— J'ai vu ça sur les boîtes de capotes Amon, fit le costaud avec un sourire ravi. Il y a le dessin d'un grand mec avec une tête de bélier...

Sans être familier de cette marque, Langdon se réjouit que le fabricant ait au moins respecté des rudiments d'égyptologie.

— C'est tout à fait juste, répliqua-t-il. Les cornes du bélier étaient un symbole de virilité.

— Sans blague !

— Sans blague. Et savez-vous qui était l'équivalent féminin du dieu Amon ? La déesse égyptienne de la fertilité ?

Silence de plusieurs secondes.

— C'était la déesse Isis.

Il saisit un gros feutre et reprit tout en écrivant sur le transparent du rétroprojecteur :

— Nous avons donc le dieu AMON. Et la déesse ISIS, dont l'ancien pictogramme était L'ISA.


AMON L'ISA

— Ça vous rappelle quelque chose ?

— Putain, ça fait MONA LISA ! souffla un détenu.

— Vous voyez, messieurs. Il n'y a pas que le visage de la Joconde qui soit androgyne. Son nom est une anagramme de l'union divine entre l'homme et la femme. Il est là, le petit secret de Leonardo Da Vinci. Et c'est pour ça que son modèle arbore ce curieux sourire entendu...

— Mon grand-père est passé par là ! s'écria soudain Sophie, qui s'arrêta net, à environ trois mètres de la Joconde, braquant le rayon violet sur le plancher de la salle.

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Tout d'abord Langdon ne vit rien. Mais en s'agenouillant auprès d'elle, il remarqua une petite tache de liquide séché qui brillait sur le parquet. De l'encre fluorescente ? Il se rappela soudain la raison pour laquelle la police avait recours à la lumière noire. Une goutte de sang.

Il frissonna. Sophie ne se trompait pas. Jacques Saunière s'était effectivement rendu dans cette salle avant de mourir.

— Il ne serait pas venu sans raison, chuchota Sophie en se relevant. Je suis sûre qu'il m'a laissé un message.

Elle se dirigea à grands pas vers la Joconde, la lampe toujours braquée sur le parquet.

— Il n'y a rien par là !

Au même moment, Langdon s'aperçut que le panneau de Plexiglas scintillait d'un faible éclat pourpre. Il saisit le poignet de Sophie et orienta lentement le faisceau lumineux droit devant eux.

Ils se figèrent brusquement.

Sur le panneau protecteur, cinq mots à l'encre violette zébraient le visage de Mona Lisa.

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27


Assis au bureau de Jacques Saunière, l'inspecteur Collet discutait au téléphone avec le commissaire Fache et n'en croyait pas ses oreilles. Ai-je bien entendu ?

— Un morceau de savon ? Mais comment Langdon a-t-il pu savoir qu'il était sous surveillance GPS?

— C'est Sophie Neveu qui le lui a dit.

— Quoi ? Mais pourquoi ?

— Très bonne question. En tout cas, je viens d'écouter son message téléphonique. C'est elle qui l'a mis au parfum.

Collet était sans voix. À quoi pensait Sophie Neveu ? Fache détenait la preuve qu'elle venait de faire obstruction à une enquête policière. Elle risquait non seulement de se faire virer, mais aussi d'aller en taule.

— Mais commissaire... Où est Langdon ? s'enquit l'inspecteur.

— Vous avez eu un autre signal d'alarme ?

— Non.

— Et personne n'est repassé sous la grille ?

— Non plus. Nous avons mis un agent de sécurité du Louvre à l'entrée, comme vous nous l'aviez demandé.

— Donc Langdon est encore dans la Grande Galerie, conclut le commissaire.

— Mais qu'est-ce qu'il peut bien y faire ?

— Est-ce que l'agent du musée est armé ?

— Oui, monsieur. C'est un gradé.

— Dites-lui d'aller y faire un tour. Mes hommes n'arriveront pas au musée avant une dizaine de minutes, et il n'est pas question que Langdon nous file entre les doigts. Prévenez le garde que l'agent Neveu est sans doute avec lui.

— Je pensais qu'elle avait quitté le Louvre...

— Vous l'avez vue partir, de vos yeux ?

— Non, commissaire, mais...

— Personne d'autre ne l'a vue sortir du musée. On ne l'a vue qu'entrer !

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Collet était sidéré par le culot de cette fille. Elle est toujours dans le musée !

— Débrouillez-vous, Collet, mais je les veux menottes tous les deux à mon retour.

Le camion reprit sa route et Fache rassembla ses hommes.

Langdon jouait les filles de l'air et, avec l'aide de Sophie Neveu, il allait sans doute s'avérer plus difficile à serrer que prévu.

Le commissaire décida de ne plus prendre aucun risque.

Pour parer à toute éventualité, il ne renvoya au musée que la moitié de son équipe, et fit poster le restant autour du seul autre endroit de Paris où Langdon pouvait encore trouver refuge.

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28


Sur la face externe du caisson de Plexiglas, éclairées par le faisceau de lumière noire, les lettres pourpres et luisantes semblaient suspendues dans l'espace. Leurs ombres irrégulières flottaient sur le sourire mystérieux de Mona Lisa.

— Le Prieuré ! chuchota Langdon. Voici la preuve que votre grand-père en faisait partie.

Sophie le dévisagea, perplexe.

— À quoi voyez-vous cela ?

Les pensées de Langdon se bousculaient dans sa tête.

— L'allusion est impeccable, elle évoque le fondement même de la société secrète !

De plus en plus déconcertée, Sophie relut encore une fois les mots du message.


SA CROIX GRAVE L'HEURE

— C'est la croix des croisés ! Celle des Templiers, l'origine même du Prieuré de Sion...

Mais Sophie avait l'air d'en douter.

— Si mon grand-père m'a envoyée ici, c'est certainement pour y trouver quelque chose de plus important.

Elle pense qu'il ne s'agit que d 'une étape de plus dans le jeu de piste. Langdon ignorait si le message recelait ou non un autre sens caché. Son imagination galopait pour essayer de saisir les implications possibles.

— Robert ! souffla soudain Sophie en le poussant brusquement. Il y a quelqu'un !

On entendait en effet un bruit de pas qui venait de la Grande Galerie.

— Par ici ! s'écria-t-elle à voix basse en éteignant la lampe.

Et elle disparut.

L'espace d'un instant, Langdon ne vit plus rien. Où ça, par ici ? Ses yeux s'accoutumant peu à peu, il distingua la silhouette de Sophie qui se précipitait vers le centre de la pièce et se

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faufilait à plat ventre sous la banquette centrale. Il allait la rejoindre lorsqu'une voix cria du seuil de la pièce :

— Arrêtez !

L'agent de sécurité avançait dans la Salle des États, un pistolet braqué sur Langdon qui, instinctivement, leva les bras en l'air.

— À terre, couchez-vous ! cria le garde.

En un quart de seconde, Langdon se retrouva à plat ventre sur le parquet. Le type se rua sur lui et lui écarta les jambes d'un coup de pied.

— C'était une mauvaise idée, monsieur Langdon, dit-il en lui appuyant un pied sur le dos.

Une très mauvaise idée.

Bras et jambes écartés, le visage plaqué au sol Langdon tenta une note d'humour. Encore l'Homme de Vitruve, se dit-il.

Mais face contre terre, cette fois...

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Dans la pénombre de l'église Saint-Sulpice, Silas transporta jusqu'à l'obélisque le lourd candélabre en fer forgé qu'il avait pris sur le maître-autel. Le piétement devrait pouvoir lui servir de bélier. En regardant la dalle de marbre qui dissimulait la cache, il se rendit compte alors qu'il n'arriverait à la briser qu'au prix d'un bruit fâcheux. Du métal contre du marbre. L'écho se répercuterait dans la voûte de l'église...

La sœur entendrait-elle ? Elle devait dormir maintenant.

Mais Silas ne pouvait prendre un tel risque. Il chercha des yeux un morceau de tissu dans lequel envelopper le pied de métal, mais ne trouva que la nappe de l'autel, qu'il se refusait à profaner. Ma robe, se dit-il. Se sachant seul dans l'église, il dénoua sa ceinture et ôta sa soutane. Le frottement des fibres rêches raviva les éraflures de son dos.

Vêtu du seul lange de coton blanc qui lui ceignait les hanches, il drapa le pied du candélabre dans sa robe de bure et, visant le centre de la dalle, frappa un grand coup. Le bruit était bien étouffé mais la pierre ne se fendit même pas. Il abattit le chandelier de plus haut et de toutes ses forces. Même bruit sourd, accompagné cette fois d'une longue fêlure. Au troisième coup, la pierre se cassa en deux, et des éclats de marbre tombèrent au fond d'un trou.

Le compartiment secret !

Il enleva rapidement les morceaux de marbre restés en place et observa la cavité vide. Le sang battant à ses tempes, il y plongea un bras nu.

Au début, sa main ne sentit qu'un sol de pierre lisse. Il repassa la main sur toute la surface, jusque sous la Rose Ligne et sentit enfin quelque chose. Une épaisse tablette de pierre, qu'il saisit et remonta à la lumière. Elle était grossièrement taillée et portait sur une face des mots gravés. Silas eut un instant l'impression d'être Moïse recevant les Tables de la Loi.

Mais il était surpris. Il s'attendait à trouver une carte géographique, des indications d'itinéraire, même codées, mais pas cette simple inscription.

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Job 38, 11.

Un verset de la Bible ? Il était stupéfié de cette simplicité démoniaque. L'emplacement secret de la clé de voûte révélé par un verset de la Bible ? La Fraternité ne reculait devant rien pour rabaisser les justes.

Livre de Job, chapitre trente-huit, verset onze.

Sans se souvenir de la citation exacte, Silas savait que le Livre de Job racontait l'histoire d'un homme de grande foi qui avait résisté à toutes les épreuves et tentations auxquelles son Dieu l'avait soumis. Une référence appropriée, pensa-t-il, incapable de retenir son excitation.

Il se tourna vers la Rose Ligne et ne put réprimer un sourire. Sur le maître-autel, posée sur un lutrin doré, une énorme bible à reliure de cuir était ouverte.

Soeur Sandrine ne parvenait pas à calmer le tremblement qui la secouait tout entière. Elle était sur le point de partir en courant vers son téléphone, quand le moine albinos se mit à enlever sa robe de bure. Un frisson d'effroi la parcourut. La chair de son dos, blanche comme l'albâtre, était striée de balafres ensanglantées.

Cet homme a été battu sans merci !

Elle remarqua alors le cilice qui lui entourait la cuisse gauche, et comprit. Quel est le Dieu qui exige de tels supplices corporels ? Elle ne comprendrait jamais les rituels de l'Opus Dei. Mais elle avait d'autres soucis en tête pour l'instant. L'Opus Dei est à la recherche de la clé de voûte ! Incapable d'imaginer comment ils avaient pu découvrir la cachette, elle se dit qu'elle n'avait pas le temps de se poser la question.

Le moine au dos meurtri ramassait tranquillement sa robe et la renfilait. Sans lâcher son butin, il se dirigea vers le maître-autel.

Retenant son souffle, la religieuse se précipita dans son appartement. Elle se mit à quatre pattes devant son sommier en bois et plongea un bras en dessous pour en sortir l'enveloppe cachetée qui était dissimulée sous son lit depuis de longues années.

Elle l'ouvrit et y trouva quatre numéros de téléphone.

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D'une main tremblante, elle composa le premier.

Silas posa la stèle gravée sur l'autel, et feuilleta fébrilement la grosse bible. Ses gros doigts blancs étaient moites de transpiration. Dans l'Ancien Testament, il trouva le Livre de Job, et localisa le trente-huitième chapitre. Il suivit du doigt un à un les versets, tremblant d'excitation à l'idée des mots qu'il allait lire.

Ils conduiront à la clé de voûte.

Arrivé au onzième, il le lut religieusement. Il n'y avait que neuf mots. Déconcerté, il les relut, sentant que quelque chose clochait.


TU VIENDRAS JUSQU'ICI,

TU N'IRAS PAS AU-DELÀ.

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Claude Grouard, le sous-chef de la sécurité du musée du Louvre, fulminait de rage tout en maintenant au sol l'assassin de Jacques Saunière. Le conservateur en chef était très aimé de tout le personnel du musée, et Grouard grillait d'envie de trouer la peau de cet Américain qui l'avait assassiné.

Il était l'un des seuls gardiens du musée à porter une arme, et se disait que, pour Langdon, la mort était peut-être préférable à l'interrogatoire de Fache et à la vie de détenu dans une prison française.

Il tira son talkie-walkie de sa ceinture, mais n'entendit qu'un souffle surchargé de parasites. Les systèmes électroniques de sécurité de la Salle des Etats et leurs interférences... Il faut que je retourne dans la Grande Galerie.

Maintenant toujours Langdon en joue, il commença à reculer lentement en direction de la porte d'entrée, mais un léger bruit de pas le cloua sur place à mi-chemin.

Qu'est-ce que... ?

Un mirage se matérialisa au centre de la salle. Une silhouette de femme avançait à pas vifs vers le mur de gauche, précédée d'un faisceau lumineux violacé qui balayait le sol devant elle, comme un sourcier avec sa baguette.

— Qui est là ? demanda Grouard, qui ne savait plus sur qui braquer son pistolet.

— Police technique et scientifique, répliqua calmement la femme, sans cesser d'avancer.

Police technique et scientifique ? Grouard était en sueur. Je croyais qu'ils étaient tous partis ! Il savait bien que les enquêteurs travaillaient avec des lampes à lumière noire, mais pourquoi la PJ recherchait-elle des preuves dans la Salle des États ?

— Votre nom ? cria-t-il. Son instinct lui soufflait que quelque chose clochait.

— C'est moi ! répondit la voix calme, Sophie Neveu.

Un souvenir se matérialisa dans l'esprit de Grouard. Sophie Neveu ! La petite-fille de Jacques Saunière. Il l'amenait souvent

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ici lorsqu'elle était gosse. Mais il y avait bien longtemps...

Qu'est-ce qu'elle pouvait bien faire ici cette nuit ? Et quand bien même ce serait vraiment elle, quelle raison avait-il de lui faire confiance ? Il avait entendu des rumeurs selon lesquelles elle était brouillée avec son grand-père.

