Leguennec conduisait à toute vitesse, furieux, Van-doosler à ses côtés, son alarme mise en marche pour pouvoir griller les feux et exprimer l'étendue de son mécontentement.
– Désolé, dit Vandoosler. Mon neveu n'a pas saisi sur le coup l'importance de la visite de Dompierre et il a négligé de m'en parler.
– Il est idiot ton neveu ou quoi?
Vandoosler se crispa. Il pouvait s'engueuler avec Marc à perte d'heures mais il ne tolérait pas que quiconque le critique.
– Tu peux dire à ton gyrophare de la boucler? dit-il. On ne s'entend pas dans cette bagnole. Maintenant que Dompierre est mort, on n'est plus à une minute près.
Sans un mot, Leguennec coupa son alarme.
– Marc n'est pas un idiot, dit Vandoosler sèchement. Si tu enquêtais aussi bien que lui le fait sur le Moyen Âge, il y a longtemps que tu aurais quitté ton commissariat de quartier. Alors écoute bien. Marc avait l'intention de te prévenir aujourd'hui. Hier, il avait des rendez-vous importants, il cherche du boulot. Tu as même de la chance qu'il ait accepté de recevoir ce type louche et embrouillé et d'écouter toutes ses salades, sinon l'enquête se serait dirigée côté Genève et le maillon manquant t'aurait échappé. Tu devrais plutôt lui être reconnaissant. D'accord, Dompierre s'est fait tuer. Mais il ne t'aurait rien dit de plus hier et tu ne l'aurais pas mis sous protection. Donc, ça ne change rien. Ralentis, on arrive.
– Auprès de l'inspecteur du 19e, maugréa Leguen-née, un peu calmé, je te fais passer pour un de mes collègues. Et tu me laisses faire. Entendu?
Leguennec montra sa carte pour franchir la barrière qui avait été installée devant l'accès au parking de l'hôtel, en fait une petite arrière-cour crasseuse réservée aux véhicules des clients. L'inspecteur Vernant, du commissariat du secteur, avait été prévenu de l'arrivée de Leguennec. Il n'était pas fâché de lui repasser l'affaire parce qu'elle s'annonçait singulièrement mal. Pas de femme, pas d'héritage, pas de politique foireuse, rien en vue. Leguennec serra les mains, présenta de manière inaudible son collègue et écouta ce que Vernant, un jeune blond, avait recueilli comme informations.
– Le patron de l'Hôtel du Danube nous a appelés ce matin avant huit heures. Il a découvert le corps alors qu'il rentrait les poubelles. Ça lui a donné un drôle de choc et toute la suite. Dompierre était chez lui depuis deux nuits, venu de Genève.
– Via Dourdan, précisa Leguennec. Continuez.
– Aucun appel pour lui et aucun courrier, sauf une lettre non timbrée déposée à son intention dans la boîte de l'hôtel, hier après-midi. Le patron a ramassé l'enveloppe à cinq heures et l'a glissée dans le casier de Dompierre, chambre 32. Inutile de vous préciser qu'on n'a pas retrouvé cette lettre, ni sur lui, ni dans sa chambre. Il est évident que c'est ce message qui 1'a attiré dehors. Un rendez-vous, très probablement. L'assassin aura repris sa lettre. Cette petite cour est parfaite pour un meurtre. À part la façade arrière de l'hôtel, les deux autres murs sont aveugles et le tout donne sur ce passage où seuls les rats circulent la nuit. De plus, chaque client dispose d'une clef qui ouvre cette petite porte sur la cour, car l'hôtel ferme sa porte principale à onze heures. Facile de faire descendre Dom-pierre à une heure tardive par l'escalier de service, de le faire sortir par cette porte et de tenir conciliabule dans la courette entre deux voitures. D'après ce que vous m'avez dit, le type était en quête de renseignements. Il n'a pas dû se méfier. Un coup violent sur le crâne et deux coups de couteau dans le ventre.
