Après le départ de Sophia Siméonidis, chacun tourna un peu n'importe comment dans la grande salle. Vandoosler le Vieux préféra dîner dans ses appartements, sous le ciel. Avant de quitter la pièce, il les regarda. Chacun des trois hommes s'était curieusement collé devant une des grandes fenêtres et fixait le jardin dans la nuit. Sous leurs voûtes en plein cintre, on aurait dit trois statues retournées. La statue de Lucien à gauche, celle de Marc au centre, celle de Mathias à droite. Saint Luc, saint Marc et saint Matthieu, chacun pétrifié dans une alcôve. Drôles de types et drôles de saints. Marc avait croisé ses mains dans son dos et se tenait raide, les jambes légèrement écartées. Vandoosler avait fait beaucoup de conneries dans sa vie, Vandoosler aimait beaucoup son filleul. Ils n'étaient jamais passés sur les fonts baptismaux,
– Dînons, dit Lucien. J'ai fait un pâté.
– À quoi, le pâté? demanda Mathias.
Les trois hommes n'avaient pas bougé et se parlaient d'une fenêtre à une autre en regardant le jardin.
– Au lièvre. Un pâté bien sec. Je crois que ce sera bon.
– C'est cher, le lièvre, dit Mathias.
– Marc a piqué le lièvre ce matin et me l'a offert, dit Lucien.
– C'est gai, dit Mathias. Il tient de son oncle. Pourquoi t'as piqué le lièvre, Marc?
– Parce que Lucien en désirait un et que c'était trop cher.
– Évidemment, dit Mathias. Vu comme ça. Dis-moi, comment se fait-il que tu t'appelles Vandoosler comme ton oncle maternel?
– Parce que ma mère était seule, crétin.
– Dînons, dit Lucien. Pourquoi tu l'emmerdes?
– Je ne l'emmerde pas. Je lui demande. Et Vandoosler, qu'est-ce qu'il a fait pour être cassé?
– Il a aidé un assassin à prendre le large.
– Évidemment… répéta Mathias. Vandoosler, c'est quoi comme nom?
– Belge. Au départ, ça s'écrivait Van Dooslaere. Impraticable. Mon grand-père s'est installé en France en 1915.
– Ah, dit Lucien. Il a fait le front? Il a laissé des notes, des lettres?
– Je n'en sais rien, dit Marc.
– Faudrait creuser la question, dit-il sans bouger de sa fenêtre.
– En attendant, dit Marc, c'est un trou qu'on va creuser. Je ne sais pas dans quoi on a foutu les pieds.
– Dans la merde, dit Mathias. Question d'habitude.
– Dînons, dit Lucien. Feignons d'en être sortis.
Vandoosler revenait du marché. Faire les courses entrait peu à peu dans ses attributions. Ça ne le gênait pas, bien au contraire. II aimait traîner dans les rues, regarder les autres, surprendre des bouts de conversation, s'y immiscer, s'asseoir sur les bancs, discuter le prix du poisson. Habitudes de flic, réflexes de séducteur, errements de vie. Il sourit. Ce nouveau quartier lui plaisait. La nouvelle baraque aussi. Il avait quitté son ancien logement sans se retourner, satisfait de pouvoir commencer autre chose. L'idée de commencer l'avait toujours beaucoup plus séduit que celle de continuer.
Vandoosler s'arrêta en vue de la rue Chasle et détailla avec plaisir ce nouveau secteur d'existence. Comment était-il arrivé ici? Une succession de hasards. Quand il y pensait, sa vie lui donnait l'impression d'un tissu cohérent, et pourtant fait d'inspirations inorganisées, sensibles au moment qui passe et volatiles dans le long terme. Des grandes idées, des projets de fond, ça oui, il en avait eu. Pas un seul qu'il ait mené à terme. Pas un. Il avait toujours vu ses résolutions les plus fermes fondre à la première des sollicitations, ses engagements les plus sincères s'étioler à la moindre des occasions, ses mots les plus vibrants se dissoudre dans la réalité. C'était comme ça. Il s'y était habitué et il n'y trouvait pas grand-chose à redire. Il suffit d'être au courant. Efficace et souvent glorieux dans l'instant, il se savait anéanti dans la moyenne durée. Cette rue Chasle, curieusement provinciale, était parfaite. Encore un nouveau lieu. Pour combien de temps? Un homme le croisa et lui jeta un coup d'œil. Il devait se demander ce qu'il faisait en arrêt sur le trottoir avec son panier à provisions. Vandoosler estima que ce type aurait su expliquer pourquoi il vivait par ici et même brosser un tableau de son avenir. Alors que lui aurait déjà eu bien du mal à résumer sa vie passée. Il la ressentait comme un magnifique réseau d'incidences, de coups par coups, d'enquêtes ratées ou réussies, d'occasions saisies, de femmes séduites, excellents événements dont aucun n'avait traîné en longueur et pistes bien trop nombreuses pour se prêter à une synthèse, heureusement. Évidemment, ça avait fait de la casse aussi. C'est inévitable. Faut enlever du vieux pour connaître du neuf.
