'épaule nue de Silas s'était enfoncée comme un bélier dans le sternum du policier. Il terrassa sans peine son adversaire suffoqué et le plaqua au sol.
Entendant des bruits de pas précipités, du côté de l'entrée de l'immeuble, il s'empara du pistolet de son adversaire, juste au moment où les policiers tournaient le coin de la ruelle. Coups de feu. Une douleur fulgurante lui transperça les côtes. Fou de rage, il tira à son tour sur ses assaillants.
Soudain, une ombre surgit de nulle part. Les deux mains qui saisirent ses épaules blanches et nues semblaient animées par la volonté du diable lui-même. Une voix rugit :
— Silas ! NON !
L'albinos se retourna et appuya sur la détente avant de croiser le regard de l'autre. À cette seconde, il hurla d'horreur, mais Mgr Aringarosa gisait déjà à terre, inerte.
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97
L'abbaye de Westminster abrite plus de trois mille tombes et châsses. Dans ce panthéon londonien reposent, à côté des rois et des reines, des centaines de morts illustres - hommes d'État, officiers de l'armée de Sa Majesté, savants, poètes et musiciens. Ses chapelles, ses niches et ses alcôves regorgent de pierres tombales, de stèles, de gisants, d'effigies et de monuments funéraires, du plus grandiose, celui d'Elizabeth Ier, dont le sarcophage à baldaquin trône au milieu d'une chapelle absidiale privée, jusqu'au plus modeste, dont les inscriptions, foulées depuis des siècles par les visiteurs, sont devenues illisibles à force d'usure, laissant à l'imagination de chacun le soin de décider à qui peuvent bien appartenir les reliques enfouies sous la dalle qu'il piétine.
Apparentée par son style aux grandes cathédrales d'Amiens, Chartres et Canterbury, l'abbaye de Westminster n'est à proprement parler ni une cathédrale ni une église paroissiale, mais une collégiale qui relève directement de la Couronne.
Depuis le couronnement de Guillaume le Conquérant en 1066, cet imposant sanctuaire a abrité une longue série de cérémonies royales et d'affaires d'État - canonisation d'Edouard le Confesseur, noces du prince Andrew avec Sarah Ferguson, funérailles de Henry V, de la reine Elizabeth Ier ou encore de lady Diana.
Mais ce matin-là, l'unique trésor de l'abbaye qui intéressait Sophie et Langdon se trouvait être la tombe de sir Isaac Newton.
« Un chevalier à Londres gît, qu'un Pope enterra. »
Ils étaient entrés en hâte par le grand portail du transept nord où des vigiles leur avaient demandé poliment d'emprunter le tout nouveau portique de sécurité. Après être passés sans déclencher l'alarme, ils se dirigèrent vers l'entrée de l’abbaye.
En franchissant le seuil de l'abbaye de Westminster, Langdon sentit le monde extérieur s'évaporer dans un brusque silence. Ni rumeurs de trafic, ni crépitement d'averse. Juste un assourdissant silence qui semblait se réverbérer de tous côtés
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comme si la vieille dame monologuait à voix basse. Les yeux de Sophie et de Langdon, comme ceux de presque tous les visiteurs, furent aussitôt attirés vers les hauteurs insondables de l'abbaye. Des colonnes en pierre grise s'élançaient comme des séquoias vers le ciel, enjambaient, en s'arquant gracieusement, des espaces vertigineux avant de redescendre d'un trait jusqu'au sol. Devant eux s'ouvrait, comme un canyon, la large travée du transept nord, flanqué de ses falaises de vitraux. Par beau temps, le sol de l'abbaye était un véritable kaléidoscope de couleurs. Mais en ce matin pluvieux qui ne laissait filtrer qu'une faible lumière par les vitraux latéraux, l'abbaye, quasi déserte, avait repris des teintes spectrales de crypte, ce qu'elle était en réalité.
— C'est pratiquement désert, chuchota Sophie. Langdon était assez déçu. Il avait espéré voir beaucoup plus de monde. Il ne tenait pas à répéter l'expérience de Temple Church.
L'Américain s'attendait à croiser une foule dense de touristes parmi lesquels Sophie et lui auraient pu passer inaperçus. Mais sa dernière visite de Westminster avait eu lieu en plein été, un jour où les touristes déferlaient dans une abbaye bien éclairée. Aujourd'hui, en ce matin d'avril pluvieux, Langdon ne voyait qu'un désert de dalles grises ponctué d'alcôves vides et noirâtres.
Apparemment consciente de l'appréhension de son compagnon, Sophie lui rappela qu'ils étaient entrés par un portique de sécurité.