Le médecin qui s'affairait autour du corps leva la tête.
– Trois coups, précisa-t-il. On n'a pas voulu prendre de risque. Le pauvre gars a dû mourir dans les quelques minutes qui ont suivi.
Vernant désigna des éclats de verre étalés sur un plastique.
– C'est avec cette petite bouteille de flotte que Dompierre a été frappé. Aucune empreinte, bien entendu.
Il secoua la tête.
– On vit à une triste époque où le premier crétin venu sait qu'il faut porter des gants.
– L'heure du décès? demanda Vandoosler à voix basse.
Le médecin légiste se redressa, épousseta son pantalon.
– Pour l'instant, je dirais entre onze heures et deux heures du matin. Je serai plus précis après l'autopsie car le patron sait à quelle heure Dompierre à pris son dîner. Je vous ferai parvenir mes premières conclusions dans la soirée. Pas plus tard que deux heures, en tous les cas.
– Le couteau? demanda Leguennec.
– Un couteau de cuisine probablement, modèle courant, assez grand. Arme ordinaire.
Leguennec se tourna vers Vernant.
– Le patron de l'hôtel n'a rien remarqué de parti-culier sur cette enveloppe adressée à Dompierre?
– Non. Le nom était écrit au stylo bille en majuscules. Enveloppe blanche ordinaire. Tout est ordinaire. Tout est discret.
– Pourquoi avoir choisi cet hôtel de dernière catégorie? Dompierre ne semblait pas sans le sou.
– D'après le patron, dit Vernant, Dompierre avait habité ce quartier étant gosse. Ça lui plaisait d'y revenir.
On avait enlevé le corps. Il ne restait plus au sol que l'inévitable tracé de craie qui contournait la silhouette.
– La porte était-elle encore ouverte ce matin? demanda Leguennec.
– Refermée, dit Vernant. Sans doute par le client matinal qui est sorti vers sept heures trente, d'après le patron. Dompierre avait encore la clef de la porte dans sa poche.
– Et ce client n'a rien remarqué?
– Non. Et sa voiture était pourtant garée tout près du corps. Mais à sa gauche, la portière du conducteur placée de l'autre côté. Si bien que sa voiture, une grosse R 19, lui masquait tout à fait le cadavre. Il a dû démarrer sans se rendre compte de rien, en marche avant.
– Bon, conclut Leguennec. Je vous suis, Vernant, pour les formalités. Je suppose que vous ne voyez pas d'inconvénient à me transférer le dossier?
– Du tout, dit Vernant. Pour le moment, la piste Siméonidis semble la seule convaincante. Vous prenez donc la relève. Si rien n'en sort, vous me repasserez le paquet.
Leguennec déposa Vandoosler à une bouche de métro avant de rejoindre Vernant à son commissariat.
– Je passerai dans ton coin tout à l'heure, lui dit-il. J'ai des alibis à vérifier. Et d'abord, joindre le ministère pour savoir où se promène Pierre Relivaux. À Toulon ou ailleurs?
– Une partie de cartes ce soir? Une baleinière? proposa Vandoosler.
– On verra. Je passerai en tout cas. Qu'est-ce que tu attends pour faire installer le téléphone chez toi?
– L'argent, dit Vandoosler.
Il était presque midi. Soucieux, Vandoosler chercha aussitôt une cabine téléphonique avant de prendre le métro. Le temps de traverser tout Paris et le renseignement pourrait lui échapper. Il se méfiait de Leguennec. Il composa le numéro du Tonneau et eut Juliette en ligne.
– C'est moi, dit-il. Est-ce que tu peux me passer Saint Matthieu?
– Ils ont trouvé quelque chose? demanda Juliette. Ils savent qui c'est?
– Si tu crois que ça se fait comme ça, en deux heures. Non, ça va être compliqué, impossible peut-être.
– Bien, soupira Juliette. Je te le passe.
– Saint Matthieu? dit Vandoosler. Réponds-moi tout bas. Est-ce qu'Alexandra déjeune ici aujourd'hui?
