CHAPITRE VI

Quel âge peut-elle avoir, cette moukère ? Vingt ans ?

Elle me sourit.

— Le pékinois est à vous ? demande-t-elle.

— Non. Seulement j’aime les chiens, alors je suis venu dire un petit bonjour à ceux-ci. Le boxer vous appartient ?

— Pas à moi : à ma patronne…

— Vous êtes domestique ?

— Oui. Nurse.

Elle m’explique qu’elle vient apporter un remède au toutou. C’est un truc vitaminé, très efficace… Il y a du calcium dedans, et puis du phosphore, des hormones mâles, de l’extrait de foie de gendarme et des testicules de crapauds boliviens… Ça vaut une fortune ! Mais paraît qu’avec ça, les chiens deviennent costauds. Ça les met en appétit… Ils mordent mieux les mendiants. Dame, faut de bonnes dents, car ces gens-là sont plutôt coriaces.

J’embraye la nurse… Elle s’appelle Marlène Poilfout, elle est née à Palpezy-le-Gros (Manche) ; sa mère est morte le mois dernier, son père s’est remarié la semaine d’après, elle a un frère en Afrique du Nord, une sœur en sana et elle s’est engagée comme nurse chez un attaché d’ambassade indou en mission aux USA. En ce moment, elle voyage avec Madame et le petit garçon… Charmant bambin, à ce qu’elle prétend. Il se prénomme Aminoula et le plus drôle c’est que ça s’écrit comme ça se prononce. Le papa est resté à son poste, à New York où les siens le rejoignent afin d’y passer l’hiver… Marlène, c’est la première fois qu’elle voyage… Non, elle ne craint pas le mal de mer… L’Amérique ? Elle sait que ça se trouve juste au-dessous de l’Égypte et que la Volga y coule, mais à part ça, elle n’a aucune idée du patelin. Elle a lu un article dans Mon rêve et ton cœur comme quoi on y fabrique du pétrole et on y cultive du chewing-gum… Voilà tout… Oui, c’est ça, elle aura le plaisir de la découverte… Garibaldi l’a eu avant elle, bien sûr, puisque c’est lui qui a découvert l’Amérique dix mille ans avant Jésus-Christ, mais chacun son tour, hein ?

Vous le voyez, la conversation de cette soubrette est pleine de charme. Comme Marlène n’est pas plus mal carrossée qu’une autre idiote de son âge, je me dis que je pourrais peut-être me la mettre au frais pour le voyage… Ce qu’on appelle des provisions de bouche, quoi !

Je lui raconte que je vais à Hollywood engager Liz Taylor pour tourner un Technicolor intitulé Il mousse et commandité par Monsavon ! Elle est ravie… De prime abord, j’ai tiqué en la voyant dans des vêtements de deuil, mais maintenant, à l’épaisseur de sa bêtise, je me dis que toute ressemblance entre elle et l’agent secrète que je cherche serait purement accidentelle et fortuite, cette douce enfant ayant tout ce qu’il faut pour obtenir son brevet de crétine toute catégorie.

J’essaie de lui filer un rancard, elle n’est pas contre au demeurant, mais il faut régler la délicate question du lieu de rendez-vous… À bord d’un barlu, ce n’est pas facile, croyez-moi. Impossible de pratiquer comme dans la vie civile ; à savoir : pam-pam, ciné, restaurant, solo de jarretelles et partie de golf en deux trous dans la forêt normande ! Non ! Une seule possibilité : le bar, le salon, la cabine… Le bar et le salon étant des endroits publics, les domestiques n’y vont pas, puisque leurs maîtres y font les ânes. Quant à la cabine, Marlène la partage avec le chérubin dont elle a la garde ! Et moi, bien que sachant combien les enfants ont le sommeil profond, je ne m’en ressens pas pour jouer mon solo de flûte à proximité d’un mouflet endormi.

Faudra donc que je goupille une fiesta dans mes propres appartements ; ce sera duraille vu que je partage ceux-ci avec le Bienheureux Pinaud et Sa Majesté Bérurier, roi des Gourdes par la disgrâce de Dieu !

