Le gardien de l’usine est sur le pas de la porte qui regarde avec un intérêt non dissimulé le brouhaha de la chaussée. Cette bonne bille ignore qu’il a reçu une visite il y a un instant.
Je lui fonce dessus.
— Police !
— Je n’ai rien vu, se défend instantanément le pégreleux…
Vous connaissez ce genre de tordu ? Ils vous jouent la muette mordicus. La peur des responsabilités, quoi ! Air connu…
— Je ne vous parle pas de l’attentat qui vient de se produire sur le quai, mais du cambriolage dont vous venez d’être victime dans l’usine !
Alors là, il manque d’oxygène, le M. La-Ronde-de-Nuit ! Faudrait lui souffler dans les trous de trous en lui faisant faire des mouvements des bras.
— Le quoi ? s’égosille-t-il.
— Le cambriolage…
— Vous plaisantez ?
— Ça m’arrive parfois, mais pas en ce moment… Laissez-nous entrer…
Alors v’là ma ganache de veilleur qui se fout en renaud. C’est un type bilieux, très ulcère du pylore… Il a la cinquantaine, un penchant pour le juliénas en général et pour le cru des Capitants en particulier… Et un regard à demander le billet des gens en compagnie de qui il voyage, sans être contrôleur.
— Impossible, messieurs ! Ici c’est un établissement travaillant pour la Défense nationale !
— Je m’en fous, réponds-je fort aimablement. Que vous grattiez pour la Défense nationale ou pour la défense d’afficher, c’est pour moi du pareil au même… Je veux voir le coffre…
— Il se trouve dans le bureau particulier de monsieur le directeur et je n’en ai pas la clé !
— Je vous parie que la porte est ouverte…
Il hausse les épaules.
— Messieurs, je suis obligé d’en référer à monsieur le directeur…
— Eh bien ! Référez-en !
Il nous fait entrer dans son igloo près de la lourde. C’est un poste comprenant deux pièces.
Dans la première, il y a les accessoires indispensables à son office, à savoir : une table, deux chaises, un litre de rouge et un jeu de cartes… Plus une torche électrique et le dernier numéro du Chasseur français. Il y a un téléphone sur une tablette.
Il compose un numéro sans nous lâcher d’un regard lourd comme un sac de sable.
Pinaud et Bérurier louchent sur le kil de rouquin… Je leur fais les gros yeux et ils abandonnent les projets qui brillaient dans leurs prunelles.
— Allô ! Pourrais-je parler à M. Montfort ? dit le veilleur…
Ce doit être une bonniche qui répond et qui fait le barrage. Le gardien ajoute, important :
— Prévenez-le coûte que coûte, c’est de la part de Maheu, de l’usine… La police est là…
On attend un brin. Bérurier éternue si fort que la fenêtre s’entrouvre. Enfin l’intéressé radine au bout du tube. V’là le gardien lancé dans des explications fumeuses. Ces gars ne savent jamais relater les faits les plus simples. Il faut qu’il se paume dans des détails superfétatoires… Agacé, je lui arrache le combiné de son piège à engelures.
— Allô ! Ici le commissaire San-Antonio, des services spéciaux… Bonjour, monsieur le directeur… Je m’excuse, mais il est indispensable que vous veniez immédiatement ici. J’ai tout lieu de supposer qu’on vous a cambriolé.
Le gars pousse un cri exclamatif et dit qu’il s’annonce. Je raccroche…
Le visage ingrat de Maheu exprime un cordial mépris.
— Cambriolé ! bougonne-t-il… Ça se saurait… On est deux gardiens qu’on fait not’ ronde toutes les heures, alors !
Du tac au tac, j’interroge :
— Et où qu’il est, m’sieur, vot’copain ?
— Il fait la sienne de ronde…
— Il va revenir à quelle date ?
Ça paraît chanstiquer ses hormones mâles.
— C’est vrai, fait-il, rembruni comme un ciel de novembre, il devrait être de retour…
— Il y a combien de temps qu’il est parti ?
— Une petite demi-heure…
Je réfléchis comme un miroir à trois faces.
— En somme, il y a une heure, vous étiez tous les deux là ?
— Oui…
— Un homme est entré, comment se fait-il que vous ne l’ayez pas vu ?
— Personne est entré !
Ses manières de casseur d’assiettes commencent à me cogner sur les rotules.
— Écoutez, mon vieux saint Thomas, si je vous dis qu’un homme est entré, c’est que je le sais ; et je le sais parce que je l’ai vu… Il s’est même fait descendre à la sortie… Vous êtes un petit futé, vous, dans votre genre… En pleine nuit on abat du monde devant l’usine, ça vous paraît presque naturel et vous ne voulez pas admettre qu’on ait cambriolé cette taule !
Ce petit discours de la méthode lui en impose.
— Je n’ai rien entendu… Quand on ouv’la porte, de nuit, y a un signal d’alerte…
Il me désigne un système d’avertisseur, et je le vois pâlir. Sa bouille plate ressemble d’abord à la lune, puis à une tarte à la crème. Et cette crème-là, j’ai grande envie de la fouetter.
— Le système est débranché !… balbutie le gardien.
— Vous voyez bien que ça ne tourne pas rond.
— Pourtant je l’avais branché, moi-même…
— Reprenons la question ; il y a une heure, votre collègue et vous-même vous vous teniez dans cette pièce. Si j’en crois ce jeu de cartes, vous tapiez une petite belote, non ?
— Ben, oui… En attendant que ça soye son tour…
— Où étiez-vous assis, vous ?
Il me désigne la chaise qui tourne le dos au portail.
— Là !
— C’est bien ce que je pensais…
— Qu’est-ce que vous pensez ? demande l’homme de la nuit…
— Ce serait trop long à vous expliquer…
Je me tourne vers mes deux collègues qui n’ont pas moufté une seule fois, ce qui est insolite lorsqu’on connaît ces messieurs.
Je pige la raison de leur mutisme. Ils ont réussi à capturer sournoisement le litre de rouge et, dans un coin de la pièce, ils lui font un mauvais sort.
Un coup de klaxon retentit dehors. Le père Maheu boutonne sa veste d’uniforme.
— Voici monsieur le directeur, me prévient-il en galopant ouvrir.
Montfort — ça se pige illico — est un gnace de la haute. On le comprend à sa Jaguar, à son pardessus et surtout à sa calvitie.
Car une calvitie est toujours éloquente.
D’après son aspect, sa texture, sa géographie, son importance, son entretien, son incidence, sa périphérie, vous savez si le calvitié est un homme du peuple ou du monde. Il existe mille sortes de calvitie… La totale, la modeste, l’hypocrite, l’intellectuelle, la cléricale, l’anticléricale, la calvitie hydrocéphalique et brachicéphalique, l’oblongue, la circulaire, la teutonne, la calvitie à la pomme d’escalier, à l’américaine, à la mongol, à la fesse de poulet, à la tête de pinceau usagé, à la tête de neutre, à la tête des autres, à la tête de veau (avec lotion au vinaigre)… Sans parler de la calvitie à la Grock, en pain de sucre, en suppositoire, en ananas… Ni de la calvitie en forme d’ampoule (façon Wonder) ou de la calvitie en accordéon (réalisation Robert Schuman — le gars qui connaît la musique)… J’en passe et des meilleurs, comme se complaisait à le dire de sa voix mutine, la petite baronne Tuchelingue du Prose ; pas la petite-fille du général Lavert-Jovent, non : celle qui avait une montre-bracelet tatouée sur la cuisse droite[26].
