30

En rentrant vers minuit à la baraque, Marc et Lucien trouvèrent Vandoosler qui les attendait au réfectoire. Fatigué, incapable de classer les informations récoltées, Marc espérait que le parrain n'allait pas le retenir trop longtemps. Car il était clair que Vandoosler attendait un compte rendu. Lucien au contraire avait l'air en parfaite forme. Il s'était débarrassé avec précaution de son sac de douze kilos et s'était servi un coup à boire. Il demanda où étaient les annuaires.

– Dans la cave, dit Marc. Fais attention, ils servent à caler l'établi.

On entendit un fracas au sous-sol et Lucien revint, ravi, un annuaire sous le bras.

– Désolé, dit-il, tout est tombé.

Il s'installa avec son verre à un bout de la grande table et se mit à compulser l'annuaire.

– Des René de Frémonville, dit-il, il ne doit pas y en avoir des montagnes. Avec de la chance, il habite Paris. Pour un critique de théâtre et d'opéra, ça paraît judicieux.

– Qu'est-ce que vous cherchez? demanda Vandoosler.

– C'est lui qui cherche, dit Marc. Pas moi. Il veut retrouver un critique dont le père a consigné toute sa guerre sur des petits carnets. Ça l'emballe. Il prie tous les dieux actuels et passés pour que le père ait été paysan. Il paraît que c'est beaucoup plus rare. Il a prié pendant tout le voyage.

– Ça ne peut pas attendre? demanda Vandoosler.

– Tu sais bien, dit Marc, que pour Lucien, la Grande Guerre ne peut pas attendre. A se demander s'il s'est rendu compte qu'elle était terminée. En tout cas, il est dans cet état-là depuis cet après-midi. Je n'en peux plus, moi, de sa foutue guerre. Il n'y a que les excès qui l'intéressent. Tu m'entends, Lucien? Ce n'est plus de l'histoire que tu fais!

– Mon ami, dit Lucien sans lever la tête et en suivant du doigt une des colonnes de l'annuaire, «la quête des paroxysmes oblige à se confronter à l'essentiel qui est ordinairement caché».

Marc, qui n'était pas de mauvaise foi, réfléchit sérieusement à cette phrase. Elle l'ébranla. Il se demanda dans quelle mesure sa tendance à travailler sur l'ordinaire médiéval plutôt que sur ses secousses paroxysmiques pouvait ['éloigner de l'essentiel caché. Il avait toujours pensé jusqu'ici que les petites choses ne se révélaient bien que dans les grandes et les gran des dans les petites, dans l'Histoire comme dans la vie. Il en était à envisager les crises religieuses ou les épidémies foudroyantes sous un autre angle quand le parrain l'interrompit.

– Tes rêvasseries historiques attendront aussi, dit Vandoosler. Avez-vous mis la main sur quelque chose, oui ou merde?

Marc sursauta. Il franchit neuf siècles en quelques secondes et s'assit en face de Vandoosler, le regard un peu secoué par le voyage.

– Alexandra? demanda-t-il d'une voix vague. Comment s'est passé l'interrogatoire?

– Comme tout interrogatoire d'une femme qui n'était pas chez elle la nuit du meurtre.

– Leguennec a trouvé ça?

– Oui. La voiture rouge avait changé de place. Alexandra a dû rétracter sa première déclaration, elle s'est fait sérieusement engueuler et a avoué s'être absentée de onze heures un quart à trois heures du matin. Balade en voiture. Plus de trois heures, ça fait une trotte, non?

– Mauvais, dit Marc. Et vers où cette balade?

– Vers Arras, d'après elle. De l'autoroute. Elle jure ne pas s'être rendue rue de la Prévoyance. Mais comme elle a déjà menti… ils ont affiné l'heure du meurtre. Entre minuit et demi et deux heures du matin. En plein dedans.

– Mauvais, répéta Marc.

– Très mauvais. Il ne faudrait pas pousser beaucoup Leguennec pour qu'il torche son enquête et remette ses conclusions au juge d'instruction.

– Ne pousse surtout pas.

– Pas la peine de me le dire. Je le retiens par les bretelles autant que je peux. Mais ça devient difficile. Alors, tu as de la matière?

– Tout est dans l'ordinateur de Lucien, dit Marc en désignant le sac du menton. Il a scannérisé tout un fatras de papiers.

– Habile, dit Vandoosler. Quels papiers?

– Dompierre avait consulté le carton concernant la représentation d'Elektra en 1978. Je te résume le truc. Il y a des bricoles intéressantes.

– Ça y est, interrompit Lucien en fermant bruyamment l'annuaire. R. de Frémonville est dans le sac. Il n'est pas sur liste rouge. C'est un pas vers la victoire.

Marc reprit son résumé, qui dura plus longtemps que prévu parce que Vandoosler lui coupait sans arrêt la parole. Lucien avait vidé un deuxième verre et était monté se coucher.

– Donc, dit Marc, la première urgence est de savoir si Christophe Dompierre est bien de la famille du critique Daniel Dompierre, et à quel degré. Tu t'en chargeras aux premières heures. Si c'est bien ça, on peut croire que le critique avait mis le doigt sur une saleté quelconque concernant cet opéra et qu'il avait raconté le truc en famille. Quelle saleté? Le seul fait sortant de l'ordinaire, c'est cette agression contre Sophia. Il faudrait connaître les noms des deux figurants qui ne sont pas revenus le lendemain. C'est presque impossible. Comme Sophia a refusé à l'époque de déposer plainte, il n'y a pas eu d'enquête.