Enfin, j’aviserai…

Comme nous sommes seulâbres dans le chenil — excepté les deux aimables chiens — je lui fais mon numéro de petit-casanova-libéré… Style « Vous êtes troublante… », « Un pas de plus et vous marchez sur mon cœur qui est à vos pieds… », « C’est la Providence qui vous a placée sur mon chemin », etc., etc. Jusqu’à ce que, vaincue par ma faconde, elle me laisse lui choper un de ses flotteurs… Ça fait partie de l’exercice d’alerte. En cas de naufrage, je serais bien content de l’avoir…

Séduite, palpitante, rougissante, elle me file la ranque pour le lendemain dimanche à la messe. Là, au moins, on est certain que sa patronne ne viendra pas nous faire de l’obstruction vu qu’elle est bouddhiste ou un truc comme ça.

Amours, délices et orgues… C’est le cas de le dire !

* * *

Après une fin de journée assez lénifiante à bord : cinoche, thé gambillant, jeux de société, le lendemain radine.

Un lendemain finit toujours par arriver. C’est ce qu’il y a de réconfortant — et d’inquiétant aussi — dans l’existence. Parfois ces lendemains chantent (et tantôt le grand air de L’Acné, tantôt « Tu-m’as-voulu, tu-m’as-eu » sur l’air de Monte là-dessus)… D’autres fois, les lendemains déchantent, et vous aussi par la même occasion.

Il est du reste beaucoup plus fastoche de déchanter que de chanter.

Je tiens à cette précision qui, si elle n’intéresse pas la Défense nationale, fait partie intrinsèque des Beaux-Arts.

Dans mon équipe, l’euphorie est de mise. Pinaud vient de découvrir le punch créole et Bérurier la culbute amerloque. Il ne tarit pas d’éloges sur sa conquête, mistress Lydia Hongant-Gry.

Sans relâche, il nous la raconte… Une personne très bien : son premier mari était marchand de cravates ; son second marcheur-sur-matelas[58] ; son troisième vendait des saucisses chaudes ; son quatrième tenait une épicerie-pharmacie et son tout : Bérurier vend de l’extase.

Il est radieux, rouge comme un homard Thermidor, le Gros, et ce matin-là — croyez-moi ou non — il se lava les pinceaux dans le bidet !

— Y a longtemps que j’ai pas embourbé une personne de cette classe, affirme-t-il. Je voudrais que vous la visiez, une fois à loilpé ! Un corps de princesse…

— Une princesse douairière, dit Pinaud, fielleux…

— Ta gueule, décheté ! Si qu’elle était dans ton page, ma souris, tu voudrais racler du pied ; je te l’annonce ! Brave femme, à part ça… Elle veut que j’y apprenne l’amour à la française, rigole notre éminent camarade…

— Tu parles d’un professeur, re-grince Pinuchet qui n’a pas digéré sa défaite.

— T’occupe pas ! assure Béru, elle aurait pu plus mal tomber ! Je suis p’t-être pas don Juan, mais j’ai de beaux restes !

Du coup, c’est à mon tour de m’esclaffer.

— C’est pas des restes, Gros, tout juste des bas-morcifs !

Il va rouscailler, mais, tel Louis XVI sur la bascule à Charlot, il est stoppé par un roulement de tambour, en l’occurrence un heurt à la porte.

Je vais délourder et je me trouve face à face avec mon petit enseigne de vaisseau. Vous ai-je balancé son blaze, déjà ? Il s’appelle Désir, son père devait être wattman, du moins je l’espère[59].

— Mon cher commissaire, murmure-t-il. Nous avons fait diligence[60] et voici les renseignements que vous attendez…

Et de m’atriquer une feuille de papezingue à en-tête de la compagnie.

Là-dessus, trois noms. Il les commente.

— Je tiens à vous préciser que trois personnes à bord possèdent des voiles de crêpe noirs… Deux sont des dames âgées connues du reste, dont toute la garde-robe est en deuil, si je puis dire… Il s’agit de la générale Demy-Tour, personne de soixante-douze ans, dont le mari est mort l’an dernier, vous avez dû l’apprendre par les journaux ; et de Mme Lecas-Binay, des engrais franco-boulimiques ! Pour cette dernière, les vêtements de deuil se justifient très bien aussi, car son frère aîné a été tué la semaine passée dans un accident…

Je piaffe autant qu’Édith.