Toujours est-il que la calvitie de Montfort est de l’espèce Jockey Club, c’est-à-dire qu’elle est signée Défossé comme Saint-Germain. C’est dire encore (et en outre, pour employer le langage des caravaniers) qu’elle est fignolée, rasée, brûlée, sulfatée, sulfamidée, polie, teinte, brossée, odoriférante, anti-dérapante, vulcanisée, jaspée, marbrée, brunie… Les croûtes sont grattées, les taches de rousseur fourbies ; bref, c’est de la calvitie number one ; celle de l’élite. Il faut avoir, dans ses ascendants, plusieurs générations de croisés, de mousquetaires, de prélats, de concubines royales (l’avariée est trop belle !), d’amiraux, de contre-amiraux, de vice-amiraux et de ganaches[27] pour arriver à une telle perfection dans l’art d’avoir la coupole défrichée !
Il me toise, m’apprécie et me tend une main fraîchement dégantée de pécari.
— Alors, monsieur le commissaire, que se passe-t-il ?
— J’ai tout lieu de croire qu’on a tenté de piller votre coffre.
Il se tourne vers le gardien. Le mec a perdu de sa superbe. C’est le vrai coussin ravagé (assieds-toi sur Maheu et causons !)
— Qu’est-ce à dire, Maheu ? fait Montfort-la-Morille.
— Je n’y comprends rien, monsieur le directeur… Le signal d’alerte a t’été débranché…
— Où est Bourgès ?
— Il fait sa ronde…
Pourquoi le chant naïf d’une ronde enfantine vient-il me titiller les trompes d’Eustache : « Rondin, picotin, la Marie a fait son pain… »
— Vous voulez me suivre jusqu’à mon bureau, monsieur le commissaire ?
Je n’attends que ça !
Nous voilà partis en caravane, Montfort, mes deux pieds nickelés et le fils unique de Félicie.
Nous traversons une grande cour encombrée de matériaux aux formes bizarroïdes. Puis nous passons un bâtiment assez vaste, peuplé de machines-outils dont l’utilité me paraît indéniable mais imprécise… Enfin ce sont les bureaux… Conception moderne : de la vitre, du haut en bas, dépolie par endroits…
Nous parcourons des couloirs martiens, aux meubles futuristes… On se croirait dans une soucoupe volante. Nouvelle enfilade. Puis Montfort sort de sa poche une clé dont il n’aura pas à faire usage car la porte de son bureau est incomplètement fermée.
— Mon Dieu ! s’écrie-t-il en chargeant à la calvitie dans une pièce tendue de peau de zébu.
Il cavale comme un gars ayant subi avec bonheur la périlleuse ablation de la rate jusqu’à un immense coffre mural. La porte d’icelui bée. Montfort en fait autant. Pinaud, épuisé par les péripéties de la nuit et qui se fout du cambriolage de l’usine comme de sa première dent gâtée, s’abat dans un fauteuil pivotant comme une mouette épuisée sur un récif.
— Ils ont emporté les plans, hurle le calvitié distingué…
Bon, c’est au valeureux commissaire San-Antonio de jouer.
— Quels plans, monsieur le directeur ?
— Ceux de l’Alizé 3…
— Vous pensez bien que j’ignore tout de l’Alizé en question… Mais d’après son nom, je suppose qu’il s’agit d’un engin tsoin-tsoin[28].
Je pose des questions classiques, presque routinières, parce qu’il faut un début à toute enquête.
— Qui avait accès au coffre ?
— Deux de mes ingénieurs et moi-même…
Je m’absente souvent, les deux ingénieurs en question possédaient la combinaison car ils avaient besoin des plans pour la direction des travaux.
— Qui sont-ils ?
— MM. Conseil et Bolémieux…
— Leur adresse ?
Il me les communique et Bérurier note ça sur un carnet qui lui fut gracieusement offert par une marque d’apéritif.
— Bolémieux est en vacances, je vous le signale, déclare le directeur.
— Depuis longtemps ?
— Deux jours… Il a assuré la permanence cet été…
— Je pense que vous avez les doubles des plans ?
— Certes, ils sont déposés dans une banque. Mais la disparition de ces documents est une catastrophe pour notre pays, d’autant plus qu’on n’a pas volé que les plans, mais aussi la maquette, petit modèle du prototype… Or cette maquette est essentielle ! Je ne veux pas entrer dans des explications techniques, monsieur le commissaire, mais l’intérêt de ce nouveau modèle d’avion réside principalement dans la possibilité de décollage à la verticale.
Je m’approche du fauteuil pivotant dans lequel Pinuche en écrase. Parce qu’il est dans une usine d’avions, il ronfle comme l’escadrille Normandie-Niémen. Je chope un bras du fauteuil et imprime à ce dernier un violent mouvement de rotation dans le sens inverse de celui des aiguilles d’une montre de fabrication suisse.
Pinaud est propulsé sur la moquette du burlingue, épaisse comme un édredon. Il se réveille en grommelant des choses incertaines relatives à son âge certain, si peu pris en considération par ses cadets.
— Béru et toi, vous allez visiter les environs, lui dis-je… J’aimerais parler au gardien qui n’est pas revenu de sa ronde, en admettant qu’il puisse encore s’exprimer…
Montfort a un sursaut qui déplace son troisième et avant-dernier cheveu.
— Vous pensez que ces crapules l’ont assassiné ?
— Ça ne me paraît pas impossible… Mais je ne crois pas, à la vérité.
Sortie de mes deux acolytes sur l’air de Laurel et Hardy. Le directeur s’abat dans un fauteuil non pivotant et se prend la rotonde à deux mains.
— C’est épouvantable, soupire-t-il.
Il paraît sincèrement atterré.
Je ne dis rien. Il est trop tôt pour que je baratine… Il redresse son beau visage d’aristocrate essoufflé et tend la main vers le téléphone. Je stoppe son geste.
— Je vous demande pardon, monsieur le directeur, qui voulez-vous appeler ?
— Mais, Conseil, mon collaborateur… Je préfère l’informer du désastre plutôt que de lui laisser apprendre ça par les journaux…
— N’en faites rien, je l’avertirai moi-même…
Mon interlocuteur me regarde avec indécision. J’enchaîne, rapide.
— Il est indispensable que je contacte tous les gens ayant accès au coffre, comprenez-vous ?