— Vous me connaissez ! dit la jeune femme. Je peux vous affirmer que Robert Langdon n'est pas l'assassin de mon grand-père.

Pas question de prendre cette déclaration pour argent comptant. Grouard tenta à nouveau d'appeler son PC. Pas de connexion. Il était encore à une petite dizaine de mètres de la porte.

Il reprit lentement sa marche à reculons, décidant d'abandonner la fille tout en ajustant l'Américain à plat ventre.

Sophie Neveu redressa sa lampe de poche et l'orienta brusquement sur un grand tableau, accroché juste en face de la Joconde. Grouard, découvrant de quel tableau il s'agissait, en eut le souffle coupé.

Mais qu'est-ce qu'elle peut bien fabriquer ? se demandait-il.

Sophie sentit une sueur froide perler à son front. Langdon était toujours étendu sur le sol. Tenez bon, Robert, on y est presque. Persuadée que le garde n'oserait pas tirer sur elle ni sur Langdon, elle avait décidé de poursuivre son enquête. Elle cherchait sur les murs une autre œuvre de Leonardo Da Vinci.

Mais aucune inscription fluorescente n'était apparue.

Il doit pourtant bien y avoir un autre indice !

Elle était certaine d'avoir décodé correctement le message de son grand-père.

Qu'aurait-il pu signifier d'autre ?

Le tableau qu'elle observait maintenant mesurait presque deux mètres de hauteur. Il représentait une scène étrange, regroupant, en une composition pyramidale, la Vierge Marie, l'Enfant Jésus, saint Jean-Baptiste et l'ange Uriel, sur une plate-forme rocheuse assez périlleuse.

Chaque fois que son grand-père l'avait amenée ici pour admirer la Joconde, il l'avait aussi arrêtée devant ce tableau-là.

Grand-père, j'y suis arrivée, mais je ne vois rien !

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Elle entendait, derrière elle, le garde appeler vainement à l'aide.

Réfléchis, Sophie !

Elle se répéta le message écrit sur le Plexiglas.

SA CROIX GRAVE L'HEURE.

Le grand tableau qu'elle regardait à présent n'était pas protégé comme le portrait de la Joconde, et elle savait que jamais son grand-père n'aurait rien inscrit sur la précieuse toile, ni même sur le cadre. En tout cas, pas sur la toile. Son regard et sa lampe remontèrent le long des cimaises.

À moins que...

Saisissant à deux mains le côté gauche du cadre, elle le décolla du mur, glissa derrière la tête et les épaules, puis son corps tout entier, et promena sur le revers de la toile le faisceau de la lampe à lumière noire.

Elle mit quelques secondes à comprendre qu'elle se trompait. Pas de lettres ni de chiffres à l'encre pourpre. Rien qu'une grosse toile beige parsemée de taches brunâtres.

Qu'est-ce que... ?

Un petit morceau de métal brillait dans l'interstice séparant le rebord inférieur du châssis de la toile elle-même. Sophie retint son souffle en découvrant qu'une petite chaînette dorée y était suspendue.

Au grand étonnement de Sophie, au bout de ladite chaînette était pendue une clé en or familière. Son anneau en forme de croix s'ornait d'une fleur de lys et de deux initiales qu'elle n'avait pas revues depuis l'âge de neuf ans. P.S. À cet instant, elle entendit les paroles de son grand-père : « Un jour, Sophie, le moment venu, cette clé sera à toi. » Sa gorge se serra quand elle comprit que son grand-père, à l'heure de l'agonie, avait réussi à tenir sa promesse. « Elle ouvre une boîte dans laquelle je garde beaucoup de secrets. »

Sophie comprit que tous les messages codés de Jacques Saunière conduisaient à ce cadeau. Son grand-père l'avait sur lui lors du meurtre, et il était venu le cacher là pour que la police ne mette pas la main dessus. Puis il avait élaboré un astucieux jeu de piste pour que ce soit Sophie qui le découvre.

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— Au secours ! hurlait la voix du garde qui reculait vers la porte d'entrée, Sortant la tête de derrière le tableau, Sophie dégagea rapidement la petite clé et la glissa dans sa poche avec la lampe à lumière noire.

Il ne parvient pas à joindre le PC, pensa-t-elle, en se rappelant la frustration des touristes qui ne réussissaient pas à contacter par téléphone celui ou celle avec qui ils auraient voulu partager leur émerveillement devant la Joconde. Les dispositifs de sécurité de la Salle des États rendaient impossible toute communication radiophonique ou électronique avec l'extérieur.

Mais le garde était presque arrivé à la porte. Il fallait faire vite.

Elle leva les yeux vers la grande toile qui la masquait à demi et constata qu'encore une fois Leonardo Da Vinci allait venir à son secours.

Plus que deux mètres, calculait Grouard, le pistolet toujours braqué sur Langdon.

— Arrêtez, ou je la détruis ! cria la jeune femme à l'autre extrémité de la salle.

Grouard se retourna et se figea sur place.

— Mon Dieu, non !

Dans la brume rouge qui envahissait la pièce, il constata que la fille avait décroché un grand tableau qu'elle avait posé sur le sol devant elle. Sa silhouette disparaissait presque entièrement derrière l’énorme cadre.

Seuls les cheveux de la jeune femme dépassaient au-dessus du cadre. Il s'étonna d'abord que l'alarme ne se soit pas déclenchée lorsque le tableau avait quitté son support, mais comprit vite que le système avait dû être désactivé pour pouvoir soulever la herse.

Mon Dieu ! Que fait-elle ?

Son sang se glaça dans ses veines. La toile commençait à se gonfler par l'arrière, et le visage de la Vierge à se déformer, de même que le corps du petit Jean-Baptiste.

— Non ! hurla Grouard, pétrifié d'horreur, en voyant la toile se tendre de plus en plus.

Sophie Neveu enfonçait son genou au centre de la toile par-derrière.

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Grouard leva son arme vers le tableau, et la rabaissa. Il n'allait tout de même pas tirer sur un chef-d'œuvre de Leonardo Da Vinci...

— Déposez votre arme et votre poste de radio ! ordonna calmement la voix derrière la toile. Sinon, je la perce d'un coup de genou ! Je vous laisse imaginer ce qu'en aurait pensé mon grand-père...

Grouard fut pris de vertiges.

— Ne faites pas ça, je vous en prie ! C'est la Vierge aux rochers !

Jetant son pistolet et son talkie-walkie sur le plancher, il leva les deux mains au-dessus de la tête.

— Merci ! fit la jeune femme. Maintenant, vous ; allez faire exactement ce que je vous demanderai, et tout ira pour le mieux.

Deux minutes plus tard, Langdon dévalait l'escalier de secours derrière Sophie. Ni l'un ni l'autre n'avaient échangé une parole depuis qu'ils lavaient quitté la Salle des États, laissant derrière eux le pauvre garde allongé sur le plancher. Langdon serrait son arme dans la main droite, et tenait la rampe de l'autre, descendant les marches deux à deux. Il se demandait si Sophie s'était rendu compte de la valeur inestimable du tableau qu'elle avait menacé de détruire... Son choix s'était cependant révélé tout à fait assorti au thème de la soirée. Autant que la Joconde, la Vierge aux rochers regorgeait de symboles païens cachés.

— Vous avez choisi un otage de grande valeur, dit-il.

— La Vierge aux rochers ? Ce n'est pas moi qui l'ai choisi, c'est mon grand-père.

— Quoi ? Mais comment le saviez-vous... ? Pourquoi la Vierge aux rochers ?

Sophie se retourna vers lui, un large sourire aux lèvres.

Sa croix grave l'heure... La Vierge aux rochers. J'avais manqué les deux premières anagrammes. Je n'allais pas louper la troisième !

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— Ils sont morts ! bredouillait sœur Bieil au téléphone. Elle parlait à un répondeur automatique. Décrochez, s'il vous plaît !

Ils sont tous morts !

Les trois appels précédents s'étaient révélés aussi consternants l'un que l'autre. Elle avait successivement parlé à une veuve hystérique, à un policier qui passait la nuit sur les lieux d'un assassinat, et enfin à un prêtre au ton maussade qui tentait de consoler une famille qu'un deuil brutal venait de frapper. Les trois premiers contacts de sa liste avaient tous été assassinés. Restait le quatrième, celui qu'elle n'était censée appeler que si les trois autres ne répondaient pas. Et elle venait de tomber sur une boîte vocale qui proposait de laisser un message, sans donner le nom de son destinataire.

— Quelqu'un vient de casser la stèle de Saint-Sulpice ! Les trois autres sont morts !

Sœur Sandrine ne connaissait pas les identités des quatre hommes qu'elle protégeait ; en tout cas elle ne devait composer leurs numéros de téléphone personnels cachés sous son lit qu'à une unique condition.

« Si jamais vous constatez que la stèle a été forcée ou brisée, lui avait dit un jour une voix anonyme , cela signifiera que le dernier échelon aura été franchi. Que l'un de nous aura été menacé de mort et contraint de livrer le faux secret.

Appelez les numéros. Prévenez les autres. Ne manquez pas à votre responsabilité. »

Un système d'alarme silencieux. Le plan de sécurité lui avait paru d'une simplicité infaillible. Elle avait d'abord été surprise quand on le lui avait expliqué. Si l'un ou l'autre des membres de la Fraternité venait à être découvert, il était censé proférer un mensonge qui déclencherait forcément l'alerte auprès des trois autres. Mais ce soir, il apparaissait d'évidence que plusieurs frères avaient été démasqués.

— Répondez, je vous en supplie ! Où êtes-vous ?

— Raccrochez immédiatement ! ordonna derrière elle une voix grave.

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Terrorisée, la petite sœur se retourna vers la porte. Le moine tenait à bout de bras un gros chandelier d'autel en fer forgé. Elle raccrocha d'une main tremblante.

— Ils sont morts, tous les quatre, articula le moine. Et ils se sont joués de moi. Dites-moi où est la clé de voûte !

— Je... je ne sais pas ! s'exclama-t-elle. C'est un secret qu'ils étaient les seuls à connaître...

Et ils sont morts !

L'albinos s'avança vers elle, son poing blanc serré sur le chandelier.

— Vous, une religieuse, vous êtes à leur service !

— Le message de Jésus est clair, rétorqua la sœur, et l'Opus Dei l'a dénaturé !

Une soudaine explosion de fureur étincela dans les yeux rouges du moine. Il abattit brusquement le lourd candélabre. En s'effondrant, la petite sœur fut saisie d'une angoisse indicible.

Ils sont tous morts.

La précieuse vérité est à jamais perdue.

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Le déclenchement de l'alarme affola les pigeons, qui s'envolèrent en masse vers le jardin des Tuileries. Sophie et Langdon sortirent en courant de la pyramide. On entendait au loin le mugissement des sirènes de la police.

— C'est celle-là, montez ! cria Sophie, à bout de souffle, montrant du doigt une minuscule voiture rouge...

Elle ne va pas me faire monter dans ce pot de yaourt ?

Langdon n'avait jamais vu de si petite voiture.

— C'est une Smart, un litre aux cent kilomètres ! annonça-t-elle. À peine avait-il réussi à se glisser dans le minuscule habitacle qu'elle démarrait déjà en trombe. Langdon s'agrippa tant bien que mal au tableau de bord, en essayant de caser comme il le pouvait ses longues jambes devant lui. Il eut un instant l'impression qu'elle allait traverser en voiture le rond-point planté de buis qui abritait la pyramide inversée qu'il avait pu admirer un peu plus tôt de l'intérieur du musée. Elle n'aurait fait qu'une bouchée de la petite Smart.

Mais Sophie opta finalement pour un itinéraire plus classique. Après avoir fait le tour du rond-point dans un crissement de pneus, la petite voiture s'engouffra sous le guichet est du Louvre et tourna à gauche dans la rue de Rivoli, qu'elle enfila vers l'ouest à toute allure.

Les sirènes beuglaient derrière eux et Langdon aperçut les gyrophares dans le rétroviseur droit. Le coup d'accélérateur de Sophie fit rugir de plus belle le moteur de la Smart. Devant eux, à cinquante mètres, un feu passa au rouge, mais la jeune femme jura à mi-voix sans ralentir pour autant.

— Sophie ! hurla Langdon.

Après un rapide coup d'œil à droite et à gauche et un appel de phares, la jeune femme qui avait à peine levé le pied traversa le carrefour et appuya encore sur l'accélérateur. Langdon se retourna et se tordit le cou pour apercevoir les véhicules de police. Apparemment ils n'étaient pas suivis ; l'essaim de gyrophares semblait s'être regroupé autour du musée.

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Langdon sentit son cœur qui ralentissait sa cadence.

— Une visite guidée d'un genre nouveau ! articula-t-il.

La Smart longeait les arcades de la rue de Rivoli. Sophie ne réagit pas, les yeux fixés sur

l'embranchement de l'avenue Gabriel à droite au fond de la place. L'ambassade n'était plus qu'à quelques centaines de mètres et Langdon se renfonça dans son siège.

Sa croix grave l'heure.

Sophie l'avait décrypté tout de suite.

La Vierge aux rochers.

D'après elle, Jacques Saunière lui avait laissé sur ce tableau un message final. Un message final ? Langdon était émerveillé par l'astucieuse cachette trouvée par le vieillard. La Vierge aux rochers constituait un chaînon manquant dans la série des mystérieux symboles, intimement liés entre eux, de cette soirée.

À chaque étape de son jeu de piste, Saunière avait réaffirmé son affection pour les équivoques et l'espièglerie du grand maître de la Renaissance.

La Vierge aux rochers résultait d'une commande faite à Vinci par la congrégation des Sœurs de l'Immaculée Conception, qui lui avaient demandé un tableau central pour le triptyque surmontant l'autel de l'église Saint-François-Majeur de Milan. Elles avaient imposé des dimensions précises, ainsi que les personnages de la scène : la Vierge Marie, l'Enfant Jésus, le petit Jean-Baptiste et l'ange Uriel, en mémoire d'une légende selon laquelle l'Enfant Jésus aurait rencontré son cousin dans une caverne pendant son séjour en Egypte. L'artiste avait rempli son contrat mais, lors de la livraison de l'œuvre, les religieuses avaient été saisies d'effroi. Le tableau contenait des détails étranges et dérangeants.