– C'est mercredi, mais elle est là avec Cyrille. Elle a pris ses habitudes. Juliette lui fait des petits plats extra. Aujourd'hui, le petit a de la purée de courgettes.
Sous l'influence maternelle de Juliette, Mathias se mettait à apprécier la cuisine, c'était évident. Peut-être, pensa rapidement Vandoosîer, cet objet d'intérêt pratique l'aidait-il à se garder d'un objet d'intérêt bien plus prenant, Juliette elle-même et ses belles épaules blanches. À sa place, Vandoosler se serait jeté sans embarras sur Juliette plutôt que sur de la purée de courgettes. Mais Mathias était un gars compliqué, mesurant ses actions, ne s'exposant pas en terrain découvert sans avoir longuement réfléchi. À chacun son truc avec les femmes. Vandoosler ôta de son esprit les épaules de Juliette, dont l'image le faisait légèrement frémir, surtout quand elle se penchait pour attraper un verre. Ce n'était certainement pas le moment de frémir. Ni lui, ni Mathias ni personne.
– Alexandra était là hier à midi?
– Oui.
– Tu lui as parlé de la visite de Dompierre?
– Oui. Je n'en avais pas l'intention mais c'est elle qui m'a interrogé. Elle était triste. Alors j'ai parlé. Pour la divertir.
– Je ne te reproche rien. Il n'est pas mauvais de laisser filer la ligne. Tu avais donné son adresse?
Mathias réfléchit quelques secondes.
– Oui, dit-il encore. Elle craignait que Dompierre n'attende Relivaux dans la rue toute la journée. Je l'ai rassurée, je lui ai dit que Dompierre avait un hôtel rue de la Prévoyance. Ça m'avait plu comme nom. Je suis certain de l'avoir prononcé. Danube aussi.
– Qu'est-ce que ça pouvait lui faire qu'un inconnu attende Relivaux toute la journée?
– Je n'en sais rien.
– Écoute-moi attentivement, Saint Matthieu. Dompierre a été liquidé entre onze heures et deux heures du matin, par trois coups de couteau dans le ventre. Il s'est fait piéger par un rendez-vous. Ça peut venir de Relivaux, qui se balade on ne sait où, comme par hasard, ça peut venir de Dourdan, et ça peut venir de n'importe qui d'autre. Absente-toi cinq minutes et va trouver Marc qui m'attend à la maison. Résume-lui ce que je viens de te dire sur l'enquête et dis-lui de rappliquer au Tonneau et d'interroger Lex sur son emploi du temps de cette nuit. Amicalement et calmement, s'il en est capable. Qu'il demande aussi discrètement à Juliette si elle a vu ou entendu quelque chose. Elle est un peu insomniaque à ses heures, paraît-il, on a peut-être des chances de ce côté-là. Il faut que ce soit Marc qui interroge, pas toi, tu m'as bien compris?
– Oui, dit Mathias sans se vexer.
– Toi, tu fais le serveur, tu observes par-dessus ton plateau et tu t'imprègnes des réactions diverses. Et prie le ciel, Saint Matthieu, pour qu'Alexandra n'ait pas bougé cette nuit. Quoi qu'il en soit, pas un mot à Leguennec là-dessus pour l'instant. Il a dit qu'il allait au commissariat, mais il est très capable de rappliquer au pavillon ou au Tonneau avant moi. Alors, fais vite.
Marc entra au Tonneau dix minutes plus tard, guère à l'aise. Il embrassa Juliette, Alexandra, le petit Cyrille qui se jeta à son cou.
– Ça t'ennuie si je mange un morceau avec toi?
– Assieds-toi, dit Alexandra. Pousse un peu Cyrille, il prend toute la place.
– Tu es au courant? Alexandra hocha la tête.
– Mathias nous a raconté. Et Juliette avait entendu les informations. C'est bien le même gars, n'est-ce pas? Pas de confusion possible?
– Aucune, hélas.
