Il pointa dans une direction.

— Il y en a là-bas, en allant vers le bureau du Président.

Langdon hésita et désigna la direction opposée, vers le fond de la Grande Galerie.

— Je crois qu'il y en a de plus proches de ce côté...

Il avait raison. Ils étaient aux deux tiers du parcours et plusieurs toilettes avaient été aménagées à l'extrémité de la Grande Galerie.

— Voulez-vous que je vous accompagne ?

— Non, merci, lança Langdon en s'éloignant. Je préfère rester un peu seul.

Fache n'était guère enchanté de laisser Langdon se balader tout seul dans le musée, mais il se rassura vite : La Grande Galerie se terminait en cul-de-sac, la seule sortie possible étant la grille qu'ils avaient franchie. Pour un si grand espace, les règlements de sécurité imposaient certes plusieurs issues, mais les accès aux cages d'escalier du fond s'étaient fermés automatiquement lorsque Saunière avait déclenché le système d'alarme. Et bien que le système ait été débloqué depuis, il n'y avait aucun risque — l'ouverture de n'importe laquelle des portes déclencherait immédiatement le système d'alarme incendie. Qui plus est, elles étaient gardées à l'extérieur par des agents de la PJ.

— Il faut que je retourne dans le bureau de M. Saunière, déclara-t-il. Vous m'y retrouverez directement. J'aurai d'autres questions à vous poser.

Langdon lui fit un petit signe de la main et disparut dans la pénombre.

Fache repartit d'un pas nerveux dans la direction opposée, repassa sous la herse, traversa le Salon carré et entra furibond dans le bureau du conservateur :

— Qui a laissé entrer Sophie Neveu ? beugla-t-il.

— Elle a dit aux gardes en bas qu'elle avait déchiffré le code..., expliqua Collet, tout penaud.

— Elle est partie ? demanda Fache en la cherchant des yeux.

— Elle n'est pas avec vous ?

— Nom de Dieu, elle a fichu le camp !

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Il se précipita dans le Salon carré. Elle ne s'était visiblement pas attardée pour discuter avec ses collègues.

Fache hésita un instant à appeler les gardes de l'entresol pour leur ordonner d'arrêter Sophie et de la ramener dans le bureau de Saunière. Mais il se ravisa. C'était sa fierté blessée qui s'exprimait... sa volonté d'avoir toujours le dernier mot. Il avait été assez dérangé comme ça...

Je m'occuperai d'elle plus tard, se dit-il, se faisant déjà une joie de la mettre à pied.

Chassant Sophie Neveu de son esprit, il contempla en silence le chevalier en armure qui trônait sur le de Jacques Saunière. Puis il se tourna vers l'inspecteur Collet.

— Et l'autre, vous le suivez ?

Collet orienta son écran vers Fache. Clairement visible sur le plan, le point rouge clignotait dans le carré « TOILETTES

PUBLIQUES », situé au sud de la salle Salvador Rosa, à l'extrémité ouest de la Grande Galerie.

Le commissaire alluma une cigarette.

— Très bien ! J'ai un coup de fil à donner, dit-il en sortant de la pièce. Assurez-vous qu'il ne file pas.

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12


Vaguement étourdi, Langdon progressait vers le fond de la Grande Galerie, l'esprit absorbé par le message téléphonique de Sophie Neveu qu'il se répétait sans cesse. Au fond du large vestibule, des signaux lumineux indiquant les toilettes publiques le guidèrent à travers un labyrinthe de cloisons couvertes de dessins italiens, qui en masquaient l'entrée.

Il trouva enfin celle des toilettes pour hommes, poussa la porte et alluma la lumière.

La pièce était vide.

Il gagna le lavabo, se rinça les mains et le visage pour tenter de se réveiller. Un éclairage fluorescent agressif se reflétait sur les carreaux blancs, une odeur d'ammoniaque flottait dans l'air.

En s'essuyant les mains, il entendit la porte d'entrée grincer derrière lui.

Sophie Neveu entra, ses yeux verts luisant de peur.

— Ouf ! Vous êtes là ! Il faut faire vite...

Langdon la regardait avec stupéfaction. Il avait écouté plusieurs fois son message téléphonique, pensant d'abord qu'elle était folle, mais il avait fini par la prendre au sérieux. Ne manifestez aucune réaction à l'écoute de ce message. Restez parfaitement calme. Vous êtes en danger. Suivez très exactement toutes mes instructions... Totalement désemparé, il lui avait obéi à la lettre, débité à Fache l'histoire de l'accident, et demandé à pouvoir se rendre aux toilettes, sachant qu'il s'agissait de celles qui se trouvaient à l'extrémité de la Grande Galerie.

Elle reprit son souffle après un parcours du combattant destiné à déjouer la surveillance de ses collègues. Sous l'éclairage des néons, Langdon fut surpris de constater à quel point la douceur de ses traits contrastait avec son expression ferme et décidée. Ses yeux brillaient d'un vif éclat qui lui rappelait certains portraits de Renoir, ce flou dans un regard pourtant si net, ce mélange d'audace et de mystère...

— Je voulais vous avertir, monsieur Langdon. Vous êtes suivi par la police, placé sous surveillance cachée.

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Un léger accent donnait à sa voix une résonance particulière.

— Mais... pourquoi ? s'étonna-t-il.

Elle lui avait donné une explication au téléphone, mais il voulait l'entendre la dire de vive voix.

— Parce que, répondit-elle en s'avançant vers lui, le premier suspect du commissaire Fache, c'est vous.

Langdon avait beau s'attendre à cette affirmation, il la trouvait parfaitement ridicule. À en croire la jeune femme, ce n'est pas en tant que spécialiste des symboles qu'il avait été convoqué au Louvre cette nuit, mais pour subir son premier interrogatoire de meurtrier présumé. Et il se trouvait être la cible d'une des méthodes favorites de la DCPJ - la surveillance cachée - laquelle consistait à faire venir un suspect sur la scène d'un crime et à l'interroger dans l'espoir qu'il perdrait ses moyens et finirait par se trahir.

— Regardez dans la poche gauche de votre veste. Vous y trouverez la preuve de leur surveillance.

Langdon sentit son appréhension monter d'un cran. Que je cherche dans la poche de ma veste? Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?

— Allez ! Cherchez.

Il plongea la main dans la poche dont il ne se servait jamais, et ne trouva rien. Évidemment, qu'est-ce que vous attendiez ? Il se demanda si cette fille n'était pas tout simplement cinglée.

Mais en fouillant dans les coins, son doigt frôla un tout petit objet dur. Il le sortit à la lumière.

C'était un minuscule disque métallique, pas plus gros qu'une pile de montre. Il n'avait jamais rien vu de semblable.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Un émetteur GPS, un mouchard électronique. Cette petite rondelle métallique transmet en continu sa situation, par satellite, au moniteur de surveillance de la DCPJ, à moins d'un mètre près, sur toute la surface du globe. C'est une sorte de laisse électronique. L'agent qui est venu vous chercher à l'hôtel a dû le glisser dans votre poche.

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Langdon revit sa chambre d'hôtel... la douche rapide, les vêtements enfilés à la hâte, la sollicitude de l'inspecteur Collet qui lui tendait sa veste avant de sortir : « Il fait frais ce soir, monsieur Langdon... Le printemps à Paris n'est pas celui des chansons. » Langdon avait obéi en le remerciant.

Les yeux verts de Sophie brillaient.

— Je ne vous en ai pas parlé au téléphone, pour éviter que Fache vous voie fouiller vos poches. Il ne faut surtout pas qu'il sache que vous êtes au courant.

Langdon ne savait comment réagir.

— Ils ont fait cela parce qu'ils pensaient que vous chercheriez à vous enfuir. En fait, c'est ce qu'ils espéraient. Cela n'aurait fait que confirmer leurs soupçons.

— Mais pourquoi chercherais-je à m'enfuir ? Je suis innocent !

— Ce n'est pas ce que pense Fache. Langdon fit un pas vers la poubelle pour y jeter la petite rondelle.

— Non ! fit Sophie en retenant son bras. Remettez-le dans votre poche. Si vous le jetez, le signal ne bougera plus, et ils devineront que vous l'avez trouvé. La seule raison pour laquelle Fache vous a laissé vous éloigner, c'est qu'il peut vous suivre à la trace. S'il s'aperçoit que vous avez déjoué sa ruse...

Elle ne termina pas sa phrase et remit elle-même le signal dans la poche de Langdon.

— Gardez-le sur vous. Au moins pour l'instant.

Langdon se sentait un peu perdu.

— Mais comment Fache a-t-il pu imaginer que c'est moi qui avais tué Jacques Saunière ? protesta Langdon, accablé.

— Il dispose d'un indice assez convaincant. Un élément de preuve qu'il ne vous a pas montré...

Langdon ouvrit de grands yeux.

— Vous vous souvenez des trois lignes du message de Saunière ?

Il hocha la tête. Sophie baissa la voix.

— Malheureusement, on ne vous a montré qu'un message tronqué. Il y avait une quatrième ligne, que Fache a photographiée, mais qu'il a effacée avant votre arrivée sur les lieux.

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Rien de plus simple que d'effacer cette encre, Langdon le savait, mais pourquoi un policier avait-il supprimé une pièce à conviction ?

— Il ne voulait pas que vous la voyiez, cette quatrième ligne.

Du moins, pas avant de vous avoir arrêté.

Elle sortit de sa poche un tirage photo numérique qu'elle déplia et tendit à Langdon.

— Fache a envoyé des photos de la scène du crime au service de cryptographie, avec l'espoir que nous pourrions comprendre la signification de son message. En voici une version complète.

Elle lui tendit la feuille de papier.

Un gros plan montrait l'inscription sur le parquet.

La dernière ligne fit à Langdon l'effet d'un coup de poing dans l'estomac :


13-3-2-21-1-1-8-5

O DRACONIAN DEVIL !

OH, LAME SAINT !

P.S. TROUVER ROBERT LANGDON

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13


Langdon fixa le post-scriptum de Jacques Saunière pendant plusieurs secondes. P.S. Trouver Robert Langdon. Le parquet de la Grande Galerie tanguait sous ses pieds. Il a cité mon nom en post-scriptum. Malgré tous ses efforts d'imagination, il ne comprenait absolument pas pourquoi.

— Vous saisissez maintenant, dit Sophie avec un regard insistant, pourquoi Fache vous a fait venir, et pourquoi vous êtes son suspect favori ?

La seule chose que Langdon comprenait, c'est pourquoi le commissaire avait paru si satisfait quand il lui avait suggéré que Saunière voulait peut-être désigner son assassin.

Trouver Robert Langdon.

— Mais pourquoi Saunière aurait-il écrit cela ? demanda-t-il d'une voix où la stupéfaction avait fait place à la colère.

Pourquoi aurais-je cherché à le tuer ?

— Fache n'a pas encore de mobile, mais il a enregistré toute votre conversation dans l'espoir d'en trouver un.

Langdon ouvrit la bouche, sans pouvoir dire un mot.

— Il porte sous sa cravate un micro miniature, continua Sophie. Relié par radio à un magnétophone du PC.

— Mais ce n'est pas possible ! Et j'ai un alibi : je suis rentré à l'hôtel aussitôt après ma conférence. Ils n'ont qu'à vérifier auprès de la réception...

— C'est déjà fait. Vous avez retiré votre clé aux alentours de dix heures trente. Or Saunière n'a été assassiné qu'un peu avant onze heures. Vous aviez le temps de ressortir de l'hôtel sans être vu. — C'est absolument insensé ! Fache n'a aucune preuve !

Sophie ouvrit des yeux ronds. Aucune preuve ?

— Monsieur Langdon, votre nom est écrit en toutes lettres à côté du cadavre, et son agenda prouve que vous aviez rendez-vous avec Saunière ce soir, à une heure très proche de celle du meurtre. Il a largement de quoi vous placer en garde à vue !

Langdon se rendit soudain compte qu'il allait avoir besoin d'un avocat.

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— Ce n'est pas moi qui l'ai tué !

— Monsieur Langdon, nous ne sommes pas dans un studio de la télévision américaine et les lois françaises protègent plus la police que les criminels. De plus, dans ce cas précis, il s'ajoute un problème médiatique : Jacques Saunière était un notable du monde des arts parisien. Son assassinat fera la une des quotidiens de demain et Fache sera contraint de faire une déclaration à la presse le plus tôt possible. S'il peut annoncer qu'il est déjà en train d'interroger un suspect, il marquera un point décisif. Que vous soyez coupable ou non, la PJ va vous garder au chaud le plus longtemps possible, tant qu'ils n'auront pas élucidé l'affaire.

Langdon eut l'impression d'être un animal traqué.

— Mais pourquoi me dites-vous tout ça ?

— Parce que je suis sûre de votre innocence, monsieur Langdon.

Elle détourna un instant les yeux et le regarda à nouveau bien en face.

— Et aussi parce que c'est en partie de ma faute si vous êtes soupçonné...

— Pardon ?

— Saunière ne cherchait pas à vous accuser. C'est à moi que son message s'adressait.

Il fallut à Langdon plusieurs secondes pour assimiler l'information.

— Vous pouvez me répéter ça s'il vous plaît ?

— Son message n'était pas destiné à la police. C'est pour moi qu'il l'a écrit. Je crois que, dans l'urgence, il ne s'est pas rendu compte de la façon dont la PJ risquait de l'interpréter. Le code chiffré n'avait qu'une fonction : s'assurer que la police appellerait la cryptographie et que je serais avertie le plus vite possible de ce qui lui était arrivé.

Langdon était complètement dépassé par les événements.

Qu'elle soit folle ou non, cette fille, en tout cas, cherchait à l'aider et il commençait à comprendre pourquoi. P.S. Trouver Robert Langdon. Elle avait l'air convaincue que le post-scriptum lui était destiné.