La composition triangulaire, dominée par la tête de la Vierge, est magistrale. Vêtue d'une robe et d'une cape bleu nuit, elle est assise, le bras droit passé autour de l'épaule d'un très jeune enfant nu, agenouillé et les mains jointes. Au premier plan, sur sa gauche, l'ange Uriel, adossé à un coussin rouge, soutient de la main gauche un enfant plus jeune, qui bénit le premier. Pourquoi est-ce Jean-Baptiste qui bénit Jésus, comme pour le soumettre à son autorité ? Et pourquoi la Vierge tient-

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elle Jean-Baptiste -et non son propre fils au creux de son bras ?

Pour le protéger ? Ou pour le forcer à adorer Jésus ? Plus troublant encore, elle tend au-dessus de son fils sa main gauche aux doigts recourbés comme la serre d'un aigle. Enfin, l'ange tourne la tête vers le spectateur et pointe l'index droit en direction de Jean-Baptiste. Est-ce la main de l'ange qui cherche à interrompre le geste de la Vierge, ou celle de Marie qui veut empêcher Uriel de désigner Jean-Baptiste ?

Langdon amusait toujours beaucoup ses étudiants, lorsqu'il leur apprenait que Leonardo Da

Vinci avait finalement calmé les émois des sœurs de Milan, en exécutant - ou en faisant exécuter -, des années plus tard, une version « expurgée » de la scène, où il avait supprimé le doigt de l'ange et le geste inquiétant de la Vierge. Ce tableau beaucoup plus orthodoxe était désormais exposé à la National Gallery de Londres. Mais, comme la plupart des historiens d'art, Langdon lui préférait de loin l'original intrigant du Louvre.

— Qu'avez-vous trouvé derrière le tableau ? demanda Langdon.

— Je vous le montrerai lorsque nous serons dans l'enceinte de l'ambassade, répondit-elle sans le regarder.

— Vous allez me le montrer ? fit-il, surpris.

— C'est un petit objet estampé d'une fleur de lys et de deux initiales.

Langdon s'enfonça dans son siège, complètement abasourdi.

— Il vous a laissé un objet ? Sophie hocha la tête.

— Estampé d'une fleur de lys et des initiales P.S. Langdon n'en croyait pas ses oreilles.

On va y arriver, se dit Sophie.

Ils longeaient l'hôtel Crillon et elle avait enfin l'impression de pouvoir respirer normalement.

La petite clé n'avait pas quitté sa pensée. Elle revivait le jour où elle avait découvert la croix dorée à tige triangulaire, les fines échancrures, la petite fleur en bas-relief et les initiales P.S.

gravées autour.

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Elle n'avait jamais repensé à ce bijou qui l'avait fascinée dans son enfance et, maintenant qu'elle travaillait dans la police, son étrange facture ne l'étonnait plus autant qu'autrefois.

C'était une clé à matrice variable, impossible à reproduire, et qui opérait par lecture électronique de la série de petits points hexagonaux gravés au laser sur tout son pourtour. La serrure ne s'ouvrait que si l'œil électronique reconnaissait sur la tige les petits trous hexagonaux, leurs emplacements et leurs intervalles.

Mais comment trouver la fameuse boîte à secrets qu'elle était censée ouvrir ? Elle comptait sur Langdon pour l'éclairer.

Il s'était, après tout, montré capable de la décrire sans l'avoir vue. La croix qui surmontait la tige impliquait une référence à une organisation chrétienne quelconque.

Et pourtant mon grand-père n'était pas chrétien...

Elle en avait eu la preuve dix ans auparavant. Et curieusement, c'était une autre clé, beaucoup plus ordinaire cette fois, qui lui avait permis l'accès à cette révélation dont elle ne s'était jamais remise...

Rentrant de Londres pour les vacances de Pâques, deux ou trois jours avant la date prévue, elle avait hâte de surprendre son grand-père, et de lui expliquer les passionnantes méthodes de cryptage qu'elle venait d'apprendre. Mais elle avait trouvé l'appartement vide. Légèrement déçue, elle s'était dit qu'il n'attendait pas son retour si tôt, et qu'il devait encore être au musée.

Mais pas un samedi après-midi. Il part toujours en week-end...

Avec un large sourire, elle s'était précipitée dans le parking de l'immeuble. Sa voiture n'était pas là. Il détestait conduire dans Paris et ne la sortait que pour se rendre dans le petit château qu'il possédait en Normandie. Après des mois passés dans les rues encombrées de Londres, Sophie avait hâte de retrouver le grand air et de commencer dès maintenant ses vacances. Pourquoi ne pas aller le surprendre là-bas ? On n'était qu'en début de soirée et elle décida de partir sur-le-champ. Elle emprunta la voiture d'une amie et prit la direction de Creully. Il

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était plus de dix heures lorsque, après avoir traversé les collines désertes des environs que la pleine lune baignait de sa lueur, elle s'engagea dans la longue allée de près de deux kilomètres qui menait à travers un parc boisé, jusqu'à la retraite de son grand-père. À mi-chemin, on apercevait déjà le manoir — un énorme bâtiment de pierre, niché dans les arbres au pied d'une colline.

Elle s'attendait à trouver son grand-père déjà couché, et fut agréablement surprise à la vue des fenêtres éclairées. Une joie vite tempérée par la vue des nombreuses voitures garées devant le manoir -Mercedes, BMW, Audi, et même une Rolls-Royce...

Après la première déception, elle éclata de rire.

Eh bien ! Lui qui se prétend reclus et solitaire...

Ainsi, Jacques Saunière, apparemment beaucoup plus mondain qu'il ne le prétendait, profitait de l'absence de sa petite-fille pour recevoir au château. Et quels invités ! Il s'agissait visiblement de la meilleure société parisienne.

Dans sa hâte à le surprendre, elle s'était précipitée sur la porte d'entrée qu'elle avait trouvée fermée à clé. Elle frappa plusieurs fois, mais personne ne vint lui ouvrir. Intriguée, elle fit le tour du château et essaya la porte arrière, verrouillée elle aussi. Pas de réponse. Troublant.

Elle s'arrêta un moment pour tendre l'oreille. On n'entendait que la brise normande qui s'engouffrait dans la vallée.

Pas de bruits de voix.

Pas de musique.

Silence complet.

Elle marcha jusqu'au pignon, escalada un tas de bûches et pressa son visage sur la fenêtre du salon. C'était absurde.

Il n'y a personne, ici !

Toutes les pièces qu'elle voyait en enfilade étaient désertes.

Mais où sont tous ces gens ?

Le cœur battant, elle courut jusqu'au bûcher pour y chercher la clé d'appoint que son grand-père y gardait sous une grosse boîte d'allumettes. Elle revint vers la porte d'entrée, l'ouvrit et pénétra dans le vestibule, éclairé et désert. Le système d'alarme se mit à clignoter, ce qui signifiait qu'elle avait dix

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secondes pour taper le code au compteur près de la porte et le désactiver.

Pourquoi a-t-il branché l'alarme s'il a des invités ?

Elle s'empressa de saisir les chiffres du code.

Il n'y avait personne au rez-de-chaussée. À l'étage non plus.

Elle redescendit au salon, de plus en plus perplexe.

C'est alors qu'elle entendit quelque chose.

Des voix étouffées. Qui semblaient venir de sous le plancher. C'étaient des voix, qui chantaient... ou plutôt qui scandaient une sorte de mélopée. Elle eut soudain peur.

D'autant qu'à sa connaissance le château n'avait pas de sous-sol.

En tout cas, je ne l'ai jamais vu.

Elle balaya la pièce du regard et remarqua la seule chose qui n'était pas à sa place habituelle : l'antiquité préférée de son grand-père - une grande tapisserie d'Aubusson, qui couvrait la moitié du mur est, à gauche de la cheminée, avait été tirée sur le côté de sa tringle de cuivre, dégageant le lambris derrière elle.

Sophie fit quelques pas vers le mur. Le bruit de voix augmenta.

Elle y colla son oreille. C'était bien un chant, dont elle ne distinguait pas les paroles.

Il y a un espace vide derrière la cloison !

Elle passa la main le long des boiseries et tomba sur un clapet joliment ouvragé, de la largeur d'un doigt. Elle y glissa son index et tout le panneau coulissa sans bruit sur celui qu'il jouxtait. Les voix montaient du fond de la cavité obscure qui s'ouvrait derrière.

Elle s'introduisit dans l'ouverture et déboucha au sommet d'un petit escalier en spirale, en pierres grossièrement taillées, qu'elle descendit prudemment.

L'air fraîchissait et les voix se faisaient plus distinctes à chaque marche... des timbres masculins et féminins... Elle aperçut, en bas, un petit carré de roche grise, illuminé par une lumière orange vacillante comme celle d'un feu de bois.

Retenant son souffle, elle posa les deux pieds sur la dernière marche, s'accroupit dans l'ombre et mit plusieurs secondes à appréhender ce qu'elle voyait.

L'escalier débouchait sur une grotte creusée à même la pierre. Le seul éclairage provenait de torches accrochées aux

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parois. Une trentaine de personnes formaient un large cercle autour du sol en terre battue.

Je rêve, se dit Sophie.

Ils avaient tous le visage masqué. Les femmes portaient de longues robes de mousseline blanche, d'où dépassaient les pointes de souliers dorés. Leurs masques étaient blancs et elles tenaient à deux mains une sphère dorée contre la poitrine. Les hommes étaient vêtus de longues tuniques noires et de masques assortis. On aurait dit les pièces d'un échiquier géant. Hommes et femmes se balançaient d’avant en arrière, en scandant des paroles incompréhensibles, la tête baissée en signe de vénération vers le centre de leur cercle... vers quelque chose, par terre, que Sophie ne voyait pas.

La mélopée s'amplifia, accéléra. Plus fort, comme une clameur assourdissante. Encore plus vite. Soudain, les participants avancèrent et s'agenouillèrent, dévoilant aux yeux écarquillés de Sophie la vision d'horreur qui n'avait cessé de la poursuivre depuis. Saisie de nausée, elle remonta en chancelant les marches de l'escalier, referma la cloison comme elle l'avait ouverte, et s'enfuit en courant jusqu'à sa voiture. Elle roula jusqu'à Paris à toute vitesse, hébétée, en larmes, brisée.

Sa vie s'était défaite ce soir-là, disloquée par le chagrin, la déception, la trahison. Elle avait

rassemblé ses affaires au petit matin et quitté l'appartement pour toujours, en laissant un mot sur la table de la salle à manger :


J'AI TOUT VU.

N'ESSAIE PAS DE ME RETROUVER

Elle avait posé la clé de secours sur la feuille de papier.

— Sophie ! Arrêtez ! cria Langdon ! Stop ! Émergeant de ses souvenirs, Sophie pila net.

— Quoi, que se passe-t-il ?

Langdon tendit le doigt vers le pare-brise. À moins de vingt mètres devant eux, l'entrée de l'avenue était bloquée par deux voitures de la PJ garées en travers de la chaussée. Ils ont bouclé l'avenue Gabriel !

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— J'ai bien peur que ce ne soit fichu pour l'ambassade, fit Langdon avec un soupir las.

Debout devant leurs véhicules, deux enquêteurs de la PJ

avaient les yeux rivés sur la petite Smart qui venait de s'arrêter brutalement.

Allez, Sophie, fais demi-tour très lentement.

Elle passa la marche arrière et opéra un habile demi-tour.

Avant d'avoir quitté l'avenue, elle entendit des pneus crisser et les sirènes se déclencher.

Maudissant ses collègues, Sophie appuya sur l'accélérateur.

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Sophie tourna brutalement à droite et s'engagea dans l'avenue des Champs-Elysées.

S'agrippant à son siège, Langdon se retourna pour voir s'ils étaient suivis, regrettant soudain de s'être enfui du Louvre.

Mais ce n'est pas toi, se dit-il. C'est Sophie qui a pris la décision, en jetant le mouchard GPS par la fenêtre des toilettes.

Ses chances d'échapper à la police fondaient à vue d'œil. La jeune femme avait peut-être réussi à semer les hommes de la PJ

cette fois-ci, mais Fache ne tarderait pas à retrouver leur trace.

Sophie fouilla dans la poche de son survêtement et tendit à Langdon la petite clé au bout de sa chaîne.

— Tenez, voilà ce qu'il m'a laissé derrière la Vierge aux rochers. Vous feriez mieux de l'étudier de près.

Il alluma le plafonnier et se concentra sur l'examen de la petite clé cruciforme. Il eut d'abord l'impression de tenir dans ses mains un pieu funéraire, une version miniature des stèles que l'on trouvait dans certains cimetières. Il constata alors que la croix était suivie d'une tige prismatique, à section triangulaire. Des dizaines de petites taches noires en parsemaient les trois côtés, de façon apparemment aléatoire.

— C'est une clé découpée au laser, expliquai Sophie. Les petits points en forme d'hexagone sont lus par un œil électronique.

Une clé ? Il n'en avait jamais vu de semblable.

Sur l'envers de la croix, les deux lettres PS apparaissaient en relief, au cœur d'une fleur de lys stylisée.

— C'est exactement le sceau dont je vous ai parlé !

L'emblème du Prieuré de Sion.

— Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, j'ai déjà vu cette clé quand j'étais petite, mais grand-père m'a demandé de ne jamais en parler.

Langdon avait les yeux rivés sur cette curieuse synthèse de symboles anciens et de technologie ultramoderne.

— Il m'a dit qu'elle ouvrait sa boîte à secrets...

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Il frémit à l'idée des secrets que quelqu'un comme Jacques Saunière pouvait garder si jalousement. Et quel usage une confrérie antique pouvait bien faire de cette clé futuriste ?

s'interrogeait Langdon. Le Prieuré de Sion ne devait son existence qu'à la protection d'une révélation immémoriale d'une immense importance. Cette clé a-t-elle un rapport avec ce secret ? Cette seule pensée lui donnait le vertige.