Il n’insiste pas… Par contre, je me sers de son cornichon pour affranchir le Vieux des événements de la nuit. Il est drôlement commotionné, le boss ! C’est la grosse tuile pour lui ! Quand le ministre va savoir que le vol et le meurtre se sont opérés sous nos yeux, et quasiment avec notre bénédiction, il va becqueter son portefeuille ou bien le refiler à un autre, plus toquard que lui. En matière de ministères, c’est comme au rugby : il faut toujours faire les passes derrière soi.
À l’instant précis où je raccroche, mes boy-scouts radinent, portant un gars inanimé.
— Bourgès ! s’écrie le directeur en devenant pâle comme une calotte glacière.
Bérurier et Pinaud allongent le mec sur la carpette. L’arrivant horizontal est un grand type maigre, au nez en bec de perroquet.
Il a dans les trente piges, il est blond sale tirant sur le roux et quand il rouvre les carreaux, je constate que ceux-ci sont noirs.
Il bat des paupières…
— Il était dans le bout du couloir, explique Béru qui en a vu d’autres, beaucoup d’autres, et des plus défraîchis !
— Que vous est-il arrivé, Bourgès ? demande le directeur…
Le gars pousse un gémissement qui fendrait le cœur d’un percepteur de contributions directes.
— Ma tête ! balbutie-t-il… Ma pauvre tête…
J’examine ladite pauvre tête et je n’y décèle rien de suspect, pas même une bosse.
— On vous a assommé ? questionné-je.
— Oui… Je passais dans le couloir… Tout d’un coup, j’ai ressenti un coup terrible derrière ma tête, puis plus rien…
— Mon pauvre Bourgès, s’apitoie le directeur avec la sincérité d’un bradeur de bagnoles d’occase…
— Qu’allez-vous faire ? me demande-t-il.
— Conduire cet homme à l’hôpital, dis-je…
Ensuite je commencerai mon enquête… En attendant, monsieur le directeur, je vous prie de regagner votre domicile et de ne parler de ceci à personne avant demain…
Il est de plus en plus déprimé.
— Comme vous voudrez, monsieur le commissaire…
Et le cortège s’ébranle.
Dans le poste de garde, Charvieux tient compagnie au gardien Maheu après avoir expédié les défunts à la morgue. Je lui dis de finir la nuit ici pour réceptionner les gnards de l’identité, ceux du labo, ainsi que les journaleux qui ne manqueront pas de ramener leur fraise.
Puis je gagne ma voiture. Pinaud monte à l’arrière avec le malheureux Bourgès… Je me glisse au volant, flanqué de Bérurier.
— Avant d’aller à l’hôpital, dis-je au blessé, il serait bon de prévenir votre famille, non ?
— Je vis seul, soupire-t-il.
— Je tiens tout de même à prévenir votre concierge, la presse va se précipiter chez vous au petit matin, et je ne veux pas que cette dame débloque trop, vous comprenez ?
— J’habite rue de Vaugirard, au 7…
— Quel étage ?
— Troisième…
— Ça ne vous ennuie pas qu’on fasse le crochet ?
— Non, je me sens mieux… Ce n’est peut-être pas la peine d’aller à l’hôpital ?
— Après un traumatisme pareil, il vaut mieux faire une radio… Ça peut avoir des conséquences…
Je fonce à tombeau entrebâillé sur le Luxembourg. Moins d’un quart de plombe plus tard, je stoppe devant le 7 de la rue de Vaugirard. Le porche est béant, car la porte vétuste ne doit plus avoir le courage de se fermer.
L’ayant franchie, je m’élance dans un escalier branlant jusqu’au troisième. Une fois là, j’utilise mon sésame, grâce auquel, vous le savez déjà, je peux ouvrir n’importe quelle serrure. Et me voilà dans la carrée de Bourgès.
Elle ressemble à des gogues publics. Une entrée, une chambre, une cuisine exiguë… Le tout en désordre…
Dans la cuisine, se trouve un Himalaya de vaisselle non lavée, et dans la chambre, le méchant lit de cuivre a des draps qu’on ne pourrait pas utiliser comme drapeau blanc pour aller faire sa reddition. On vous prendrait plutôt pour un corsaire !
Je me plante au mitan de la chambre, perplexe. En ce moment, les gars, j’sais pas si vous vous êtes rendu compte, mais je suis aussi survolté que le zig de Sing-Sing à qui on dit : « Asseyez-vous, on va vous mettre au courant ! »
Mon renifleur est du genre radar, dans ces cas-là.
Je vais droit au pageot et j’arrache le matelas avec sa literie. Ensuite je soulève le sommier. Sous l’une des traverses de ce dernier, il y a un paquet assez petit, fait dans du papier d’emballage. J’ouvre et je découvre cinq cent mille francs en coupures « Bonaparte-manchot ».
Je refais le laxompem hâtivement et le glisse dans ma pocket. Après quoi, je mets les adjas en souplesse…
— Voilà, dis-je en reprenant ma gâche au volant, j’ai fait la commission…
Bourgès se force à sourire… Sa caboche doit être douloureuse, car il n’y parvient pas très bien.
Je retraverse la Seine pour mettre le cap sur la maison Parapluie. Bérurier, dont l’idiotie est reconnue d’inutilité publique, demande :
— Mais à quel hosto qu’on va ?
Un coup de latte dans son tibia gauche lui arrache une clameur porcine et il se dégrouille de boucler son appareil à débiter des couenneries.
Nous pénétrons dans la cour. De nuit et à la rigueur, celle-ci peut fort bien passer pour celle d’un hôpital. Je connais même des hôpitaux plus sinistres.
— Vous pouvez marcher seul ? je demande.
Le gardien opine de la tête.
— Je pense…
S’il pense, c’est donc qu’il est[29] ! Toujours escorté de mes archers, je l’entraîne dans mon burlingue. C’est seulement dans le couloir sur les portes duquel on lit « Commissaire Untel » ou « Bureau des inspecteurs » qu’il commence à se dire que cet hosto n’est pas comme les autres.
Je délourde ma porte et donne la lumière.
— Entrez, vous êtes chez vous, fais-je au Bourgès mal nourri.
Il est un peu flageolant. Béru, qui a compris, le fait asseoir sans aménité dans un fauteuil sans crin.
— Comment ça va, cette pauvre tête ? demandé-je cordialement…
Il est trop abasourdi pour répondre.
Pinaud se met à rouler une cigarette, adossé à la porte. Ça équivaut à jeter une pincée de tabac à terre. Je n’ai jamais pigé pourquoi ce vieux déchet ne fumait pas carrément son Job gommé.
Bérurier rejette la bouillie de feutre moisi qu’il a baptisée « chapeau » une fois pour toutes, sur l’arrière de son front de bœuf.
Un silence complet — ou presque — s’établit dans le bureau. On entendrait penser Brigitte Bardot. Bourgès Monoprix, intimidé, pose sur mon agréable physionomie des yeux troubles. Il a les flubes, c’est visible.
— Drôle d’affaire, hein ? lui dis-je… Deux hommes sont morts et vous avez bien failli y passer aussi…
À grand-peine, il décolle sa langue de son palais rose pour proférer un « oui » inaudible.