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— Mais comment pouvez-vous être si sûre que le message vous était destiné ?

— À cause de L'Homme de Vitruve. J'ai toujours adoré ce dessin, c'était mon préféré. Il s'en est servi pour attirer mon attention.

— Attendez une seconde. Saunière savait que c'était votre croquis préféré ?

— Excusez-moi. C'est vrai que je vous raconte tout ça dans le désordre. Jacques Saunière et moi...

Sa voix s'étrangla et Langdon perçut une soudaine mélancolie, comme le souvenir d'un chagrin passé. Saunière et elle avaient sans doute eu une liaison. Langdon contemplait la jolie jeune femme, en se rappelant que les Français d'âge mûr avaient la réputation de prendre souvent de jeunes maîtresses.

Mais l'image de Sophie Neveu en demoiselle entretenue avait quelque chose d'incongru.

— Nous avons rompu il y a une dizaine d'années, et nous ne nous sommes pratiquement pas parlé depuis... Mais ce soir, quand le service de crypto a reçu cette photo, j'ai tout de suite su qu'il cherchait à me transmettre un message.

— Vous avez reconnu L'Homme de Vitruve...

— Oui, et aussi les lettres PS.

— Post-scriptum ?

Elle secoua la tête.

— Ce sont mes initiales.

— Mais vous vous appelez Sophie Neveu...

Elle rougit légèrement.

— PS, c'était le surnom qu'il m'avait donné quand je vivais chez lui. L'abréviation de Princesse Sophie.

Langdon ne broncha pas.

— Je sais que ça a l'air idiot, mais il y a très longtemps de cela. J'étais toute gamine.

— Vous le connaissiez étant enfant ?

— Très bien, murmura-t-elle, le regard embué. Jacques Saunière était mon grand-père.

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14


— Où est Langdon ? tempêta Fache de retour dans le bureau de Saunière, et exhalant un reste de bouffée de cigarette.

— Toujours aux toilettes.

L'inspecteur Collet s'attendait à la question.

— On peut dire qu'il prend son temps...

Le commissaire se pencha par-dessus l'épaule de Collet pour suivre des yeux le point rouge qui clignotait sur l'écran. Il luttait contre l'envie de courir chercher l'Américain. Il fallait en principe laisser au suspect un maximum de temps et de liberté, pour lui donner une fausse sensation de confiance. Il fallait que Langdon revienne de lui-même. Mais ça faisait presque dix minutes qu'il était parti.

Trop longtemps.

— Vous croyez qu'il a repéré l'émetteur ? demanda-t-il.

Collet secoua la tête.

— Non, on voit toujours des petits déplacements à l'intérieur du même espace. Le GPS est donc toujours sur lui.

S'il l'avait trouvé, il l'aurait jeté et aurait tenté de filer. Il est peut-être indisposé...

— OK, fit Fache, les yeux rivés sur sa montre.

Mais le commissaire avait l'air préoccupé. Collet le sentait tendu depuis le début de cette affaire. Ça ne lui ressemblait pas.

Il se montrait au contraire étonnamment impassible dans les moments difficiles. Ce soir, il avait l'air émotionnellement impliqué, comme si ce crime le concernait personnellement.

Rien d'étonnant à cela, pensait Collet. Cette arrestation est ce qui pourrait lui arriver de mieux. Depuis quelques mois, les médias comme ses supérieurs avaient souvent critiqué ses méthodes agressives, ses accrocs avec les grosses ambassades et ses énormes dépenses en équipements dernier cri. L'arrestation rapide, avec assistance GPS, d'un Américain, ferait taire bien des critiques et lui garantirait son inamovibilité en attendant une retraite confortable. Et Dieu sait s'il en a besoin. Son engouement pour l'informatique lui avait valu bien des déboires, professionnels autant que personnels. Selon la

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rumeur, il avait investi toutes ses économies en actions technologiques au pire moment, et il y avait laissé jusqu'à sa chemise.

Pourtant, il n'y avait ce soir aucune raison de s'affoler.

L'irruption inopportune de Sophie Neveu n'était après tout qu'un épisode sans grande conséquence. Maintenant qu'elle était partie, Fache avait des atouts à jouer. Il n'avait pas encore dit à Langdon que son nom figurait sur le message d'origine. La réaction de l'Américain serait sûrement révélatrice.

— Commissaire ? appela un agent depuis le fond de la pièce, en lui tendant un téléphone. Je crois que vous devriez prendre cet appel.

— Qui est-ce ?

— Le directeur du service de cryptographie.

— Et alors?

— C'est au sujet de Sophie Neveu. Il y a un problème.

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15


C'est l'heure.

Silas se sentait plus fort en sortant de l'Audi noire. La brise nocturne gonflait sa robe de bure.

Le vent du changement s'est levé. Conscient que la tâche qu'il devait accomplir demanderait plus de finesse que de force, il avait laissé dans la boîte à gants son arme, le Heckler & Koch USP 40 à treize coups que lui avait confié le Maître.

Une arme à feu n 'a pas sa place dans la Maison de Dieu.

La place Saint-Sulpice était déserte, à part deux ou trois jeunes prostituées adolescentes qui proposaient leurs services aux automobilistes noctambules. La vue de leurs jeunes corps nubiles provoqua une réaction trop familière chez Silas, qui plia instinctivement le genou gauche. Les pointes du cilice s'enfoncèrent dans sa chair.

Le désir disparut instantanément. Depuis dix ans, obéissant strictement à La Voie, il s'interdisait tout plaisir sexuel, même solitaire. S'il avait beaucoup sacrifié aux exigences de l'Opus Dei, il savait aussi qu'il en avait reçu en retour des bienfaits beaucoup plus grands. Le vœu de chasteté comme le renoncement à tout bien matériel lui avaient parus légers après la pauvreté qu'il avait connue enfant, et les sévices sexuels qu'il avait subis en prison.

C'était la première fois qu'il revenait en France depuis son arrestation. Il avait l'impression que sa patrie le mettait à l'épreuve, réveillant des souvenirs violents dans son âme aujourd'hui rachetée. Tu es ressuscité, se répétait-il.

Aujourd'hui, le service de Dieu l'avait obligé à commettre le péché de meurtre, et il savait que ce sacrifice devrait rester enfoui au fond de son cœur pour l'éternité.

« La force de ta foi se mesure à la souffrance que tu peux endurer », lui avait dit le Maître.

Silas était aguerri à la douleur, et il ne demandait qu'à le prouver à celui qui affirmait que sa mission était ordonnée par une puissance supérieure.

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Hago la Obra de Dios, j'accomplis l'Œ uvre de Dieu, murmura-t-il en se dirigeant vers la façade de l'église. Il reprit son souffle devant l'entrée, réalisant enfin pleinement ce qu'il allait faire, ce qui l'attendait à l'intérieur.

La clé de voûte. Qui nous mènera au but final. Il leva son poing spectral et frappa trois fois contre la porte.

Quelques instants plus tard, il entendit le grincement des loquets derrière l'immense porte de bois.

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16


Sophie se demandait combien de temps mettrait Fache à réaliser qu'elle n'avait pas quitté le musée. Langdon avait l'air tellement abattu qu'elle s'interrogeait : n'avait-elle pas eu tort de le manœuvrer comme elle l'avait fait ?

Mais que pouvais-je faire d'autre ?

Elle revoyait le cadavre nu de Jacques Saunière étendu sur le plancher de la Galerie. Il avait tant représenté pour elle, autrefois. Et pourtant elle n'arrivait pas à éprouver de chagrin.

C'était devenu un étranger. Elle avait brusquement cessé de l'aimer, un soir du mois de mars. Il y a dix ans. Encore étudiante, elle était rentrée d'Angleterre quelques jours plus tôt que prévu, et elle avait découvert son grand-père accomplissant un acte qu'elle n'était pas censée voir.

Aujourd'hui encore, elle se demandait si cette scène, avait vraiment eu lieu.

Si seulement je ne l'avais pas vu, de mes propres yeux...

Trop choquée, trop honteuse pour accepter ses pitoyables tentatives d'explication, elle avait immédiatement quitté la maison, et rassemblé ses économies pour s'installer dans un appartement qu'elle partageait avec des amies. Elle s'était juré de ne jamais parler à personne de ce qu'elle avait vu. Saunière avait désespérément essayé de renouer le contact, lui envoyant lettre sur lettre, la suppliant sur son répondeur téléphonique de le laisser s'expliquer. Quelle explication le rachèterait ? La seule fois où elle avait répondu, c'était pour exiger qu'il ne l'appelle plus, qu'il n'essaie plus jamais de la revoir. Elle craignait que leur entretien ne se révèle plus pénible encore que l'incident lui-même.

Curieusement, Jacques Saunière n'avait jamais renoncé.

Sophie avait chez elle un tiroir entier rempli des lettres et des paquets qu'il n'avait cessé de lui envoyer pendant dix ans. Elle devait toutefois reconnaître qu'il avait obéi à sa requête, s'abstenant strictement de lui téléphoner.

Jusqu'à cet après-midi.

— Sophie ?

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La voix, enregistrée sur le répondeur, avait beaucoup vieilli.

— J'ai respecté ton désir jusqu'à présent, et cela me coûte beaucoup de t'appeler. Il faut absolument que je te parle... Il est arrivé quelque chose de terrible.

Debout dans la cuisine de son appartement, elle avait senti un frisson la traverser. La douce et chère voix lui rappelait les souvenirs heureux de son enfance. Il parlait en anglais, comme il l'avait toujours fait quand elle était petite. Tu parles français à l'école, on parle anglais à la maison.

— Écoute-moi, Sophie, je t'en supplie ! Tu ne peux pas m'en vouloir éternellement. As-tu seulement lu les lettres que je t'ai envoyées ? Tu n'as toujours pas compris ? Il faut que je puisse te parler, c'est urgent. Accorde ce dernier souhait à ton vieux grand-père. Appelle-moi au Louvre, dès que tu auras reçu ce message. Je crois que nous sommes tous les deux en grand danger.

Sophie avait regardé fixement le répondeur. En danger ? De quoi parlait-il ?

La voix chevrotait sous l'effet d'une émotion qu'elle ne pouvait identifier.

— Princesse... Je sais que je t'ai caché certaines choses, et que cela m'a coûté ton amour. Mais c'était pour te protéger. Il faut maintenant que tu connaisses la vérité. Il faut que je te dise la vérité sur ta famille...

Elle entendit soudain battre son propre cœur. Ma famille ?

Ses parents avaient été tués dans un accident de la route quand elle avait quatre ans. Leur voiture avait éventré la rambarde d'un pont et coulé dans le fleuve. Sa grand-mère et son petit frère étaient à l'arrière. Elle avait chez elle une boîte en carton pleine de coupures de presse de l'époque, qui relataient ce fait divers.

La voix de son grand-père réveillait une nostalgie ancienne, enfouie en elle depuis de longues années. Ma famille ! Elle revit un instant ce rêve récurrent qui l'avait si souvent réveillée étant petite. Ils sont vivants ! Ils reviennent à la maison ! Mais, comme après son rêve, leurs visages replongèrent dans l'oubli.

Ils sont morts, Sophie. Ils ne reviendront pas.

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— Sophie, continuait Saunière au téléphone, il y a des années que j'attends le bon moment pour te parler. Mais je n'ai plus le temps... Appelle-moi au Louvre, dès que tu auras reçu ce message. J'attendrai ici toute la nuit. J'ai peur qu'un danger ne nous guette. J'ai tellement de choses à te dire, à t'apprendre...

Le message se terminait là.

Sophie était restée debout dans le silence, tremblante, pendant plusieurs minutes. Puis elle avait compris l'intention réelle de son grand-père.

Il cherchait à l'appâter.

Il était prêt à tout pour la revoir. Elle sentit monter son dégoût. Elle se demanda s'il n'était pas gravement malade, s'il n'avait pas eu recours à un stratagème quelconque pour la contraindre à venir le voir. Il avait trouvé l'argument imparable.

Ma famille.

Et maintenant, dans la pénombre des toilettes du Louvre, elle entendait sa voix comme un écho. Sophie, nous sommes peut-être en danger. Appelle-moi.

Elle ne l'avait pas rappelé. Elle n'avait même pas projeté de le faire. Mais son scepticisme venait d'être dramatiquement contredit. Son grand-père gisait assassiné, dans son bureau du musée. Et il avait laissé un message codé.

À son intention. Elle en était certaine, même si elle n'en comprenait pas le sens.

Le fait qu'il était crypté était une preuve de plus que c'est à elle que Saunière s'adressait. C'est son grand-père qui lui avait transmis sa passion pour les codes, les textes cryptés, les rébus, les énigmes. Combien de dimanches avons-nous passés à résoudre ensemble les mots croisés et les cryptogrammes des journaux ?

À douze ans, elle terminait seule les mots croisés du Monde.

Son grand-père l'initia alors à ceux de la presse britannique.

Puis il lui apprit les jeux mathématiques et les codes chiffrés.

Elle savourait tous ces divertissements avec gourmandise. Et c'est cette passion qui l'avait poussée à devenir cryptographe pour la police judiciaire.

Ce soir, la spécialiste des codes ne pouvait qu'admirer l'efficacité de la simple petite phrase qu'avait imaginée son

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grand-père pour réunir deux êtres qui ne se connaissaient pas -

Sophie Neveu et Robert Langdon.

Mais pourquoi ?

Malheureusement, à voir le désarroi de Langdon, elle devinait qu'il ignorait autant qu'elle la raison de cette réunion.

— Vous deviez rencontrer mon grand-père ce soir?

demanda-t-elle à Langdon. C'était à quel sujet ?

La perplexité de l'Américain semblait sincère.

— C'est sa secrétaire qui a arrangé le rendez-vous. Sans en donner la raison. Et je ne lui ai pas posé de questions. J'ai pensé que Jacques Saunière avait appris que je donnais ce soir une conférence sur l'iconographie païenne des cathédrales françaises, et que, comme le sujet l'intéressait, ça l'amusait de venir en parler avec moi pendant la réception qui devait suivre.

