13

Vandoosler, grimpé sur une chaise, avait passé la tête par un vasistas et surveillait l'éveil de la maison de droite. Le front Ouest, comme disait Lucien. Vraiment un agité ce type. Pourtant, il avait, paraît-il, écrit des bouquins très solides sur des tas d'aspects méconnus de cette affaire de 14-18. Comment pouvait-on se passionner pour ce vieux truc alors que tant de formidables combines pouvaient surgir des coins de tous les jardins? Après tout, c'était peut-être le même boulot.

Il faudrait peut-être qu'il envisage de ne plus les appeler Saint Truc et Saint Machin. Ça les énervait et c'était bien compréhensible. Ce n'était plus des mômes. Oui mais lui, ça l'amusait. Plus que ça même. Et jusqu'ici, Vandoosler ne s'était jamais vu renoncer à quelque chose qui lui procurait du plaisir. Donc, il verrait ce qu'ils allaient donner sur l'actuel, les trois chercheurs du Temps. Chercher pour chercher, quelle différence entre la vie des chasseurs-cueilleurs, celle des moines cisterciens, celle des troufions, celle de Sophia Siméonidis? En attendant, surveiller le front Ouest, attendre le réveil de Pierre Relivaux. Ça ne devrait pas tarder. Ce n'était pas le genre de type à traîner au lit. C'était un volontariste appliqué, une espèce un peu emmerdante.

Vers neuf heures trente, Vandoosler estima, aux divers va-et-vient entrevus, que Pierre Relivaux était prêt. Prêt pour lui, Armand Vandoosler. Il descendit les quatre étages, salua les évangélistes déjà regroupés dans la salle commune. Les évangélistes en train de bouffer au coude à coude. C'était peut-être le contraste entre les mots et les actes qui lui plaisait. Vandoosler fila sonner chez le voisin.

Pierre Relivaux n'apprécia pas l'intrusion. Vandoosler l'avait prévu et avait opté pour une attaque directe: ex-flic, inquiétudes pour sa femme disparue, questions à poser, on serait mieux à l'intérieur. Pierre Relivaux répondit ce que Vandoosler attendait, c'est-à-dire que ça ne regardait que lui,

– C'est très vrai, dit Vandoosler en s'installant dans la cuisine sans y être convié, mais il y a un os. La police peut venir vous faire une petite visite parce qu'elle estimera que ça la regarde. J'ai donc jugé que les conseils préalables d'un vieux flic pourraient vous être utiles.

Comme prévu, Pierre Relivaux fronça les sourcils. – La police? Au nom de quoi? Ma femme a le droit de s'absenter, que je sache?

– Bien entendu. Mais il s'est produit un fâcheux enchaînement de circonstances. Vous rappelez-vous ces trois ouvriers qui sont venus, il y a plus de quinze jours, creuser une tranchée dans votre jardin?

– Bien sûr. Sophia m'a dit qu'ils vérifiaient d'anciennes lignes électriques. Je n'y ai pas prêté attention.

– C'est dommage, dit Vandoosler. Car il ne s'agissait pas d'employés municipaux, ni de l'Électricité de France ni de quoi que ce soit de respectable. Il n'y a jamais eu de ligne électrique dans votre jardin. Ces trois types ont menti.

– Ça n'a pas de sens! cria Relivaux. Qu'est-ce que c'est que cette salade? Et quel rapport avec la police ou avec Sophia?

– C'est là que tout s'emmêle, dit Vandoosler en semblant le regretter sincèrement pour Relivaux. Une personne du quartier, un fureteur, en tout cas quelqu'un qui ne vous porte pas dans son cœur, a mis le doigt sur la supercherie. Je suppose qu'il a reconnu un des ouvriers et l'a questionné. Toujours est-il qu'il a prévenu les flics. Je l'ai su, j'ai encore quelques accès discrets là-bas.

Vandoosler mentait avec facilité et plaisir. Ça le mettait tout à fait à l'aise.

– La police a rigolé et a laissé tomber, continua-t-il. Elle a moins rigolé quand le même témoin, vexé, a intensifié son furetage et l'a informée que votre femme avait «disparu sans prévenir», comme on dit déjà dans le quartier. Et d'autre part, que la tranchée illicite avait été demandée par votre propre femme, de sorte qu'elle passe sous le jeune hêtre que vous voyez là-bas.

Vandoosler désigna l'arbre en pointant négligemment son doigt vers la fenêtre.

– Sophia a fait ça? dit Relivaux.

– Elle a fait ça. Selon ce témoin. Si bien que la police sait que votre femme s'inquiétait qu'un arbre lui fût tombé du ciel. Qu'elle a fait creuser dessous. Que depuis, elle a disparu. Pour la police, c'est trop en quinze jours. Il faut les comprendre. Ils s'inquiètent pour un oui pour un non. Ils vont rappliquer pour vous questionner, ça ne fait pas de doute.

– Ce «témoin», qui est-ce?

– Anonyme. Les hommes sont lâches.

– Et vous, qu'est-ce que vous venez faire là-dedans? Si la police vient chez moi, en quoi ça vous concerne?

Cette question banale, Vandoosler l'avait également prévue. Pierre Relivaux était un homme consciencieux, rétif, sans trace apparente d'originalité. C'est d'ailleurs pourquoi le vieux commissaire misait sur une maitresse du samedi-dimanche. Vandoosler le regardait. À moitié chauve, à moitié gros, à moitié sympathique, à moitié tout. Pour l'instant, pas trop complexe à manœuvrer.