Alors un brin théâtral, je tire de ma vague le paquet prélevé sous son sommier. En l’apercevant il verdit, le Trouvère[30].
— Ça te la coupe, hein, mon bijou ? demandé-je…
Je rouvre le pacson et je me mets à jouer avec l’artiche.
— C’est tes éconocroques, ça ?
— Oui… Je voulais m’acheter une quatre chevaux…
— Attends d’être sorti de taule, dis-je en déposant le fric sur mon bureau, les bagnoles, sur cales pendant quatre ou cinq ans, ça ne vaut plus grand-chose. Sans compter qu’à l’Argus sa cote aura dégringolé…
— Mais… Je…
— Oui, mon grand, tu ! Tu nous a pris pour des crêpes et tu t’es filé le doigt dans le viseur ! Ton histoire est cousue de fil blanc. Je vais te raconter ce qui s’est passé. On t’a casqué une demi-brique pour que tu coupes le signal et que t’amuses ton collègue pendant que le malfrat pénétrait dans l’usine… Puis t’es allé faire ta petite ronde, gamin ! Et t’as chiqué au type estourbi… Je me trompe ?
Il regimbe avec l’énergie du désespoir.
— Mais ce n’est pas vrai ! Je le jure !
— T’as pas à jurer : t’es pas témoin, mais accusé !
— C’est honteux, de me traiter comme ça… Moi qui souffre de la tête !
— On va te faire une radio, comme promis…
Je m’adresse à Béru, grand spécialiste de la Question[31].
— Fais une radio à monsieur… Je crois qu’une télescopie suffira !
Le Gros masse ses phalangettes couvertes de poils de porc.
— Voilà, expose-t-il succinctement : ou tu te mets à table, ou tu dégustes !
— Mais je ne sais rien ! On m’accuse à tort !
Il n’a pas le temps de terminer. Béru vient de réussir un uppercut imparable qui soulève l’autre de son siège. Il s’écroule sur le plancher, gémissant. Le Gros se baisse, saisit la cravate du copain et utilise cet élément vestimentaire pour relever Bourgès-Malempoint. Le gardien n’a pas pu garder son oxygène. Il donne dans les tons évêque et ses gobilles lui sortent des coquilles comme deux escargots sollicités par l’averse printanière.
Sans lui donner le temps de reprendre son souffle, le Gros lui met un coup de remonte-pente dans le bas-bide avec son énorme genou.
C’est recta. Tous les gars à qui on fait ça s’en vont dans le sirop. Bourgès-Montreuil s’écroule… Pinuche s’approche de lui et le regarde attentivement.
— Il ressemble à mon neveu, le photographe, déclare-t-il… Tu sais, San-Antonio, celui qui est établi à Clermont-Ferrand ! Son père était lieutenant de gendarmerie dans l’Ardèche…
Ça c’est tout Pinuche. Dans les instants dramatiques, faut toujours qu’il vous raconte sa famille. Des fois même ce sont les humeurs froides de son voisin du dessous qui y passent !
— Tu lui a mis une dose pour grande personne, fais-je à Béru en désignant le gardien…
Il va se réveiller l’année prochaine.
Le Gros hoche sa noble tête en cœur de chêne.
— Attends, je vais le ranimer…
Il enlève la cigarette de la bouche de Pinaud et l’applique sous le nez de l’inanimé. C’est de la thérapeutique de grande classe. Voilà notre victime qui se met à suffoquer et qui rouvre ses lucarnes.
— Tu vois, exulte la grosse enflure… C’est radical et même radical valoisien !
Heureux de cette saillie, — ce sont les seules qui lui soient permises ! — il carre Bourgès-Maldétruit dans le fauteuil.
— Je pense que t’as pigé ta douleur, fait le Gros… Si tu veux, je vais continuer, l’artiste est nullement fatigué… Je peux même te faire la manchette bulgare si tu la connais pas…
— J’avoue, soupire l’homme.
Et, d’une voix hachée menu[32], il déballe son paquet de linge sale. Oui, il a été contacté par un type qui lui a promis une brique pour couper le contact, distraire son collègue… et fermer les yeux. Il a touché la moitié de la somme comme à valoir, et on devait lui apporter l’autre moitié.
On lui montre la photo-archive de Grunt. Il reconnaît l’espion. C’est bien lui qui a soudoyé le gardien…
— T’as eu de la chance qu’il n’ait pas l’occasion de t’apporter l’autre moitié de tes émoluments, dis-je à Bourgès… C’était pas cinq cent mille balles qu’il allait te remettre, mais une seule ! Il n’aimait pas les témoins, ce monsieur…
J’insiste un peu (par le truchement du Gros) pour savoir si le gardien en sait plus qu’il n’en dit. Mais il jure que non et je suis assez porté à le croire. Grunt n’était pas l’homme à mouiller ses collaborateurs… ou ses chefs. Il était chargé de la partie « public relations »… C’est ainsi qu’il a contacté Danio et Bourgès…
— Enchristez-moi ce tordu ! fais-je à mes « subadernes ». Et pioncez un moment dans le bureau pendant que je vais voir le Vieux… Tout de suite après, on repart sur le sentier de la guerre !
— Cette nuit ! Mais il est deux heures du matin ! larmoie le lacrymal Pinaud…
— Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud, rétorqué-je non sans à-propos.
Sur ce, je demande si le Vieux est en état de me recevoir.
Il l’est.
Je vous l’ai souvent dit, ce qui m’épate le plus, chez le Vieux, c’est la faculté qu’il a de se trouver toujours dans son burlingue, à toute heure du jour et de la noye dans les cas graves. Je me suis laissé introduire dans le tuyau acoustique que ses appartements se situeraient dans la rue voisine et qu’il aurait fait aménager une issue spéciale afin d’aller de ceux-ci à son atelier lorsqu’il y a urgence. Sa vie privée ressemble à une panne de lumière. Personne ne sait rien d’elle et même on en est à se demander s’il en a une.
Côté gonzesse, nibe ! On ne l’a jamais rencontré avec une pétasse. Bref, c’est pas un homme, c’est un dictaphone ! Y a des moments où je souhaiterais lui amener dans son burlingue Sophia Loren à poil, manière de voir ses réactions en face d’une dame affligée d’hyperplasie mammaire.
Pour l’instant, il n’est question de rien de tel. Hélas ! Parce que, soit dit entre nous et les œuvres complètes du ministère des P. et T., voilà trois jours que j’ai eu le temps de psychanalyser une souris… Pourtant j’en aurais long à lui dire sur le comportement de mon moi second et le dépassement de mon individu.
Trois jours ! Vous mordez la distance sidérale qui me sépare de la volupté…
Le Vieux, cravaté, récuré, boutondemancheté est là, le fignedé contre le radiateur comme toujours lorsqu’il attend quelqu’un.
Je le salue d’un geste mou.
À peine cette position acquise, il me bondit sur le poiluchard.
— Du beau travail, n’est-ce pas, San-Antonio ?