— Et la troisième ?

— La troisième est la femme d’un diplomate indou, Mme Gahrâ-Témische ! Elle entrerait dans la catégorie que vous cherchez, à savoir dans celle des personnes n’ayant qu’une tenue de deuil, seulement sa jeune nurse, elle, est en deuil ; ce voile de crêpe et la robe noire découverte dans la cabine de Mme Gahrâ-Témische appartiennent très certainement à son employée dont les bagages sont restreints…

Voilà, dit-il, c’est tout !

— Je vous remercie… Bravo pour la rapidité d’exécution.

Il se retire. Je reste perplexe… En moi se dessine un petit quelque chose pas piquousé des hannetons ! Voyez-vous, ce qu’il faut, quand on est poultock, c’est un minimum d’imagination. On doit construire des thèses… Si elles paraissent bien foutues, on cherche à les justifier et neuf fois sur dix on y parvient.

Mettons que le diplomate indou ait été en cheville avec Grunt ? Vous suivez ? C’est lui qui, à New York, doit négocier avec d’autres puissances la vente des fameux plans… Bon. Ne pouvant trop se mouiller, il charge sa bonne dame d’apporter le matériel… On ne se gaffe pas trop d’une digne dame avec son rejeton…

Celle-ci engage une nurse française pour s’occuper du moufflet. Elle constate que son employée est en grand deuil et ça lui donne une idée : pour réceptionner les plans et verser la mort-aux-rats à Bolémieux, elle s’affuble d’une tenue appartenant à sa nurse. Ça lui permettra de dissimuler son visage de façon naturelle. Ensuite elle regagne son hôtel, se change et fait ses valises… Cela explique que la tenue de deuil se trouve dans ses bagages à elle ! Oh ! mais dites donc, c’est du chouette, ça ! J’arrive à grandes enjambées à une heureuse conclusion… Je vous parie une faim de loup contre un loup de velours que me voilà au seuil de la réussite !

En chasse, San-Antonio ! En chasse !

— T’as l’air complètement perdu, observe Pinaud, ça ne va pas ?

— Au contraire, mon vieux pébroque… Ça boume comme jamais ça n’a boumé !

Je les charge de mission. Dans mon turbin, il ne faut jamais rien laisser au hasard.

— Toi, Béru, tu vas te débrouiller pour fouiller à fond la cabine de la générale… Explore bien à fond… Je veux du travail sérieux… Si tu trouves une maquette d’avion ou des fafs intéressants, fais-moi signe. Surtout gaffe à ne pas te laisser piquer en flagrant délit… Ça n’arrangerait pas nos affaires, tu piges ?

— T’inquiète pas, je connais mon métier.

— O.K. ! Et toi, Pinuche, même turbin dans la cabine de la marchande d’engrais… Voilà les numéros de cabine de ces dames… Travaillez lorsqu’elles seront à la soupe et évitez d’attirer l’attention du steward. Ne lui montrez vos fafs qu’à la dernière extrémité, compris ?

— Compris, San-Antonio.

Le Gros fait la gueule.

— C’est ennuyant, dit-il. Moi, j’avais posé rembour à ma nana au bar…

— Va lui dire que t’as un empêchement. Invente ce que tu voudras ! Tiens, t’as reçu un pneu : ta vieille tante Amélie est au plus mal…

Il hausse les épaules.

— Facile à dire… Une excuse, sur un bateau…

J’explose comme un pétard bien sec.

— Dis donc, Lagonfle ! Tu te figures tout de même pas qu’on te paie pour brosser les vieilles rombières américaines, non ?

— Faut pas m’en vouloir, San-A. J’suis mordu. Ça fait quatorze ans que j’ai pas trompé Mme Bérurier…

— Alors tu fais la relève ! Dis, tu ne vas pas devenir dingue pour une vioque qu’à déjà usé quatre bonshommes et qu’a les nichons en quart Perrier.