Sophie était sceptique. Ce motif lui semblait peu plausible.

Son grand-père en savait plus sur l'iconographie païenne que n'importe quel spécialiste mondial. De plus, il vivait en reclus et n'était pas du genre à solliciter un entretien avec un Américain de passage, à moins que ce ne soit pour une raison très importante.

Elle respira profondément avant de reprendre son interrogatoire :

— Il m'a téléphoné cet après-midi pour me dire qu'il nous croyait en danger, lui et moi. Avez-vous une idée de ce qu'il voulait me confier ?

Les yeux bleus de Langdon s'assombrirent.

— Non, mais étant donné ce qui lui est arrivé... Sophie hocha la tête. Elle serait en effet bien folle de ne pas avoir peur.

Se sentant soudain découragée, elle fit quelques pas, s'arrêta devant la fenêtre à carreaux dépolis, et contempla le faisceau de fils électriques qui courait tout autour. Les toilettes étaient certainement à plus de douze mètres au-dessus du niveau de la rue. Elle soupira. Les lumières floues de la ville scintillaient derrière les vitres, éclipsées, toutes les soixante secondes, par le rayon bleuâtre du phare de la tour Eiffel qui balayait le ciel parisien.

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Les toilettes se trouvaient à l'extrémité de l'aile Denon, au-dessus du quai du Louvre. Un trottoir étroit longeait le musée.

Voitures et camions de livraison défilaient, momentanément arrêtés par le feu rouge du pont du Carrousel. Sophie avait l'impression que tous ces phares allumés la narguaient.

— Je ne sais que vous dire, murmura Langdon en s'approchant d'elle. Votre grand-père cherchait évidemment à nous apprendre quelque chose. Je suis navré de vous être si peu utile...

Elle se retourna vers lui, consciente que son regret était sincère. Insensible aux périls qui le menaçaient, il cherchait visiblement à l'aider. C'est son côté prof, songea-t-elle.

L'universitaire typique qui ne supporte pas de ne pas comprendre.

Voilà au moins un point commun.

Sophie, qui gagnait sa vie en tentant de déchiffrer des codes incompréhensibles, était persuadée que le message de ce soir signifiait que Langdon détenait, peut-être sans le savoir, des renseignements dont elle aurait grand besoin. Princesse Sophie, trouve Robert Langdon. Son grand-père ne pouvait pas être plus clair. Il fallait absolument qu'ils travaillent ensemble.

Qu'ils aient le temps de réfléchir. De résoudre ensemble cette énigme. Mais le temps était malheureusement compté.

Elle leva les yeux vers lui pour avancer le seul argument qu'elle ait pu trouver :

— Bézu Fache va vous placer en garde à vue d'une minute à l'autre. Je peux vous aider à sortir du musée avant, mais il faut agir tout de suite.

Langdon écarquilla les yeux.

— Vous voulez que je prenne la fuite ?

— C'est la meilleure chose à faire. Si vous laissez Fache vous coffrer maintenant, vous passerez des semaines en préventive pendant que la DCPJ et votre ambassade se chamailleront pour savoir par qui vous devez être jugé. En revanche, si je réussis à vous faire sortir d'ici et à rejoindre votre ambassade, votre gouvernement vous protégera en attendant que vous et moi arrivions à prouver que vous n'avez rien à voir avec ce crime.

Langdon n'avait absolument pas l'air convaincu.

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— C'est perdu d'avance! Toutes les sorties doivent être gardées par des flics. Et même si je parvenais à m'échapper sans me faire tirer dessus, je ne ferais que prouver ma culpabilité.

Pourquoi ne pas expliquer à Fache que la dernière ligne du message s'adressait à vous ? Que ce n'est pas une accusation ?

— C'est ce que je vais faire, s'empressa-t-elle de répliquer.

Mais une fois que vous serez à l'abri dans votre ambassade. Elle se trouve à moins d'un kilomètre d'ici et ma voiture est garée devant l'entrée de l'aile Denon. Il serait beaucoup trop risqué d'essayer de vous expliquer avec Fache maintenant. Vous ne comprenez pas ? Il s'est fait un point d'honneur de prouver votre culpabilité. La seule raison qui l'a empêché de vous arrêter immédiatement, c'est l'espoir que la surveillance électronique lui permettrait de vous démasquer.

— Mais en fuyant, je lui donne raison !

La sonnerie du portable de Sophie retentit. Fache, probablement. Elle le sortit de sa poche et l'éteignit

— Monsieur Langdon, dit-elle précipitamment. Il faut que je vous pose une dernière question...

Votre avenir pourrait bien en dépendre.

— Ce fameux post-scriptum, reprit-elle, ne peut évidemment pas constituer une preuve. Cependant, Fache a déclaré à toute l'équipe qu'il était absolument certain que vous étiez son homme. Voyez-vous une autre raison qui pourrait justifier sa conviction ?

— Absolument aucune, répondit Langdon après un silence.

Sophie poussa un soupir. Ce qui signifie que Fache ment.

Pourquoi, elle n'en avait pas la moindre idée, mais ils avaient d'autres chats à fouetter pour l'instant. Ce qui était sûr, c'est qu'il avait décidé de coffrer ce pauvre Américain dès cette nuit, et à n'importe quel prix. Or elle-même avait besoin de Langdon.

Elle ne voyait qu'une solution à ce dilemme.

Il faut absolument que je le conduise à son ambassade.

Elle se retourna vers la fenêtre et regarda le trottoir, près de quinze mètres plus bas. Un saut de cette hauteur le laisserait avec deux jambes cassées. Au mieux.

Elle prit néanmoins sa décision.

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Qu'il le veuille ou non, Robert Langdon allait s'évader du Louvre.

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17


— Comment ça, elle ne répond pas ? Je sais qu'elle a son portable sur elle.

Collet essayait d'appeler Sophie Neveu depuis plusieurs minutes.

— Sa batterie est peut-être à plat, ou alors elle a coupé la sonnerie.

Fache avait l'air furieux depuis sa conversation avec le directeur de la cryptographie. Dès qu'il avait raccroché, il avait demandé à Collet d'appeler Sophie Neveu. Il marchait de long en large comme un lion en cage.

— À propos, qu'est-ce qu'ils voulaient, à la crypto ? risqua Collet.

— Nous dire que les draconian devils et autres lame saints ne leur évoquaient rien.

— C'est tout ?

— Non. Ils ont identifié la série de chiffres. Séquence de Fibonacci. Mais ils pensent que ça n'a pas de sens.

— Mais ils nous ont envoyé Sophie Neveu pour nous dire la même chose ! s'étonna Collet.

— Ils ne nous l'ont pas envoyée...

— Quoi ?

— Le chef du service a demandé, sur mes ordres, à toute son équipe de venir voir la photo de Saunière que je lui avais adressée. Quand Sophie Neveu est arrivée, elle a regardé rapidement le cadavre et le code et elle est repartie sans dire un mot. Le chef du service dit qu'il n'a pas bronché parce qu'il comprenait qu'elle ait été bouleversée.

— Bouleversée? Elle n'a jamais vu de cadavre ?

Fache ne répondit qu'après un silence :

— Il paraît que Sophie Neveu est la petite-fille de Saunière.

Je l'ignorais, le chef du service aussi, mais c'est un collègue qui vient de le lui apprendre.

Collet demeura bouche bée.

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— Le directeur dit qu'elle ne lui en a jamais parlé, reprit Fache. Il pense qu'elle ne voulait pas que la célébrité de son grand-père lui vaille un traitement de faveur.

Rien d'étonnant que les photos l'aient choquée. Collet n'en revenait pas de la coïncidence qui avait amené la jeune cryptographe à déchiffrer un code laissé par un membre de sa famille assassiné. Le comportement de Sophie Neveu restait tout de même incompréhensible.

— Mais elle avait forcément reconnu la séquence de Fibonacci, puisqu'elle est venue nous le dire. Je ne comprends pas pourquoi elle n'en a pas parlé à ceux de son service.

Collet ne voyait qu'une explication. Saunière avait crypté son message pour être sûr que le service de cryptographie, et par conséquent sa petite-fille, seraient immédiatement impliqués dans l'enquête. Quant au reste du message, lui était-il aussi destiné ? Qu'est-ce qu'il pouvait bien signifier ? Et que venait faire Langdon dans tout cela?

Les interrogations de l'inspecteur furent interrompues par le déclenchement d'un signal d'alarme strident, qui venait apparemment de la Grande Galerie.

— Alarme ! Grande Galerie, toilettes messieurs ! hurla l'agent chargé de surveiller la console de sécurité.

— Où est Langdon ? cria Fache en se tournant vers Collet.

— Toujours aux toilettes, répondit Collet en indiquant le petit point rouge sur son écran. Il a dû casser un carreau de la fenêtre.

Il savait que Langdon n'irait pas bien loin. Si les réglementations d'incendie exigeaient que les vitres des fenêtres situées à plus de quinze mètres du niveau du sol puissent être cassées en cas d'urgence, il était suicidaire de tenter ce moyen de fuir sans corde ni échelle. D'autant qu'il n'y avait ni buissons ni pelouse à cet endroit pour amortir la chute. La chaussée du quai du Louvre était à moins de deux mètres de l'aile Denon.

— Oh mon Dieu ! s'exclama-t-il. Il se dirige vers le rebord de la fenêtre !

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Mais Fache avait déjà réagi. Tirant de son étui son Manurhin MR-93, il sortit du bureau en courant.

Sous les yeux ébahis de l'inspecteur, le point rouge s'approcha de la fenêtre. Il se passa alors une chose incroyable : il quitta le périmètre du bâtiment.

Que fait-il ? Il escalade la fenêtre ! Il a sauté !

— Mon Dieu !

Collet se leva brutalement. Le point rouge s'éloignait du mur extérieur. Il clignota un instant sur l'écran, avant de s'immobiliser à une dizaine de mètres au-delà du périmètre.

L'inspecteur tapa fébrilement sur une série de touches pour faire apparaître un plan de Paris sur son écran, et il localisa de nouveau le signal.

Il ne bougeait plus.

Il scintillait, immobile, au beau milieu du quai des Tuileries.

Langdon avait sauté.

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18


Fache descendait la Grande Galerie en courant. La voix de Collet criait dans sa radio, superposée à la rumeur lointaine de l'alarme.

— Il a sauté ! Le signal est sur le quai des Tuileries. Il ne bouge plus du tout ! Je crois que Langdon s'est suicidé !

Le commissaire entendait l'inspecteur sans comprendre ce qu'il disait. Il courait à toutes jambes. Cette galerie n'en finissait pas. En passant devant le cadavre de Saunière, il aperçut enfin les cloisons qui marquaient l'extrémité de l'aile Denon. Le hurlement de l'alarme s'intensifia.

La voix de Collet vociférait dans la radio :

— Attendez ! Il bouge ! Bon Dieu ! Langdon est vivant ! Il se déplace !

Le commissaire courait toujours, pestant à chaque pas contre la longueur de cette galerie.

— Langdon prend de la vitesse ! hurlait Collet. Il s'en va vers l'est. Attendez... Il va trop vite !

Fache parvenait devant les cloisons du fond. Il s'y faufila et, apercevant enfin la porte des toilettes, il piqua un dernier sprint...

Les hurlements de Collet couvraient à peine le bruit de l'alarme.

— Il doit être en voiture ! Je crois qu'il est en voiture ! Je n'arrive pas...

Le reste était inaudible. Fache entra en trombe dans la pièce, l'arme au poing. Grimaçant sous le vacarme de la sirène d'alarme, il jeta dans la pièce un regard circulaire.

Toutes les cabines étaient vides. Personne devant les lavabos. Il remarqua instantanément la fenêtre au carreau cassé et se précipita pour passer la tête dehors. Aucune trace de Langdon.

Comment imaginer qu'on puisse risquer un pareil plongeon

? Si Langdon avait sauté, il était sûrement grièvement blessé.

L'alarme s'arrêta enfin et Fache perçut à peu près clairement la voix de Collet :

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... vers le sud... accélère... traverse la Seine au Pont-Neuf...

Fache se tordit le cou dans la direction du pont. Le seul véhicule qu'il y vit était un gros semi-remorque, dont la benne était recouverte d'une bâche de vinyle distendue, tel un hamac géant. Le camion roulait vers la rive gauche. Le commissaire ne put retenir un frisson d'effroi. Quelques instants plus tôt, il devait être arrêté au feu rouge, juste au-dessous de la fenêtre des toilettes.

Quel risque insensé! se dit Fache. Comment Langdon pouvait-il savoir ce qu'il y avait là-dessous ? Des barres de métal

? Du ciment ? Ou même des ordures ? Un saut de plus de quinze mètres ! C'était de la folie.

— Le point rouge tourne vers la droite ! s'écria Collet. Il s'engage sur le quai de Conti !

Très bien, pensa Fache. Il suivit des yeux le camion et finit par le perdre de vue. Il entendit Collet appeler tous les agents en faction autour du musée pour les lancer à sa poursuite en voiture. L'inspecteur leur indiquerait l'itinéraire au fur et à mesure, en repérant sur son écran les déplacements du signal.

Ça y est, se dit Fache. D'ici à quelques minutes, ils auraient intercepté le camion. Langdon n'irait pas loin.

Il remit son arme dans l'étui, sortit dans le couloir et appela Collet par radio.

— Que ma voiture m'attende à l'entrée de l'aile Denon ! Je veux être là pour l'arrestation.

Il repartit d'un pas rapide vers le bureau de Saunière, en se demandant si Langdon avait survécu à sa chute.

Cela n'avait guère d'importance.

Il a pris la fuite, il est coupable.