Non, sans charre, le v’là qui cloque ses fausses manœuvres à mon actif ! Elle est chouette, celle-là ! Faudra que je la replace dans un compartiment de fumeurs !
— Oui, dis-je en le biglant droit entre les deux yeux, je pense que vous n’auriez pas dû préconiser l’attentisme.
Il avale ça comme de l’huile de ricin. Puis sa grimace disparaît. Il est honnête et sait par conséquent reconnaître ses erreurs, même s’il ne les a jamais vues.
D’un ton radouci, il tranche :
— Bref, où en sommes-nous ?
Moi, paisible comme la cervelle d’une starlette, je croise mes bonnes mains laborieuses sur mon ventre.
— Le second gardien vient d’avouer sa participation dans le sabotage des signaux…
C’est Grunt qui l’a soudoyé…
— Et ça nous mène à quoi ?
— À rien. Ça éclaircit un point de détail, voilà tout !
— Alors ?
— Faisons le point, chef, si vous le voulez bien… Prenons les choses par le commencement : nous avons un spécialiste des coffres nommé Diano, réfugié en France, sur lequel l’espion Grunt fait pression afin de lui faire commettre un vol à l’usine Vergament.
— Exact, admet le Vieux.
Le contraire prouverait de sa part une drôle de perte de vitesse dans la gamberge.
— Diano essaye (ou feint d’essayer) de se soustraire à l’ultimatum… Peu importe qu’il ait été ou non le complice de Grunt… Puis, sur notre propre conseil, il accepte !
Le patron continue l’édification de ce mur dont chaque moellon serait une idée.
— Grunt savait que nous laisserions faire, parce que c’était le seul moyen de ne pas rompre la chaîne nous conduisant à l’Organisation.
Boum, servez chaud ; le chauve[33] vient de trouver, mine de rien, le moyen indirect de se justifier à mes yeux. Il poursuit :
— Diano fracture le coffre…
— Et ne vole rien, terminé-je, pertinemment.
Il reste avec un sourcil relevé.
— Comment, rien ? Le coffre était vide, m’avez-vous dit ?
— Oui, mais les poches de Diano l’étaient aussi… Or je ne l’ai pas perdu de vue depuis sa sortie de l’usine. Il n’aurait pu se défaire des plans et de la maquette. C’est im-pos-sible.
— Et avec le concours du gardien Bourgès ?
— Non. Ce dernier est un minus, tout juste bon à supprimer l’avertisseur… Il m’a tellement mal joué la comédie de l’homme assommé que je n’ai pas douté un seul instant de sa culpabilité. Jamais un renard comme Grunt n’aurait confié des documents aussi importants à cet individu médiocre !
Le Vieux chasse une poussière de son revers, puis il introduit l’ongle en amande de son médius dans le conduit auditif de son oreille gauche…
— Vous devez avoir raison, reconnaît-il, une fois cette double opération menée à bien.
Il se tait un instant pour admirer le reflet élégant de ses manchettes.
Puis il reprend, de sa voix soyeuse qui fait penser à un ruisselet coulant dans les hautes herbes :
— En somme, pour résumer la situation, on a forcé Diano à ouvrir un coffre vide et on l’a assassiné avant de le revoir. Ce meurtre prouve bien qu’on était certain qu’il ne possédait pas les plans !
— Oui, oui, fais-je, captivé. Et on l’a tué pour qu’il ne puisse pas nous dire que le coffre était vide…
— Exactement.
On joue au tennis, le Vieux et moi. Pour se renvoyer la balle nous sommes de vrais champions. À nous la coupe Davis !
— Mais pourquoi toute cette mise en scène puisque les plans avaient disparu « avant » le cambriolage ? Pourquoi attirer l’attention des services ? Pourquoi tuer gratuitement un homme ! s’exclame le boss en se massant la colline.
Je souris.
— J’ai ma petite idée là-dessus, patron…
— Quelle est-elle ?
— Ceux qui ont pris les plans avaient accès au coffre d’une façon normale. Seulement s’ils s’étaient sucrés carrément du fait qu’ils aient l’accès au coffre, nous les aurions immédiatement soupçonnés. Il leur a donc fallu créer toute une psychose de cambriolage, vous comprenez ?
Il fait claquer ses doigts. Son enthousiasme est très exceptionnel. Le Vieux étant d’ordinaire le genre de mec à qui on peut mettre un pétard allumé dans le calcif sans lui voir froncer les sourcils.
— Vous tenez le bon bout, San-Antonio… En chasse, mon ami !
Son ami ! Alors là il se mouille, le boss ! Bientôt il va me pincer l’oreille, façon Empereur, en me disant qu’il est content de moi.
La vanité est un puissant levier, comme disait Machin[34] ! Je me lève, galvanisé comme du fil de fer.
— J’y vais, patron !
Là, vous pouvez brancher la sonnerie de cors de chasse. Je vais faire cavalier seul !
Taïaut ! Taïaut !
— Vous me tenez au courant, naturellement, grince le Vieux.
— Naturellement, chef.
Lorsque je suis de retour dans mon burlingue, je trouve le célèbre tandem Pinuche et Béru en train de disputer un marathon de pionçage. Pour la dorme et le gros rouge, ils ne craignent personne. Y a longtemps qu’ils ont obtenu leur licence de professionnels.
Béru est assis dans le fauteuil éventré des interrogatoires. Il a les pieds sur sa table, le chapeau sur ses yeux, la bouche béante et les trous de nez en canon d’escopette. Très jolis trous de nez à la vérité, agrémentés de longs poils roux… Bien entendu, il a posé ses godasses et ses pieds fument comme un bourrin qui vient de se farcir le prix de l’Arc de Triomphe ! Ses chaussettes sont trouées au talon, mais comme elles ont la bonne idée d’être noires, on s’en rend à peine compte.
Quant au Pinaud bien-aimé, il est à califourchon sur une chaise et il en écrase sur ses bras repliés.
D’un mouvement sec je tire la table à moi et les deux dormeurs des vaux[35] basculent.
Ils s’éveillent du même coup et se redressent en bramant comme des perdus que la vie devient impossible quand on a des supérieurs qui se croient encore au collège. Je leur enjoins de me suivre, ce qu’ils font en bâillant comme des serviettes de garçons de recette dévalisés.
Une fois dans le couloir, je tape sur l’épaule de Bérurier.
— Dis, Gros, tu devrais remettre tes pompes, on va dans le monde…
Il se marre en constatant cette omission et va chercher les deux godasses qui attendent sagement sous le bureau, comme deux mignonnes bouches d’égout en train de flirter.
Tout en le regardant lacer ses targettes, je soliloque :
— Dire que cette paire de lattes a été neuve et pimpante, dans une vitrine… C’est du soixante-quatre de pointure, comme le géant Atlas, n’est-ce pas, Gros ?
Il hausse les épaules.
Je continue à lui titiller la vanité.
— Ces pauvres souliers, quand même ! Ils ont tellement administré de coups de pied au derche dans leur carrière que s’ils se déplaçaient seuls ils marcheraient au pas de l’oie !