– C'est moche, dit Alexandra. Il aurait mieux fait de tout déballer. Si ça se trouve, on n'arrivera jamais à mettre la main sur l'assassin de tante Sophia. Et ça, je ne sais pas si je pourrai le digérer. Comment on l'a tué? Tu le sais?
– Couteau dans le ventre. Pas instantané mais radical.
Mathias observa Alexandra en apportant une assiette à Marc. Elle frissonna.
– Parle plus bas, dit-elle en montrant Cyrille du menton. Je t'en prie.
– Ça s'est fait entre onze heures et deux heures du matin. Leguennec cherche Relivaux. Tu n'as rien entendu par hasard? Une voiture?
– Je dormais. Et quand je dors, je ne crois pas être capable d'entendre quoi que ce soit. Tu n'as qu'à voir, j'ai trois réveils en batterie sur ma table de nuit, pour être sûre de ne pas rater l'école. En plus…
– En plus?
Alexandra hésita, les sourcils froncés. Marc se sentit un peu tanguer, mais il avait des ordres.
– En plus, en ce moment, je prends des petits trucs pour m'endormir. Pour ne pas trop penser. Alors j'ai le sommeil encore plus lourd que d'habitude.
Marc hocha la tête. Il était rassuré. Même s'il trouvait qu'Alexandra lui donnait un peu trop d'explications sur son sommeil.
– Mais Pierre… reprit Alexandra. Ce n'est pas possible tout de même. Comment aurait-il su que Dom-pierre était venu le voir, hein?
– Dompierre a pu réussir à le joindre plus tard par téléphone, via le ministère. N'oublie pas qu'il y avait ses entrées aussi. Il semblait obstiné, tu sais. Et pressé.
– Mais Pierre est à Toulon.
– L'avion, dit Marc. Ça va vite. Aller-retour. Tout est possible.
– Je comprends, dit Alexandra. Mais ils se gourent. Pierre n'aurait pas touché à Sophia.
– Il avait quand même une maîtresse, et depuis pas mal d'années.
Le visage de Lex s'assombrit. Marc regretta sa der nière remarque. Il n'eut pas le temps de trouver une phrase un peu intelligente à dire vite, parce que Leguennec entra dans le restaurant. Le parrain avait vu juste. Leguennec tâchait de le doubler. L'inspecteur s'approcha de leur table.
– Si vous avez fini de déjeuner, mademoiselle Haufman, et si vous pouvez confier votre fils à l'un de vos amis pour une heure, je vous serais reconnaissant de m'accompagner. Quelques questions encore. J'y suis obligé.
Salaud. Marc ne leva pas un regard vers Leguennec. Pourtant, il devait reconnaître qu'il faisait son boulot, celui qu'il venait de faire lui-même quelques minutes plus tôt.
Alexandra ne se troubla pas et Mathias confirma d'un geste qu'il garderait Cyrille. Elle suivit l'inspecteur et monta dans sa voiture. L'appétit coupé, Marc repoussa son assiette et vint s'installer au bar. Il demanda une bière à Juliette. Une grande, si possible.
– Ne t'en fais pas, lui dit-elle. Il ne peut rien contre elle. Alexandra n'a pas bougé de la nuit.
– Je sais, dit Marc en soupirant. C'est ce qu'elle dit. Mais pourquoi la croirait-il? Depuis le début, il ne croit rien.
– C'est son boulot, dit Juliette. Mais moi, je peux te dire qu'elle n'a pas bougé. C'est la vérité et je la lui dirai.
Marc attrapa la main de Juliette.
– Dis-moi, qu'est-ce que tu sais?