— Avez-vous une idée de ce qu'elle ouvre? demanda-t-il.

Sophie eut l'air déçue.

— J'espérais que vous le sauriez...

Langdon garda le silence. Il tournait et retournait la clé entre ses doigts.

— On dirait une croix de baptême, suggéra-t-elle.

Rien n'était moins sûr. La croix grecque, à quatre bras égaux, avait précédé le christianisme de mille cinq cents ans, et n'avait rien à voir avec l'instrument de torture à longue tige mis au point par les Romains, sur lequel Jésus avait été crucifié, et qu'on appelait croix latine. Langdon était toujours étonné de constater combien rares étaient les chrétiens qui en regardant leur crucifix réalisaient que l'histoire violente de leur emblème se traduisait dans son nom : croix et crucifix viennent du latin cruciare, torturer.

— La seule chose que je puisse vous affirmer, reprit Langdon, c'est que toutes les croix à quatre bras égaux sont pacifiques. Leur forme symétrique les rendrait d'ailleurs impropres à la crucifixion. L'équilibre des deux éléments, l'horizontal et le vertical, symbolise plutôt l'harmonie de l'union naturelle entre l'homme et la femme, une idée qui serait parfaitement en accord avec la philosophie du Prieuré de Sion.

— En fait, vous n'avez aucune idée..., glissa-t-elle d'un ton ironique.

— Pas la moindre...

— OK. Il faut sortir de l'avenue, répliqua-t-elle, un œil sur le rétroviseur. On va essayer de se garer dans un coin tranquille pour faire le point.

Langdon songea avec nostalgie à sa confortable chambre du Ritz. Une option manifestement irréaliste.

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— Et si je demandais asile à mes amis de l'Université américaine ? J'ai leur adresse quelque part dans ma veste...

— Non, c'est trop évident. Fache va certainement battre le rappel complet...

— Mais vous, vous devez connaître des gens...

— Il va également fouiller à fond mon agenda, mon carnet d'adresses et mon répertoire de courrier électronique. Faire parler mes collègues. On ne peut pas non plus aller à l'hôtel... Ils nous retrouveraient trop facilement.

Langdon se répéta qu'il aurait peut-être mieux fait de se laisser arrêter par Fache au Louvre.

— Appelons l'ambassade. Je peux leur expliquer la situation, et ils enverront quelqu'un me chercher.

— Vous rêvez, mon pauvre Robert ? Dès qu'ils ont quitté leurs murs, les diplomates relèvent d'une juridiction française.

Ils seraient accusés d'aider un fugitif recherché par la police.

Impossible. Si vous les appelez maintenant, ils vous enjoindront de vous rendre à Fache pour limiter les dégâts. Tout en vous promettant, bien sûr, d'intervenir par la voie diplomatique pour faciliter votre défense. Combien d'argent liquide avez-vous sur vous ?

Langdon ouvrit son portefeuille et en vérifia le contenu.

— Une centaine de dollars, et une vingtaine d'euros.

— Des cartes bancaires ?

— Oui, bien sûr.

Ils arrivaient sur la majestueuse place Charles-de-Gaulle, le plus grand rond-point de France, dont les douze branches convergent en étoile sur l'Arc de triomphe, érigé par Napoléon à la gloire de son épopée militaire.

Sophie gardait les yeux fixés sur son rétroviseur.

— On les a semés ! soupira-t-elle. Pour le moment... Mais si nous restons dans cette voiture, ils ne tarderont pas à nous retrouver.

Il était clair qu'elle avait un plan.

Langdon se surprit à penser : II n'y a qu'à en voler une autre, maintenant que nous sommes des criminels...

— Que comptez-vous faire ? demanda-t-il.

— Faites-moi confiance.

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Jusqu'à présent, la confiance n'avait pas été vraiment payante, mais il n'avait guère le choix. Il releva la manche de sa veste pour regarder l'heure, sur le cadran Mickey Mouse de la montre que ses parents lui avaient offerte pour ses dix ans. Elle faisait parfois ouvrir des yeux ronds à son entourage, mais Langdon n'en avait jamais possédé d'autre. C'est par les dessins animés de Walt Disney qu'il avait découvert la magie de la forme et de la couleur, et ce petit objet était pour lui un rappel quotidien qu'il devait garder un cœur d'enfant.

2 h 51.

— Elle est amusante, votre montre, dit Sophie, qui amorçait le tour de la place.

— C'est une longue histoire, dit-il en rabaissant sa manche.

— J'imagine..., fit-elle avec un petit sourire.

Elle tourna à gauche dans l'avenue de Friedland, qu'elle descendit à toute allure ainsi que le boulevard Haussmann.

Lorsqu'ils passèrent devant l'église Saint-Augustin, Langdon devina quel était son but.

La gare Saint-Lazare.

La cour de Rome était pratiquement déserte. Deux taxis étaient garés derrière l'hôtel Concorde. Sophie fit le détour par la place du Havre et se gara derrière eux. Avant que Langdon ait eu le temps de s'informer sur ses intentions, elle descendit de voiture, et alla discuter avec le chauffeur du premier. Langdon la vit glisser une liasse de billets par la vitre entrouverte. Le taxi démarra en trombe.

Langdon avait rejoint Sophie sur le trottoir.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il en courant derrière elle.

Elle était déjà entrée dans la galerie marchande et se dirigeait vers l'escalator qui montait à la Salle des pas perdus.

— On va acheter deux billets pour le prochain train.

La petite échappée jusqu'à l'ambassade était devenue une fuite pure et simple de la capitale, que Langdon trouvait de moins en moins amusante.

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Au volant d'une insignifiante Fiat noire, le chauffeur qui était venu chercher Mgr Aringarosa à l'aéroport se remémorait la glorieuse époque où tous les véhicules du Vatican étaient de grosses limousines luxueuses, arborant des médaillons chromés sur leur calandre et des portières ornées des armoiries du Saint-Siège. Le bon vieux temps. Les voitures de la cité vaticane étaient aujourd'hui beaucoup moins ostentatoires et presque toutes banalisées. Le Vatican prétendait que cette économie était destinée à mieux répartir les crédits dans les diocèses du monde catholique, mais en prenant place dans la modeste berline, Aringarosa présuma qu'il s'agissait plutôt d'une mesure de sécurité. Le monde était devenu fou, et dans bien des régions d'Europe, afficher sa foi en Jésus-Christ revenait à peindre une cible sur la carrosserie.

Resserrant sa soutane noire, il s'installa sur la banquette arrière. Il se rendait à Castel Gandolfo, comme il l'avait fait cinq mois auparavant.

Ce voyage de l'an dernier... , soupira-t-il. La nuit la plus longue de toute ma vie.

La curie romaine l'avait appelé à New York pour lui demander de se présenter de toute urgence à Rome, sans lui fournir d'explication. « Vous trouverez votre billet à l'aéroport.

» Le Saint-Siège se donnait beaucoup de mal pour recouvrir d'un voile de mystère tout ce qui concernait les membres supérieurs de son clergé.

Aringarosa soupçonnait que cette convocation était due au souhait du Vatican de s'approprier l'un des récents symboles de puissance de l’Opus Dei - qui venait d'inaugurer son nouveau siège new-yorkais. Architectural Digest avait salué en cet édifice

« un flambeau du catholicisme, parfaitement intégré à son environnement moderne », et ces derniers temps, le Vatican désirait offrir de lui l'image la plus moderne possible.

Aringarosa ne pouvait qu'accepter l'invitation, même à contrecœur. Il avait très peu de sympathie pour l'administration papale actuelle du Saint-Siège et, comme tous les

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traditionalistes, il avait suivi avec une grande inquiétude, dès la première année, l'installation du pape fraîchement élu dans ses nouvelles fonctions. Un libéral comme Rome n'en avait jamais connu, Sa Sainteté devait son élection au conclave le plus insolite et le plus controversé de l'histoire du Vatican. Au lieu de manifester de l'humilité devant sa nomination inattendue, le nouveau pape n'avait pas perdu une seconde pour tirer profit de sa fonction suprême. Il avait encouragé l'inquiétant vent de libéralisme qui soufflait sur le collège des cardinaux et déclaré que sa mission consistait à « rajeunir la doctrine du Vatican et à moderniser le catholicisme à l'entrée du troisième millénaire ».

Pour Mgr Aringarosa, ces déclarations signifiaient clairement que le souverain pontife était assez arrogant pour croire qu'il pouvait réécrire les lois divines. Avec l'objectif illusoire de regagner l'adhésion des âmes qui s'étaient détachées d'un catholicisme qu'elles trouvaient inadapté au monde moderne.

Mgr Aringarosa n'avait cessé d'user de son influence -

confortée par la force de persuasion du copieux compte en banque de l’Opus Dei - pour persuader le Saint-Père qu'alléger les contraintes du Dogme n'était pas seulement une hérésie ou une lâcheté, mais aussi un véritable suicide politique. Il avait insisté sur le fiasco du concile de Vatican II, qui n'avait servi qu'à vider les églises, réduire les contributions au denier du culte, et tarir la source des vocations. On manquait de prêtres dans tous les diocèses du monde.

« Les croyants attendent de leur Église qu'elle les encadre et les dirige - pas qu'elle les cajole et cède à tous leurs caprices

», répétait-il inlassablement.

Le jour de sa convocation par le Saint-Siège cinq mois plus tôt, l'évêque espagnol avait été surpris de constater que son taxi ne se dirigeait pas vers le Vatican, mais qu'il contournait la capitale et s'engageait sur une route de montagne sinueuse.

— Où m'emmenez-vous ? avait-il demandé.

— À Castel Gandolfo. C'est là que vous êtes attendu, monseigneur.

La résidence d'été du pape ? Sans y être jamais allé, Aringarosa savait que la villa pontificale abritait aussi la Spécula

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Vaticana, l'observatoire d'astronomie du Vatican, qui passait pour l'un des plus sophistiqués d'Europe. Il n'avait jamais été très à l'aise avec les prétentions scientifiques de l'administration papale. Quels liens pouvait-il y avoir entre la science et la foi ?

On ne pouvait exercer la première avec objectivité si l'on était croyant. Et la seconde n'avait pas besoin d'une confirmation scientifique de ses croyances.

Il n'était toutefois pas fâché de faire connaissance avec ce haut lieu de l'histoire du catholicisme, dont on commençait d'ailleurs à distinguer les toits aux détours de la route en lacet, qui surplombait la vallée où s'étaient jadis affrontés les Horaces et les Curiaces. Avec ses murailles flanquées de tours carrées, Castel Gandolfo présentait un exemple impressionnant d'architecture défensive, adapté à sa situation au sommet d'une falaise. Mais le Vatican en avait malheureusement gâché l'imposante perspective par la construction des deux dômes d'aluminium de l'observatoire, qui faisaient figure de chapeaux melon d'opérette perchés sur une forteresse.

Lorsqu'il était descendu de voiture devant la porte d'entrée, un jeune jésuite s'était précipité pour l'accueillir.

— Bienvenue à Castel Gandolfo, monseigneur. Je suis le père Mangano, je suis astronome.

Grand bien vous fasse ! Aringarosa le suivit dans la majestueuse entrée, puis gravit le grand escalier de marbre, jusqu'à un premier palier, où une série de flèches indiquaient diverses salles de conférences et de lecture, ainsi que des services d'information touristique. Des photos de planètes et de constellations garnissaient les murs. L'évêque de l'Opus Dei fut navré de constater à nouveau que le Vatican, qui ne manquait pas une occasion de faillir à sa mission - fournir à ses fidèles des directives d'édification spirituelle strictes et cohérentes -, trouvait le temps de proposer des conférences d'astronomie aux touristes.

— Dites-moi, mon fils, il y a longtemps que le monde marche sur la tête dans cette maison ?

Le jeune prêtre le regarda avec stupéfaction.

— Pardon?

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Il n'insista pas. Le Vatican a perdu la tête. Comme ces pères lâches qui trouvent plus facile de

satisfaire tous les caprices de leurs enfants que de leur opposer fermement des valeurs fortes, l'Église ne cessait de s'aveulir. Elle s'égarait en tentant de se réinventer pour se soumettre aux diktats d'une civilisation à la dérive.

Au dernier étage, un large couloir, luxueusement décoré et meublé conduisait à une grande porte de chêne à double battant, rehaussée d'une rutilante plaque de cuivre : BIBLIOTECA ASTRONOMICA

La célèbre bibliothèque abritait plus de vingt-cinq mille volumes, dont des ouvrages anciens d'une inestimable valeur, signés Copernic, Galilée, Kepler, Newton et Secchi. C'était, paraît-il, l'endroit où les hauts responsables du Vatican, et le pape lui-même, donnaient les entretiens privés qu'ils préféraient soustraire à une publicité importune.

En approchant de cette porte, Mgr Aringarosa était loin de se douter de l'effarante nouvelle qui l'y attendait, ni de la suite d'événements catastrophiques qu'elle devait entraîner.

Une heure plus tard, il sortait en titubant de la bibliothèque, et ce n'est qu'au bas du grand escalier qu'il prit conscience de l'affreuse réalité.

Plus que six mois ! Que Dieu nous aide !

Assis à l'arrière de la Fiat, il s'aperçut qu'il serrait les poings au souvenir de cette épouvantable entrevue. Pour relaxer ses muscles, il se força à respirer calmement.

Tout ira bien, se dit-il.

Il attendait pourtant désespérément la sonnerie de son téléphone cellulaire.

Comment se fait-il que le Maître ne m'ait pas encore appelé

? À l'heure qu'il est, Silas devrait avoir trouvé la clé de voûte.

Il tenta de se concentrer sur la grosse améthyste qui ornait sa bague ; palpant les reliefs de la gravure et les facettes des diamants, il se répétait que le pouvoir qu'elle symbolisait n'était rien au regard de celui qui serait bientôt le sien.

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Le hall de Saint-Lazare ressemblait pour Langdon à celui de toutes les gares d'Europe au milieu de la nuit. Une caverne ouverte aux vents, et qui abritait toujours les mêmes personnages -SDF assis ou couchés par terre derrière leur abri de carton, jeunes en transit, les yeux cernés, réfugiés dans la musique de leurs baladeurs MP3, employés de nuit vaquant à leurs occupations, une cigarette aux lèvres.