À moins de quinze mètres de la porte des toilettes, Langdon et Sophie étaient plaqués derrière l'une des cloisons du fond de la Grande Galerie. Ils avaient réussi à se glisser là juste avant d'entrevoir Fache, l'arme au poing, se précipitant dans la pièce.

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La minute qui venait de s'écouler était confuse dans l'esprit de Langdon.

Il venait de refuser de fuir le lieu d'un crime qu'il n'avait pas commis, lorsque Sophie s'était plongée dans la contemplation des vitres striées de fils électriques. Elle avait regardé le quai au-dessous, comme pour calculer la hauteur de la chute.

— En visant bien, vous pourriez partir par là... En visant bien ? Langdon s'était approché d'elle pour regarder dehors.

Il avisa un énorme semi-remorque qui approchait du feu rouge du pont du Carrousel. Sa benne était recouverte d'une bâche bleue mal tendue. Langdon espérait se tromper sur les intentions de Sophie.

— Il est hors de question que je saute...

— Sortez le mouchard GPS !

Totalement médusé, il fouilla dans sa poche et en tira le petit disque métallique. Sophie le lui prit des mains, se précipita au lavabo et s'empara d'un morceau de savon ramolli dans lequel elle enfonça le mouchard en appuyant des deux pouces.

Elle tendit à Langdon la savonnette et sortit à deux mains une lourde poubelle cylindrique rangée sous le lavabo. Avant que Langdon ait eu le temps de protester, elle se précipita vers la fenêtre, précédée de la poubelle qu'elle brandissait comme un bélier. Elle la projeta de toutes ses forces contre une vitre, qui vola en éclats.

Une alarme assourdissante se déclencha immédiatement.

— Donnez-moi le savon ! hurla Sophie.

Elle l'enferma dans la paume de sa main et se pencha au-dehors. La cible visée était vaste à souhait, une grande bâche immobile, à moins de trois mètres du trottoir. Le feu allait bientôt passer au vert. Sophie prit une longue respiration et lança son projectile dans la nuit.

Le morceau de savon plongea à la verticale et atterrit sur un bord de la benne avant de disparaître sous la bâche, au moment où le feu devenait vert.

— Félicitations ! s'exclama-t-elle en entraînant Langdon vers la porte. Vous venez de réussir votre évasion.

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Ils surgirent dans le corridor et disparurent dans l'ombre juste avant que Fache déboule en courant de la Grande Galerie.

L'alarme s'était arrêtée et on entendait les sirènes des voitures de la PJ s'éloigner de la cour du Louvre. La meute s'éloigne, songea Langdon rasséréné. Fache quitta les toilettes en courant.

— Il y a un escalier de secours, à cinquante mètres d'ici, fit Sophie. Maintenant que la police a décampé, on peut sortir d'ici.

Langdon décida de ne plus dire un mot de la soirée. Cette fille était décidément beaucoup plus futée que lui.


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19


De l'église Saint-Sulpice, on dit parfois qu'entre tous les monuments parisiens, c'est celui dont l'histoire est la plus originale. Construit sur les ruines d'un ancien temple dédié à la déesse Isis, le sanctuaire reproduit à quelques centimètres près le plan de Notre-Dame. Le marquis de Sade et Charles Baudelaire y furent baptisés, et c'est là que fut célébré le mariage de Victor Hugo. Le séminaire rattaché à l'église, de réputation peu orthodoxe, hébergeait jadis les réunions de diverses sociétés secrètes.

Ce soir, dans la grande nef silencieuse comme un tombeau, la seule trace de vie était le léger parfum d'encens laissé par la messe du soir. Silas sentit une certaine gêne chez sœur Sandrine qui le précédait dans la nef. Cette réaction ne l'étonnait plus.

Son physique étrange mettait si souvent les gens mal à l'aise...

— Vous êtes américain ? dit-elle soudain.

— Je suis français de naissance, mais j'ai reçu la vocation en Espagne et j'étudie maintenant aux États-Unis.

La sœur hocha la tête. C'était une petite femme, au regard bleu et tranquille.

— Et vous n'avez jamais encore visité Saint-Sulpice ?

— Je me rends compte à présent que c'était presque un péché...

— Elle est beaucoup plus belle en plein jour.

— Je n'en doute pas. Mais je vous suis quand même très reconnaissant de me laisser la découvrir cette nuit.

— C'est M. le curé qui me l'a demandé. Vous avez visiblement des amis très influents.

Vous ne pouvez pas savoir à quel point, pensa Silas.

En suivant la religieuse le long de l'allée centrale, Silas fut surpris par la sobriété du décor, si différent des dorures et des couleurs qui ornaient les cathédrales espagnoles. La nudité classique de la nef ne faisait qu'en agrandir l'espace et, en levant les yeux vers la large voûte en berceau, Silas avait l'impression de marcher sous la coque d'un immense navire retourné.

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L'image est adaptée, se dit-il. Le bateau de la fraternité allait bientôt sombrer corps et biens. Anxieux d'accomplir sa tâche sans tarder, il se demandait comment se débarrasser de la religieuse. Elle était bien plus petite que lui et il n'aurait eu aucune difficulté à la neutraliser, mais il s'était juré de ne pas recourir à la violence. Elle fait partie du clergé, et ce n'est pas sa faute si la confrérie a choisi ce sanctuaire pour y cacher sa clé de voûte. Il n'y a aucune raison qu'elle paie pour les péchés des autres.

— Je me sens très gêné, ma sœur, de vous avoir fait réveiller.

— Je vous en prie. Vous êtes à Paris pour si peu de temps, m'a-t-on dit. Est-ce l'architecture ou l'histoire qui vous intéresse plus particulièrement ?

— Ma démarche est surtout spirituelle...

— Cela va sans dire, répliqua-t-elle avec un petit rire aimable. Je me demandais seulement par où commencer ma visite.

Silas avait le regard rivé sur l'autel.

— Je n'ai pas besoin que vous me fassiez faire le tour de l'église. Je peux très bien m'y promener seul.

— Cela ne me dérange pas, puisque je suis debout...

Silas s'immobilisa. Ils étaient arrivés au premier rang de chaises, et le maître-autel était à moins de quinze mètres. Il tourna vers la religieuse son corps massif, et la vit reculer instinctivement, sans pour autant détourner son regard de ses yeux rouges.

— Je ne voudrais pas vous paraître impoli, ma sœur, mais je n'ai pas l'habitude d'admirer une église sans y avoir d'abord prié. Cela vous ennuie-t-il si je prends un peu de temps pour me recueillir seul?

— Très bien, fit la sœur après une seconde d'hésitation. Je vous attendrai dans la sacristie.

Silas posa doucement sa lourde main sur l'épaule de la religieuse.

— Ma sœur, je me sens tellement coupable de vous avoir dérangée au milieu de la nuit... Je ne veux pas vous obliger à rester debout pour moi. Je préférerais que vous retourniez vous

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coucher. Je vais prier un peu, faire le tour de votre belle église et je repartirai comme je suis venu.

Elle semblait de plus en plus mal à l'aise.

— Vous n'allez pas vous sentir abandonné ?

— Pas du tout. La prière est une joie solitaire...

— Comme vous voudrez.

Silas enleva sa main.

— Dormez bien, ma sœur. Que la paix du Seigneur soit avec vous.

— Et avec vous aussi. Assurez-vous de bien refermer la porte en partant.

— Je n'y manquerai pas.

Il la regarda disparaître derrière le chœur et s'agenouilla devant une chaise du premier rang. Le cilice se resserra autour de sa cuisse.

Mon Dieu, c'est à vous que je dédie ma tâche d'aujourd'hui.

Dissimulée derrière un des piliers du chœur, sœur Sandrine observait le moine en prière. Saisie d'une peur soudaine, elle devait lutter pour demeurer immobile. L'espace d'un instant, elle se demanda s'il pouvait s'agir de l' ennemi dont ses frères évoquaient la venue comme une grave menace. Devrait-elle, cette nuit, exécuter les ordres qu'elle gardait secrets depuis tant d'années ? Elle décida de rester cachée dans l'ombre et de surveiller les moindres mouvements de son étrange visiteur.

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20


Langdon et Sophie émergèrent de l'obscurité et se dirigèrent à pas de loup vers l'issue de secours qui donnait dans la Grande Galerie.

Langdon, qui avait l'impression de tenter d'assembler les pièces d'un puzzle dans le noir complet, devait maintenant y imbriquer un élément supplémentaire, extrêmement gênant. Le chef de la PJ veut m'arrêter pour meurtre.

— Pensez-vous, chuchota-t-il en suivant Sophie dans l'obscurité, que Fache pourrait lui-même avoir écrit le message sur le parquet ?

— Impossible, répondit-elle sans se retourner.

— Et pourquoi pas ? Il a l'air tellement pressé de me faire passer pour coupable. Il a peut-être pensé que ça pourrait servir sa cause ?

— La séquence de Fibonacci ? Les initiales PS ? Toutes ces allusions à Leonardo Da Vinci et à la déesse ? Ça ne peut venir que de mon grand-père.

Elle avait sûrement raison. Les allusions concordaient à la perfection - le pentacle, L'Homme de Vitruve, Leonardo Da Vinci, la déesse, et même la suite de Fibonacci. Un ensemble symbolique cohérent, auraient dit les iconographes. Dont tous les éléments sont inextricablement liés.

— Et puis il y a son coup de fil de cet après-midi, enchaîna Sophie. Il prétendait qu'il avait quelque chose à me dire. Je suis certaine que son message était une dernière tentative pour me confier une information importante, et qu'il estimait que vous pourriez m'aider à la comprendre.

Langdon fronça les sourcils. O diable draconien ! Oh, saint boiteux ! Si seulement il pouvait enfin deviner la signification de ce message, autant pour lui que pour Sophie. Depuis qu'il l'avait découvert, la situation n'avait fait qu'empirer. Son saut simulé depuis la fenêtre des toilettes ne contribuerait certainement pas à lui attirer la clémence de Fache, qui n'avait sans doute pas apprécié d'arrêter une savonnette en cavale.

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— La porte de la cage d'escalier n'est pas loin, fit Sophie.

— Dites-moi, pensez-vous qu'il soit possible que les premiers chiffres du message permettent d'en comprendre la suite ?

Langdon avait déjà travaillé sur des manuscrits de Francis Bacon contenant des épigraphes cryptées, dans lesquelles certaines lignes aidaient à décoder le sens des autres.

— Je n'ai pas cessé d'y réfléchir, répondit Sophie. J'ai essayé les quatre opérations dans tous les sens... Impossible d'y trouver aucun ordre mathématique. Il a aligné les chiffres complètement au hasard. C'est un vrai charabia cryptographique.

— Mais ils appartiennent tous à la séquence de Fibonacci...

Cela ne peut pas être une coïncidence !

— Certainement pas. Mais pour mon grand-père, il s'agissait seulement de m'envoyer un signal. Comme en écrivant ce message en anglais, ou en incarnant mon dessin favori de Leonardo Da Vinci, comme avec le pentacle, il voulait attirer mon attention.

— Le pentacle avait une signification pour vous ?

— Oui. Je n'ai pas eu le temps de vous le dire, mais c'est un symbole que nous évoquions souvent quand j'étais petite. Nous jouions beaucoup au tarot. Et il s'arrangeait toujours pour que la suite de pentacles tombe sur moi. Je suis sûre qu'il trichait.

Le pentacle était devenu une sorte de blague rituelle entre nous.

Langdon frissonna. Ils jouaient au tarot ? Un jeu datant de l'Italie médiévale, truffé de symboles hérétiques cachés, auxquels lui-même consacrait un chapitre entier dans son prochain ouvrage. On y trouvait, parmi les vingt-deux cartes habituelles, la Papesse, l'Impératrice, et l'Étoile. À l'origine, le tarot avait été conçu comme un moyen de transmettre des doctrines condamnées par l'Église et c'est cet aspect mystérieux qui en avait fait plus tard un instrument de divination pour les cartomanciens.

La suite évoquant la divinité féminine est effectivement le pentagramme, pensa Langdon. Si Saunière trichait pour faire gagner sa petite-fille, le choix du pentacle était très judicieux.

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Ils étaient arrivés en haut de l'escalier. Sophie ouvrit la porte sans que l'alarme se déclenche. Les portes intérieures ne devaient pas être sécurisées. Elle le précéda pour descendre les marches étroites d'un escalier tournant, et accéléra l'allure.

Langdon tenta de la rattraper.

— Lorsque votre grand-père vous a parlé du pentacle, a-t-il mentionné le culte de la déesse et le ressentiment de l'Église catholique à son égard ?

— Non. Ce qui m'intéressait, c'était les aspects mathématiques. La Divine Proportion, le nombre PHI, la séquence de Fibonacci... ce genre de choses.

— Il vous a appris le nombre PHI ?

— Bien sûr ! La Divine Proportion. Il disait même que j'étais à moitié divine, à cause des lettres de mon nom...

Langdon réfléchit un instant avant de murmurer : «

SoPHIe ».

Il se concentra sur le nombre PHI. La cohérence des indices laissés par Saunière ne cessait de se renforcer.

Leonardo Da Vinci, la suite de Fibonacci, le pentacle...

PHI.

Tout cela renvoyait à un concept unique, si important pour l'histoire de l'art que Langdon consacrait souvent plusieurs séances à cette question. Il se revoyait à Harvard, lors d'un de ses cours traitant de « La symbolique dans l'art », en train d'écrire au tableau son nombre préféré :


1,618


Il s'était retourné vers ses étudiants.

— Qui peut me dire le nom de ce nombre ?

Un fort en maths aux longues jambes avait levé le doigt.

— C'est le nombre PHI.

— Bravo, Stettner ! Messieurs, je vous présente PHI.

— À ne pas confondre avec PI, en manque de hash ! clama Stettner.

Langdon fut le seul à rire. Stettner, dépité, se tassa sur sa chaise.