— Cause toujours, ronchonne Béru. Je te jure que lorsque viendra le jour de ma retraite, ils feront connaissance avec le dergeot d’un commissaire que je connais…
Je me fends le pébroque.
— Tu sais bien que le jour de ta retraite tu seras trop blindé pour pouvoir tenir debout. Faudra que mon soubassement vienne jusqu’à toi.
— Y me ferait peur, lance Bérurier…
— Pourtant t’as l’habitude de voir des c… depuis le temps que tu te regardes dans des glaces !
Ayant échangé ces mondanités, nous sortons. Pinaud s’est rendormi dans le couloir. Il pionce debout, comme les chevaux.
Je lui meugle dans les feuilles :
— La Motte-Picquet-Grenelle !
Il tressaille et grogne :
— Attendez, je descends là !
Trois heures s’égrènent une à une[36] au beffroi voisin lorsque nous stoppons devant la villa de Neuilly qu’habite Conseil, l’ingénieur en chef de l’usine. C’est une construction 1900 de style fromage avec du plâtre aux fenêtres et des chapiteaux corinthiens.
Elle est obscure et silencieuse. Nous arrêtons la guinde non loin de là et, sans descendre de l’auto, nous tenons conseil.
— Y a l’air d’avoir personne, émet le perspicace Pinaud à qui rien n’échappe.
— Je vais m’en assurer, décidé-je… Vous deux, restez ici… Et si dans un an et un jour je n’ai pas reparu, vous pourrez aller réclamer ma carcasse à la morgue, je vous en fais cadeau…
Là-dessus, je les laisse et m’approche du pavillon. Près de l’entrée il y a un garage individuel fermé par une porte de bois basculante.
Ce vantail n’a pas basculé entièrement et je n’ai aucun mal à le soulever… Je me trouve nez à capot avec une voiture américaine d’un modèle assez récent. Je touche l’emplacement du moteur, ce qui me permet de constater qu’il est tiède. Conclusion : le proprio de la tire s’est servi de sa voiture depuis pas longtemps.
Renseigné sur ce point, je traverse le garage et pénètre dans la propriété par une petite porte. En deux bonds, je suis au perron, en deux autres bonds[37] je le gravis. Nouvelle lourde, fermée à la chiave, celle-là.
Grâce à sésame, je lui règle son compte en moins de temps qu’il n’en faut à certains producteurs de films pour signer un chèque sans provision. Me voici dans un hall éclairé par la lune. Au fond, un escalier de bois… Je monte précautionneusement, sans pouvoir empêcher les marches de craquer néanmoins.
J’avise une première porte à droite. Je l’ouvre et je braque le rayon de ma lampe de poche-stylo à l’intérieur. Il s’agit d’une chambre. Comme dirait Ponton du Sérail : en voyant le lit vide, je le deviens. Car au même instant je ressens un grand coup dans la région de ma nuque. Un froid acier… D’acier rond…
La lumière se met à briller à Jean Giono et je me permets une amorce de volte-face très mal prisée par le type qui tient le pétard.
— Ne bougez pas ! dit-il sèchement…
Il me palpe par-derrière et sort mon feu de ma poche. Il me pousse en avant d’un coup de genou.
— Allez vous asseoir dans le fauteuil, là-bas…
J’obéis. Ça me permet de me retourner et d’avoir un aperçu du monsieur. Il s’agit d’un homme d’une quarantaine d’années, petit et trapu, avec cheveux rares collés sur une tête bombée. Il a un pantalon, mais une veste de pyjama… Et sous sa veste de pyjama, il porte une chemise blanche.
Son regard est clair, grave… Ce zig n’a pas l’air commode.
Il s’approche du lit et je découvre un appareil téléphonique sur une table basse. Il décroche, tout en me couchant en joue et commence à composer un numéro.
— Qu’est-ce que vous faites ? lui demandé-je.
— Que croyez-vous que je puisse faire d’autre sinon prévenir Police-Secours…
— Comme vous y allez !
— Ah oui ! Vous n’allez pas prétendre que vous êtes venu ici en pleine nuit avec un revolver en poche, pour me proposer des aspirateurs ?
— Peut-être pas des aspirateurs, non, monsieur Conseil, mais une denrée de plus grande valeur…
Je m’exprime avec un petit accent italien des plus réussis.
Il s’est arrêté de composer le numéro et me fixe de ses yeux glacés.
Au bout d’un temps assez long il murmure :
— Expliquez-vous !
Ça n’a l’air de rien, mais ça prouve que le poisson rôde autour de l’appât.
Comme je tarde à répondre, il insiste :
— Qu’auriez-vous à me vendre ?
— Du silence, fais-je… C’est un truc qui n’a pas de prix dans certains cas…
Cette fois il est très, très mauvais.
— Je ne comprends pas…
— Vous allez comprendre, mon nom est Diano…
Mes enfants, je suis en train de jouer une partouze très compliquée et très dangereuse. Je me fie à un simple instinct et je me branche sur les commandes automatiques de mon individu, pour conduite sans visibilité.
— Diano ? murmure-t-il, sincèrement étonné.
— Le spécialiste dans l’ouverture des coffres blindés… C’est moi qui viens d’opérer chez Vergament !
Est-ce un rêve ? Toujours est-il que j’ai aperçu comme un frémissement sur son visage.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Une histoire à mourir debout, monsieur Conseil… Quand j’ai eu ouvert le coffre vide, je me suis barré… Seulement ce salaud de Grunt m’a tiré dessus. Il a cru m’avoir. Heureusement je me suis jeté à terre une fraction de seconde avant qu’il ne m’envoie le sirop ! En définitive, la police qui rôdait par-là a liquidé Grunt, ce qui est justice… Seulement, moi, il me restait du fric à toucher… Bourgès, le gardien a aussi du fric à toucher… Heureusement pour moi, je me méfiais et j’ai chargé un copain de suivre Grunt. Il a pu, de la sorte, se rendre compte que vous étiez dans le coup !
La frime de Conseil s’est renfrognée. Il est pâle et respire entre ses dents serrées. Jamais un coup de bluff n’a aussi bien réussi…
Il réfléchit. C’est un Conseil de guerre que j’ai devant moi. Il passe en revue les données du problème, ce qui constitue un Conseil de révision, mais pas un Conseil désintéressé ! Je vais donc lui donner un Conseil d’ami[38].
— Le mieux que vous ayez à faire, c’est de carmer, Conseil. Sinon je vais tout cracher aux flics et vous serez chocolat avec les plans et la maquette. C’est un bon Conseil que je vous donne !
Et de rire, le San-Antonio… Mais pas longtemps, par exemple. Car c’est pas un mandat qu’il se propose de m’envoyer, ce fumelard, mais de la fumée ! Je plonge sur la carpette. Il était temps. La dragée me décoiffe ! Je fous un coup de rein dans le lit qui nous sépare. Ça le déséquilibre… Pourtant il réussit à ne pas tomber… Je me redresse et roule sur le pageot de manière à me retrouver dans ses quilles. Il tire encore… La seconde prune traverse le pan de ma veste… Il commence à me fatiguer le distributeur.