Sophie leva les yeux vers le panneau des départs, qu'on était en train d'actualiser. Une fois tous les caractères noirs immobilisés, Langdon regarda le haut de la liste.

Caen, 5 h 38.

— C'est bien tard, fit Sophie, mais il faudra s'en contenter.

Elle l'entraîna vers une billetterie automatique.

— Vous allez nous acheter deux billets, avec votre carte bancaire.

— Mais je croyais que la police pouvait retrouver la trace des paiements...

— Justement.

Langdon avait renoncé à suivre les raisonnements de Sophie Neveu... Il lui tendit donc sa carte sans broncher, et lui récita avec la même docilité les chiffres de son code quand elle les lui demanda.

Elle ramassa les deux billets dans le bac du distributeur, passa son bras sous le sien et l'entraîna vers l'extrémité ouest de la gare, où un escalier redescendait vers la rue de Rome.

Garé contre le trottoir, un taxi leur faisait des appels de phares.

Sophie s'engouffra sur la banquette arrière et Langdon la suivit. Dès que le chauffeur eut amorcé la côte de la rue de Rome, Sophie déchira les deux billets de train.

Si je comprends bien, j'en suis pour mes soixante-dix dollars, soupira Langdon.

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C'est seulement alors qu'il se rendit compte qu'ils étaient vraiment en fuite. Le taxi s'arrêta au feu rouge du boulevard des Batignolles et Langdon n'eut que le temps d'apercevoir la silhouette illuminée du Sacré-Cœur. Une voiture de police les croisa, toutes sirènes hurlantes, et Sophie le força pratiquement à se coucher sur la banquette.

Les sirènes s'éloignèrent.

Langdon se rassit et profita de l'éclairage du carrefour pour examiner de près la petite clé dorée, y cherchant désespérément le poinçon d'un fabricant.

Sophie avait demandé au chauffeur de filer plein bord, et Langdon vit à son air soucieux qu'elle réfléchissait à la suite des opérations.

— Cela n'a pas de sens ! déclara-t-il enfin.

— Je ne vous le fais pas dire...

— Jacques Saunière ne se serait jamais donné autant de mal pour vous léguer cette clé si vous ne savez pas quoi en faire...

— Je suis bien d'accord avec vous.

— Vous êtes sûre qu'il n'y avait aucune inscription derrière le tableau ?

— Absolument. J'ai vérifié scrupuleusement.

Langdon se replongea dans son observation. Il passa un doigt sur le pan triangulaire non gravé, et rapprocha la clé de ses yeux.

— J'ai l'impression qu'elle a été nettoyée récemment...

— À quoi voyez-vous cela ?

— Elle sent l'alcool à 90°.

— Pardon?

Il la renifla de plus près.

— L'odeur est plus forte sur l'autre face. Elle a été frottée...

Attendez !

Il demanda au chauffeur d'allumer le plafonnier et se pencha pour la regarder sous la lumière.

— Vous l'avez bien regardée avant de la mettre dans votre poche ?

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— Non, je n'avais pas le temps...

— Vous avez toujours votre torche à lumière noire ?

Elle la sortit, l'alluma et braqua le rayon sur le dos de la clé que Langdon lui tendait.

Les lettres pourpres apparurent immédiatement griffonnées à la hâte mais parfaitement lisibles.

— Eh bien maintenant, nous savons d'où venait cette odeur d'alcool, fit Langdon souriant.

Sophie regarda étonnée les lettres pourpres au dos de la clé

:

24, rue de Longchamp

— Il m'a laissé l'adresse ! s'écria Sophie

— Où est-ce ? s'informa Langdon. Sophie se pencha vers le chauffeur.

— Vous connaissez la rue de Longchamp? s'enquit-elle.

L'homme hocha la tête.

— C'est dans le XVI . Elle donne dans l'avenue Kléber. C'est là que vous voulez aller ?

— S'il vous plaît, au numéro 24.

— OK.

Le chauffeur s'engagea à gauche sur le boulevard des Batignolles.

Sophie se demandait ce qu'ils pourraient bien trouver à cette adresse. Une église ? Le siège secret du Prieuré de Sion ?

Le souvenir du rituel auquel elle avait assisté dix ans plus tôt lui revint en mémoire, et elle poussa un long soupir.

— Robert, j'ai encore des choses à vous raconter... Mais je voudrais d'abord que vous me disiez tout ce que vous savez sur ce Prieuré de Sion.

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Écumant de rage devant la porte de la Salle des États, le commissaire Fache écoutait le pauvre Grouard lui raconter comment Langdon et Sophie l'avaient désarmé. Mais pourquoi ne pas avoir tiré sur elle à travers ce fichu tableau ?

L'inspecteur Collet arriva en courant du bureau de Saunière.

— Commissaire, j'ai du nouveau ! On a localisé la voiture de Sophie Neveu.

— Elle est arrivée à l'ambassade ?

— Non. Ils sont allés à Saint-Lazare, et ils ont acheté deux billets pour Caen. Un train qui part dans deux heures... Mais on les a perdus de vue.

— C'est probablement un leurre. Alertez quand même le commissariat central de Caen, pour qu'ils envoient une équipe à l'arrivée du train. Prévenez aussi toutes les autres gares situées sur le parcours. Lancez une patrouille autour de Saint-Lazare, au cas où ils ficheraient le camp à pied... Où est sa voiture ?

— Derrière l'hôtel Concorde, dans la rangée des taxis.

— Interrogez les chauffeurs, et contactez les sociétés de taxi avec la description de Langdon et Neveu. Laissez la voiture où elle est. Et mettez des hommes en civil dans le coin, au cas où elle viendrait la reprendre. Moi, j'appelle Interpol.

— Ah bon?

Fache se serait bien passé de cette fâcheuse publicité, mais il n'avait pas le choix.

Resserrer le filet, le plus vite possible.

Pour des fugitifs, c'est la première heure qui est décisive. Ils se trouvent toujours confrontés aux trois mêmes problèmes : argent liquide, logement et déplacement. Et seul Interpol a les moyens de les priver en un clin d'œil de ces trois atouts. Quand ils se sentent coincés, les fuyards commettent souvent de grossières erreurs. Ils volent une voiture, braquent le caissier d'un magasin, se servent de leur carte de crédit... et finissent par se jeter dans la gueule du loup.

— On n'arrête que Langdon, n'est-ce pas, commissaire ?

Sophie Neveu fait partie de la maison...

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— Non, non ! Elle aussi, bien sûr. À quoi ça servira de coincer Langdon, si elle continue à travailler pour lui ? J'ai bien l'intention de fouiller tout le dossier de cette fille - ses amis, sa famille, ses contacts - tous les gens à qui elle pourrait demander de l'aide. Je ne sais pas si elle se rend compte de ce qu'elle est en train de faire, mais ses conneries vont certainement lui coûter sa carrière, voire plus...

— Et moi, qu'est-ce que je fais ? Je reste au téléphone ?

— Non, vous filez à leurs trousses. Vous coordonnez les équipes de Saint-Lazare. Mais vous ne faites rien sans me contacter d'abord.

— Très bien, commissaire, dit Collet en s'éloignant.

Fache se sentait de plus en plus contracté. Dehors, par la fenêtre, on apercevait les reflets de la pyramide de verre scintillante dans les bassins balayés par le vent.

Ils m'ont filé entre les doigts.

Il tentait de se relaxer.

Même un flic expérimenté aurait eu besoin d'un sacré pot pour résister à la traque qu'Interpol allait lancer.

Une cryptographe et un prof ?

Ils ne tiendraient pas jusqu'à l'aube.

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37


Langdon rassemblait ses esprits pour répondre à la question de Sophie.

— Allez Robert, parlez-moi du Prieuré de Sion.

Il hocha docilement la tête, se demandant par où commencer. L'histoire de la Fraternité couvrait plus de neuf cents ans, une longue chronique de secrets, de chantages, de trahisons, de cruautés et de tortures, et même d'assassinats, ces derniers ordonnés par un pape et un roi de France exaspérés.

Adossée à la portière, Sophie avait les yeux rivés sur lui.

— C'est Godefroy de Bouillon qui a fondé le prieuré de Sion à Jérusalem, en 1099 - après la première croisade. Il aurait découvert un grave secret concernant sa famille, dissimulé depuis l'époque du Christ. Craignant que ce secret ne se perde à sa mort, il fonda à Jérusalem une société secrète, le Prieuré de Sion, chargée de le protéger et de le transmettre aux générations ultérieures. Pendant leur séjour dans la ville sainte, les chevaliers du Prieuré de Sion apprirent l'existence de documents secrets, enfouis sous les ruines de l'ancien Temple d'Hérode, qui lui-même avait été construit sur celles du Temple de Salomon. Le Prieuré était persuadé que ces documents évoquaient le secret de famille de son fondateur, une vérité tellement explosive que l'Église de Rome semblait prête à tout pour se les procurer.

Sophie esquissa une moue sceptique.

— Les membres du Prieuré se sont alors juré de ne pas quitter Jérusalem avant d'avoir exhumé ce documents, et de toujours les protéger par la suite, afin que le secret qu'ils contenaient ne disparaisse jamais. Pour parvenir à leurs fins, ils créèrent un ordre militaire chargé de la protection du site, un groupe de neuf chevaliers qu'ils baptisèrent ordre des Pauvres Chevaliers du Christ et du Temple de Salomon. On les appela ensuite chevaliers du Temple, puis, tout simplement, Templiers.

Sophie leva les yeux vers lui.

— Les Templiers, rien que ça !

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Langdon avait donné assez de conférences sur les Templiers pour savoir que tout le monde en avait au moins entendu parler.

Le sujet restait cependant teinté de mystère, les faits avérés s’y mêlant au folklore et au fabuleux, et la désinformation avait joué un tel rôle qu'il était pratiquement impossible de dégager une vérité historique irréfutable. Lui-même hésitait souvent à évoquer les chevaliers, par crainte de devoir s'engager dans le fatras des multiples théories de conspiration auxquelles leur histoire avait donné lieu...

— Vous dites que l'ordre des Templiers a été fondé par le Prieuré de Sion pour retrouver des documents secrets ? s'étonna Sophie. Je croyais qu'ils étaient destinés à la protection des Lieux saints…

— C'est une méprise très répandue. La protection du Temple et des pèlerins n'était qu'une couverture pour leur mission secrète. Le véritable objectif était de retrouver les fameux documents ensevelis dans les ruines du Temple de Jérusalem.

— Et ils les ont retrouvés ?

Langdon eut un sourire malicieux.

— Personne n'en est sûr. Mais certains historiens s'entendent à reconnaître qu'ils ont bien retrouvé quelque chose... qui les a rendus immensément riches et puissants.

Langdon résuma alors l'histoire officielle. Les templiers, qui se trouvaient déjà en Terre sainte de la deuxième croisade, déclarèrent au roi Baudouin II qu'ils étaient là pour protéger les pèlerins chrétiens et lui demandèrent l'autorisation d’établir leurs quartiers dans les écuries souterraines du Temple. Le roi de Jérusalem accéda à leur requête et ils s'installèrent dans les ruines.

— Cette curieuse exigence avait un objectif précis. Les chevaliers étaient convaincus que les documents recherchés par le Prieuré étaient enfouis sous les ruines du Temple - sous le saint des saints, le site sacré dévolu à Dieu lui-même. C'est le cœur de la foi juive. Pendant presque dix ans, les neuf Templiers fouillèrent le sous-sol dans une clandestinité absolue.

— Et vous dites qu'ils ont découvert quelque chose ?

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— En effet. Au bout de neuf années, ils avaient enfin tiré des ruines ce qu'ils appelèrent leur trésor. Ils le transportèrent jusqu'en Europe, où leur influence grandit soudainement.

Personne ne pouvait dire si les Templiers avaient exercé un chantage auprès du Vatican, ou si c'est Rome qui avait pris l'initiative d'acheter leur silence, mais le pape Innocent II publia, dès leur retour en Europe, une bulle sans précédent, qui accordait aux chevaliers du Temple des pouvoirs, illimités, les déclarant « leurs propres législateurs », et faisant d'eux une armée indépendante de tout royaume et de tout prélat.

Avec la carte blanche qu'il venait d'obtenir de Rome, l'ordre des Templiers se développa à une vitesse vertigineuse, en nombre et en puissance politique, amassant de vastes domaines dans plus de douze pays. Grâce à leur immense fortune, ils devinrent les créanciers de royaumes en faillite financière, auxquels ils imposèrent des taux d'intérêt, inventant ainsi le système bancaire, moderne. Ils étendirent encore leur fortune et leur influence.

Au début du XIV e siècle, le Vatican commença, à s'inquiéter de leur puissance et Clément V décida qu'il était temps d'agir. Avec la complicité du roi de France Philippe IV le Bel, le pape prépara un coup monté très ingénieux, destiné à écraser définitivement les Templiers et à s'emparer de leur trésor, que le Vatican avait tant intérêt à reléguer aux oubliettes.

Sa manœuvre militaire fut digne de la CIA. Clément V rédigea des ordres scellés, qui devaient être ouverts par ses affidés dans toute l'Europe le vendredi 13 octobre 1307.

À l'aube du jour J, les destinataires découvrirent l'effroyable contenu de la lettre papale. Clément V y déclarait que Dieu lui était apparu pour l'avertir que les Templiers étaient des hérétiques, adonnés au culte du diable, à l'homosexualité et la sodomie, la dégradation de la croix du Christ et autres comportements blasphématoires. Dieu avait demandé an pape de nettoyer la terre en arrêtant tous les chevaliers du Temple et en les torturant jusqu'à ce qu'ils avouent leurs crimes contre la foi. Le plan machiavélique se déroula avec une précision d'horlogerie. Ce jour-là, d'innombrables Templiers furent capturés et torturés sans pitié, avant d'être brûlés sur les

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bûchers réservés aux hérétiques. Le souvenir de ce terrible massacre est resté gravé dans bien des cultures occidentales, et c'est à lui qu'on doit la superstition du maléfique vendredi 13.

Sophie avait l'air troublée.