— On voit que tu les as pas vus, affirme le Gros avec un air d’en avoir plusieurs.

— Je m’en voudrais, je suis p’t-être cardiaque. Elle a un sein qui lave la vaisselle et l’autre qui nettoie le plancher, ta déesse !

Bérurier sort en claquant la porte.

Pinaud rigole comme l’écoulement d’une chasse d’eau.

— Il retrouve ses vingt ans, murmure-t-il, tout attendri.

— Alors faudra refaire les présentations, fais-je, parce que ça m’étonnerait qu’ils le reconnaissent, ses vingt ans !

Pinaud donne un coup de peigne savant aux cent trente-quatre cheveux qui végètent sur son crâne blême. Ensuite de quoi il rebrousse un peu sa moustache pour lui donner du bouffant.

— Et toi, demande-t-il, qu’est-ce que tu fais ?

— Je change de service !

— Comment ça ?

— Je me fais verser dans la police des nurses !

* * *

Grand-messe à bord ! Le père Colateur, annoncé à l’extérieur, célèbre la messe sur la scène du théâtre-cinéma. On a amené un autel roulant, deux boy-scouts en vadrouille servent l’office et un prêtre américain répète en anglais les paroles liturgiques.

Il y a beaucoup de monde… On se croirait à Saint-Honoré-d’Eylau. Entre nous et le premier venu[61], la cérémonie est émouvante. Je ne tarde pas à repérer ma petite Marlène, au fond de l’église-théâtre-cinéma-salle des fêtes. Elle est à croquer, avec sa blondeur, sa gentillesse, ses yeux bleus et sa poitrine qui ne doit rien aux établissements Dunlop. Elle m’attendait avec anxiété et son chapelet à la main. Un chapelet à grains roses pour faire plus gai. Elle en a déjà égrené une douzaine.

Lorsque je radine à ses côtés, elle s’arrête.

— J’ai rêvé de vous cette nuit, lui dis-je. Vous habitiez un nuage rose, et moi je vadrouillais par-là avec une belle paire d’ailes !

C’est un peu fortiche pour son niveau intellectuel. Ce qu’il faut à cette torcheuse de morveux, c’est le calembour Vermot dont j’ai le secret. De la gaudriole bien française, que dis-je : gauloise ! Du simple, de l’assimilable, du pas contractant, de la blague oxygénée, écrite en lettres majuscules, avec chute appuyée, eau chaude, eau froide et vue sur le Bonaparte manchot ! Avec ces armes-là on est assuré de trouver le chemin de son escalope à crinière !

J’attends la fin de l’office, grave, recueilli comme un enfant de l’assistance ; puis je l’entraîne vers ma cabine…

Les deux célèbres duettistes Pinaud-Bérurier sont partis sur le sentier de la guerre. Je mets le crochet de protection et me voilà, présentant à la pieuse Marlène l’un des deux fauteuils de la cabine. La mer commence à se faire un peu chahuteuse et le barlu prend plus de gîte qu’un lièvre.

— Vous n’êtes pas en sécurité sur ce fauteuil, dis-je à la déesse des nurseries… Vous devriez vous asseoir sur ma couchette.

Elle accepte.

Moi, je vous l’annonce, je suis bien décidé à me l’annexer. Cette souris n’a jamais lu du Cocteau, mais elle a un physique qui respecte la loi des compensations. C’est une riche terre arable (et même à râble) et on doit labourer les terres fécondes.

Tout en lui jouant le deuxième acte du célèbre drame libidino-tactile Le Haut des bas, je me dis qu’il ne faut pas perdre de vue mon véritable objectif, c’est-à-dire sa patronne. Je donnerais gros pour faire une perquise sérieuse dans la carrée de l’indouze ! Seulement, auparavant, faut que je me rancarde sur la personne.

— Quand je pense, fais-je à la petite niaise, que vous quittez la France, j’enrage !

— Pourquoi ?

— Je me fais pas d’illusions, aux États vous allez trouver un beau Ricain plein de dollars, champion de baise-ball par-dessus le marché, et je ne vous reverrai plus !

— On se verra en Amérique, promet la douce amante !

