18

Alexandra, incrédule, assise en tailleur sur son lit, longues jambes croisées, la tête dans les mains, exigeait des détails, des certitudes. Il était sept heures du soir. Leguennec avait autorisé Vandoosler et les autres à rester dans la chambre. Tout serait dans les journaux du lendemain. Lucien regardait si le petit n'avait pas taché son tapis avec ses crayons-feutres. Ça le souciait.

– Pourquoi vous êtes-vous déplacé jusqu'à Maisons-Alfort? demandait Alexandra. Que saviez-vous?

– Rien, assura Leguennec. J'ai quatre personnes disparues dans mon secteur. Pierre Relivaux n'avait pas souhaité déclarer sa femme comme disparue. Il était certain qu'elle reviendrait. Mais, en raison de votre arrivée, je l'avais, disons… convaincu de faire cette déclaration. Sophia Siméonidis était sur ma liste et dans ma tête. Je suis allé à Maisons-Alfort parce que c'est mon métier. Je n'étais pas seul, autant vous le dire. D'autres inspecteurs étaient là, à la recherche d'adolescents et d'époux volatilisés. Mais j'étais le seul à rechercher une femme. Les femmes disparaissent beaucoup moins que les hommes, le savez-vous? Quand un homme marié ou un adolescent disparaît, on ne s'en fait pas trop. Mais quand c'est une femme, il y a lieu de craindre le pire. Vous comprenez? Mais le corps, pardonnez-moi, était inidentifiable, pas même par les dents, éclatées ou réduites en poussière.

– Leguennec, coupa Vandoosler, tu peux passer sur les détails.

Leguennec secoua sa petite tête aux mâchoires massives.

– J'essaie, Vandoosler, mais Mlle Haufman veut des certitudes.

– Continuez, inspecteur, dit Alexandra à voix basse. Je dois savoir.

La jeune femme avait le visage abîmé d'avoir pleuré, les cheveux noirs hérissés, raidis par le passage répété de ses mains mouillées. Marc aurait voulu tout sécher, tout recoiffer. En fait, il ne pouvait rien faire.

– Le labo travaille dessus et il faudra plusieurs jours pour avoir éventuellement de nouveaux résultats. Mais le corps brûlé était de petite taille, suggérant une femme. La carcasse du véhicule a été passée au crible mais il ne restait rien, pas un lambeau d'habit, pas un accessoire, rien. L'incendie a été allumé avec des litres d'essence, répandus non seulement sur le corps et la voiture à profusion, mais aussi sur le sol alentour et la façade de la maison riveraine, heureusement vide. Plus personne n'habite cette ruelle. Elle est destinée à être rasée et quelques carcasses de voitures y achèvent de pourrir, abritant parfois des clochards pour la nuit.

– L'endroit avait donc été bien choisi, c'est ça?

– Oui. Car le temps que l'alarme soit donnée, le feu avait déjà fait son boulot.

L'inspecteur Leguennec balançait au bout de ses doigts le sachet contenant la pierre noire, et Alexandra suivait des yeux ce petit mouvement exaspérant.

– Et ensuite? demanda-t-elle.

– A l'emplacement des pieds, on a trouvé deux concrétions d'or fondu, laissant penser à des anneaux, ou à une chaîne. Donc, quelqu'un d'assez aisé pour pouvoir au moins posséder quelques bijoux en or. Enfin, sur ce qui reste du siège avant droit, une petite pierre noire qui avait résisté au feu, un petit galet de basalte, seul vestige sans doute du contenu d'un sac à main posé sur le siège à droite de la conductrice. Rien d'autre. Les clefs auraient dû résister aussi. Mais, curieusement, pas trace de clefs. J'ai placé tous mes espoirs sur cette pierre. Vous me comprenez? Mes trois autres personnes disparues étaient des hommes de grande taille. Ma première visite a donc été pour Pierre Relivaux. Je lui ai demandé si sa femme emportait ses clefs quand elle partait, comme tout le monde. Eh bien non. Sophia cachait ses clefs dans le jardin, comme une gamine, a dit Relivaux.

– Bien sûr, dit Alexandra avec un sourire vague. Ma grand-mère redoutait comme la foudre de perdre ses clefs. Elle nous a tous appris à cacher nos clefs comme des écureuils. On ne les a jamais sur nous.