— Ils ont tous été supprimés ? s'étonna-t-elle. Je croyais qu'il en existait encore...

— C'est vrai, mais sous des appellations différentes. Malgré les fausses accusations de Clément V et sa tentative d'élimination, certains d'entre eux échappèrent à la purge. Le véritable objectif du Vatican était la capture du trésor qui les avait rendus si puissants, mais il ne parvint pas à s'en emparer.

Les documents étaient depuis longtemps confiés à la garde du Prieuré de Sion, qui les protégeait jalousement de la cupidité papale. Avant le massacre, la Fraternité les aurait embarqués à bord d'un bateau qui partit du port de La Rochelle.

— Et sa destination ?

— Cette information est demeurée le secret du Prieuré. Et comme ces documents ont été constamment - et sont encore -

l'objet de recherches et de spéculations, ils ont dû être déplacés plusieurs fois au cours des siècles. On pense qu'ils sont actuellement cachés quelque part en Grande-Bretagne. Depuis cette époque, le secret légendaire a continué à se transmettre au sein de la Fraternité sous le nom de Sang réal. Des centaines d'ouvrages ont été publiés sur le sujet. Dans toute l'histoire de l'humanité, peu de mystères ont suscité un tel intérêt chez les historiens.

— Sang réal ? Comme le mot « sang » en français, et «

sangre » en espagnol ?

Langdon hocha la tête. Le secret des Templiers était avant tout une affaire de sang, mais sans doute pas dans le sens où Sophie l'entendait.

— C'est une légende très complexe. Mais ce qui compte, c'est que le Prieuré de Sion prétend en détenir la preuve, et attend pour révéler la vérité le moment qui lui paraîtra approprié.

— Quelle vérité ? Quel secret peut avoir une telle importance ?

Langdon prit une longue respiration.

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— L'expression Sang réal est très ancienne. Elle a évolué au cours de l'histoire. Lorsque je vous dirai sa forme actuelle, vous vous rendrez compte que vous la connaissez. En fait, presque tout le monde en a entendu parler.

— Pas moi ! rétorqua Sophie d'un air sceptique.

— Détrompez-vous, Sophie, fit-il avec un sourire. Il vous est familier, mais sous un autre nom, « Saint-Graal ».

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Sophie scrutait le visage de Langdon.

Il plaisante.

— Le Saint-Graal ?

Langdon hocha la tête avec le plus grand sérieux.

— Exactement. Sangréal signifiait Sang royal, ou Sang sacré. On l'orthographiait aussi San Real, ou San Graal.

Déçue de ne pas avoir deviné d'elle-même cette évolution linguistique, Sophie restait sceptique sur la signification de ce fameux secret. Les explications de Langdon étaient encore obscures pour elle.

— Mais je croyais que le Graal était un calice. Et vous me dites que c'est une collection de documents qui révèlent un mystérieux secret !

— Ils n'en représentent qu'une partie, et ont été enterrés avec lui. Ce sont eux qui conféraient un tel pouvoir aux Templiers, parce qu'ils révélaient la nature véritable du Graal.

La nature véritable du Graal ? Sophie avait de plus en plus de mal à suivre.

— La vraie nature d'un vase sacré ?

Elle avait toujours cru que le Saint-Graal était le calice de vin consacré par Jésus la veille de sa mort, et dont Joseph d'Arimathie se serait servi pour recueillir le sang de ses plaies après la crucifixion. ..

— Mais, Robert, le Saint-Graal est la coupe du Christ. C'est aussi simple que cela...

— Sophie, dit Langdon en s'inclinant vers elle, pour le Prieuré de Sion, la légende du calice est allégorique. Elle symbolise la véritable force du Graal. Une puissance qui concorde parfaitement avec toutes les allusions que votre grand-père nous a laissées en mourant, et en particulier les références symboliques au Féminin sacré.

Bien qu'encore sceptique, Sophie devinait au sourire patient de Langdon qu'il comprenait son double. Mais son regard était sérieux.

— Si ce n'est pas une coupe, qu'est-ce que c'est ?

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Il avait vu venir la question, mais ne savait pas encore comment y répondre. S'il ne lui présentait pas la réponse dans son contexte historique, elle resterait aussi incrédule que Jonas Faukman, son éditeur, auquel il avait montré son manuscrit quelques mois auparavant.

— Comment ? C'est ça que votre bouquin cherche à prouver ? s'était-il écrié en posant son verre de vin devant son assiette de déjeuner énergétique. Vous n'êtes pas sérieux, Robert !

— Suffisamment pour y avoir consacré une année de recherches.

Faukman tirait nerveusement sur le bouc qui lui garnissait le menton. Il ne comptait plus ses surprises de lecteur au cours d'une longue et illustre carrière, mais celle-ci le laissait pantois.

— Ne le prenez pas mal, avait-il repris. J'aime énormément tout ce que vous faites, mon cher

Robert, et j'ai toujours publié vos œuvres avec enthousiasme. Mais si je laisse paraître une énormité pareille, les lecteurs viendront me séquestrer dans ce bureau. Et votre réputation sera complètement ruinée. Vous êtes professeur à l'université Harvard, que diable, pas un hurluberlu avide de dollars vite gagnés ! Je serais curieux de savoir où vous avez bien pu dénicher assez de preuves crédibles pour soutenir une théorie aussi farfelue.

Langdon avait tranquillement sorti de la poche de sa veste une feuille de papier qu'il avait tendue à Faukman avec un sourire amusé. C'était une bibliographie de plus de cinquante ouvrages d'historiens, récents et anciens - dont un bon nombre de best-sellers. Tous ces auteurs avançaient la même hypothèse que Langdon. En la parcourant, Faukman donnait l'impression de découvrir que la Terre était en réalité plate.

Mais certains de ces écrivains sont des historiens réputés...

— Ce qui prouve, mon cher Jonas, que ce n'est moi qui ai inventé cette théorie... Elle existe depuis très longtemps, je me contente de la développer. Personne n'a jamais encore étudié la légende du Graal sous l'angle symbolique. Les pièces iconographiques que j'ai l'intention de fournir à l'appui de ma thèse sont, je dois dire, assez convaincantes.

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— Il y a même Teabing, l'historien de la Couronne britannique..., continua Faukman.

— Il a effectivement consacré plusieurs années de sa carrière à l'étude du Saint-Graal. Je l'ai rencontré personnellement, et il est en grande partie à la source de ce nouveau travail. C'est un chrétien pratiquant, mon cher Jonas, comme tous les historiens de la liste...

— Vous êtes en train de me dire que ces spécialistes patentés croient...

Il avait avalé sa salive, comme incapable de prononcer un blasphème.

— Le Saint-Graal est le trésor le plus convoité de toute l'histoire de l'humanité. Il a engendré des légendes, provoqué des guerres, il a représenté pour certains la quête de toute une vie. Il paraît vraiment très peu probable qu'on se soit donné tout ce mal pour une coupe, fût-elle sacrée. Certaines reliques beaucoup plus précieuses, comme la couronne d'épines du Christ, le bois de sa Croix, ou le saint suaire, auraient dû susciter un intérêt beaucoup plus grand. Or ce n'est pas le cas.

Le Graal occupe une place à part, et maintenant vous savez pourquoi...

Faukman secouait obstinément la tête.

— Mais si autant de livres ont défendu cette théorie, comment se fait-il qu'elle ne soit pas plus connue ?

— Parce qu'on ne conteste pas aussi facilement une histoire officielle pluriséculaire, surtout quand elle est répandue par le plus grand best-seller de tous les temps...

Faukman écarquilla les yeux.

— Ne me dites pas que le véritable sujet de Harry Potter, c'est la quête du Graal !

— Je parlais de la Bible.

— Merci, je le savais, avait grimacé Faukman.

— Arrêtez ça ! cria Sophie.

Langdon avait sursauté quand la jeune fille s'était penchée brusquement vers le siège avant en criant. Il remarqua que le chauffeur s'était mis à parler dans le micro de sa radio, qu'il venait de décrocher. Sophie s'empara du pistolet qu'il avait

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fourré dans la poche de sa veste, et en braqua le canon sur le cou du chauffeur, lequel leva la main droite et lâcha le micro.

— Sophie ! Mais qu'est-ce qui vous prend ? protesta Langdon.

— Arrêtez-vous ! hurla-t-elle de plus belle.

Tremblant, le chauffeur obtempéra, stoppant le taxi.

C'est alors que Langdon entendit une voix métallique et hachée monter du tableau de bord «... qui s'appelle Sophie Neveu... et un Américain, du nom de Robert Langdon... »

Langdon sentit ses muscles se raidir. Ils nous ont retrouvés

! — Descendez ! ordonna Sophie. Tremblant de peur, le chauffeur, les deux mains au-dessus de la tête, sortit du taxi et fit quelques pas. Sophie avait baissé sa vitre pour le maintenir en joue.

— Prenez le volant, Robert ! ordonna-t-elle calmement.

C'est vous qui conduisez.

Pas question de discuter avec une femme flic qui brandit un pistolet. Langdon s'installa donc sur le siège du conducteur. Sur le trottoir, le chauffeur proféra des jurons bien sentis, les mains toujours au-dessus de la tête.

— J'espère que vous en avez assez de notre forêt magique...

Il hocha la tête. Plus qu'assez.

— Très bien, maintenant, sortez-nous de là !

Il jeta un coup d'œil aux commandes. La barbe ! pensa-t-il en constatant la présence d'un changement de vitesse et d'une pédale d'embrayage.

— Vous ne croyez pas que vous... ?

— Démarrez ! cria-t-elle.

Quelques prostituées traversaient la rue pour assister au spectacle. L'une d'entre elles sortit son téléphone portable.

Langdon appuya sur l'embrayage et enclencha ce qu'il espérait être la première. Puis il appuya sur l'accélérateur. Les pneus crissèrent et le taxi dérapa après un bond en avant, dispersant efficacement les demoiselles ameutées. La fille au portable trébucha contre le rebord du trottoir après avoir évité de justesse le taxi.

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— Doucement ! hurla Sophie, alors que le taxi faisait une nouvelle embardée. Qu'est-ce que vous faites?

— J'ai essayé de vous avertir ! cria Langdon en maltraitant de plus belle l'embrayage, je n'ai jamais conduit que des voitures automatiques...

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La chambre Spartiate de la rue La Bruyère avait dû être le théâtre de bien des souffrances, mais Silas était convaincu que rien ne pouvait égaler l'angoisse qui l'étreignait en ce moment.

J'ai été trompé, tout est perdu.

Les quatre frères lui avaient menti, préférant mourir que de révéler leur secret. Il ne se sentait pas le courage d'appeler le Maître. En plus des quatre membres de la Fraternité, il avait supprimé une religieuse à l'intérieur de Saint-Sulpice. Elle aussi travaillait contre Dieu. Elle méprisait l'oeuvre accomplie par l’Opus Dei !

Mais il avait agi sous le coup d'une impulsion irréfléchie et la mort de cette femme compliquait beaucoup les choses. C'est Mgr Aringarosa qui avait donné le coup de téléphone grâce auquel Silas avait pu pénétrer dans l'église Saint-Sulpice. Que penserait le curé en apprenant la mort de la sœur ?

Silas l'avait recouchée dans son lit, mais la blessure à la tête était bien visible. Il avait aussi tant bien que mal reconstitué la plaque de marbre, mais l'effraction était évidente. On saurait que quelqu'un était entré cette nuit dans l'église.

Il avait projeté de rester caché dans le foyer de la rue La Bruyère une fois sa mission accomplie. Mgr Aringarosa me protégera. Silas ne pouvait imaginer d'existence plus heureuse que la vie de méditation que lui offrait le centre de l'Opus Dei à New York. Il ne quitterait jamais l'immeuble de Lexington Avenue, où il trouverait tout ce qui lui était nécessaire. Je ne manquerai à personne. Malheureusement, Silas le savait, une personnalité de l'importance de Mgr Aringarosa ne pouvait pas disparaître aussi facilement.

Je l'ai mis en danger, pensait-il, son regard vide fixé sur le sol. Il songea au suicide. Après tout, c'est l'évêque qui l'avait fait renaître à la vie... dans ce petit presbytère espagnol. C'est lui qui l'avait instruit, qui avait donné un sens à son existence.

— Mon ami, lui avait dit un jour son bienfaiteur, tu es né albinos. Ne laisse pas les autres t'en faire honte. Ne comprends-tu pas que cela te rend spécial, unique ? Ne sais-tu pas que Noé

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était albinos ?

— Celui de l'Arche ?

Silas ignorait complètement ce détail. Aringarosa souriait.

— Lui-même. Il avait, comme toi, la peau blanche d'un ange. Penses-y. Et il a sauvé du déluge toutes les espèces vivantes. Tu es destiné à de grandes choses, mon fils. Le Seigneur t'a envoyé à moi pour te confier une mission. C'est ta vocation. Il a besoin de toi pour l'aider à accomplir son œuvre.

Avec le temps, Silas avait appris à se regarder différemment. Je suis blanc, beau et pur, comme un ange.

Mais cette nuit, dans sa petite cellule, c'était la voix déçue de son père naturel qui remontait du passé.

Tu es un désastre. Un fantôme...

Il s'agenouilla sur le plancher pour implorer le pardon. Puis, ôtant sa robe, il saisit d'une main la discipline.

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Se débrouillant tant bien que mal avec le changement de vitesse, Langdon avait réussi à parvenir au rond-point de la place des Ternes, en ne faisant caler le moteur que deux fois.

Mais le même message inlassablement débité par le central de la société de taxis jetait une ombre sur le comique de la situation :

« Voiture cinq-six-trois ? Où êtes-vous ? Répondez ! »

Langdon ravala sa fierté masculine et enfonça la pédale de frein.

— Je crois vraiment que vous feriez mieux de conduire, Sophie...

Elle eut l'air soulagée en s'installant au volant, et s'engagea en souplesse dans l'avenue de Wagram, qu'elle remonta à toute allure. Langdon jeta un rapide coup d'œil au compteur. Elle frôlait les cent kilomètres/heure en arrivant à l'Étoile.