— Pff. Pour le temps que j’y reste. Votre patronne ne vous laissera peut-être pas sortir !

— Manquerait plus que ça !

— Je connais la musique !

— Elle est très gentille, ma patronne… Et puis, j’ai droit à des heures de liberté !

— Ah bon ! Elle ne vous surveille pas trop ?

— Comme ça…

— Vous dînez avec elle à la salle à manger ?

— Non, j’suis t’à la salle à manger z’aux z’enfants !

— Ah oui !… Donc au premier service ?

— Oui !

— Elle, doit déjeuner au second… On pourrait se voir pendant ce temps, non ?

— Non ! Elle mange aussi au premier !

Je réprime un geste d’enthousiasme… C’est pas de chance…

Ensuite, je me tais parce que je suis parvenu dans une région en friche de la terre labourable.

— Vous allez froisser votre belle jupe des dimanches, fais-je… Vous devriez l’enlever…

Elle proteste.

— Ce ne serait pas convenable !

— Pensez-vous ! Ça se fait couramment dans la bonne société, toutes les duchesses vous le diront !

Comme j’ai déjà poussé la chaudière, elle ne rouscaille pas trop. Elle se contente de bigler sa montre.

— Madame va me demander…

— Vous lui direz que la messe était chantée…

Elle quitte sa jupe, son jupon, tout son emballage et me découvre le monument à inaugurer. Très belle sculpture, je vous le garantis. Il est merveilleusement situé ! Ça mériterait un télé-reportage… Ça nous changerait des psychanalystes gâteux de la télé française qui parlent avec leur gencives et sont présidés par une vieille dame ressemblant à un pékinois déguisé en Louis XIV.

Cette môme a tout ce qu’il faut pour se construire un entresol Renaissance au parc Monceau et se constituer une rente ! L’essayer c’est la doter ! Et puis elle est pas compliquée ! Avec elle on se sent tout de suite chez soi. Ça facilite les rapports de bon voisinage.

Comme elle a l’air d’aimer ça et que le tangage est complice, je lui déballe ma panoplie de gala. Je vous l’ai dit d’ailleurs, ça fait plusieurs jours que je n’ai pas présenté mes hommages à une dame et je commence à avoir les boules de naphtaline bouffées aux mites.

Elle a donc droit à une séance exceptionnelle dont la recette est entièrement versée aux œuvres de mer. Je lui fais le Gros-triomphe-d’Eisenhower ; Nous-irons-dans-la-Lune ; puis, sans lui laisser le temps d’atterrir, c’est tour à tour Un-petit-trou-pas-cher ; The-godd-miche[62] ; le Petit-ramoneur sur l’air d’Étoile des Alpes ; et enfin Un-coup-pour-jeter-ma-casquette-un-coup-pour-aller-la-chercher. Une merveille !

Quand j’ai terminé ma botte secrète, la môme semble avoir couru le grand steeple-chase d’Auteuil. Elle a les cannes en anneau de serviette et un regard en forme de vitraux de cathédrale.

C’est titubante (elle a l’excuse du tangage) qu’elle s’évacue. Il ne me reste plus qu’à attendre le retour imminent de mes fervents et dévoués collaborateurs.

Je pionce un petit chouïa, manière de rebecqueter Popaul, puis la porte laisse passer Pinaud.

Le monsieur est d’un beau vert tirant sur le bleu des mers du Sud.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? m’enquiers-je…

— Tu ne sens pas le bateau ?

Je renifle très fort :

— Non, pourquoi, il brûle ?

— Idiot ! Il remue !

— Ben dis, heureusement, jamais on arriverait en Amérique sans cela !

— Oh ! j’ai le cœur qui me remonte dans le gosier, San-A. !

— Bois un godet, ça va se passer…

— J’en ai bu cinq au bar, et ça ne passe pas !

— Alors allonge-toi… Y a un peu de brise ce matin, voilà tout ! Après le déjeuner tu seras en pleine bourre. T’as du nouveau avec la Générale ?

— Rien… J’ai fouillé sa cabine, ses bagages, ses vêtements… Je n’ai… heug…

Il n’en dit pas plus long et se catapulte dans les ouatères.