Avant de rentrer à la baraque, l'ex-commissaire s'assit sur le petit muret qui lui faisait face. Un rayon de soleil d'avril, toujours bon à prendre. Il évita de regarder du côté de chez Sophia Siméonidis où trois ouvriers de la ville s'acharnaient depuis hier à creuser une tranchée. Il regarda du côté de chez l'autre voisine. Comment disait Saint Luc? Le front Est. Un maniaque, ce type. Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire, la Grande Guerre? Enfin, à chacun sa merde. Vandoosler avait progressé sur le front Est. Il avait pris des petits renseignements dé-ci, dé-là. Système de flic. La voisine s'appelait Juliette Gosselin, elle vivait avec son frère Georges, un gros taciturne. À voir. Tout était bon à voir pour Armand Vandoosler. Hier, la voisine de l'Est avait jardiné. Accueil du printemps. Il lui avait dit trois mots, histoire de. Vandoosler sourit. Il avait soixante-huit ans et des certitudes à relativiser.
Il n'aurait pas aimé essuyer un refus. Donc, prudence et pondération. Mais ça ne coûtait rien d'imaginer. Il avait bien observé cette Juliette qui lui avait semblé jolie et énergique, dans la quarantaine, et il avait estimé qu'elle n'avait rien à faire avec un vieux flic. Même encore beau, à ce qu'on disait. Lui, il n'avait jamais vu ce que les autres trouvaient de bien à son visage. Trop maigre, trop tordu, pas assez pur à son goût. En aucune façon il ne serait tombé amoureux d'un type dans son genre. Mais les autres, oui, souvent. Ça lui avait rendu de gros services comme flic, sans parler du reste. Ça avait fait de la casse aussi. Armand Vandoosler n'aimait pas quand ses pensées en arrivaient là, à la casse. Ça faisait déjà deux fois en un quart d'heure. Sans doute parce qu'il changeait une fois encore de vie, de lieu, d'entourage. Ou peut-être parce qu'il avait croisé des jumeaux à la poissonnerie. Il se déplaça pour mettre son panier à l'ombre, ce qui le rapprocha en même temps du front Est. Pourquoi bon sang fallait-il encore que ses pensées en arrivent là? Il n'y avait qu'à simplement guetter l'apparition de la voisine de gauche et s'occuper du poisson pour les trois ouvriers de la tranchée. De la casse? Oui et alors? Il n'était pas le seul, bordel, merde. C'est entendu, il y avait souvent été fort. Surtout pour elle et ses deux jumeaux qu'il avait quittés un jour en deux temps, trois mouvements. Les jumeaux avaient trois ans. Pourtant il y tenait à Lucie. Il avait même dit qu'il la garderait toujours. Et tout compte fait, non. Il les avait regardés s'éloigner sur un quai de gare. Vandoosler soupira. Il redressa lentement la tête, repoussa ses cheveux en arrière. Ça leur faisait vingt-quatre ans maintenant aux petits. Où étaient-ils? Quelle merde. Quelle connerie. Loin, près? Et elle? Inutile d'y penser. Pas grave. Aucune importance. L'amour, il en pousse comme on veut, ils se valent tous, il n'y a qu'à se baisser pour les ramasser. Voilà. Pas grave. Faux qu'il y en a de mieux que d'autres, faux. Vandoosler se leva, prit son panier et s'approcha du jardin de la voisine de l'Est, Juliette. Toujours personne. Et s'il allait voir plus loin? S'il avait été bien renseigné, elle tenait le petit restaurant Le Tonneau, deux rues plus bas. Vandoosler savait parfaitement cuisiner le poisson mais ça ne coûte rien de demander une recette. Qu'est-ce qu'on risque?