— Le chauffeur disait que la rue de Longchamp coupe l'avenue Kléber. Le numéro 24 devrait être sur la gauche au carrefour.

Langdon ressortit la clé de sa poche. Elle pesait lourd dans le creux de sa main, autant pour la suite de leur chasse au trésor, que pour sa liberté à lui.

En racontant tout à l'heure à Sophie l'histoire des Templiers, il s'était rendu compte que cette clé possédait un lien plus subtil avec le Prieuré de Sion que les deux initiales qui y étaient gravées. La croix à quatre branches égales n'était pas seulement le symbole de l'équilibre et de l'harmonie, c'était aussi celle que portaient les chevaliers du Temple. Leurs tuniques blanches ornées d'une grande croix rouge étaient représentées sur d'innombrables tableaux et gravures. Les branches en étaient certes évasées aux extrémités, mais elles étaient bien de même longueur.

Une croix carrée. Comme sur cette clé.

Son imagination se mit à battre la campagne à la perspective de ce qu'ils allaient découvrir. Le Saint-Graal. À

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cette idée absurde, il eut peine à retenir un éclat de rire. Le Graal était censé reposer en Angleterre, enterré depuis au moins le début du XVI e siècle dans la crypte de l'une des nombreuses églises du Temple.

L'époque du Grand Maître Leonardo Da Vinci.

Depuis que les documents du Graal avaient été rapatriés de Jérusalem en Europe, le Prieuré de Sion avait été contraint de les déplacer plusieurs fois au cours des siècles. Les historiens estimaient à six le nombre de ses cachettes successives. Le dernier témoignage datait de 1447, après un incendie qui avait failli détruire les précieux documents. On avait transporté le trésor in extremis dans quatre énormes coffres, portés chacun par six hommes. Après cette date, personne n'avait plus jamais prétendu l'avoir vu. Des rumeurs circulaient régulièrement, selon lesquelles le Saint-Graal serait caché en Grande-Bretagne, patrie du roi Arthur et des chevaliers de la Table ronde.

Quoi qu'il en soit, pensait Langdon, deux faits subsistent : 1. Leonardo Da Vinci savait où se trouvait le Graal de son vivant.

2. La cachette n'a probablement pas changé depuis.

D'où l'intérêt de tous les passionnés de la légende pour l'œuvre du grand génie italien, dans laquelle ils espéraient trouver des indices sur l'emplacement du Graal. Certains prétendaient que le décor de la Vierge aux rochers évoquait la topographie d'une série de collines écossaises truffées de cavernes troglodytiques. D'autres croyaient lire un code dans la curieuse disposition des apôtres de part et d'autre de Jésus, dans la Cène de Milan. Selon d'autres encore, la radiographie aux rayons X révélait que Mona Lisa portait, caché sous quelques glacis, un pendentif en lapis-lazuli représentant la déesse Isis. Langdon ne comprenait d'ailleurs pas très bien le lien entre ce bijou et le trésor des Templiers, mais il constatait que les mordus du Graal continuaient à discuter inlassablement de cette question sur Internet.

Les mystères ont toujours des fans.

Et les énigmes continuaient de surgir. La plus récente avait été soulevée par une découverte stupéfiante : la célèbre Adoration des Mages de Leonardo Da Vinci cachait sous ses

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couches de peinture un étrange secret. Un scientifique italien spécialisé dans l'analyse picturale,

Maurizio Seracini, avait découvert une vérité dérangeante, que le New York Times avait révélée dans un article intitulé « Le Maquillage de Leonardo Da Vinci ».

Seracini affirmait que, si Leonardo Da Vinci était bien l'auteur de l'esquisse au crayon gris-vert qui servait de base au tableau, ce n'était pas lui qui l'avait peint, mais un artiste anonyme qui avait « colorié » le dessin du maître plusieurs années après sa mort. Plus troublant encore était ce qu'on disait avoir découvert sous la peinture. Des photos prises aux infrarouges et aux rayons X laissaient supposer que cet imposteur avait pris de nombreuses libertés avec le croquis original... comme pour détourner les intentions du maître. Quoi qu'il en soit, le dessin original n'avait jamais été montré au public. Les conservateurs du musée des Offices avaient relégué le tableau dans un entrepôt situé de l'autre côté de la rue, et accroché à sa place une pancarte d'excuses :


CE TABLEAU SUBIT ACTUELLEMENT

UN DIAGNOSTIC EN VUE DE SA RESTAURATION


Dans le monde à part des adeptes du Graal, l'œuvre de Leonardo Da Vinci restait le mystère le plus captivant. Ses œuvres semblaient prêtes à révéler un secret, lequel se cachait peut-être sous une couche de peinture, à moins qu'il ne soit perceptible à l'œil nu, mais alors codé... si tant est qu'il y eût un secret. Peut-être la pléthore d'allusions excitantes dont son œuvre fourmillait n'était-elle après tout qu'une promesse vaine destinée à frustrer les curieux, d'où le sourire entendu de sa Joconde.

Ils contournaient l'Arc de triomphe quand Sophie tira Langdon de sa rêverie :

— Vous croyez que cette petite clé pourrait être celle de la cachette du Graal ?

Il éclata d'un rire forcé.

— Ça me paraît incroyable. D'autant qu'on raconte qu'il se trouve en Grande-Bretagne...

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Il lui résuma rapidement ce qu'il savait sur les déménagements successifs des documents du Prieuré.

— Et pourtant, ce serait la seule explication rationnelle au message de mon grand-père. Il m'a légué une clé gravée aux armes du Prieuré de Sion, dont vous me dites que les membres sont depuis l'origine les gardiens du Saint-Graal. Une clé qu'il a toujours jalousement cachée...

Le raisonnement de Sophie était en effet logique, mais, par intuition, Langdon refusait d'y adhérer. La tradition disait bien que le Prieuré s'était juré un jour de rapporter son trésor sur la terre de France, mais rien ne permettait de supposer que ce rapatriement avait eu lieu. Et cette adresse en plein Paris semblait un bien curieux sanctuaire...

— À dire vrai, je ne vois pas de lien entre cette clé et le Graal.

— Parce qu'il est censé se trouver en Angleterre ?

— Pas seulement. Son emplacement est le secret le mieux gardé de l'Histoire. Les membres du Prieuré doivent faire leurs preuves pendant plusieurs dizaines d'années avant d'accéder aux échelons supérieurs de la hiérarchie, et d'être mis dans la confidence. Le secret est protégé par un système compliqué de cloisonnement de l'information, et même si le Prieuré compte de nombreux membres, seuls quatre d'entre eux connaissent la cachette : le Grand Maître et ses trois sénéchaux. Il n'y a qu'une très mince probabilité pour que Jacques Saunière ait été l'un d'eux...

Il en était, pensa Sophie en appuyant sur l'accélérateur. Une image gravée dans sa mémoire prouvait formellement la position qu'occupait son grand-père dans la société secrète.

— Et quand bien même il en aurait été l'un des dirigeants, continua Langdon, il n'aurait pas été autorisé à communiquer ce secret à un étranger. Le Prieuré ne laisse jamais un profane pénétrer dans le cercle restreint des initiés.

Si, moi, au moins une fois.

Elle se demandait si c'était le moment de parler à Langdon de la scène à laquelle elle avait assisté dans le sous-sol du château normand. Depuis dix ans maintenant, ce souvenir lui inspirait une telle honte qu'elle n'en avait jamais parlé à

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personne. Elle frémit à sa seule évocation. Des sirènes se firent entendre au loin et elle se sentit soudain envahie d'une grande lassitude.

Ils descendaient l'avenue Kléber.

— Voilà la rue de Longchamp, cria Langdon, qui n'arrivait plus à contenir son excitation.

Elle bifurqua sur la gauche.

— Surveillez les numéros pendant que je cherche à me garer, dit-elle. On y est bientôt.

Le numéro 24, se disait Langdon, en se rendant compte qu'il levait instinctivement les yeux à la recherche d'un clocher d'église. Ne sois pas ridicule, Robert. Une église des Templiers oubliée dans ce quartier ?

— Voilà ! s'exclama Sophie.

Il suivit son regard. C'était un bâtiment moderne, une citadelle trapue et anguleuse, dont le haut de la façade était décoré d'une unique croix grecque en tubes de néon rouge, surmontant l'inscription :


BANQUE ZURICHOISE DE DÉPÔT

Langdon fut soulagé de ne pas avoir mentionné son hypothèse. L'une des déformations professionnelles des spécialistes de symboles était de chercher un sens caché dans des situations qui n'en renfermaient pas. Il avait oublié que la croix aux quatre branches égales avait été adoptée par la Suisse pour orner son drapeau.

Cela faisait au moins un mystère de résolu.

Lui et Sophie détenaient la clé d'un coffre à numéro.

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En descendant de la Fiat arrêtée devant l'entrée de Castel Gandolfo, Mgr Aringarosa fut surpris par un courant d'air ascendant qui balayait le haut de la falaise. J'aurais dû mieux me couvrir, pensa-t-il en luttant contre les frissons. Le moindre signe de faiblesse ou d'appréhension était ce soir à éviter.

Le château était plongé dans l'obscurité, sauf quelques fenêtres éclairées au dernier étage. La bibliothèque. Il courba la tête dans le vent sans même jeter un coup d'œil aux dômes de l'observatoire.

Le même petit jésuite l'accueillit à la porte. Il avait l'air endormi et se montra nettement moins aimable que lors de la précédente visite de l'évêque.

— Nous commencions à nous demander ce qui vous était arrivé, dit-il en regardant sa montre d'un air plus ennuyé que véritablement inquiet.

— Je suis désolé, les avions sont de moins en moins fiables...

Le prêtre marmonna quelques mots inaudibles, avant d'ajouter :

— Ils vous attendent là-haut. Je vais vous accompagner.

La bibliothèque était une vaste pièce carrée, entièrement recouverte de boiseries, plafond compris. Sur tous les murs, d'imposants rayonnages débordaient de livres. Le sol dallé de marbre ambré avec sa frise de carreaux de basalte noir témoignait de la splendeur passée du palais.

Une voix grave résonna depuis le fond de la pièce:

— Bonsoir, monseigneur !

Aringarosa essaya de localiser la personne qui parlait, mais l'éclairage était ridiculement faible, comparé à l'illumination qui avait accueilli sa première visite. L'heure de la sombre vérité.

Ces messieurs étaient tapis dans l'ombre, comme s'ils avaient honte de leur mission.

Il s'avança d'un pas lent, presque royal et distingua les silhouettes de trois hommes, assis derrière une longue table qui

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occupait le fond de la pièce. Il reconnut au centre l'obèse secretarius vaticana, le grand responsable des affaires juridiques, flanqué de deux cardinaux italiens de la curie, et se dirigea vers eux.

— Je vous présente mes humbles excuses pour mon arrivée tardive... la différence de fuseaux horaires... vous devez être fatigués.

— Pas du tout, dit le secrétaire, les mains croisées sur son énorme ventre. C'est nous qui vous remercions d'être venu de si loin. Le moins que nous puissions faire était de rester éveillés.

Pouvons-nous vous offrir une tasse de café ?

— Je préfère éviter toute perte de temps. J'ai un avion à prendre. Si nous passions tout de suite à ce qui nous occupe ?

— Bien sûr. Vous avez été plus rapide que nous le pensions...

— Vraiment ?

— Vous aviez encore un mois devant vous...

— Votre avertissement date d'il y a cinq mois. Pourquoi attendre ?

— Certes. Nous sommes enchantés de votre diligence.

Le regard d'Aringarosa parcourut toute la longueur de la table avant de se poser sur un gros attaché-case noir.

— Je pense qu'il s'agit de ce que j'ai demandé ?

— Exactement.

Le prélat avait l'air mal à l'aise.

— Nous sommes toutefois quelque peu inquiets. Il nous semble que c'est très...

— Dangereux, finit l'un des cardinaux. Êtes-vous certain que nous ne pouvons pas vous adresser un virement quelque part ? Il s'agit d'une somme exorbitante.

La liberté se paie.

— Je n'ai aucune crainte pour ma sécurité. Dieu veille sur moi. Les trois hommes avaient l'air d'en douter.

— Je pense que vous avez respecté ma demande...

Le secrétaire hocha la tête.

— Des titres au porteur sur la Banque du Vatican, négociables partout dans le monde.

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Aringarosa marcha jusqu'à la valise et l'ouvrit. Deux épaisses liasses de titres en occupaient tout l'espace, gravés du sceau de la Banque du Vatican, et de la mention PORTATORE.

Le gros dignitaire avait l'air tendu.

— Je dois vous dire, reprit-il, que nous aurions préféré vous régler en argent liquide...

Je serais bien incapable de transporter une telle somme en cash, pensa l'évêque en refermant la valise.

— Ces titres sont négociables en liquide, comme vous venez de me le dire.

Après avoir échangé avec ses acolytes un regard gêné, le secrétaire insista :

— Certes, mais leur origine est facilement identifiable...

C'est précisément pour cette raison que le Maître avait exigé ce mode de paiement. Comme une sorte d'assurance.

Désormais, nous sommes tous impliqués dans ce marché.

— La transaction est parfaitement légale, objecta Aringarosa. L'Opus Dei est une prélature du Vatican, et le Saint-Père est seul juge de la répartition des subsides de l'Église.

Le prélat se pencha sur la table :

— C'est certain... mais nous n'avons aucun moyen de savoir ce que vous avez l'intention d'en faire, et s'il s'agit d'opérations tant soit peu illégales...

— Étant donné ce que vous m'avez imposé, coupa-t-il, vous n'avez plus aucun droit de regard sur l'utilisation de cet argent...

Il y eut un long silence.

Ils savent que j'ai raison.

Ils ne peuvent rien contre moi.

— Et maintenant, je pense que vous avez un document à me faire signer ?

Ils frissonnèrent tous les trois sur leur chaise, trop heureux de le voir quitter les murs du palais. Le secrétaire général tendit avec empressement une feuille de papier.

Aringarosa la parcourut des yeux. Elle portait le sceau papal.

— Elle est identique au texte que vous m'avez envoyé ?

— Exactement.

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Surpris de ne ressentir aucune émotion en signant un reçu à l'en-tête du Saint-Siège, l'évêque crut entendre soupirer à l'unisson les trois prélats assis en face de lui.