Moi, je prends le parti le plus sage : celui d’aller écluser un glass en attendant l’heure du premier service…

* * *

Quand la gratouillette annonçant la tortore retentit dans les coursives du bateau, je me prends par la main et je m’emmène en promenade du côté de la cabine occupée par Mme Gahrâ-Témische.

Elle a une vaste cabine située tout près des premières. Dans le couloir en face, se trouve celle de Marlène. Ma petite nurse y loge avec le môme confié à sa vigilance.

Une fois chez la femme du diplomate indou, j’entreprends la plus sérieuse inspection à laquelle je me sois jamais livré… Je fouille les placards, les valises, les lits, les plafonniers, la chasse d’eau. Je palpe les cloisons, la moquette, les tuyaux… Bref, j’entreprends une opération de très vaste envergure. Mais le résultat est négatif. Seul fait positif, je déniche en effet une robe noire et un voile de crêpe dans un tiroir de la commode… Qu’en conclure ? Que je fais fausse route ou que je suis sur le bon tapis ?

Je vais reluquer à tout hasard la cabine de ma gentille masseuse de prostate. Elle est plus modeste et plus en désordre. Il y a une valoche pleine de jouets… et un placard également plein de jouets… J’ai idée que le môme Aminouche doit être gâté comme une poire blette !

Pas trace de plan ni de maquette. Zéro, en toutes lettres ! Déçu, battu, consterné, rageur, mauvais… Je retourne au bar pour me téléphoner un bourbon. À bord des barlus, les alcools sont dédouanés et on les paie un prix dérisoire… C’est le moment de faire son plein !

Béru est dans le fond, avec Mrs Hongant-Gry. Tout en faisant un sort à un pastis épais comme du mortier, il lui roucoule des choses délectables dans les étagères à mégot. Il devient galantin, le Gros. Maintenant, quand il est en compagnie d’une dame, il pose son bitos et il arrange ses crayons à la Marlon Brandade[63].

Je m’avance. La mère Chewing-Gum me virgule un sourire, du genre serpentin, qui s’entortille après mes muqueuses.

Je m’incline, cérémonieux comme un prince russe.

— Du nouveau ? je demande de profil à Bérurier.

Il secoue la calbèche.

— Des clous, mec ! Inscrivez : pas de chance…

Je m’assieds à leur table.

— Tu veux que je te dise, déclare le Gros, on s’est laissé avoir. La bonne femme que nous cherchons n’est pas à bord !

Je ne suis pas loin de partager son défaitisme. Oui, on s’est gouré sur toute la ligne[64] !

Je m’abstiens d’aller au restaurant. Les quelques amuse-gueule salés grignotés pendant l’apéritif m’ont enrayé l’appétit. Pinaud, malade comme un chat écrasé, garde la cabine.

Béru peut donc, à loisir, jouer son grand air pour sa belle.

Je me dirige vers la bibliothèque, l’âme en peine. Si j’ai fait chou-blanc je vais la sentir passer et drôlement me faire tartir à bord… Près de deux semaines à fainéanter sur ce bateau, c’est affligeant. Moi, j’aime les croisières rapides, j’ai le côté spoutnik !

Sur le seuil de la bibli, je vois passer Marlène, tenant un petit garçon-café au lait à la main. Une dame très brune, très belle, très noble, les précède… D’après ce que je pige, il s’agit de la femme du diplomate. Elle aurait assez une allure d’espionne internationale, cette péteuse. Seulement les espionnes ressemblent à n’importe qui, sauf à des espionnes.

La dame dit un mot à Marlène et se dirige vers la salle de lecture… Moi, je me mets à filer le train à mon petit brancard !

J’arrive à sa hauteur dans l’escalier et, sans que le lardon fasse gaffe je lui susurre :

— Cache-le dans la salle de jeux des enfants, comme ça on pourrait se revoir un moment, non ?

Elle est d’accord.

Tout se passe bien. Cinq minutes plus tard, nous sommes dans sa cabine, la mienne étant inutilisable du fait de la présence de Pinuchet malade.