– Disons que si je pouvais confirmer votre version des faits, ça les apaiserait sûrement. J'ai laissé des souvenirs chez eux.

– Pourquoi me rendriez-vous service? Que voulez-vous de moi? Du fric?

Vandoosler secoua la tête en souriant. Relivaux était aussi à moitié con.

– Pourtant, insista Relivaux, il me semble que dans la baraque que vous habitez, pardonnez-moi si je me trompe, vous m'avez tous l'air d'être dans une drôle de…

– Merde, dit Vandoosler. C'est exact. Je vois que vous êtes mieux informé que vous ne le laissez paraître.

– Les fauchés, c'est mon métier, dit Relivaux. De toute façon, c'est Sophia qui me l'a dit. Alors, ce motif?

– Les flics m'ont fait des ennuis inutiles, dans le temps. Quand ça les prend, ça peut aller loin, ils ne savent plus s'arrêter. Depuis, j'ai tendance à essayer que ces absurdités soient évitées aux autres. Une petite revanche, si vous voulez. Un dispositif anti-flic. Et puis ça m'occupe. Gratuitement.

Vandoosler laissa Pierre Relivaux réfléchir sur ce motif spécieux et mal argumenté. Il parut l'avaler.

– Qu'est-ce que vous voulez savoir? demanda Relivaux.

– Ce qu'ils voudront savoir.

– C'est-à-dire?

– Où est Sophia?

Pierre Relivaux se leva, écarta les bras et tourna dans la cuisine.

– Elle est partie. Elle va revenir. Pas de quoi fouetter un chat.

– Ils voudront savoir pourquoi vous ne fouettez pas un chat.

– Parce que je n'ai pas de chat. Parce que Sophia m'a dit qu'elle partait. Elle m'a parlé d'un rendez-vous à Lyon. Ce n'est pas le bout du monde!

– Ils ne seront pas forcés de vous croire. Soyez précis, monsieur Relivaux. Il y va de votre tranquillité, qui vous est précieuse, je crois.

– C'est une affaire sans intérêt, dit Relivaux. Mardi, Sophia a reçu une carte postale. Elle me l'a montrée. Dessus, une étoile gribouillée et un rendez-vous à telle heure dans tel hôtel de Lyon. Prendre tel train le lendemain soir. Pas de signature. Au lieu de rester calme, Sophia s'est précipitée. Elle s'était fourré dans le crâne que la carte venait d'un ancien ami à elle, un Grec, Stelyos Koutsoukis. À cause de l'étoile. J'ai eu affaire à ce type plusieurs fois avant mon mariage. Un admirateur-rhinocéros-impulsif.

– Pardon?

– Non, rien. Un fidèle de Sophia.

– Son ancien amant.

– Bien sûr, dit Pierre Relivaux, j'ai dissuadé Sophia de partir. Si la carte venait d'on ne sait qui, Dieu sait ce qui pouvait l'attendre. Si la carte venait de ce Stelyos, ce n'était pas mieux. Mais rien à faire, elle a pris son sac et elle est partie. J'avoue que je pensais la voir revenir hier. Je ne sais rien d'autre.

– Et l'arbre? demanda Vandoosler.

– Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise sur cet arbre? Sophia m'en a fait toute une histoire! Je ne pensais pas qu'elle irait jusqu'à faire creuser dessous. Qu'est-ce qu'elle est encore allée s'imaginer? Elle est sans cesse en train de se raconter des histoires… Ça doit être un cadeau, c'est tout. Vous savez peut-être que Sophia fut assez connue avant de se retirer de la scène. Elle chantait.

– Je le sais. Mais Juliette Gosselin dit que c'est vous qui avez planté l'arbre.

– Oui, c'est ce que je lui ai raconté. Un matin, à la grille, Juliette m'a demandé ce que c'était que ce nouvel arbre. Vu l'inquiétude de Sophia, je n'ai pas eu envie de lui expliquer qu'on ne savait pas d'où il venait et que ça fasse le tour du quartier. Comme vous l'avez compris, je tiens à ma tranquillité. J'ai fait au plus simple. J'ai dit que j'avais eu envie de planter un hêtre, pour clore le chapitre. C'est ce que j'aurais dû dire à Sophia d'ailleurs. Ça aurait évité bien des ennuis.

– Tout cela est parfait, dit Vandoosler. Mais vous êtes seul à le dire. Ce serait bien que vous puissiez me montrer cette carte postale. Pour qu'on puisse la joindre.

– Navré, dit Relivaux. Sophia l'a emportée puisqu'elle contenait les consignes à suivre. Soyez logique.

– Ah. C'est ennuyeux mais pas très grave. Tout cela tient debout.

– Évidemment ça tient! Pourquoi me reprocherait-on quelque chose?

– Vous savez bien ce que pensent les flics du mari quand sa femme disparaît.

– C'est stupide. – Oui, stupide.

– La police n'ira pas jusque-là, dit Relivaux en plaquant une main raide sur la table. Je ne suis pas n'importe qui.

– Oui, répéta doucement Vandoosler. Comme tout le monde.

Vandoosler se leva lentement.

– Si les flics viennent me voir, j'irai dans votre sens, ajouta-t-il.

– Pas la peine. Sophia va revenir.

– Espérons-le.

– Je ne suis pas inquiet.

– Alors tant mieux. Et merci pour votre franchise. Vandoosler traversa le jardin pour rentrer chez lui.

Pierre Relivaux le regarda s'éloigner et pensa: De quoi se mêle-t-il, cet emmerdeur?

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