— Merci, monseigneur, fît le secrétaire du Vatican.

L'Église n'oubliera jamais le service que vous lui avez rendu.

Aringarosa s'empara de la valise, soupesant le pouvoir tout neuf que son contenu lui promettait Les quatre hommes échangèrent un regard, comme s'il restait quelque chose à dire, mais rien ne vint. Aringarosa tourna les talons et se dirigea vers la porte. Lorsqu'il arriva sur le seuil, l'un des cardinaux le rappela :

— Monseigneur !

— Oui ?

— Quelle est votre prochaine étape ? L'évêque était bien conscient que la question portait plus sur son avenir spirituel que sur sa destination géographique, mais il jugeait le moment bien mal choisi pour aborder pareil sujet.

— Paris ! lança-t-il en sortant de la pièce.

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42


La Banque Zurichoise de Dépôt accueillait ses clients à comptes numérotés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, leur offrant toute la diversité de services des banques suisses modernes. Dans ses succursales de Zurich, Kuala Lumpur, New York et Paris, elle proposait, depuis quelques années, des comptes bloqués à code informatique et sauvegarde anonyme digitalisée.

La source essentielle de ses revenus provenait, et de très loin, du plus traditionnel de ses services - le Lager anonyme -

également connu sous le nom de coffre-fort personnel. Les clients désireux d'y déposer toutes sortes d'objets, qu'il s'agisse de titres boursiers ou de tableaux de valeur, pouvaient le faire sans donner leur nom, grâce à une série de systèmes de sécurité, à toute heure du jour et de la nuit.

Sophie stoppa le taxi devant la banque, pendant que Langdon contemplait la façade austère du bâtiment, se disant que l'humour et la fantaisie ne devaient guère régner à l'intérieur de cet énorme pavé d'acier brossé, rectiligne et sans aucune ouverture, posé en retrait de la rue, qu'éclairaient les cinq mètres de néon rouge dessinant une croix suisse sur sa façade.

La garantie d'anonymat qu'offraient les banques suisses était depuis longtemps un formidable aimant pour les capitaux du monde entier. Mais ce genre d'institution faisait l'objet de controverses dans la communauté artistique internationale, car elles fournissaient aux voleurs d’œuvres d'art un moyen rêvé de cacher leur butin, au besoin pendant des années, jusqu'à ce qu'ils estiment qu'il n'était plus dangereux de chercher à le négocier. Les coffres de ces banques, protégés de la curiosité policière par la loi, ne portaient pas de nom mais un numéro, ce qui garantissait aux malfaiteurs qu'on ne pourrait jamais retrouver leur trace.

Sophie avança la voiture jusqu'au grand portail qui fermait l'accès carrossé au sous-sol de la banque. Au sommet de la

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grille, une caméra vidéo était braquée sur eux, et Langdon eut l'impression très nette qu'elle n'était pas factice.

Sophie baissa sa vitre devant la borne électronique qui se présentait du côté conducteur. Un écran digital donnait des instructions en sept langues, en commençant par l'anglais.


INSÉREZ VOTRE CLÉ

Langdon lui tendit la petite clé dorée. Un orifice triangulaire s'ouvrait au-dessous de l'écran.

— Quelque chose me dit que c'est bon, fit Langdon.

Elle enfonça la tige entière dans l'orifice. Il était apparemment inutile de la tourner, car les deux battants de la grille s'ouvrirent immédiatement. Sophie lâcha la pédale du frein et avança jusqu'à un deuxième portail, flanqué d'une deuxième borne affichant les mêmes instructions. Derrière eux, la première grille se referma, donnant à Langdon la désagréable sensation d'être pris au piège.

Il lutta contre sa sensation d'enfermement. Espérons que la seconde porte s'ouvre aussi.


INSÉREZ VOTRE CLÉ

La grille s'ouvrit dès que Sophie eut inséré la clé. Quelques instants plus tard, ils pénétraient dans le sous-sol de l'édifice, par un garage relativement petit et mal éclairé, qui pouvait accueillir une dizaine de voitures. Au centre du parking, un tapis rouge posé à même le sol en ciment conduisait à une énorme porte apparemment blindée.

Le message est ambigu, pensa Langdon. Soyez les bienvenus, mais n'entrez pas.

Sophie gara le taxi près de l'entrée et éteignit le moteur.

— Vous devriez peut-être laisser le pistolet ici. Avec plaisir.

Il le glissa sous son siège.

Ils remontèrent le tapis rouge jusqu'à la porte en acier. Pas de poignée, mais un orifice semblable aux deux précédents, sans aucune instruction cette fois.

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— De quoi décourager les mauvais élèves..., souffla Langdon.

Sophie lâcha un petit rire nerveux.

— Allons-y ! fit-elle en insérant la tige de la clé.

Avec un léger bourdonnement, le panneau métallique s'ouvrit vers l'intérieur. Ils franchirent le seuil en échangeant un regard, et la porte se referma derrière eux.

Ils se trouvaient dans un hall d'entrée qui, contrairement aux boiseries ou aux marbres habituels dans les banques, était entièrement tapissé de panneaux d'acier brossé rivetés aux murs.

— J'aimerais connaître leur décorateur, souffla Langdon.

Sophie était visiblement impressionnée. Le sol, les comptoirs, les portes et même les chaises, tout était revêtu du même métal que les murs. Le message était clair : « Vous entrez dans un coffre-fort. »

Derrière l'un des comptoirs, était assis un homme de forte carrure. Il éteignit son poste de télévision en les voyant entrer et leur adressa un sourire plein d'amabilité.

— Bonsoir ! Que puis-je pour vous ? demanda-t-il, mêlant l'anglais et le français d'une voix douce et courtoise, mal assortie à ses puissants pectoraux.

L'accueil bilingue était visiblement un geste commercial volontaire, destiné à mettre tous les clients à l'aise dès leur arrivée.

Sans dire un mot, Sophie posa la clé sous son nez.

L'homme se redressa immédiatement sur son siège.

— Très bien, madame. L'ascenseur est au fond. Je préviens tout de suite que vous arrivez.

— Quel étage?

Il la dévisagea avec étonnement.

— C'est votre clé qui l'indique automatiquement à l'ascenseur.

— Ah oui ! s'excusa-t-elle en souriant.

Le gardien les suivit des yeux jusqu'à ce qu'ils soient entrés dans la cabine. Dès la fermeture de la porte, il s'empara du téléphone, mais pas pour prévenir de l'arrivée imminente de

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deux clients, l'insertion de la clé dans le dispositif d'appel de l'ascenseur ayant déjà envoyé automatiquement le signal adéquat.

Il appelait le chef de l'équipe de nuit. En attendant la communication, il ralluma son téléviseur, qui répéta l'information qu'il venait d'entendre, ce qui lui permit de revoir les deux visages concernés.

— Allô, oui?

— Nous avons un problème, chef.

— Que se passe-t-il ?

— La police est à la recherche de deux fugitifs.

— Et alors?

— Ils viennent de se présenter à l'accueil de la banque.

Après un rapide juron, le chef prit sa décision :

— OK. Je préviens M. Vernet immédiatement. Le garde raccrocha, et décrocha à nouveau.

Pour appeler Interpol.

À la surprise de Langdon, l'ascenseur se mit à descendre. À

quelle profondeur cette banque avait-elle enfoui ses coffres ?

Peu importait, il fut bien soulagé que la descente soit courte.

Un employé fort empressé les attendait debout au garde-à-vous derrière la porte de l'ascenseur. Plus tout jeune, un agréable sourire aux lèvres, vêtu d'un impeccable costume de flanelle grise, il avait l'air d'un banquier du siècle dernier échoué dans l'univers moderne de la haute technologie.

— Bonsoir ! Si Madame et Monsieur veulent bien me suivre...

Sans attendre la réponse, il s'engagea dans un long corridor aux parois d'acier brossé.

Langdon et Sophie lui emboîtèrent le pas, le long d'un labyrinthe de couloirs, où s'ouvraient des bureaux éclairés remplis d'ordinateurs allumés.

— C'est ici, fit le vieux banquier en s'effaçant derrière une porte qu'il poussa devant eux.

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Sophie et Langdon pénétrèrent dans un autre monde : un petit salon douillet au sol recouvert de tapis d'Orient, meubles de chêne et fauteuils capitonnés. Au centre, sur une grande table, les attendaient une bouteille de Perrier et deux verres de cristal, une cafetière fumante, deux tasses de porcelaine.

Accueil réglé comme une montre suisse, pensa Langdon.

— Il me semble que c'est la première fois que vous venez ici..., insinua le vieil employé.

Après une brève hésitation, Sophie hocha la tête.

— Cela arrive couramment, madame. Nos nouveaux clients ont souvent reçu leur clé à la suite d'une succession, et ne sont pas familiers de notre protocole. Vous pouvez rester ici aussi longtemps que vous le souhaitez, ajouta-t-il en indiquant les rafraîchissements.

— Vous disiez que vous recevez souvent des gens qui ont hérité de la clé d'un coffre ?

— Effectivement, madame. La vôtre correspond à un compte numéroté qui a pu être ouvert il y a déjà longtemps.

Pour les clés en or, le bail d'un coffre est d'au moins cinquante ans, payable d'avance. Nous suivons donc des familles sur plusieurs générations.

— Cinquante ans ? s'étonna Langdon.

— Au minimum, monsieur. Le bail peut être prolongé sur une bien plus longue période mais, à moins d'arrangements particuliers, si le compte est resté inactif pendant cinquante ans, le contenu du coffre est automatiquement détruit. Souhaitez-vous que je vous décrive le processus d'accès ?

— S'il vous plaît, souffla Sophie.

Il balaya la pièce du bras.

— Ce salon vous est réservé. Dès que je serai sorti, les portes se refermeront sur moi. Vous pourrez rester ici aussi longtemps que vous le désirez, et modifier éventuellement le contenu de votre coffre, qui entrera par là.

Il les conduisit jusqu'à une niche dans le mur du fond, qui ouvrait sur un petit tapis roulant, et qui était elle aussi surmontée de l'orifice triangulaire qui leur était devenu familier.

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Un écran électronique muni d'un clavier à chiffres complétait le dispositif.

— Dès que l'ordinateur aura analysé votre clé, vous taperez les chiffres de votre compte et celui-ci arrivera sur le tapis.

Lorsque vous aurez terminé, vous le replacerez dessus, et vous insérerez de nouveau votre clé. Tout le processus est automatisé, de manière à garantir votre intimité. Même le personnel de la banque ne doit pas y assister. Si vous avez le moindre problème, vous appuierez sur le bouton situé sur la table centrale.

Sophie allait poser une question quand la sonnerie du téléphone retentit.

— Excusez-moi, dit l'homme en décrochant.

— Oui ?

Il fronça les sourcils.

— Oui... Oui... D'accord.

Il raccrocha et leur dit avec un sourire gêné :

— Pardonnez-moi, mais je dois vous quitter. Faites comme chez vous, ajouta-t-il en se dirigeant vers une porte capitonnée au fond de la pièce.

— Une seule question, dit Sophie. Vous avez parlé d'un numéro de compte...

Le vieil homme s'arrêta sur le pas de la porte.

— Oui, bien sûr. Tous les comptes sont numérotés. Le client est le seul à connaître son numéro. La clé ne représente que la moitié de votre identification bancaire, pour éviter tout problème en cas de vol...

— Et que se passe-t-il si la personne dont j'ai hérité cette clé ne m'a pas communiqué son numéro ?

Alors, vous n'avez rien à faire ici ! pensa le vieil homme, en affichant un sourire imperturbable.

— Je vais voir ce que je peux faire... Si vous voulez bien patienter un instant...

Et il sortit, en les enfermant de l'extérieur.

Collet faisait le planton dans la Salle des pas perdus de Saint-Lazare quand son portable sonna dans sa poche.

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— Ici Fache. Je viens d'avoir un appel d'Interpol. Laissez tomber le train. Langdon et Neveu viennent de se présenter dans une banque suisse, au 24, rue de Longchamp. Allez-y tout de suite, et emmenez les autres avec vous.

— D'accord, chef. On a des tuyaux sur la signification du message de Saunière ?

— Non, mais si vous les arrêtez, je pourrai leur demander de vive voix, répliqua sèchement Fache.

— Compris, commissaire. J'y vais. Il raccrocha et appela ses hommes.

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43


André Vernet, directeur de la succursale parisienne de la Zurichoise de Dépôt, habitait un grand appartement au dernier étage de l'immeuble. Il n'en ressentait pas moins une certaine frustration, ayant toujours rêvé de l'île Saint-Louis, où il aurait pu frayer avec la véritable intelligentsia parisienne, et non pas avec les ennuyeux bourgeois du XVI e arrondissement.

Quand je serai à la retraite, se disait-il, j'aurai une cave remplie de vieux bordeaux, un Fragonard et peut-être aussi un Boucher, accrochés aux murs du salon, et je passerai mes journées chez les antiquaires et les bouquinistes de la rive gauche.

Réveillé six minutes et demie plus tôt par le téléphone, il remontait déjà à vive allure le couloir souterrain de la banque.

Vêtu d'un costume en laine et soie, impeccablement rasé et coiffé, il acheva de nouer sa cravate avant de se rafraîchir l'haleine à l'aide d'un vaporisateur mentholé. Sachant qu'il était souvent appelé à s'occuper au pied levé de clients internationaux provenant de différents fuseaux horaires, Vernet s'était rodé aux coutumes des Massaïs — ces guerriers africains célèbres pour leur capacité de passer en quelques secondes du sommeil le plus profond à la préparation opérationnelle au combat.

Prêt pour la bataille, se dit-il, en craignant que l'image ne se révèle par trop adéquate ce soir-là.

L'arrivée d'un client à clé d'or exigeait toujours un surcroît d'attention, mais l'arrivée d'un client à clé d'or recherché par la police judiciaire posait un problème particulièrement délicat. La banque avait eu trop de démêlés avec la justice au sujet de la nécessaire confidentialité des opérations de ses clients pour ne pas trembler à l'idée que certains d'entre eux soient des criminels avérés.

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