– Ah, dit Leguennec, je comprends mieux. J'ai montré à Relivaux cette pierre de basalte sans lui parler de la découverte de Maisons-Alfort. Il l'a reconnue sans une hésitation.

Alexandra tendit la main vers le sachet.

– Tante Sophia l'avait ramassée sur une plage de Grèce, le lendemain de son premier succès sur scène, murmura-t-elle. Elle ne sortait jamais sans, ce qui d'ailleurs agaçait beaucoup Pierre. Et nous, ça nous amusait beaucoup, et c'est finalement ce petit caillou… Un jour, ils étaient partis pour la Dordogne et ils ont dû faire demi-tour à plus de cent kilomètres de Paris parce que Sophia avait oublié son caillou. C'est vrai, elle le mettait dans son sac à main ou dans la poche de son manteau. Sur scène, quel que soit le costume, elle exigeait que lui soit cousue une petite poche intérieure pour le porter. Jamais elle n'aurait chanté sans. Vandoosler soupira. Ce que les Grecs peuvent.être emmerdants, des fois.

– Quand votre enquête sera finie, continua Alexan-dra à voix basse, enfin… si vous n'êtes pas obligés de le conserver, j'aimerais l'avoir. À moins que mon oncle Pierre, bien sûr…

Alexandra rendit le sachet à l'inspecteur Leguennec qui hocha la tête.

– Pour le moment, nous le gardons, bien entendu. Mais Pierre Relivaux ne m'a fait aucune demande dans ce sens.

– Quelles sont les conclusions de la police? demanda Vandoosler.

Alexandra aimait bien quand ce vieux flic parlait, l'oncle ou le parrain du type en noir avec les bagues, si elle avait bien compris. Elle se méfiait un peu de cet ancien commissaire mais sa voix était apaisante et encourageante. Même quand il ne disait rien de spécial.

– Si on passait dans la pièce à côté? demanda Marc. On pourrait boire un truc.

Chacun se déplaça en silence et Mathias enfila sa veste. C'était l'heure pour lui d'aller servir au Tonneau.

– Juliette ne ferme pas? demanda Marc.

– Non, dit Mathias. Mais je vais devoir servir pour deux. Elle ne tient pas sur ses jambes. Quand Leguennec lui a fait identifier la pierre tout à l'heure, elle a demandé des explications.

Leguennec écarta ses bras courts d'un air navré.

– Les gens veulent des explications, dit-il, et c'est normal, et puis après ils tournent de l'œil, et c'est normal aussi.

– À ce soir, Saint Matthieu, dit Vandoosler, prenez soin de Juliette. Alors, Leguennec, ces premières conclusions?

– Mme Siméonidis a été retrouvée quatorze jours après sa disparition. Ce n'est pas moi qui vais t'apprendre que dans l'état où était le corps, en charbon, en cendres, il est impossible de dire à quand remonte sa mort: elle a pu être tuée il y a quatorze jours puis fourrée dans cette voiture à l'abandon ou bien assassinée la nuit dernière. Et en ce cas, qu'aurait-elle fait entre-temps et pourquoi? Elle a pu aussi se rendre elle-même dans cette ruelle, attendre quelqu'un et se faire piéger. Dans l'état où est la ruelle, impossible d'observer quoi que ce soit. De la suie et des gravats partout. Franchement, l'enquête s'annonce on ne peut plus mal. Les angles d'attaque sont faibles. L'angle du «comment» est bouché. L'angle des alibis, étendu sur quatorze jours, est ingérable. L'angle des indices matériels est nul. Reste l'angle du «pourquoi?» et tout ce qui s'ensuit. Héritiers, ennemis, amants, maîtres chanteurs, et toutes ces routines supposées.

Alexandra repoussa sa tasse vide et sortit du «réfectoire». Son fils dessinait à l'étage, installé chez Mathias à un petit bureau. Elle redescendit avec lui et prit une veste dans sa chambre,

– Je sors, dit-elle aux quatre hommes attablés. Je ne sais pas quand je rentrerai. Ne m'attendez surtout pas.

– Avec le petit? dit Marc.

– Oui. Si je rentre tard, Cyrille s'endormira à l'arrière de la Voiture. Ne vous en faites pas, j'ai besoin de bouger.