Je lui saisis le bras et je tire à moi. Nos deux tronches entrent violemment en contact, ce qui nous fait voir à l’un et à l’autre un nombre sensiblement équivalent de bougies allumées. Je fais un effort, je pique mon poing dans le gras de son bide… Cette fois il recule… Je fonce encore, hargneux comme un sanglier blessé. Nouveau coup de boule dans sa boîte à ragoût… Conseil s’écroule. Pas évanoui, mais fou de douleur. Il aurait une vacherie au foie que ça me surprendrait à moitié…
Je lui passe les menottes et il reste affalé sur sa carpette.
— Voilà le travail, dis-je, en me redressant.
Je le hisse sur le lit. Il a droit à une paire de tartes maison pour les frais de stoppage à ma veste…
— Maintenant accouche, gars… Mais auparavant, regarde ça…
Je lui montre ma carte…
Il est sidéré.
— Tu ne t’attendais pas à ce retournement, hein ? Conseil… J’ai bien joué mon rôle… Faudra réformer ton jugement. Un Conseil de réforme, quoi[39] !
Il ne répond pas. Sur ce, un grand fracas se fait entendre en bas.
Ce sont mes deux vaillants camarades qui, alertés par les coups de feu, commencent à enfoncer la porte ouverte.
— Alors, tu t’étais pas gouré ? questionne le Gros, cette salope a trempé dans le coup !
De confiance, il balance un ramponneau à M. Conseil, qui prend aussitôt des couleurs.
— Bouscule pas ce gentleman, Béru, il a des choses à nous dire…
Mon sac à vin de collègue déboutonne sa veste, nous découvrant ainsi un magnifique pull-over à bandes vertes, rouges et bleues constellé d’accrocs dont certains ont été reprisés avec de la laine blanche. C’est le beau pull-over de cérémonie, avec fermeture-éclair sur le devant afin de dégager la cravate…
— S’il a des choses à nous dire, il va les dire, affirme le Gros.
Pinaud, lui, a trouvé le moyen de s’asseoir au pied du lit et de s’endormir. C’est pas un flic, c’est une marmotte. Une marmotte à marotte, si vous tenez à une rime riche.
J’attaque Conseil. Un peu écroulé le bonhomme. Une vie fichue, ça ne s’accepte pas facilement. Brusquement on pige qu’on n’en a qu’une à sa disposition et ce qu’on éprouve alors doit ressembler à une épidémie dans un clapier…
— Conseil, vous avez été contacté par un nommé Grunt, agent d’une puissance étrangère, pour user d’une formule quasi sacramentelle.
« Cet individu vous a douillé la forte somme pour vous décider à lui livrer les plans… Seulement, pour évacuer ceux-ci, il vous fallait la sécurité, d’où le faux cambriolage, et surtout du temps, c’est pourquoi vous avez essayé d’aiguiller les services spéciaux sur une fausse piste. Voilà qui vous fait comprendre que je suis au courant de tout. Maintenant, je vais vous poser une seule question à laquelle vous allez me faire le plaisir de répondre…
Je prends ma respiration…
— Où sont les plans et la maquette ?
Il se tait. Ils se taisent toujours au début. Et puis on emploie les grands moyens inavouables et… ils avouent.
— On te cause ! affirme Bérurier en cloquant un second rempaluche dans la bouille de notre interlocuteur.
— Je ne parlerai pas… Faites de moi ce que vous voudrez…
— Merci de cet accord de principe, dis-je. Seulement pour parler, vous parlerez… Et qui sait, peut-être chanterez-vous aussi…
— Je vais lui dire ma façon de penser, hein ? sollicite le Gros… Et s’il ne moufte pas, demain ses amis lui diront la leur avec des fleurs…
— Tu deviens poète, ne puis-je m’empêcher d’observer…
— Quand je vois des salingues comme ce bonhomme, oui !
Et le Mahousse, qui décidément est en verve, de soulager sa rancœur.
— Vise-moi ça, brame-t-il. C’est ingénieur en chef, ça gagne du fric gros comme moi ! Ça pioge dans un pavillon de notaire ! Ça n’est même pas marrida, donc pas cocu[40]. Et ça trahit son pays pour se goinfrer davantage ! Alors que nous on se fait crever la paillasse à longueur d’année pour gagner des clopinettes cintrées !
À chaque crescendo, il balanstique un paquet de nougat dans la brioche de Conseil. L’ingénieur tourne au vert pomme.
Je fais un geste pour calmer Béru, mais le Gros ne le voit même pas. Il a quelque chose de dantonesque, ce soir. Son personnage évolue, y a pas…
— Ben parle ! Fesse de rat ! s’époumone mon second…
C’est mon tout, à savoir Pinuchet, fantassin d’élite, dit le Lebel au Bois-Dormant, qui répond par un ronflement à réaction.
Dans les instants les plus solennels, il y a le petit truc rigolo qui vient donner la juste mesure des hommes.
Conseil l’ouvre enfin, après un instant de réflexion.
— Les Français n’ont pas besoin d’avions de guerre, dit-il gravement. Ils s’en moquent pas mal ! Ce qui les intéresse, c’est la bonne chère, l’automobile et l’amour… Nos gouvernants le savent bien, c’est pourquoi ils peuvent tout se permettre…
In petto, je ne veux pas lui donner tort. Pourtant, vous conviendrez que ça n’est pas à lui de donner des leçons de patriotisme.
— C’est pour ça que tu brades le patrimoine, mon salaud !
Il me regarde.
— J’ai travaillé à cette invention… Elle m’appartient dans une certaine mesure !
— Seulement le hic c’est que t’as vendu la part des copains…
« Mais trêve de discussion. On se croirait dans un salon, ma parole ! Béru, demande à monsieur où sont les plans !
Je vais m’asseoir. J’ai les flûtes un peu molles… Il commence à se faire tôt et c’est l’heure indécise où la fatigue vous ramone la moelle épinière.
Le Gros n’attendait que cette invite pour passer à l’action.
— Le grand jeu ? me demande-t-il.
— Si c’est nécessaire, oui ! Je n’ai aucune raison de faire du sentiment avec ce salopard !