— Si nous sommes attendus, le quidam en question ne peut être armé.
Langdon acquiesça, toujours sur le qui-vive. Il avait même exprimé le souhait de se faire accompagner par des policiers, mais Sophie s'y était opposée. « Nous devons retrouver le cryptex, avait insisté Sophie. C'est la clé. »
Et elle avait raison bien sûr.
Grâce à lui, nous récupérerons Teabing vivant ; nous retrouverons le Graal ; et nous identifierons le responsable de cette machination.
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Malheureusement, une visite à la tombe d'Isaac Newton constituait leur seule chance de mettre la main sur la clé de voûte... Celui (ou ceux) qui détenait le cryptex devait s'y rendre pour décrypter le dernier indice et, si ce personnage n'était pas déjà reparti, Sophie et Langdon avaient bien l'intention de l'intercepter.
Marchant à grands pas vers la gauche pour se mettre à couvert, ils gagnèrent une obscure nef latérale masquée par une rangée de piliers.
Langdon ne parvenait pas à chasser de son esprit l'image de Leigh Teabing retenu captif, probablement ligoté dans le coffre de sa propre limousine. Celui qui avait ordonné le meurtre des dirigeants du Prieuré n'hésiterait pas une seconde à éliminer tous ceux qui se dresseraient sur sa route. Quelle cruelle ironie du sort, se dit-il, que Teabing, ce chevalier moderne, ait été intercepté alors qu'il était lancé sur la piste de son compatriote et pair, sir Isaac Newton.
— Par où devons-nous prendre ? s'enquit Sophie en scrutant les parages du regard.
La tombe. Langdon n'en avait pas la moindre idée.
— Nous devrions demander à un gardien. Westminster est un véritable dédale de mausolées, de recoins, de niches, de galeries qui se commandent les uns les autres. Comme la Grande Galerie du Louvre, elle ne dispose que d'une unique entrée, celle qu'ils venaient tout juste d'emprunter et qu'ils auraient été bien en peine de retrouver par eux-mêmes. « Un vrai piège à touristes ! » maugréa Langdon, se rappelant la remarque ironique d'un collègue. Fidèle à la tradition architecturale, l'abbaye a été érigée selon un plan en croix.
Pourtant, contrairement à la plupart des églises, son entrée est située sur le côté et non à l'arrière de l'église, au commencement de la nef. De plus, l'abbaye est entourée d'une série de cloîtres.
Un pas dans la mauvaise direction et le visiteur inattentif se perd bientôt dans un labyrinthe de passages extérieurs entourés de hauts murs.
— Les gardiens portent des blouses rouges, fît Langdon alors qu'ils approchaient du centre de l'abbaye.
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En jetant un regard oblique vers l'extrémité du transept sud, par-delà l'autel, Langdon vit un groupe d'artistes, à quatre pattes. On apercevait souvent ces pèlerins un peu particuliers dans le coin des poètes. C'étaient de simples touristes occupés à relever les inscriptions et les motifs en relief sur les pierres tombales.
— Je n'aperçois pas le moindre gardien, répondit Sophie, peut-être parviendrons-nous à retrouver la tombe par nous-mêmes ?
Sans un mot, Langdon lui fit faire quelques pas vers le centre de l'abbaye et pointa son index vers la droite.
— Ah, d'accord...
Sophie eut le souffle coupé en embrassant du regard l'immensité de la nef.
— Oui, on va essayer de trouver un gardien, conclut-elle convaincue.
Au même moment, quelques dizaines de mètres plus bas, Isaac Newton recevait la visite d'un admirateur solitaire. Depuis une dizaine de minutes, le Maître étudiait l'impressionnante sculpture dans ses moindres détails.
Encastré dans une niche dorée qui surplombe sa pierre tombale, le monument funéraire de Newton est adossé à la cloison ouest du jubé : un sarcophage massif de marbre noir, surmonté d'une statue du savant britannique en costume d'époque, assis, le coude droit appuyé sur ses livres les plus célèbres empilés derrière lui : Divinity, Chronology, Optiks, et enfin Philosophiae naturalis principia mathematica. À ses pieds, deux angelots tiennent un parchemin enroulé sur lequel on devine un schéma géométrique. L'ensemble se détache sur une impressionnante pyramide de pierre blanche qui cache presque entièrement le fond de la niche.
C'est sur cette pyramide que l'attention du Maître se concentra le plus longtemps - et plus spécifiquement sur l’impressionnante sculpture qui y était adossée, et qui dominait Newton et les deux angelots : sur l'énorme globe, taillé dans le marbre et représentant la voûte céleste, on distinguait les constellations, les signes du zodiaque et le tracé du passage de la
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comète de 1680. Une figure allégorique de l’Astronomie, assise au sommet, était adossée contre un grand livre debout.