– La voiture? Quelle voiture? dit Marc.

– Celle de tante Sophia. La rouge. Pierre m'a donné les clefs et m'a dit que je pouvais la prendre quand je voulais. Il a la sienne.

– Vous avez été voir Relivaux? dit Marc. Toute seule?

– Vous ne pensez pas que mon oncle aurait été surpris que je ne lui rende même pas une visite en deux jours? Mathias peut dire ce qu'il voudra, mais Pierre a été adorable. Et je n'aimerais pas que la police l'emmerde. Il va avoir assez de peine comme ça.

Alexandra était à cran, c'était net. Marc se demanda s'il n'avait pas agi un peu à la hâte en l'hébergeant. Pourquoi ne pas la renvoyer chez Relivaux? Non, ce n'était pas du tout le moment. Et Mathias se mettrait à nouveau en travers de la porte, comme un rocher. Il regarda la jeune femme qui tenait fermement son petit par la main, le regard parti on ne sait où. La cascade de désillusions, il allait oublier la cascade. Où allait-elle avec la voiture? Elle avait dit qu'elle rie connaissait personne à Paris. Marc frotta les cheveux bouclés de Cyrille. Ce môme avait des cheveux irrésistibles à caresser. N'empêche que sa mère, aussi délicate et jolie soit-elle, pouvait être très chiante quand elle était à cran.

– Je veux dîner avec Saint Marc, dit Cyrille. Et avec Saint Luc. J'en ai assez de la voiture.

Marc regarda Alexandra et lui fit comprendre que ça ne le dérangeait pas, qu'il ne sortait pas ce soir, qu'il garderait le petit.

– Entendu, dit Alexandra.

Elle embrassa son fils, lui dit qu'en réalité ils s'appelaient Marc et Lucien, et, les bras serrés contre elle, elle sortit après un signe de tête à l'inspecteur Leguen-nec. Marc recommanda à Cyrille d'aller finir ses dessins avant le dîner.

– Si elle va à Maisons-Alfort, dit Leguennec, elle en sera pour ses frais. La ruelle est barrée.

– Pourquoi irait-elle là-bas? demanda Marc, brusquement énervé, oubliant que quelques minutes plus tôt, il avait souhaité qu'Alexandra s'en aille vivre ailleurs. Elle va aller à droite, à gauche, et puis c'est tout! Leguennec écarta ses larges mains sans répondre.

– Vous ailez la faire filer? demanda Vandoosler.

– Non, pas ce soir. Elle ne fera rien d'important ce soir.

Marc se leva, son regard rapide allant de Leguennec à Vandoosler.

– La filer? Qu'est-ce que c'est que cette blague?

– Sa mère va hériter et Alexandra en profitera, dit Leguennec.

– Et alors? cria Marc. Elle n'est pas la seule, je suppose! Bon Dieu, mais regardez-vous! Pas un cille-ment, pas un tremblement! De la fermeté et des soupçons d'abord! Cette fille part la gueule à l'envers, à droite, à gauche, en rond, en zigzag, et vous, vous enclenchez la surveillance! Des hommes de caractère, des hommes à qui on ne la fait pas, des hommes qui ne sont pas nés de la dernière pluie! Foutaises! Tout le monde peut le faire! Et vous savez ce que j'en pense, moi, des hommes qui restent maîtres de la situation?

– On sait, dit Vandoosler. Tu les emmerdes.

– Parfaitement, je les emmerde! Il n'y a pas pires crétins que les hommes qui ne sont même pas capables, de temps à autre, de naître de la dernière pluie! De l'averse, du crachin, des déluges, et je me demande si tu n'es pas le plus durci de tous ces flics revenus de toutes les pluies!

– Je te présente Saint Marc, mon neveu, dit Vandoosler à Leguennec en souriant. À partir de rien, il réécrit l'Évangile.

Marc haussa les épaules, finit son verre d'un trait et le reposa avec bruit sur la table.

– Je te laisse le dernier mot, mon oncle, parce que de toute façon, tu voudras l'avoir.

Marc quitta la pièce et grimpa l'escalier. Lucien le suivit sans bruit et l'attrapa par l'épaule, sur le: palier du premier. Fait rare, Lucien parla à voix, normale.

– Du calme, soldat, dit-il. La victoire sera pour nous.

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