Elle commence à se dessabouler lorsque voilà les haut-jacteurs du barlu qui entrent en fonction. Un mec débite une petite tirade en anglais… D’après ce que j’entrave, c’est l’exercice d’alerte qui va commencer, d’ici à quelques minutes.

— Oh oui ! c’est vrai, fait Marlène, je n’y pensais plus…

Et de décrocher la belle ceinture de sauvetage orange fixée au-dessus de son lit.

À cet instant, le haut-parleur répète la phrase en français, puis en espago et en chleu.

— Ça tombe mal, dit-elle… Il faut que je retourne chercher le petit, j’avais complètement oublié cet exercice d’alerte.

« Filez vite, car Madame va sûrement venir chercher sa ceinture à sa cabine.

Je gagne la porte. Au moment de l’ouvrir, je m’arrête pile. En moi une sonnerie retentit. Cette sonnerie, vous la connaissez si vous avez ligoté mes précédentes œuvres[65], indique que je suis branché sur la force ! Il se passe quelque chose… Quoi ?…. je l’ignore… Mais ça ne tourne pas rond. Et puis ça me vient illico, comme vient la lumière lorsqu’on appuie sur le commutateur quand l’EDF n’est pas en grève.

Je repousse la porte et vais à ma soubrette.

— Dis, Marlène, tu parles l’anglais ?

Elle prend son air le plus glandulard.

— Moi ! Non, hélas !… J’aimerais bien causer des langues… Papa, lui, parle couramment le breton…

Je la visionne bien, très posément, très longuement. Elle a aux lèvres un sourire niais qui peu à peu s’atténue…

Je ne quitte pas ses yeux bêtes. Je les guette comme on surveille du lait sur le point de bouillir.

— Grunt s’est fait descendre, lui dis-je, tu savais ça ?

Elle devient livide et son regard perd brusquement de sa bêtise.

Alors je lui montre ma carte.

— Commissaire San-Antonio, des services spéciaux…

Elle réagit. D’une voix molle elle balbutie :

— Je… Mais je ne comprends pas… Qu’est-ce que vous me racontez ? Pourquoi vous me faites ces yeux-là ? Vous êtes policier ! Je n’ai rien fait de mal… Je… Je suis…

Elle n’achève pas car je lui file une mandale, à la volée… Quand je dis une, c’est façon de parler. Un revers, quoi ! sur sa médaille, comme ça ses deux profils seront à l’équerre. Le premier coup lui fait bouger la tête, le second l’envoie basculer contre la cloison.

— Inutile de chiquer à la gourde, Marlène… Je t’ai démasquée ! Tout à l’heure, quand ils ont annoncé l’exercice d’alerte au micro, contre toute habitude, ils ont commencé l’annonce en anglais… Tu as pigé tout de suite puisque tu as attrapé ta ceinture avant qu’ils ne la répètent en français…

Je poursuis… Mais cette fois, je marche en terrain glissant.

— La première partie du coup a réussi, Bolémieux a pu embarquer les documents et la maquette, mais c’est la seconde qui a mal tourné. Lorsque Grunt a flingué le Rital, nous étions là, et il a pris une rafale de mitraillette dans le baquet… C’est lui qui, avant de canner, nous a craché le morceau… Il t’a donnée, ma vieille… Nous sommes arrivés trop tard pour t’empêcher d’assaisonner l’ingénieur, mais à temps au moins pour prendre le Liberté. Voilà tout…

Elle change brusquement. La transformation est radicale. Ce n’est plus une gourde mais une furie qui se trouve devant moi. La voilà qui me saute dessus, les griffes en avant. Une vraie panthère ! J’ai juste le temps d’esquiver et de lui filer une manchette jab sur la nuque… La môme s’écroule.

Flegmatique, j’appuie sur le bouton d’appel du steward. L’homme à la veste blanche radine.

— Madame s’est trouvée mal ? s’affole-t-il.

— Non, c’est moi qu’elle a trouvé pas mal. Alors elle a eu le coup de foudre !

Je lui ordonne d’aller me chercher d’urgence Désir, l’enseigne de vaisseau.

Cinq broquilles après, mon mentor s’annonce.

— Je suppose qu’il existe une prison à bord ?