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— Ce nombre PHI, reprit le professeur Langdon, un virgule six cent dix-huit, est de la plus haute importance dans l'histoire de l'art. Quelqu'un peut-il me dire pourquoi ?

— Parce qu'il est beau ? avait suggéré Stettner, cherchant à se racheter. Les étudiants s'esclaffèrent

— En fait, répondit Langdon en riant, notre ami Stettner a encore raison. Le nombre PHI est généralement considéré comme le plus beau chiffre de l'univers, le nombre d'or.

L'hilarité générale retomba. Stettner jubilait.

Tout en installant son projecteur de diapositives, Langdon expliqua alors que le nombre PHI provenait de la séquence de Fibonacci - qui n'était pas seulement célèbre parce que chacun des chiffres correspondait à la somme des deux précédents, mais aussi parce que les quotients entre deux chiffres adjacents s'approchaient tous du nombre 1,618 - PHI!

En dépit de ses origines apparemment religieuses, expliqua Langdon, le caractère le plus étonnant de PHI venait du rôle qu'il jouait comme paramètre essentiel dans la nature. Les proportions des plantes, des animaux et des hommes obéissaient toujours au dénominateur commun du nombre d'or.

— L'ubiquité de PHI dans la nature dépasse la seule coïncidence, avait-il continué en éteignant la lumière. Et les Anciens en avaient déduit qu'il traduisait la pensée du créateur de l'univers. C'est pourquoi les savants de l'Antiquité l'ont appelé la Divine Proportion.

— Attendez ! demanda une jeune fille au premier rang.

Je suis licenciée en biologie et je n'ai jamais entendu parler de cette Divine Proportion dans la nature !

— Ah non ? rétorqua Langdon. Vous n'avez jamais étudié le rapport entre les populations mâle et femelle d'une ruche ?

— Bien sûr. Les femelles y sont toujours plus nombreuses que les mâles.

— C'est exact. Mais savez-vous que, si l'on divise le nombre des ouvrières par celui des faux bourdons, on obtient toujours la même proportion ?

— Ah bon ?

— PHI!

— Ce n'est pas possible ! souffla la jeune fille.

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— Eh si !

Langdon projeta au mur la photo d'un coquillage en spirale.

— Et ça ? Vous reconnaissez ?

— C'est un nautile, un mollusque céphalopode qui remplit d'eau les loges de sa coquille pour contrôler son immersion.

— Exact. Et vous connaissez la proportion entre le diamètre de chaque spirale et celui de la suivante ?

La jeune biologiste hésitait, le regard fixé sur les spirales du mollusque.

— Le nombre PHI ! La Divine Proportion : 1,618.

Elle avait l'air ébahie.

Langdon passa la diapositive suivante - l'agrandissement d'une fleur de tournesol.

— Les graines de tournesol poussent en spirales opposées.

Devinez quelle est la proportion entre deux spirales adjacentes !

— PHI ? s'exclama la moitié de la salle.

— Gagné !

Il leur projeta ensuite des photos de pommes de pin, de divers feuillages sur leurs tiges, de segmentations d'insectes, qui tous présentaient la même conformité au nombre magique.

— C'est incroyable ! s'exclama un étudiant.

— Attendez ! dit un autre. Quel est le rapport de PHI avec l'histoire de l'art ?

— Ah ! Ah ! triompha Langdon. Merci de poser la question.

Il leur projeta un autre cliché, représentant un morceau de parchemin jaune pâle, où s'étalait le célèbre homme nu de Leonardo Da Vinci, L'Homme de Vitruve, ainsi nommé en mémoire de Marcus Vitruvius, le grand architecte de la Rome antique qui avait fait l'éloge de la Divine Proportion dans son traité De Architectura.

— Personne n'a mieux compris la structure l'anatomie humaine que Leonardo Da Vinci. Il allait même jusqu'à déterrer des cadavres pour mesurer les proportions exactes du squelette.

Et il a été le premier à démontrer que le corps humain est composé de différentes parties entre lesquelles le rapport est toujours égal au nombre PHI.

Ils le regardaient d'un air dubitatif.

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— Vous ne me croyez pas ? La prochaine fois que vous prendrez une douche, amusez-vous à vous mesurer.

Un groupe de mordus de foot se mit à ricaner

— Et pas seulement les sportifs en mal de virilité, continua Langdon. Ça vaut aussi pour les filles. Essayez. Mesurez la distance entre le sol et le sommet de votre tête. Et divisez ce chiffre par la distance qu'il y a entre votre nombril et le sol.

Vous devinez ?

— Pas encore ce PHI ? lâcha un des sportifs, incrédule.

— Bien sûr que si : 1,618. Voulez-vous un autre exemple ?

Mesurez la distance entre le sommet de votre épaule et le bout de votre doigt le plus long, divisez-la par celle qui sépare votre coude du bout de ce même doigt. Encore un autre ? Hanche au sol, divisé par genou au sol. Distances entre les phalanges des doigts et des orteils, entre les vertèbres... PHI, PHI, PHI. Nous sommes tous de vivants hommages à la Divine Proportion.

Il devinait dans l'obscurité leurs regards stupéfaits et ressentit une chaleur intérieure qu'il connaissait bien. C'est bien pour cela qu'il était enseignant.

— Comme vous le voyez, mes amis, le chaos apparent du monde repose sur un ordre sous-jacent parfait. Quand les Anciens ont découvert le nombre PHI, ils étaient certains d'avoir découvert la pierre d'angle de la création divine. Et leur culte de la nature répondait à cet émerveillement. C'est bien compréhensible. Le sceau de Dieu est forcément présent dans sa création, et il existe encore de nos jours des religions païennes qui pratiquent le culte de la terre nourricière. Beaucoup d'entre nous le sont aussi, sans le savoir. Le 1 mai en est un exemple.

Ce jour célébrait le printemps... le renouveau de la terre prête à produire en abondance. La Divine Proportion existe depuis la nuit des temps et l'homme ne fait qu'obéir aux règles de la nature Et comme l'art est aussi une tentative d'imitation de la beauté de la Création, nous étudierons de nombreux exemples d'illustrations du nombre d'or au cours de ce semestre.

Pendant la demi-heure suivante, Langdon avait projeté à ses étudiants des photographies d'œuvres de Michel-Ange, d'Albert Durer et de Leonardo Da Vinci, et de nombreux autres artistes, qui toutes illustraient le même respect scrupuleux de la

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Divine Proportion dans leur composition. Il les avait initiés aux récurrences du nombre d'or dans la structure du Parthénon d'Athènes, des pyramides d'Égypte et même de l'immeuble de l'ONU à New York. Il leur avait fait écouter des sonates de Mozart, la Cinquième Symphonie de Beethoven, des œuvres de Schubert, de Bartók et de Debussy, où l'on retrouvait toujours la Divine Proportion. Il leur avait raconté comment Stradivarius avait utilisé le nombre PHI pour calculer certaines des proportions de ses célèbres violons.

— Et pour conclure le cours d'aujourd'hui, revenons aux symboles, avait-il déclaré.

Il avait tracé au tableau les cinq lignes du pentagramme étoilé.

— Ce symbole est l'un des plus riches de tous ceux que nous étudierons cette année. On l'appelle le pentagramme - ou pentacle pour les Anciens. Il est considéré comme divin et magique dans de nombreuses cultures. Est-ce que quelqu'un peut m'expliquer pourquoi ?

Le fort en maths leva le doigt.

— Parce que les lignes du pentagramme se divisent en segments qui appliquent la Divine Proportion.

Langdon l'avait regardé avec fierté.

— Très bien, Stettner ! Effectivement, les rapports des segments du pentacle égalent tous le nombre PHI ce qui en fait le nec plus ultra de la Divine Proportion. C'est pour cette raison qu'il a toujours été le symbole par excellence de la beauté et de la perfection associées à la déesse et au Féminin sacré.

Les étudiantes étaient radieuses.

— Une dernière remarque : nous n'avons fait qu'aborder l'œuvre de Leonardo Da Vinci, mais nous passerons beaucoup de temps à l'étudier. Le grand peintre italien était en effet un ardent adepte de la déesse. Je vous montrerai demain des reproductions de la Cène, sa célèbre fresque de Milan, qui est l'un des hommages les plus étonnants au féminin sacré.

— Vous plaisantez ? demanda un jeune homme au fond de la salle. Je croyais que la Cène représentait Jésus et les apôtres !

— Il y a des symboles cachés là où vous ne pouvez pas les imaginer..., avait répliqué Langdon avec un sourire malicieux.

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— Dépêchez-vous ! On y est presque. Que faites-vous ?

s'impatientait Sophie.

Arraché à ses pensées, Langdon s'aperçut qu'il s'était arrêté sur une marche, figé par une révélation soudaine.

O Draconian devil ! Oh, lame saint !

Sophie avait les yeux levés vers lui.

Ça ne peut pas être aussi simple !

Mais il en était maintenant certain.

Dans cette étroite cage d'escalier enfouie dans les entrailles du Louvre, les images du nombre PHI et de Leonardo Da Vinci tournoyant dans sa tête, il venait soudain de déchiffrer le message de Jacques Saunière.

— O Draconian devil ! Oh, lame saint ! s'écria-t-il. C'est le code le plus simple qui soit !

Sophie le dévisageait sans comprendre. Quel code ? Elle retournait les mots dans sa tête depuis le début, sans détecter le moindre code. Et un tout simple, qui plus est !

— Vous l'avez dit vous-même, continua Langdon, la voix vibrante d'excitation : les chiffres de Fibonacci n'ont de sens que s'ils sont placés dans un certain ordre. Sinon, ils ne sont qu'un charabia mathématique.

Elle ne voyait pas où il voulait en venir. Les chiffres de Fibonacci ? Ils n'avaient pour but que de l'attirer sur les lieux du crime. Ils auraient un autre sens ? Elle plongea la main dans sa poche et en ressortit la photo, pour relire le message.


13-3-2-21-1-1-8-5

O Draconian devil !

Oh, lame saint !

Quel lien ont-ils avec le reste ?

— La séquence de Fibonacci en désordre était un indice pour le décryptage de la suite, affirma Langdon. Votre grand-père a voulu nous donner un modèle à suivre pour lire le message écrit. O Draconian devil ! Oh, lame saint ! ne veut rien dire non plus. Il s'agit en fait d'une série de mots dont on a interverti les lettres.

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Elle ne mit pas une seconde à comprendre ce qu'il voulait dire. C'était d'une simplicité presque risible.

— Vous croyez que c'est... une anagramme? Comme celles qu'on trouve dans les pages de jeux des journaux ?

Langdon devinait son scepticisme et le comprenait aisément. Très peu de gens savaient que ces banals jeux de mots avaient en réalité une longue histoire de symbolisme sacré.

Les enseignements mystiques de la Cabale s'en étaient beaucoup servis - pour réécrire les mots hébreux de la Bible afin d'en tirer de nouvelles significations. Certains rois français de la Renaissance étaient tellement persuadés de leur pouvoir magique qu'ils engageaient des spécialistes chargés d'analyser les possibilités anagrammatiques de certains documents pour les aider à prendre leurs décisions. Les Grecs anciens qualifiaient d' Ars Magna - le Grand Art - la pratique des anagrammes.

Langdon regarda Sophie droit dans les yeux.

— Ce que votre grand-père voulait vous dire est d'une clarté limpide. Et il a multiplié les indices pour nous mettre sur la piste.

Sans en dire plus, il sortit un stylo de sa poche et réorganisa les lettres du message :


O Draconian devil !

Oh, lame saint !

était une anagramme parfaite de


Leonardo Da Vinci !

The Mona Lisa !

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21


Mona Lisa.

Arrêtée dans l'escalier de secours, Sophie en avait complètement oublié qu'ils étaient en train d'essayer de sortir du Louvre.

Son émerveillement devant la découverte de Langdon n'avait d'égal que la honte qu'elle éprouvait de ne pas avoir décrypté elle-même le message de son grand-père. Son expérience professionnelle, dans la résolution de cryptogrammes souvent très complexes, lui avait fait oublier les simples jeux de lettres et de mots. Pourtant, la pratique des anagrammes ne lui était pas étrangère.

Lorsqu'elle était enfant, son grand-père lui composait des anagrammes pour perfectionner son anglais. Il lui avait un jour écrit le mot planets en lui disant qu'il existait soixante-deux autres mots, de différentes longueurs, qui se composaient des mêmes lettres. Sophie avait passé trois jours plongée dans son dictionnaire anglais avant de les trouver tous.

— Je suis sidéré, fit Langdon, par le nombre d'indices cohérents qu'il s'est arrangé pour 1aisser avant de mourir.

Sophie en connaissait l'explication, et cela ne faisait que la peiner encore plus. J'aurais dû le voir tout de suite. Elle se souvint que Jacques Saunière - aussi passionné de jeux de mots que d'œuvres d'art - s'était amusé dès sa jeunesse à trouver des anagrammes pour plusieurs tableaux célèbres. L'un d'eux lui avait même un jour attiré des ennuis. Au cours d'un entretien qu'il avait accordé à une revue d'histoire de l'art, il avait signifié son peu d'estime pour le cubisme en déclarant, au sujet des Demoiselles d'Avignon, que ces Molles vides ne méritaient que des gnons. Les admirateurs de Picasso n'avaient pas apprécié le trait d'esprit.

Sophie leva les yeux vers Langdon.

— Il y a peut-être longtemps que mon grand-père a trouvé cette anagramme.

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Et ce soir, il a été forcé de s'en servir comme message codé de fortune. La voix de son grand-père l'appelait avec une clarté qui lui donnait le frisson.

Leonardo Da Vinci.

Mona Lisa !

Cherchant à comprendre pourquoi il avait consacré ces dernières paroles à cette référence, elle n'entrevit qu'une possibilité, très troublante.

Ce ne sont pas ses dernières paroles...