– Ce que j'ai vu, dit Juliette en souriant. Vers onze heures, j'avais fini mon bouquin, j'ai éteint, mais impossible de m'endormir. Ça m'arrive souvent. Parfois, c'est parce que j'entends Georges ronfler à l'étage au-dessus et ça m'horripile. Mais hier soir, même pas de ronflement. Je suis descendue chercher un autre bouquin et j'ai lu en bas, jusqu'à deux heures et demie. Là, je me suis dit qu'il fallait absolument que je me couche et je suis remontée. Je me suis résolue à prendre un comprimé et je me suis endormie. Mais ce que je peux te dire, Marc, c'est que de onze heures un quart à deux heures et demie, Alexandra n'a pas bougé de chez elle. Il n'y a eu aucun bruit de porte ni de voiture. En plus, quand elle va se promener, elle emmène le petit avec elle. Je n'aime pas ça, d'ailleurs. Eh bien cette nuit, la veilleuse de la chambre de Cyrille était restée allumée. Il a peur dans le noir. C'est de son âge. Marc sentit s'effondrer tous ses espoirs. Il regarda Juliette, désolé.
– Qu'est-ce qu'il y a? dit Juliette. Ça devrait te rassurer. Lex ne risque rien, absolument rien!
Marc secoua la tête. Il jeta un regard à la salle qui se remplissait et s'approcha de Juliette.
– Tu affirmes que vers deux heures du matin, tu n'as absolument rien entendu? chuchota-t-il.
– Puisque je te le dis! chuchota Juliette à son tour. Tu n'as aucun souci à te faire.
Marc avala la moitié de son verre de bière et se prit la tête dans les mains.
– Tu es gentille, dit-il doucement, très gentille, Juliette.
Juliette le regardait sans comprendre.
– Mais tu mens, continua Marc. Tu mens sur toute la ligne!
– Parle moins fort, ordonna Juliette. Alors tu ne me crois pas? C'est tout de même un comble!
Marc serra plus fort la main de Juliette et vit que Mathias lui jetait un coup d'œil.
– Écoute-moi, Juliette: tu as vu Alexandra sortir cette nuit et tu sais qu'elle nous ment. Alors tu mens à ton tour pour la protéger. Tu es gentille, mais tu viens sans le vouloir de m'apprendre tout le contraire de ce que tu souhaitais. Parce que à deux heures du matin-moi, j'étais dehors, figure-toi! Et devant ta grille en plus, à essayer avec Mathias de calmer Lucien et de le ramener à la maison. Et toi tu dormais comme une souche avec ton comprimé et tu ne nous as même pas entendus! Tu dormais! Et je te signale d'autre part, puisque tu m'y fais penser, qu'il n'y avait aucune lumière dans la chambre de Cyrille. Aucune. Demande à Mathias.
Juliette, le visage tombant, se tourna vers Mathias qui acquiesça lentement.
– Alors, dis-moi la vérité maintenant, reprit Marc. Ça vaut mieux pour Lex, si on veut la défendre intelligemment. Parce que ton système à la noix, ça ne marchera pas. Tu es trop naïve, tu prends les flics pour des gosses.
– Ne me serre pas la main comme ça, dit Juliette. Tu me fais mal! Les clients vont nous voir.
– Alors, Juliette?
Muette, la tête baissée, Juliette s'était remise à laver des verres dans l'évier.
– On n'a qu'à dire ça tous ensemble, proposa-t-elle soudain. Vous n'êtes pas sortis chercher Lucien et je n'ai rien entendu et Lex n'est pas sortie. Voilà.
Marc secoua à nouveau la tête.
– Mais rends-toi compte que Lucien nous a appelés en criant. Un autre voisin a pu l'entendre. Ça ne tiendra pas et ça ne fera qu'empirer les choses. Dis-moi la vérité, je t'assure que ça vaut mieux. C'est ensuite qu'on verra comment mentir.
Juliette restait irrésolue, tortillant le torchon à verres. Mathias s'approcha d'elle, posa sa grande main sur son épaule et lui dit quelque chose à l'oreille.
– Bon, dit Juliette. Je m'y suis prise comme une gourde, c'est possible. Mais je ne pouvais pas deviner que vous étiez tous dehors à deux heures du matin. Alexandra est sortie en voiture, c'est vrai. Elle a démarré tout doucement et feux éteints, sûrement pour ne pas réveiller Cyrille.