— Une prison, non, fait-il… Mais nous avons une cabine pour les gens en défaut…

Voilà qui s’appelle jouer sur les mots. Je reconnais bien là l’élégance maritime.

— On va y conduire cette fille.

— C’est celle que vous cherchiez ?

— Oui… Il me faut un endroit tranquille pour l’interroger à mon aise.

Il doit comprendre le sens caché du verbe « interroger » — la réputation de la police n’étant plus à faire — car un sourire vaguement ironique se dessine sur ses lèvres.

— Suivez-moi.

Je jette un verre de flotte sur le minois de la poulette, elle revient du sirop, le regard acéré comme un pic à glace.

— Suis-nous, ma belle, lui dis-je en l’aidant à se relever. On va t’emmener dans un coin discret où nous pourrons bavarder à notre aise, toi et moi. On a beaucoup de choses à se dire, et le temps de se les dire !

— Je ne sais rien, fait-elle sans lâcher mes yeux.

— Une fille comme toi a toujours quelque chose à raconter ! Surtout quand on sait lui poser les questions. Allez, en route… Je ne te passe pas les menottes afin de ne pas ameuter les voyageurs ; on va défiler comme trois bons petits diables, hein, chérie ?

On dirait soudain un corps sans âme.

Nous sortons et longeons le couloir mine de rien… L’officier nous précède dans un dédale de coursives qui s’entrecroisent… La môme est entre nous deux, c’est-à-dire que je ferme la marche au verrou.

Soudain, comme nous passons devant un couloir perpendiculaire au nôtre, Marlène bondit. Je tends la main pour l’arrimer, mais elle se baisse d’instinct et ma pince à sucre se referme sur nibe. La môme ne perd pas de temps. Elle s’élance dans l’escalier à toute vibure, moi au prose ! J’ai beau mettre le grand développement, je n’arrive pas à remonter mon handicap.

Elle a des ailes, ou alors elle a été élevée dans la poche revolver de Zatopek ! Elle remonte un pont, deux ponts ! Nous voilà au pont supérieur… Elle passe devant le grand salon et bouscule le steward de deck qui défilait avec un plateau. Le plateau se trouve pâle, le steward aussi.

C’est le grand marathon. Les gens se détranchent sur nous, pensant qu’il s’agit d’un nouveau jeu de société ou d’un concours de touche Zibeline. Moi, j’enrage ! Non, mais qu’est-ce qu’elle espère, cette tordue ? Prendre un taxi et disparaître ? Où ça va la mener, cette fuite ?

Elle court à perdre haleine le long des mecquetons vautrés dans leur transatlantique sous le soleil d’automne. Et puis, brusquement, elle s’arrête :

— Vous n’empêcherez pas les documents d’arriver, hurle-t-elle.

Tout en parlant, elle empoigne la rambarde et saute par-dessus le bastingage !

Des cris retentissent ! Je m’arrête, confondu. Elle vient de se filer à la baille, Marlène ! Elle est parvenue à me dire au revoir ! Je crois que si elle avait eu le temps de me faire le pied de nez elle se le serait payé !

Je me penche, imité en cela par tous les assistants… Quand on est à bord d’un barlu, on ne se rend pas compte de sa vitesse. Pourtant, lorsque quelqu’un en tombe, en un clin d’œil on est loin de lui… Marlène tout à coup, ce n’est plus qu’un petit point sombre qui remue dans le merveilleux moutonnement blanc du sillage laissé par le Liberté.

On crie… On hurle autour de moi. Un dingue décroche une bouée de sauvetage et la balance à la sauce… La bouée se trouve à cent mètres au moins de Marlène. Elle flotte comme l’auréole d’un saint marin déchu… Le bateau ralentit et court sur son erre… Même quand les moteurs sont stoppés il continue sur sa lancée… Loin derrière, le point sombre qu’est Marlène disparaît, réapparaît brièvement et soudain la mer est comme vide ! Il ne reste que ce sillage miraculeux que le soleil transforme en lumière fantastique, en lumière solide… Il ne reste plus que les vagues pointues, nombreuses, dansantes qui semblent se poursuivre jusqu’au fond de l’infini…

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