Il biche, Béru. C’est pas le mauvais bougre, notez bien, mais il a des instincts à assouvir, faut comprendre. Trente ans cocu, trente ans engueulé par tout un chacun, trente ans révolvérisé, imposé, moqué, reprisé, méprisé, saoulé, engraissé, journalisé, cinématisé, hospitalisé, mobilisé, accidenté, bébé-lunisé, ça compte ! Ça s’accumule, ça enfle, ça croît, ça croasse, ça fermente, ça bouillonne, ça émulsionne, ça émotionne, ça veut sortir, quoi, sortir enfin d’un côté ou d’un autre ! Mais on ne peut pourtant pas déféquer sur l’univers à longueur de vie ! L’intestin a ses limites si la vacherie humaine n’en a pas ! Alors faut que ça s’évade autrement ! Et le plus bel exutoire, croyez-en tous les cocus pas contents, tous les battus endoloris, c’est dans la douleur des autres qu’on le trouve. Car enfin, s’ils sont en viande, les autres, c’est pas seulement pour pourrir un jour ! S’ils sont sensibles à la douleur, s’ils sont capables de gueuler, de pleurer et d’appeler leur mère, faut que ça serve à quelque chose, non ? Tout a une utilité dans la vie ! C’est ça la grande harmonie ! Nous sommes conçus pour nous faire payer aux uns et aux autres le mal que nous nous faisons ! Merveilleuse aventure ! Le coup à la portée de tous les poings ! Les larmes à la portée de tous les yeux ! Les c… à la portée de toutes les bourses !
Tandis que je philosophe à ma façon[41], Béru a préparé son numéro de music-hall. Si je le laisse faire, il va, sur sa lancée, l’écorcher vif, le Conseil général. Dépoiler un individu jusqu’au squelette, c’est pas du vrai striptease, ça ?
Pour commencer, il lui arrache sa veste de pyjama et sa chemise… Ensuite, il sort son couteau de poche. Un vieux ya à manche de corne[42] pourvu d’une lame mince à force d’être aiguisée et d’un tire-bouchon (vous le pensez bien).
Il fait miroiter la lame. La plupart du temps, il s’en sert pour découper son pain en cubes, ainsi que cela se fait à la Cour d’Angleterre. Mais il fait appel à elle dans les cas désespérés[43].
— J’en ai marqué plus d’un avec ça, déclare le Gros à Conseil juridique.
— Ce sont des procédés de voyou, affirme ce dernier d’un ton méprisant.
Le Gros rigole. Sa bonne bedaine alourdie par le beaujolais nouveau tressaute gaillardement. Il prend cette injure pour un compliment.
— Mais j’suis un grand voyou ! dit-il…
Là-dessus, il file un coup de scalpel dans la poitrine sans poils de Conseil-technique. Le raisin se met à couler…
Je détourne les yeux. Comprenez-moi, ou du moins essayez, tas de cimentés de la théière ! Au cours de ma carrière, j’ai dessoudé bon nombre de mes contemporains et fracassé plus de mâchoires que la marquise de la Trémouille n’a usé de paire de coules[44], seulement ces hauts faits (que dis-je ?…. ces méfaits !) se produisaient dans le feu de l’action, et parce que je ne pouvais pas agir autrement…
Mais là, voir Bérurier ouvrir la viande d’un sagouin, avec le calme d’un athlète s’apprêtant à lancer le javelot, ça me colle un cafard intime, très déprimant… Pourtant le Gros n’a pas tort… Beaucoup de types qui supportent allégrement les gnons les plus terribles tombent en digue-digue lorsqu’ils voient leur sang.
Béru commente ses faits et gestes comme un professeur dans un amphithéâtre.
— Tu vois, camarade, dit-il… Ça, c’est l’entaille du haut !
D’un geste vif il en pratique une seconde, un peu plus bas…
— On va commencer à descendre, explique mon compère laconique. Quand on en sera aux genoux, tu pourras te faire appeler chère madame !
Je ne sais pas si c’est une idée, mais Béru prend de l’esprit en grossissant, vous ne trouvez pas ?
Le moment est venu pour moi de jouer les grands cœurs. Vous savez que lorsque deux flics chambrent un réticent, l’un lui bille dessus tandis que l’autre débite de bonnes paroles. C’est ce qu’on pourrait appeler un chaud-froid de volaille !
Les durs les plus durs s’y laissent prendre. Quand un zig est vraiment déprimé, il a besoin de bras compatissants, même si ces bras-là brandissent une paire de menottes.
— Voyons, Conseil, lui dis-je, arrêtez le carnage ! À quoi bon vous obstiner ? Vous êtes cuit et nous avons des moyens plus perfectionnés pour vous faire parler…
Il a le regard embrumé de larmes.
— Vous m’entendez ?
Alors il éclate en sanglots, comme un môme… Ça m’émeuheûheuû ! Cet homme sanglant et pleurant est presque pathétique. Mais je n’ai pas le temps de me laisser attendrir.
— On vous écoute…
— C’est mon collègue Bolémieux, l’ingénieur en second qui les a…
— Je me doutais d’un micmac de ce genre. Vous étiez des collaborateurs précieux… Précieux pour les espions !
Il baisse la tête, ce qui lui permet d’examiner son nombril empli de sang.
— Où est Bolémieux ?
— Il est parti cette nuit au Havre… Je l’ai emmené à la gare tout à l’heure…
— Au Havre !
— Oui. Il doit remettre les documents et la maquette à un agent étranger qui s’embarque demain matin sur le Liberté…
— Où doivent-ils se rencontrer ?
— Dans la gare maritime…
— Comment s’appelle l’agent ?
— Je l’ignore, je ne le connais pas…
— Mais votre salaud de collègue le connaît, lui ?
— Pas davantage… L’agent a, paraît-il, la possibilité d’identifier Bolémieux… Je suppose qu’« on » lui aura remis une photographie !
Je ricane !
— Pauvre naïf ! L’homme en question aura eu l’occasion de regarder votre ami sous toutes les coutures, et vous aussi. Ces messieurs sont organisés. Quand on met le doigt dans l’engrenage…
Il a un geste fataliste et fatigué aussi.
Je reprends…
— Pourquoi l’agent prend-il le bateau ?…. C’est un mode de locomotion assez lent à notre époque !
— La douane est moins stricte à bord qu’aux aéroports.
— Elle est grosse, cette maquette ?
— Vingt-cinq centimètres de long, quinze de haut…
— O.K… Ce qu’il nous faudrait, maintenant, c’est une photo de Bolémieux… Vous n’en auriez pas une, des fois ?
Il réfléchit…
— Si… Attendez !
Il va à une commode et ouvre un tiroir. Il en sort une grande enveloppe bourrée de photographies qu’il étale sur le couvre-lit.
Ses gestes sont maladroits à cause des poucettes. Pourtant il repère l’une des images et me la tend. Elle représente Conseil aux côtés d’un type assez jeune dont le menton s’orne d’un piège à macaroni de style florentin.
— C’est Bolémieux, dit-il.
— Très bien.
Je planque la décalcomanie dans ma glaude. Ensuite je décroche le tubophone et je rancarde le Vieux. Il biche comme un pou au milieu des mots dont le pluriel se fait en x !
— Excellent travail, San-Antonio… Il n’est donc pas trop tard. Vous allez filer au Havre sur-le-champ avec vos deux assistants et récupérer ce Bolémieux coûte que coûte avant qu’il n’ait remis les documents !
— Très bien, chef !
— Je veux que vous réussissiez, San-Antonio !
— Je ferai tout ce qu’il faut pour ça, patron. Vous m’envoyez quelqu’un pour prendre livraison du nouveau client.
— Immédiatement, donnez-moi l’adresse.