L'inspecteur Leguennec arriva quinze minutes après l'appel matinal de Vandoosler. Il eut un court conciliabule avec son ancien patron avant de demander un entretien avec la jeune femme. Marc sortit de la grande pièce et en retira son parrain de force, afin de laisser Alexandra tranquille avec le petit inspecteur.
Vandoosler déambula dans le jardin avec son filleul.
– Sans son arrivée, je crois que j'aurais laissé tomber. Que penses-tu de cette fille? demanda Vandoosler.
– Parle plus bas, dit Marc. Le petit Cyrille joue dans le jardin. Elle n'est pas conne et jolie comme un rêve. Tu t'en es rendu compte, je suppose.
– Bien entendu, dit Vandoosler agacé. Ça crève les yeux. Mais ensuite?
– C'est difficile de juger du reste en si peu de temps, dit Marc.
– Tu disais toujours que cinq minutes te suffisaient pour voir.
– Eh bien, c'est un peu faux. Quand les gens s'appuient une histoire triste, ça empêche de bien voir. Et en ce qui la concerne, si tu veux mon avis, ça a dû claquer fort. Alors ça brouille la vue, comme dans une chute d'eau, une cascade de flotte et de désillusions. Je connais le coup de la cascade.
– Tu as posé des questions là-dessus?
– Je t'ai demandé de parler tout bas, bon Dieu. Non, je n'ai rien demandé. Ça ne se fait pas, figure-toi. Je devine, je suppute, je compare. Ce n'est pas trop sorcier.
– Tu crois qu'elle s'est fait jeter?
– Tu ferais mieux de la boucler là-dessus, dit Marc. Le parrain serra les lèvres et tapa dans un caillou.
– C'était mon caillou, dit Marc sèchement. Je l'avais posé là jeudi dernier. Tu pourrais demander avant de prendre.
Vandoosler tapa dans le caillou pendant quelques minutes. Puis la pierre se perdit dans l'herbe haute.
– C'est malin, dit Marc. Tu crois que ça se trouve sous le pas d'un cheval?
– Continue, dit Vandoosler.
– Donc la cascade. Ajoute à ça la disparition de sa tante. Ça fait beaucoup. J'ai l'impression que la fille est loyale. Douce, vraie, fragile, beaucoup de trucs délicats à ne pas casser, comme sa nuque. Et pourtant emportée et susceptible. Pour un oui pour un non, elle tend le maxillaire en avant. Non, ce n'est pas vraiment ça. Alors disons des pensées nuancées dans un tempérament entier. Ou le contraire, des pensées entières dans un tempérament nuancé. Merde, je n'en sais rien, on s'en fout. Mais dans l'affaire de sa tante, elle ira jusqu'au bout, tu peux en être certain. Ceci dit, raconte-t-elle toute la vérité? Je n'en sais rien non plus. Que va faire Leguennec? Je veux dire, qu'est-ce que vous allez faire tous les deux?
– En finir avec la discrétion. De toute façon, comme tu le dis, cette fille va remuer ciel et terre. Alors, autant y aller. Ouvrir l'enquête sous n'mporte quel prétexte. Tout cela est trop larvé, ça va nous échapper. Il faut tirer les premiers, je pense. Mais impossible de vérifier l'histoire du rendez-vous de l'étoile à Lyon, le mari ne se souvient pas du nom de l'hôtel indiqué sur la carte. Ni même d'où la carte a été postée. Une passoire, ce type. Ou bien il le fait exprès et la carte n'a jamais existé. Leguennec a fait appeler les hôtels de Lyon. Ils n'ont eu personne sous ce nom-là.
– Est-ce que tu penses comme Mathias? Que Sophia a été tuée?
– Doucement, mon garçon. Saint Matthieu s'avance un peu vite.
– Mathias peut être rapide quand c'est nécessaire. Les chasseurs-cueilleurs sont comme ça, parfois. Et pourquoi un assassinat? Pourquoi pas un accident?
– Accident? Non. On aurait retrouvé le corps depuis longtemps.
– Alors, c'est possible? Meurtre?
– C'est ce que pense Leguennec. Sophia Siméonidis est réellement très riche. Son mari en revanche est à la merci d'une fluctuation politique et d'un retour à un poste subalterne. Mais il n'y a pas de cadavre, Marc. Pas de cadavre, pas de meurtre.
Quand Leguennec sortit, il eut un nouveau conciliabule avec Vandoosler. Il hocha la tête et s'en alla, tout petit et très résolu.
– Qu'est-ce qu'il va faire? demanda Marc.
– Ouvrir l'enquête. Jouer aux cartes avec moi. Travailler Pierre Relivaux. Et ce n'est pas marrant d'être travaillé par Leguennec, crois-moi. Sa patience est infatigable. J'ai été sur un chalutier avec lui, je sais de quoi je parle.
La nouvelle tomba le surlendemain en un coup brutal. Leguennec l'annonça dans la soirée d'une voix pourtant mesurée. Les pompiers avaient été appelés pendant la nuit pour maîtriser un violent incendie dans une ruelle à l'abandon de Maisons-Alfort. Le feu se propageait déjà aux maisons riveraines, des taudis désertés, quand les pompiers étaient intervenus. L'incendie ne fut éteint qu'à trois heures du matin. Au milieu des décombres, trois voitures, en cendres, et dans l'une d'elles, un corps carbonisé. Leguennec apprit l'accident à sept heures, en se rasant. Il vint trouver Pierre Relivaux à son bureau à quinze heures. Relivaux reconnut avec certitude une petite pierre de basalte que lui montra Leguennec. Un fétiche volcanique dont Sophia Siméonidis ne se séparait jamais et qui s'usait dans son sac ou dans sa poche depuis vingt-huit ans.