Etait-elle censée aller examiner la Joconde ?

Lui avait-il laissé là-bas un autre message ? C'était parfaitement plausible. Le célèbre tableau était accroché dans la Salle des États - une pièce isolée qui n'était accessible que depuis la Grande Galerie - et dont la porte n'était qu'à une vingtaine de mètres de l'endroit où l'on avait trouvé Saunière.

Il a très bien pu s'y rendre avant de mourir.

Déchirée par un dilemme, elle leva les yeux vers la cage d'escalier. Elle savait que la première chose à faire était de faire sortir Langdon du Louvre, mais son instinct lui soufflait le contraire. Se rappelant soudain sa première visite au musée, elle se rendit compte que, si son grand-père avait un secret à lui confier, il y avait peu de lieux de rendez-vous aussi appropriés que la salle abritant la Joconde.

— Elle est un peu plus loin, avait chuchoté Jacques Saunière, serrant la main de Sophie dans la sienne.

Le musée était fermé aux visiteurs et la Grande Galerie baignait dans la pénombre.

Sophie avait six ans. Elle se sentait toute petite, écrasée par la haute voûte, et les dessins de marqueterie du plancher lui donnaient le tournis. Le grand musée désert l'effrayait même, sans qu'elle osât pourtant se l'avouer. Serrant les mâchoires, elle lâcha la main de son grand-père.

— La Salle des États est là-bas, devant nous ! s'exclama Saunière.

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Elle ne partageait pas son excitation. Elle voulait rentrer à la maison. Elle avait déjà vu la Joconde dans des livres, elle ne lui plaisait pas du tout, et elle ne comprenait pas pourquoi les gens en faisaient une telle histoire.

Ça m'ennuie ! grogna-t-elle en français.

— A la maison, on parle anglais, répliqua-t-il.

— Le Louvre, c'est pas la maison !

— C'est vrai, dit-il. Alors, parlons anglais pour nous amuser.

Elle l'avait suivi en boudant. En entrant dans la Salle des États, elle avait scruté les murs avant d'arrêter son regard sur la place d'honneur qui sautait aux yeux : le centre de la cloison de droite, où était suspendu un seul tableau, abrité derrière un panneau de protection en Plexiglas. Son grand-père s'était immobilisé sur le seuil et lui avait montré le cadre.

— Vas-y, ma chérie. Il n'y a pas beaucoup de gens qui ont la chance de la regarder en tête à tête.

Sophie avait refoulé son appréhension et s'était avancée vers la Joconde. Après tout ce qu'elle avait entendu dire à son sujet, elle avait l'impression de marcher au-devant d'une reine.

Elle avait pris une profonde inspiration, et avait redressé la tête.

La fillette ne savait pas à quoi elle aurait dû s'attendre, mais sûrement pas à ça. Elle ne ressentit aucun émerveillement, aucun étonnement. La dame ressemblait à toutes ses reproductions. Elle resta muette pendant une éternité, attendant qu'il se passe quelque chose.

— Alors, qu'en penses-tu? demanda Jacques Saunière qui arrivait derrière elle. Elle est belle, non ?

Elle est trop petite.

— Toi aussi, tu es petite mais très belle.

Je ne suis pas belle, songea Sophie. Elle détestait ses cheveux roux, ses taches de rousseur, et elle était plus grande que tous les garçons de sa classe.

Elle secoua la tête.

— Je la trouve encore plus moche que sur les photos. Son visage est tout... brumeux !

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— C'est un effet pictural qu'on appelle le fumato, et qui est très difficile à réaliser. C'est Leonardo Da Vinci qui a fait les plus beaux.

Sophie était toujours perplexe.

— Elle a l'air de savoir quelque chose... comme les enfants de ma classe, quand ils ont un secret.

— C'est aussi pour ça qu'elle est tellement célèbre. Les gens aiment bien essayer de deviner pourquoi elle sourit.

— Et toi, tu sais pourquoi ?

— Peut-être. Un jour, je te raconterai...

— Je t'ai déjà dit que j'ai horreur des secrets ! s'écria Sophie en trépignant.

— Mais la vie est pleine de secrets, Princesse. On ne peut pas les découvrir tous d'un seul coup.

— Je remonte ! déclara soudain Sophie.

Sa voix résonna dans la cage d'escalier. Langdon se figea :

— Voir la Joconde ? Maintenant ?

Elle évalua le risque.

— Je ne suis pas soupçonnée de meurtre, et il faut que je découvre le sens du message de mon grand-père.

— Et l'ambassade ?

Elle se sentait coupable de l'abandonner après l'avoir persuadé de prendre la fuite, mais elle n'avait pas le choix. Elle désigna une porte métallique au bas des marches.

— Poussez la porte et suivez les signaux lumineux jusqu'à la sortie. Mon grand-père m'a souvent fait passer par là. Vous arriverez devant un tourniquet de sécurité. Vous n'aurez qu'à le franchir.

Elle lui tendit ses clés de voiture.

— Vous trouverez sur l'esplanade une petite Smart rouge, garée juste en face de la sortie. Vous savez comment vous rendre à l'ambassade ?

Il hocha la tête, les yeux baissés sur la clé qu'il tenait dans la main.

— Comprenez-moi, monsieur Langdon, je suis persuadée que mon grand-père m'a laissé un autre message près de la Joconde - pour désigner son assassin. Ou pour me prévenir

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d'un danger. Ou encore pour m'expliquer ce qui est arrivé à ma famille. Il faut que j'aille voir.

— Mais pourquoi ne vous l'aurait-il pas dit dans son premier message ? Pourquoi cette anagramme ?

— Je pense qu'il ne voulait pas que quelqu'un d'autre comprenne. Même pas la police.

Jacques Saunière avait visiblement fait l'impossible pour ne transmettre son message qu'à sa petite-fille. Il l'avait crypté, il y avait intégré des initiales qu'elle était seule à connaître, et lui avait suggéré de demander de l'aide à Robert Langdon. Un sage conseil puisque l'Américain avait déchiffré l'anagramme.

— Si étrange que cela paraisse, reprit-elle, j'ai l'impression qu'il voulait que j'aille voir la Joconde avant qui que ce soit d'autre.

— Je viens avec vous !

— Non. On ne sait pas combien de temps la Grande Galerie restera déserte. Mais vous, il faut que vous partiez.

Il semblait hésiter, comme si sa curiosité d'universitaire était prête à l'emporter sur la raison et à le précipiter entre les mains de Fache.

— Allez-y, monsieur Langdon, insista-t-elle avec un sourire plein de reconnaissance. Je vous rejoindrai à l'ambassade.

— Je veux bien, mais à une condition, fit-il d'un ton grave.

— Laquelle ? demanda-t-elle, surprise.

— C'est que vous cessiez de m'appeler monsieur Langdon.

Sophie crut lire sur ses lèvres un vague sourire de guingois.

Elle lui sourit à son tour.

— Bonne chance, Robert.

Arrivé au bas des marches, Langdon reconnut l'odeur caractéristique des caves de musée, mixte d'huile de lin et de poussière de plâtre. Un couloir s'ouvrait devant lui au fond duquel brillait une inscription lumineuse : SORTIE/EXIT.

Il s'y engagea.

Sur sa droite, s'ouvrait une grande salle décrépie, peuplée d'une armée de statues en cours de restauration. À gauche, une série d'autres pièces qui ressemblaient aux ateliers de son département de Harvard - rangées de chevalets, tableaux,

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palettes, toiles tendues sur des châssis - une sorte de chaîne de montage artistique.

En longeant le corridor, il se demandait s'il n'allait pas se réveiller d'un moment à l'autre dans son lit à Cambridge. Toute cette soirée lui faisait l'effet d'un rêve fantastique. Je suis un fugitif, qui tente de s'évader du musée du Louvre.

Il avait encore en tête l'astucieuse anagramme de Jacques Saunière et s'inquiétait de ce qui attendait Sophie dans la Salle des États. Elle avait l'air convaincue que son grand-père voulait qu'elle rende visite au célèbre tableau. Si plausible que cela puisse sembler, un mystère restait cependant inexpliqué : P.S. Trouver Robert Langdon.

Saunière avait chargé sa petite-fille de la contacter, lui. Mais pourquoi ? Uniquement pour qu'il l'aide à décoder une anagramme ?

C'était fort peu vraisemblable.

Après tout, le conservateur en chef n'avait aucune raison de penser que l'Américain était particulièrement expert à cet exercice. Il ne me connaissait même pas. En revanche, il savait Sophie très entraînée à ce genre de jeux. C'est elle qui avait décrypté la séquence de Fibonacci et, avec un peu de temps, elle aurait forcément réussi à déchiffrer la suite toute seule.

Sophie était censée y arriver seule.

Langdon en était de plus en plus convaincu. Mais cette conclusion ne faisait que rendre plus inexplicable la logique de Jacques Saunière.

Pourquoi lui a-t-il parlé de moi ? se demandait Langdon en marchant. Pourquoi le dernier vœu de Jacques Saunière était-il que sa petite-fille — avec laquelle il était brouillé — cherche à me rencontrer ? Que croyait-il que je savais ?

Il eut un sursaut et s'arrêta net. Les yeux écarquillés, il plongea sa main dans sa poche et en sortit la photocopie du cliché de Saunière. Il réexamina la dernière ligne du message.

P.S. Trouver Robert Langdon.

Il se fixa sur les deux initiales.

P.S.

Au même instant, les pièces du puzzle symbolique de Saunière s'assemblèrent comme par magie. Comme un coup de

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tonnerre, la connaissance des symboles acquise pendant toute sa carrière déchaîna soudain une formidable symphonie dans la tête de Langdon. Tous les actes du vieil homme mourant répondaient à une logique impeccable.

Son esprit s'emballait pour essayer d'appréhender les implications de ce qu'il venait de ressentir. Langdon fit demi-tour.

Est-il encore temps ?

Mais il savait que cela n'avait pas d'importance.

Sans hésiter, il repartit en courant vers le pied de l'escalier.

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Agenouillé au premier rang, Silas faisait semblant de prier, tout en promenant son regard sur le sol autour de lui. Comme beaucoup d'églises, Saint-Sulpice est construite sur le plan d'une croix latine. L'allée centrale de la longue nef conduit directement au maître-autel, situé dans le chœur, derrière la croisée du transept où se trouvait Silas - l'endroit considéré comme le cœur du sanctuaire, son point sacré par excellence.

Pas ce soir, se dit-il. Le secret que renferme Saint-Sulpice est ailleurs.

Tournant la tête à droite, vers le croisillon sud du transept, il examina attentivement les dalles situées au-delà des rangées de chaises, et aperçut ce que ses victimes lui avaient décrit.

La voilà.

Enchâssée dans le sol de granit, une fine baguette de laiton poli luisait entre les pierres grises, une ligne dorée, graduée comme une règle de dessinateur, qui traversait en biais le dallage de l'église. C'était un gnomon, avait-on expliqué à Silas, un instrument d'astronomie païen qui ressemblait à un grand cadran solaire. Touristes, savants et historiens venaient du monde entier pour l'admirer.

La Rose Ligne.

Silas suivit lentement des yeux la tige de laiton, qui, telle une balafre au milieu d'un beau visage, traversait le chœur en diagonale, sans le moindre respect pour la symétrie du plan de l'église. La règle dorée disparaissait sous les marches de la rampe de communion et resurgissait ensuite, pour s'interrompre dans un coin du croisillon nord, à la base d'un monument totalement inattendu.

Un grand obélisque égyptien.

La Rose Ligne montait ensuite à la verticale, à l'assaut de l'obélisque, et parcourait une dizaine de mètres pour s'arrêter à son sommet, que surmontait un globe doré.

La Rose Ligne. C'est là que la confrérie a caché la clé de voûte.

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Lorsque Silas lui avait annoncé ce soir que la clé de voûte était dissimulée dans l'église Saint-Sulpice, le Maître s'était d'abord montré sceptique. Mais en l'entendant préciser son emplacement exact, il s'était exclamé : « Tu veux parler de la Rose Ligne ! »

Et il lui avait rapidement décrit cette particularité célèbre de l'église, la règle de laiton qui suivait sur le sol un axe nord-sud parfait. Une sorte d'ancien cadran solaire, vestige du temple païen qui se dressait autrefois au même endroit. Les rayons du soleil qui pénétraient dans l'église par l'oculus du transept sud montaient et redescendaient progressivement le long de la règle graduée, d’un solstice à l'autre.

C'est cette ligne nord-sud qu'on appelait la Rose Ligne.

Depuis des siècles, le symbole de la rose était associé aux cartes de navigation comme au guidage des âmes. La rose des vents, qui figurait sur presque toutes les cartes anciennes, indiquait les quatre points cardinaux. Elle marquait les directions des huit vents principaux, des huit demi-vents et des seize quart-de-vents. Inscrits dans un cercle, ces trente-deux points du compas évoquaient la traditionnelle rose aux trente-deux pétales.

Aujourd'hui encore, cet outil de navigation s'appelait rose du compas. La direction du nord y était désignée par une flèche...

ou plus symboliquement par une fleur de lys.

Sur les mappemondes, une Rose Ligne - appelée méridien ou longitude - était une ligne imaginaire tracée sur le globe terrestre entre le pôle Nord et le pôle Sud. Leur nombre était théoriquement infini, car chaque point de la planète pouvait prétendre à son propre méridien.

Le problème qui se posait aux anciens navigateurs était de savoir lequel on pouvait nommer Rose Ligne - la longitude zéro, qui permettait de situer tous les autres méridiens du globe.

Aujourd'hui, la Rose Ligne passait à Greenwich, en Angleterre.

Mais il n'en avait pas toujours été ainsi.

Bien avant l'établissement du méridien de Greenwich comme longitude de référence, la longitude zéro passait par Paris. Et par Saint-Sulpice. C'est Greenwich qui l'avait emporté

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en 1888, mais la Rose Ligne d'origine était toujours visible dans l'église du VI e arrondissement.