– À quelle heure? demanda Marc, la gorge nouée.
– À onze heures un quart. Quand je suis descendue chercher un bouquin. Parce que ça, c'est vrai. Ça m'a énervée de la voir encore partir, à cause du petit. Qu'elle l'ait pris avec elle ou qu'elle l'ait laissé seul, ça m'a énervée. Je me suis dit qu'il faudrait que j'aie le courage de lui en parler le lendemain, bien que ce ne soit pas mes affaires. La veilleuse de la chambre était éteinte, c'est vrai aussi. C'est entendu, je ne suis pas restée à lire en bas. Je suis remontée et j'ai pris le comprimé, parce que je me sentais énervée. J'ai dormi presque tout de suite. Et quand j'ai appris la nouvelle ce matin aux infos de dix heures, j'ai paniqué. J'ai entendu Lex te dire tout à l'heure qu'elle n'avait pas bougé de chez elle. Alors j'ai pensé… j'ai pensé que lé mieux à faire…
– Était d'abonder dans son sens. Juliette hocha la tête, tristement.
– J'aurais mieux fait de me taire, dit-elle.
– Ne te reproche rien, dit Marc. Les flics vont trou-ver, de toute façon. Parce que Alexandra n'a pas garé sa voiture au même endroit en revenant. À présent que je sais, je me rappelle très bien qu'hier avant le dîner, la voiture de Sophia était garée cinq mètres avant ta grille. Je suis passé devant. Elle est rouge et elle se remarque. Ce matin, quand je suis sorti prendre le journal vers dix heures et demie, elle n'y était plus. Sa place était prise par une autre voiture, grise, celle des voisins du bout, je crois. Trouvant sa place occupée au retour, Alexandra a dû aller se garer ailleurs. Pour les flics, ce sera un jeu d'enfant. Notre rue est petite, les voitures sont connues, d'autres voisins ont pu faci lement remarquer ce genre de détail.
– Ça ne veut rien dire, dit Juliette. Elle a pu sortir ce matin.
– C'est ce qu'ils vérifieront.
– Mais si elle avait fait ce que croit Leguennec, elle se serait débrouillée pour reprendre sa place ce matin!
– Tu ne réfléchis pas, Juliette. Comment veux-tu qu'elle reprenne sa place si une autre voiture l'occupe? Elle ne va pas souffler dessus,
– Tu as raison, je dis n'importe quoi. Je n'arrive plus à réfléchir, on dirait. Il n'empêche, Marc, que Lex est sortie, mais pour se balader, seulement pour se balader î
– C'est ce que je crois aussi, dit Marc. Mais comment veux-tu enfoncer ça dans le crâne de Leguennec? Elle a bien choisi son soir pour sa balade! Après les ennuis que ça lui a déjà valus, elle aurait pu se tenir tranquille, non?
– Moins fort, répéta Juliette.
– Ça me fout en colère, dit Marc. On dirait qu'elle le fait exprès.
– Elle ne pouvait pas deviner que Dompierre serait tué, mets-toi à sa place.
– A sa place, je me serais tenu à carreau. Elle est mal barrée, Juliette, mal barrée!
Marc frappa du poing sur le comptoir et vida sa bière.
– Qu'est-ce qu'on peut faire? demanda Juliette.
– Je vais partir à Dourdan, voilà ce qu'on peut faire. Je vais chercher ce que Dompierre a cherché, Leguennec n'a aucun droit pour m'en empêcher, Siméonidis est libre de laisser lire ses archives à qui il veut. Les flics peuvent juste vérifier que je n'emporte rien. Tu as l'adresse du père à Dourdan?
– Non, mais n'importe qui te renseignera là-bas. Sophia y avait une maison dans la même rue. Elle avait acheté une petite propriété pour pouvoir aller voir son père sans vivre sous le même toit que sa belle-mère. Elle ne la supportait pas très bien. C'est un peu en dehors de la ville, rue des Ifs. Attends, je vais vérifier.