– Ça, c'est curieux. Ce genre de refus a presque toujours la même cause: l'agressée connaît l'agresseur, mari, cousin, ami, et elle ne veut pas de scandale.

– Quel avantage pour Relivaux d'agresser sa propre femme dans sa loge?

Vandoosler haussa les épaules.

– On ne sait quasi rien, dit-il. On peut donc tout supposer. Relivaux, Stelyos…

– Le théâtre était fermé au public.

– Sophia pouvait faire entrer qui elle voulait. Et puis il y a ce Julien. Il était figurant dans le spectacle, c'est ça? Quel est son nom de famille?

– Moreaux. Julien Moreaux. Il a l'air d'un vieux mouton. Même avec quinze ans de moins, je ne le vois pas faire le loup.

– Tu ne connais rien aux moutons. Tu m'as dit toi-même que ce Julien suivait Sophia dans ses tournées depuis cinq ans.

– Sophia essayait de le lancer. C'était le beau-fils de son père après tout. Elle avait pu s'attacher à lui.

– Ou lui à elle, plutôt. Tu dis qu'il épinglait des photos d'elle sur les murs de sa chambre. Sophia avait trente-cinq ans, elle était belle, elle était célèbre. De quoi vous aliéner facilement un jeune homme de vingt-cinq ans. Passion étouffée, frustrée. Un jour, il entre dans sa loge… Pourquoi pas?

– Sophia aurait inventé l'histoire de la cagoule?

– Pas forcément. Ce Julien pouvait mener ses pulsions à visage caché. Mais il est très possible en revanche que Sophia, au courant de l'idolâtrie du garçon, n'ait pas eu de doute sur l'identité de l'agresseur, cagoule ou pas cagoule. Une enquête aurait entraîné un foutu scandale. Mieux valait pour elle écraser le coup et ne plus en parler. Quant à Julien, il a quitté la figuration après cette date.

– Oui, dit Marc. Très possible. Et ça n'explique en rien l'assassinat de Sophia.

– Il a pu récidiver quinze ans plus tard. Et ça aurait mal tourné. Quant à la visite de Dompierre, ça a dû l'affoler. Il a pris les devants.

– Ça n'explique pas l'arbre.

– Toujours cet arbre?

Marc, debout devant la cheminée, la main appuyée contre le linteau, regardait s'éteindre les braises.

– Il y a un truc que je ne comprends pas, dit-il. Que Christophe Dompierre ait relu les articles de son éventuel père, je saisis. Mais pourquoi ceux de Fré-monville? Les seuls points communs entre ces textes sont qu'ils éreintent la prestation de Sophia.

– Dompierre et Frémonville étaient sans doute amis, confidents peut-être. Cela expliquerait la concordance de leurs points de vue musicaux.

– J'aimerais savoir ce qui a bien pu les dresser contre Sophia.

Marc se dirigea vers une des grandes fenêtres et scruta la nuit.

– Qu'est-ce que tu regardes?

– Je cherche à voir si la voiture de Lex est là ce soir.

– Pas de danger, dit Vandoosler, elle ne bougera pas.

– Tu l'as convaincue d'arrêter de bouger?

– Je n'ai pas essayé. J'ai posé un sabot sur sa roue. Vandoosler sourit.

– Un sabot? Tu as ce genre de truc?

– Bien sûr. J'irai l'enlever demain à la première heure. Elle n'en saura rien, sauf si elle tente de sortir, bien entendu.

– Tu as vraiment des méthodes de flic. Mais si tu y avais pensé hier, elle serait hors de cause. Tu te réveilles un peu tard.

– J'y ai pensé, dit Vandoosler. Mais je n'en ai rien fait.

Marc se retourna et le parrain l'arrêta d'un geste avant qu'il ne s'énerve.

– Ne t'emballe pas. J'ai déjà dit qu'il était souvent bon de laisser filer la ligne. Sinon on coince tout, on n'apprend rien et toute la baleinière tombe à la flotte.

Il lui désigna en souriant la pièce de cinq francs clouée à la poutre. Soucieux, Marc le regarda s'en aller et l'écouta monter les quatre étages. Il ne comprenait pas toujours ce que pouvait bien manigancer le parrain et surtout, il n'était pas certain qu'ils chassaient du même bord. Il prit la pelle à feu et fit un petit tas de cendres bien organisé pour couvrir les braises. On a beau les couvrir, ça reste brûlant en dessous. Ça se voit très bien quand on éteint la lumière. Ce que fit Marc qui, assis sur une chaise, regarda dans l'obscurité l'éclat des brandons rouges. C'est comme ça qu'il s'endormit. Il regagna sa chambre à quatre heures du matin, courbatu et glacé. Il n'eut pas le courage de se déshabiller. Vers sept heures, il entendit Vandoosler descendre. Ah, oui. Le sabot. Ensommeillé, il mit en route l'ordinateur que Lucien avait installé dans son bureau.

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