«La légende est donc vraie, avait conclu le Maître. La clé de voûte du Prieuré de Sion est censée reposer sous le signe de la Rose. »

Silas jeta un regard circulaire autour de lui pour s'assurer que personne ne le regardait. Croyant un instant entendre un bruit au fond du déambulatoire, il scruta l'endroit quelques secondes. Rien.

Je suis seul.

Il se leva, fit trois génuflexions devant l'autel et s'engagea à gauche dans le croisillon du transept nord, en direction de l'obélisque.

Au même instant, à l'aéroport Leonardo Da Vinci de Rome, la secousse du train d'atterrissage entrant en contact avec la piste tirait Mgr Aringarosa de son sommeil.

Je me suis endormi, se dit-il, étonné d'avoir trouvé la décontraction nécessaire.

« Benvenuti a Roma... », annonça une voix au micro.

L'évêque se redressa sur son siège, lissa sa soutane et s'autorisa un sourire. Ce voyage lui avait fait plaisir. Je suis resté trop longtemps sur la défensive. Ce soir, les règles du jeu s'étaient inversées. Il y a cinq mois seulement, il nourrissait les craintes les plus vives pour l'avenir de la foi. Et voilà que, comme par la volonté de Dieu, la solution s'était présentée d'elle-même.

Une intervention divine.

Si tout s'était déroulé comme prévu à Paris, il serait bientôt en possession d'un trésor qui ferait de lui l'homme le plus puissant de la chrétienté.

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Sophie arriva hors d'haleine devant la double porte de la Salle des États - la pièce qui abritait la Joconde. Avant d'entrer, elle jeta à contrecœur un regard au cadavre de son grand-père, qui gisait sous l'éclairage du spot à vingt mètres de là.

Un remords violent s'empara d'elle soudain, une tristesse mêlée de culpabilité. Il avait souvent essayé de renouer avec elle mais Sophie était restée de marbre - entassant ses lettres et ses paquets dans un tiroir sans les ouvrir, refusant de reconnaître les efforts qu'il faisait pour tenter de la revoir. Il m'a menti ! Il m'a caché un épouvantable secret ! Que devais-je faire ? Elle l'avait banni de sa vie. Complètement.

Ce soir, il était mort, et il s'adressait à elle depuis l'au-delà.

Mona Lisa.

Elle tourna la poignée de l'énorme porte à double battant, qu'elle poussa devant elle. Elle s'immobilisa quelques instants sur le seuil, contemplant le vaste espace rectangulaire qui baignait dans la lueur rougeâtre montant des plinthes. La Salle des États était l'un des rares culs-de-sac du musée du Louvre, la seule pièce qui donnait sur le centre de la Grande Galerie.

La double porte que Sophie venait de franchir, unique accès à la salle, s'ouvrait sur un imposant Botticelli de cinq mètres de haut, accroché au mur du fond. Au centre du parquet, une vaste banquette octogonale accueillait les visiteurs désireux de reposer leurs jambes fatiguées dans la contemplation du plus précieux tableau du musée. Avant d'aller plus avant, Sophie se rendit compte qu'il lui manquait quelque chose. Une lampe à lumière noire. Elle se retourna vers le cercle de lumière qui entourait son grand-père. S'il lui avait laissé un message dans cette pièce, il l'avait certainement écrit à l'encre invisible.

Elle prit une profonde inspiration et se précipita vers la table que la police avait placée près du cadavre, s'interdisant cette fois tout regard vers celui-ci, pour ne s'intéresser qu'aux objets laissés sur la table par la police. S'emparant d'une petite lampe à ultraviolet, elle la glissa dans la poche de son

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survêtement, et repartit en courant vers la porte grande ouverte de la Salle des États.

Au moment où elle entrait, un bruit de pas venant de l'intérieur la cloua sur place.

Il y a quelqu'un!

Une forme fantomatique apparut brusquement dans la lueur rosée. Sophie fit un bond en arrière.

— Ah ! Vous voilà ! chuchota Langdon, dont la silhouette se profilait à côté d'elle.

Le soulagement de Sophie fut de courte durée.

— Robert ! Je vous avais dit de filer droit à l'ambassade... Si Fache...

— Où étiez-vous passée ?

— Je suis allée chercher une lampe à lumière noire. S'il m'a laissé un message ici...

Langdon reprit son souffle et la fixa dans les yeux.

— Sophie, écoutez-moi ! Les lettres PS, ça ne vous rappelle pas autre chose ? Réfléchissez !

Craignant qu'on ne les entende, Sophie l'entraîna à l'intérieur et referma la double porte.

— Je vous l'ai déjà dit, ce sont les initiales de Princesse Sophie.

— Je sais, mais ne les avez-vous jamais vues inscrites ailleurs ? Est-ce que votre grand-père ne les utilisait pas pour autre chose ? En monogramme, sur du papier à lettres, sur un objet personnel ?

Elle sursauta. Comment Robert pouvait-il savoir ? Elle les avait bien vues un jour, ces deux lettres, sur une sorte de monogramme. C'était la veille de ses neuf ans. Elle fouillait toute la maison en cachette, espérant trouver son cadeau. Déjà à cette époque, elle ne supportait pas les secrets. Qu'est-ce qu'il va m'offrir cette année ? Elle ouvrait tous les placards, tous les tiroirs. Est-ce qu'il m'a acheté la poupée dont je lui ai parlé ?

Où aurait-il pu la cacher ?

N'ayant rien trouvé dans aucune des autres pièces, elle rassembla tout son courage et se glissa dans la chambre de son grand-père. C'était une zone absolument interdite, mais il faisait sa sieste sur un divan du rez-de-chaussée.

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Je vais juste jeter un petit coup d'œil !

Sur la pointe des pieds, le plancher craquant sous ses pas, elle alla ouvrir son placard, et vérifia à tâtons toutes les étagères. Rien. Elle regarda sous le lit. Toujours rien. Elle s'approcha de sa commode et fouilla un à un tous les tiroirs, en veillant à ne rien déranger. Il y a sûrement quelque chose pour moi là-dedans ! Avant d'ouvrir le dernier, elle n'avait toujours pas trouvé de poupée. Déçue, elle y plongea la main et en sortit des vêtements noirs qu'elle n'avait jamais vus sur son grand-père. Elle allait refermer le tiroir lorsqu'elle aperçut un petit objet qui brillait dans le fond. On aurait dit une chaîne de montre, mais son grand-père n'en portait jamais. Son cœur fit un bond en devinant de quoi il s'agissait.

Un collier !

Elle sortit précautionneusement la chaîne d'or du tiroir.

Une petite clé y pendait, lourde et scintillante. Fascinée, elle la souleva. Elle ne ressemblait à rien de connu. La plupart des clés étaient plates, avec une tige ronde. Celle-ci avait une tige triangulaire, constellée de petites taches. La tête était en forme de croix, mais pas de celles qu'elle connaissait. Ses quatre bras avaient la même longueur, comme le signe plus des additions.

Un curieux dessin était gravé au centre : deux lettres entrelacées, entourées d'une drôle de fleur.

— P-S..., murmura-t-elle.

Qu'est-ce que ça peut bien être ?

— Sophie ?

Son grand-père apparut dans l'embrasure de porte.

Elle sursauta et fit tomber la chaîne sur le plancher.

Elle la fixait des yeux, n'osant regarder grand-père en face.

— Je... je cherchais mon cadeau d'anniversaire, bredouilla-t-elle, tête baissée, consciente d'avoir trahi sa confiance.

Il resta silencieux pendant une éternité. Puis il dit d'une voix très calme :

— Ramasse la clé, Sophie.

Elle s'exécuta et il s'approcha d'elle.

— Ma petite fille, il faut que tu apprennes à respecter l'intimité d'autrui.

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Il s'agenouilla devant elle et lui prit doucement la clé des mains.

— C'est une clé très spéciale, ma chérie. Si tu l'avais perdue...

Sa voix douce mettait Sophie encore plus mal à l'aise.

— Je te demande pardon. Je ne le ferai plus. Je croyais que c'était un collier que tu voulais m'offrir pour mon anniversaire.

Il la regarda encore longuement.

— Je vais te le redire encore une fois, Sophie, parce que c'est important : il faut respecter l'intimité des autres.

— Oui, grand-père.

— Nous en reparlerons une autre fois. Pour le moment, il y a du désherbage à faire.

Elle descendit en courant dans le jardin.

Le lendemain matin, il ne lui offrit pas de cadeau, et elle ne s'attendait plus à en recevoir. Il lui souhaita même pas un bon anniversaire de toute la journée. Après le dîner, elle monta se coucher, traînant les pieds dans l'escalier. En se mettant au lit, elle trouva sur son oreiller une petite carte sur laquelle était inscrite une énigme. Elle sourit avant même de l'avoir déchiffrée. Je sais ce que c'est! Elle en avait trouvé une semblable le matin du Noël précédent.

Une chasse au trésor !

Elle se mit au travail avec empressement, et trouva rapidement la solution de l'énigme, qui l'envoya dans une autre partie de la maison, où l'attendait une autre devinette, dont la réponse la précipita au rez-de-chaussée, et ainsi de suite... Elle traversa ainsi toute la maison d'une pièce à l'autre, d'indice en indice, jusqu'à ce que le dernier la reconduise à sa chambre. Elle monta l'escalier quatre à quatre et s'arrêta net sur le seuil : devant son lit trônait une bicyclette neuve, le guidon enrubanné de rouge. Elle poussa un cri de joie.

— Je sais que tu avais demandé une poupée, dit son grand-père en sortant de derrière le rideau de la fenêtre. Mais j'ai pensé que tu préférerais ce cadeau-là.

Le lendemain, il lui avait appris à pédaler et à se tenir sur la selle, courant à côté d'elle dans les allées du jardin. Lorsqu'elle

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s'était lancée sur l'épaisse pelouse, elle avait perdu l'équilibre et ils avaient tous les deux roulé dans l'herbe en riant.

— Je suis désolée pour hier, grand-père, avait-elle dit en se jetant dans ses bras.

— Je sais, ma chérie. Tu es pardonnée. Comment veux-tu que je t'en veuille ? Les grands-pères et les petites-filles se pardonnent toujours.

Transgressant ce qu'elle savait être un tabou, elle lui demanda :

— Je n'avais jamais vu de clé comme celle-ci. Elle est très jolie. Qu'est-ce qu'elle ouvre ?

Il sembla hésiter longuement avant de répondre.

Grand-père ne ment jamais.

— Une boîte dans laquelle je garde beaucoup de secrets.

Elle fît la moue.

— J'ai horreur des secrets !

— Je sais, mais ceux-là sont très importants. Et un jour, tu apprendras à les apprécier autant que moi.

— Il y avait des lettres sur la clé, et une fleur.

— C'est une fleur de lys, ma fleur préférée. Il y en a dans le jardin. Tu sais, les grandes fleurs blanches...

— Je les connais. Ce sont mes préférées, à moi aussi !

Il avait levé les sourcils, comme il le faisait chaque fois qu'il voulait la mettre au défi.

— Dans ce cas, je vais conclure un marché avec toi. Si tu es capable de toujours garder pour toi le secret de cette clé, et de ne plus jamais en parler, à moi ni à personne d'autre, alors un jour je te la donnerai.

— C'est vrai?

— C'est promis ! Le moment venu, cette clé sera à toi. Elle est gravée à ton nom. Sophie fronça les sourcils.

— Mais non ! J'ai vu écrit P.S. Ce n'est pas mon nom !

Il jeta un coup d'œil alentour, comme pour s'assurer que personne ne l'écoutait, et chuchota :

— Pour tout te dire, c'est un code. Ce sont tes initiales secrètes.

— J'ai des initiales secrètes ? demanda-t-elle en écarquillant les yeux.

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— Bien sûr. Toutes les petites filles en ont, et leur grand-père est le seul à les connaître.

P.S. ?

— Princesse Sophie, déclara-t-il en la chatouillant légèrement.

— Je ne suis pas une princesse ! dit-elle en riant.

— Pour moi, si !

Ils ne parlèrent plus jamais de la clé. Et elle devint la Princesse Sophie de son grand-père.

Dans la Salle des États, Sophie avait le cœur serré par une brusque sensation de deuil.

— Réfléchissez, insista Langdon, ces initiales, vous ne les avez jamais vues ?

Elle crut entendre murmurer son grand-père dans la galerie du musée. Ne parle plus jamais de cette clé, Sophie. Ni à moi ni à personne d'autre. Elle l'avait déjà trahi en refusant de lui pardonner. Pouvait-elle trahir sa confiance une seconde fois ?

P.S. Trouver Robert Langdon. Jacques Saunière avait voulu que Langdon l'aide. Elle hocha la tête.

— Oui, je les ai vues une fois... quand j'étais petite.

— Où ?

— Sur un objet auquel mon grand-père attachait une grande importance, répondit-elle après une hésitation.

Langdon la fixa d'un regard intense.

— C'est absolument vital, Sophie. Est-ce que les deux lettres étaient associées à un autre symbole ? À une fleur de lys ?

Elle recula d'un pas.

— Mais... Comment pouvez-vous le savoir? bredouilla-t-elle, stupéfaite.

Il baissa la voix.

— Je suis à peu près certain que votre grand-père faisait partie d'une société secrète. Une des fraternités les plus anciennes et les plus impénétrables qui soient.

Elle sentit son estomac se nouer. Elle aussi en était certaine.

Pendant dix ans, elle s'était efforcée d'oublier l'épisode qui lui avait révélé cette vérité horrifiante. Elle avait assisté à quelque chose d'impensable. D'impardonnable.

– 123 –


— La fleur de lys, continua Langdon, combinée aux lettres P.S., forme l'emblème de cette société secrète. C'est leur blason, leur logo.

— Comment le savez-vous ?