Mathias s'approcha pendant que Juliette partait chercher son sac dans les cuisines.
– Tu pars? dit Mathias. Tu veux que je t'accompagne? Ce serait plus prudent. Ça commence à flamber.
Marc lui sourit.
– Merci, Mathias. Mais c'est mieux que tu restes ici. Juliette a besoin de toi et Lex aussi. D'ailleurs, tu as le petit Grec en garde et tu fais ça très bien. Ça me calme de te savoir sur place. Ne t'en fais pas, je n'ai rien à craindre. Si j'ai à vous donner des nouvelles, je téléphonerai ici, ou chez Juliette. Préviens le parrain quand il rentrera.
Juliette revint avec son carnet.
– Le nom exact, c'est «allée des Grands-Ifs», dit-elle. La maison de Sophia est au 12. Celle du vieux n'est pas loin.
– C'est noté. Si Leguennec t'interroge, tu t'es endormie à onze heures et tu ne sais rien. Il se débrouillera.
– Évidemment, dit Juliette.
– Passe la consigne à ton frère, au cas où. Je fais un saut à la maison et je prends le prochain train.
Un brusque coup de vent ouvrit une fenêtre mal fermée. La tempête prévue arrivait, apparemment plus consistante qu'annoncée. Cela redonna de la vigueur à Marc. Il sauta de son tabouret et fila.
À la baraque, Marc fit rapidement son sac. Il ne savait pas au juste pour combien de temps il en aurait et s'il mettrait la main sur quoi que ce soit. Mais il fallait bien tenter quelque chose. Cette imbécile d'Alexandra qui n'avait rien trouvé de mieux que d'aller se promener en voiture. Quelle conne. Marc rageait en fourrant quelques affaires pêle-mêle dans son sac. II essayait surtout de se persuader qu'Alexandra était seulement allée faire un tour. Qu'elle lui avait menti seulement pour se protéger. Seulement ça et rien d'autre. Cela lui demandait un effort de concentration, de conviction. Il n'entendit pas Lucien entrer chez lui.
– Tu fais ton sac? dit Lucien. Mais tu écrabouilles tout! Regarde ta chemise!
Marc jeta un coup d'oeil à Lucien. C'est vrai, il n'avait pas cours le mercredi après-midi.
– Je me fous de ma chemise, dit Marc. Alexandra est dans de sales draps. Elle est sortie cette nuit, cette imbécile. Je file à Dourdan. Je vais fouiller dans les archives. Pour une fois qu'elles ne seront pas en latin ou en roman, ça me changera. J'ai l'habitude de dépouiller vite, j'espère que je trouverai quelque chose.
– Je vais avec toi, dit Lucien. Je n'ai pas envie que tu te fasses trouer le ventre à ton tour. Restons groupés, soldat.
Marc s'arrêta de bourrer son petit sac et regarda Lucien. Mathias d'abord et maintenant, lui. De la part de Mathias, il comprenait, et il était touché. Mais Marc n'aurait jamais pensé que Lucien puisse s'intéresser à autre chose qu'à lui-même et à la Grande Guerre. S'intéresser et même s'impliquer. Décidément, il se gourait souvent ces derniers temps.
– Et alors? dit Lucien. Ça a l'air de t'étonner?
– C'est-à-dire que je pensais autre chose.
– J'imagine ce que tu pensais, dit Lucien. Ceci posé, il vaut mieux être deux en ce moment. Vandoos-ler et Mathias ici, et toi et moi là-bas. On ne gagne pas une guerre tout seul, tu n'as qu'à voir Dompierre. Donc, je t'accompagne. Les archives, ça me connaît aussi et nous irons plus vite à deux. Tu me laisses le temps de faire mon sac et de prévenir le collège que je vais attraper une nouvelle grippe?
– D'accord, dit Marc. Mais fais vite. Le train est à 14 h 57 à Austerlitz.