Une infinité de sphères...
Cherchez la sphère qui devrait sa tombe orner.
Le Maître était arrivé confiant sur les lieux, convaincu qu'il lui serait facile de découvrir quelle était cette sphère qui manquait à l'ensemble, mais il commençait maintenant à en douter. Manquait-il une planète sur la carte du ciel ?
Probablement pas. Jacques Saunière aurait certainement choisi une énigme beaucoup plus astucieuse, dont la solution sauterait aux yeux sans demander des heures de recherches et de vérifications astronomiques qui, de plus, n'avaient pas grand-chose à voir avec la symbolique du Graal.
Tel un cœur fertile à la chair rosée.
Un groupe de quatre ou cinq touristes qui remontaient le bas-côté, armés de fusains et de grandes liasses de papier, vint le distraire de ses réflexions. Glissant le cryptex dans sa poche, il les regarda passer et disparaître derrière le chœur. Il les imagina gagnant le coin des poètes (Chaucer, Tennyson et Dickens) et leur rendant hommage par un frénétique estampage de leurs tombes.
À nouveau seul, il se rapprocha du monument pour l'inspecter scrupuleusement de bas en haut. Son regard se porta d'abord sur les pieds en crosse du sarcophage, remonta sur le panneau sculpté de la façade, s'attarda sur la statue de Newton et celles des angelots au parchemin, puis sur le globe géant et la figure allégorique qui la surmontait, et enfin sur le décor en voûte étoilée qui tapissait le fond de la niche.
Où peut-il bien manquer une sphère ? songeait-il en caressant le cryptex dans sa poche, comme si le cylindre de marbre gravé par Saunière pouvait lui inspirer la réponse.
Cinq malheureuses lettres me séparent du Graal.
Le Maître approchait de l'extrémité de la cloison nord du jubé. Poussant un long soupir, il se retourna vers la nef principale et le maître autel, au loin. Soudain une tache de couleur rouge attira son regard. C'était un gardien, auquel deux silhouettes très familières faisaient signe.
Robert Langdon et Sophie Neveu.
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Sans perdre son calme, il fit deux pas et disparut derrière la cloison. Il avait prévu que Langdon et Sophie finiraient par déchiffrer le sens du poème et rendraient visite à la tombe de Newton, mais ils avaient été plus rapides qu'il ne l'imaginait.
Inspirant profondément, le Maître examina les choix qui s'offraient à lui. Il avait l'habitude des surprises.
C'est moi qui détiens le cryptex.
Plongeant la main dans sa poche, il palpa un autre objet rassurant. Le Médusa. Comme prévu, le portique de sécurité de l'abbaye avait sonné l'alarme au passage du Maître. Mais, comme prévu, les gardiens avaient battu en retraite quand il avait exhibé son badge en les foudroyant du regard. Appréciable prérogative des personnages officiels.
S'il avait d'abord souhaité être le seul à découvrir le mot de passe du cryptex, il était maintenant presque soulagé de l'arrivée sur les lieux de ses deux adversaires. Il n'avait pas identifié la « planète » dont parlait le poème. Il allait pouvoir profiter de leurs réflexions.
Après tout, Langdon, qui avait réussi à déchiffrer le poème et à identifier la tombe, aurait peut-être son idée sur la question
? Et puis, si Langdon réussissait à trouver le mot de cinq lettres, le Médusa servirait à le lui faire avouer.
Pas ici, évidemment.
Dans un coin plus tranquille.
Le Maître se souvint alors d'un écriteau qu'il avait remarqué à rentrée de l'abbaye et, contournant le jubé par le sud, il se dirigea vers l'endroit qui lui garantirait l'intimité qu'il cherchait.
Restait une ultime question : quel appât allait bien pouvoir les attirer ?
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Sophie et Langdon remontaient lentement la travée nord, en longeant les piliers pour demeurer le plus discrets possible. À
mi-chemin de la nef, ils ne distinguaient que l'arcade du monument de Newton, le sarcophage enfoncé dans une niche pratiquement invisible sous cet angle.
— En tout cas, il n'y a personne là-bas, souffla Sophie.
Langdon acquiesça, soulagé. Tout ce secteur de la nef était à peu près désert.
— J'y vais, dit Langdon. Vous devriez rester cachée, au cas où...
Sophie, quittant la pénombre de la nef nord, s'avançait déjà en terrain découvert.
— ... où nous serions épiés, soupira-t-il en pressant le pas pour la rattraper.