Elle priait intérieurement pour qu'il ne lui dise pas qu'il en faisait partie, lui aussi.

— J'ai fait des études sur ce groupe, répliqua-t-il, avec une excitation très perceptible. La recherche sur le symbolisme des sociétés secrètes est une de mes spécialités. Celle-ci s'appelle le Prieuré de Sion. Elle est basée en France, mais compte des membres influents dans toute l'Europe. En fait, c'est l'une des dernières sociétés secrètes qui aient survécu dans le monde.

Sophie n'en avait jamais entendu parler. Langdon enchaîna avec fébrilité :

— Elle a compté parmi ses membres certains individus prestigieux, comme Botticelli, Isaac Newton, Victor Hugo et Claude Debussy. Et Leonardo Da Vinci.

— Il faisait partie d'une société secrète ?

— Il a même présidé le Prieuré de 1510 à 1519, en temps que Grand Maître, ce qui pourrait expliquer la passion que votre grand-père avait pour son œuvre. Cet héritage commun aux deux hommes explique à merveille leur fascination pour l'iconologie de la déesse, les cultes et les symboles païens, et leur mépris pour l'Église catholique de Rome. Le Prieuré de Sion a toujours vénéré le Féminin sacré.

— Vous voulez dire que cette société est une secte païenne qui adore une déesse ?

— C'est même le culte de la déesse païenne par excellence.

Mais les membres du Prieuré sont surtout les gardiens d'un secret très ancien, qui les rend extrêmement puissants.

Malgré la force de conviction et l'évidente sincérité de Langdon, Sophie était instinctivement sceptique. Un culte païen secret ? Autrefois précédé par Leonardo Da Vinci ? Cela paraissait absurde. Pourtant, plus elle essayait de le chasser, plus le souvenir vieux de dix ans s'imposait à elle - cette nuit où elle avait surpris son grand-père et assisté à une scène qu'elle ne pouvait toujours pas accepter. Est-ce que c'était là l'explication... ?

– 124 –


Langdon parlait toujours :

— L'identité des membres du Prieuré de Sion est un secret jalousement gardé. Mais les initiales et la fleur de lys que vous avez vues enfant ne peuvent renvoyer qu'au Prieuré de Sion.

Sophie se rendait compte que Langdon en savait beaucoup plus sur son grand-père qu'elle ne l'avait imaginé. Cet Américain avait certainement encore bien des choses à lui apprendre, mais pas ici, pas cette nuit.

— Robert, je ne peux pas prendre le risque de laisser la police vous arrêter. J'ai trop besoin de vos lumières. Il faut que vous partiez, tout de suite !

Langdon ne l'entendait plus que dans un murmure. Il n'était pas question qu'il parte. Il était déjà ailleurs, dans un ailleurs où d'anciens secrets remontaient à la surface, où des histoires oubliées émergeaient de l'ombre.

Lentement, il tourna la tête en direction du portrait de la Joconde.

La fleur de lys... la fleur de Lisa... Mona Lisa.

Tout était intimement mêlé. Les échos des secrets inviolés du Prieuré de Sion et de Leonardo Da Vinci s'unissaient maintenant en une symphonie silencieuse.

À deux kilomètres de là, tout près des Invalides, le chauffeur médusé d'un semi-remorque, tenu en joue par des policiers furieux, regardait le chef de la police judiciaire jeter une savonnette dans les eaux troubles de la Seine en poussant un hurlement de rage retentissant.

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24


Silas avait les yeux levés vers l'obélisque de Saint-Sulpice.

La hauteur du monument de marbre blanc l'impressionnait.

Tous ses muscles étaient tendus par une excitation euphorique.

Il scruta encore une fois l'espace de l'église pour vérifier qu'il était bien seul, puis il s'agenouilla au pied de la colonne, plus par nécessité que par vénération.

La clé de voûte est cachée sous la Rose Ligne.

À la base de l'obélisque de Saint-Sulpice.

Tous les frères avaient fait le même aveu.

Il passa les mains sur le sol de pierre qui l'entourait. Ne sentant ni ne distinguant aucune fente, aucune marque indiquant une dalle mobile, il les frappa une à une de ses doigts repliés. Suivant la règle de laiton jusqu'au pied de l'obélisque, il donna une série de petits coups secs sur les carreaux de marbre qui la bordaient. L'une d'elles rendit un son creux.

Il y a une niche sous cette plaque de marbre !

Silas sourit. Ses victimes avaient dit la vérité. Il se releva, cherchant des yeux un objet lourd avec lequel il pourrait casser la dalle.

Dissimulée derrière le pilier en face de la sacristie, sœur Sandrine étouffa un cri. Ses pires craintes étaient fondées. Son visiteur n'était pas ce qu'il paraissait. Le mystérieux moine de l'Opus Dei n'était pas venu pour visiter l'église.

Il avait un but inavouable.

Vous n'êtes pas le seul à détenir un secret, se dit-elle.

La sœur Sandrine Bieil, gardienne en titre de Saint-Sulpice, faisait avant tout fonction de sentinelle. Et cette nuit, les rouages anciens de l'organisation s'étaient remis en mouvement. La présence de cet étranger au pied de l'obélisque était un signal de la Fraternité.

Un cri de détresse silencieux.

– 126 –


25


L'ambassade des États-Unis à Paris occupe un complexe de bâtiments situés à l'entrée de l'avenue Gabriel, au nord des Champs-Elysées. Sur un hectare et demi de territoire national, les ressortissants américains sont soumis aux mêmes lois et bénéficient des mêmes droits que dans leur pays.

La gardienne de nuit était plongée dans la lecture de Time Magazine quand le téléphone sonna.

— Ambassade des États-Unis, j'écoute !

— Bonsoir, dit une voix au fort accent français. J'ai besoin de votre aide.

Malgré la politesse des formules, l'homme parlait sur un ton sec et administratif.

— On m'a dit que vous aviez un message enregistré pour moi. Au nom de Robert Langdon. Mais je ne me souviens plus des trois chiffres de mon code d'accès. Si vous aviez la gentillesse de bien vouloir me le faire écouter...

— Je suis désolée, monsieur, mais ce message doit être très ancien. Nous avons abandonné ce système de messages enregistrés il y a deux ans, par mesure de sécurité. Et de plus, les codes d'accès comportaient cinq chiffres. Qui vous a dit que vous aviez un message chez nous ?

— Vous n'avez plus de messagerie automatique ?

— Non, monsieur. Si vous aviez un message, il serait enregistré par écrit dans nos services. Pouvez-vous me répéter votre nom ?

Mais l'homme avait raccroché.

Bézu Fache, interloqué, alla faire les cent pas le long du quai pour réfléchir tranquillement. Il était certain d'avoir vu Langdon taper un numéro à dix chiffres, suivi de trois autres, avant d'écouter son message.

Si ce n'était pas l'ambassade qu'il appelait, qui était-ce ?

Il regarda son téléphone portable, comprenant que la réponse se trouvait là. Langdon s'est servi de mon portable.

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Il fit défiler le menu, afficha un à un les derniers numéros appelés, et trouva celui que Langdon avait composé.

Un numéro à Paris, suivi de trois chiffres : 454.

Il composa le premier. Un répondeur, avec une voix de femme : « Bonjour, vous êtes bien chez Sophie Neveu, je suis absente pour le moment, mais... »

Son sang bouillonnait dans ses veines lorsqu'il composa le code à trois chiffres, 4... 5... 4...

– 128 –


26


Malgré sa réputation monumentale, le portrait de la Joconde ne mesure que soixante-dix-huit centimètres sur cinquante-deux - moins que les reproductions grand format que l'on vend dans les boutiques du Carrousel du Louvre.

Le tableau, peint sur un panneau de bois de peuplier, était accroché sur le mur nord-ouest de la Salle des États, protégé par un caisson de Plexiglas de cinq centimètres d'épaisseur. La célèbre atmosphère éthérée et brumeuse qui baigne cette peinture illustre le talent et le goût de son auteur pour le style sfumato, où les formes semblent se fondre les unes dans les autres.

Depuis son admission au musée du Louvre, la Joconde a été dérobée deux fois, le vol le plus récent datant de 1911. Cette année-là, elle disparut du Salon carré, la « salle impénétrable »

du Louvre de l'époque. Les Parisiens pleuraient dans les rues et les journaux suppliaient les voleurs de rendre au musée son chef-d'œuvre. On devait la retrouver deux ans plus tard à Florence, dans une chambre d'hôtel, dissimulée dans le double fond d'une malle.

Ayant signifié clairement son intention de rester, Langdon accompagna Sophie vers la Salle des États. La jeune femme se trouvait à une vingtaine de mètres de la Joconde quand elle alluma sa lampe torche. Elle balaya le plancher de son rayon violet tout en avançant, à la recherche d'une trace d'encre luminescente.

Langdon marchait à côté d'elle, brûlant de l'impatience qui précède les retrouvailles avec les grandes œuvres d'art. Il plissait les yeux pour tenter de voir au-delà du faisceau de lumière pourpre que Sophie pointait devant elle. Sur leur gauche, la banquette centrale émergea de l'obscurité, telle une île noire sur la mer grisâtre du parquet.

Il commença enfin à deviner les contours du caisson transparent. Enfermé dans sa cellule de Plexiglas, le trésor mondialement connu les attendait.

– 129 –


Aux yeux de Langdon, la renommée du célébrissime portrait ne tenait pas seulement à son sourire énigmatique, pas plus qu'aux interprétations multiples et souvent farfelues qu'en proposaient depuis quatre siècles les historiens d'art et autres amateurs de mystère. Elle était surtout, et tout simplement, l'œuvre que son auteur considérait comme sa plus grande réussite.

Vinci l'emmenait avec lui dans tous ses voyages et, lorsqu'on lui demandait pourquoi, le peintre répondait qu'il ne pouvait se séparer de sa plus parfaite expression de la beauté féminine.

Toutefois, selon certains historiens de l'art, le culte que Leonardo vouait à sa Mona Lisa n'avait rien à voir avec sa perfection artistique. Le portrait n'était en somme rien d'autre qu'un exemple ordinaire de sfumato. L'attachement de son auteur tenait à quelque chose de beaucoup plus profond, un message qu'il aurait dissimulé sous les couches de peinture. La Joconde était en fait l'un des canulars ésotériques les plus sensationnels de toute l'histoire de l'art. L'accumulation des ambiguïtés, des sous-entendus et des clins d'œil dans ce tableau avait donné lieu à d'innombrables commentaires. Mais la plupart des visiteurs continuaient à trouver que tout le mystère résidait dans le sourire de Mona Lisa.

Il n'y a là aucun mystère, songeait Langdon, qui commençait à distinguer le bord du tableau. Absolument aucun.

La dernière fois qu'il avait parlé du secret de la Joconde, c'était lors d'une conférence assez inattendue qu'il avait donnée dans une prison de la banlieue de Boston, dans le cadre du programme socio-éducatif de l'université Harvard. La « culture aux perpètes » comme l'avait baptisée certains de ses confrères.

Il avait trouvé les détenus, rassemblés pour l'occasion dans la bibliothèque de l'établissement, étonnamment intéressés —

frustes mais vifs.

— Vous avez peut-être remarqué, avait-il commencé en s'approchant de l'agrandissement du tableau qu'il venait de projeter au mur, que l'arrière-plan est asymétrique. La ligne d'horizon est nettement plus basse à gauche de Mona Lisa qu'à droite.

— Il a foiré son portrait ? demanda l'un des spectateurs.

– 130 –


— Non, répliqua Langdon avec un petit rire. C'est un problème que Leonardo Da Vinci rencontrait assez rarement.

C'est une astuce volontaire. En abaissant la ligne d'horizon sur sa gauche, il faisait paraître Mona Lisa plus grande de ce côté qu'à droite. C'était une petite blague à usage interne. Selon une tradition très ancienne, le côté gauche était associé au féminin, et le droit au masculin. Et comme Leonardo Da Vinci était un grand féministe, il a choisi ce déséquilibre pour glorifier cette partie gauche.

— Il paraît qu'il était pédé ! lança un petit détenu à barbiche.

— Les historiens ne le disent généralement pas dans ces termes, mais c'est vrai, il était homosexuel.

— Et c'est pour ça qu'il se mettait du côté des femmes ?

— En réalité, il cherchait à rétablir l'équilibre entre les deux genres. Il était persuadé que l'âme humaine ne pouvait se comprendre et s'épanouir que si elle conjuguait les éléments féminins et masculins.

— Vous voulez dire comme des nanas à bittes, par exemple

? Dans l'hilarité générale qui suivit, Langdon décida de ne pas aborder l'explication étymologique du mot hermaphrodite, dérivé d'Hermès et Aphrodite, qu'il avait pourtant prévu d'aborder.

— Hé ! Monsieur Langford ? demanda un gros baraqué.

C'est vrai que la Joconde est un portrait de Vinci en drag-queen

? Quelqu'un m'a dit que oui.

— Ce n'est pas du tout impossible. Leonardo Da Vinci était réputé pour être très farceur. On a fait des comparaisons informatiques de ce tableau et de ses autoportraits, qui confirment certaines analogies entre les deux visages. Quelles qu'aient été ses intentions, sa Mona Lisa n'est ni masculine ni féminine. Elle dégage une impression d'androgynie très subtile.

Elle est fusion des deux aspects.

— C'est pas plutôt une manière snob de dire qu'en fait sa Mona Lisa était plutôt moche ?

Cette fois, Langdon éclata d'un rire franc.

– 131 –


— Vous avez peut-être raison. Mais en réalité le peintre a glissé dans son tableau un indice qui laisse supposer que le portrait était androgyne. Avez-vous déjà entendu parler du dieu Amon des anciens Égyptiens ?

— Moi, oui ! s'écria un jeune détenu musclé. C'était le dieu de la fertilité masculine !

Langdon était ébahi.

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