Un jour de vieillesse

Dans le matin froid, pas tellement éclairé par le soleil, la campagne était bien tranquille. C’était un genre de banlieue, remplie de villas basses, avec des rues pauvres, sans magasins, où le goudron avait été arraché par plaques. S’il y avait eu une colline par-là, d’où on aurait pu avoir une vue générale, on aurait aperçu un lieu gris et terne, insignifiant, parsemé d’arbres poussiéreux, de jardins pelés, de maisons sales. Des ruisseaux, mais ça pouvait aussi bien être des égouts, traversaient les lopins de terre dans tous les sens. Au sud, la ville commençait sans doute, avec de hauts immeubles blancs et des espèces d’avenues toutes droites. Au nord, la rase campagne. Entre les deux, c’était ici, ce parc sarclé, abîmé, habité par des hommes qu’on ne voyait pas.

Les ruelles traversaient les propriétés, longeaient les vieux murs de pierraille, se rejoignaient en formant des carrefours tristes où jouaient un ou deux enfants, parfois un chien. Des espèces de mimosas sans fleurs, des poivriers, des arbustes méconnaissables poussaient çà et là dans les jardins. On entendait, venu on ne sait d’où, un cri perçant, inhumain, lancé sans doute par un perroquet enchaîné. Sur le sol poudreux, où le froid de la nuit était encore installé avec de petits cristaux, des bestioles cheminaient difficilement. Dans les creux de roche, au-dessus des portes des garages, les salamandres dormaient. Il y avait des cocons partout, et les moindres trous étaient occupés par des boules neigeuses, opaques, qui avaient retenu les gouttes de rosée. Assez loin, à l’autre bout de la banlieue, le bruit d’un train venait lentement, s’éloignait, se rapprochait, disparaissait complètement, puis ressortait du fond des trouées entre les maisons. De temps à autre, des hommes partaient pour leur travail, montés sur des vélomoteurs.

Dans les demeures, les gens s’agitaient ; des radios beuglaient devant les fenêtres ouvertes. Le gémissement continu d’un aspirateur s’éparpillait dans l’air. Glissant derrière les nuages, le soleil montait vers le haut du ciel. Quand il serait parvenu à son faîte, la sirène de midi retentirait ; les tables des cuisines se chargeraient de plats, et les hommes reviendraient de leur travail pour manger. Le bois des arbres craquerait de douce chaleur, les araignées marcheraient dans leurs tanières. Des chats maigres viendraient rôder dans les jardins, en quête d’un os ou d’un trognon. C’était simple, la vie en ce temps-là. C’était bien calme et bien discret. Il n’y avait pas de cris de guerre, pas de vacarme ni de meurtres. On pouvait rester des heures sans bouger, au milieu des rues et des maisons, à regarder une herbe pousser. La terre avait tout l’air d’un parc, et le temps était une miniature. Des carrés de poudre et de chaleur pâle, des avancées imperceptibles d’escargot. Des odeurs douceâtres, des feux partout, et l’étendue merveilleusement lointaine des couches de couleur mauve.

Rien à craindre, la terre n’était pas aux tigres ni aux loups ; elle appartenait aux souris, aux moustiques, aux lézards ; ils se promenaient sur elle, tout le temps, bondissant de cachette en cachette ; la nuit, ils grignotaient. Petit peuple des rongeurs ; couleur de sable, les gestes prompts, le cœur minuscule battant à se rompre.


Dans une cuisine aux tentures de plastique, un jeune garçon était assis sur le bord d’un tabouret. En face de lui, à l’autre bout de la table en bois blanc, une vieille femme était assise aussi, dans un grand fauteuil d’osier. Elle ne bougeait pas, et sous sa robe-tablier aux couleurs fanées, sa poitrine respirait lentement, difficilement. La peau de son visage était blanche, encadrée par des mèches de cheveux gris, et un peu de sang avait coulé le long du sillon d’une ride, à gauche de sa bouche. Les yeux troubles, immobiles dans les paupières entrouvertes, ne regardaient rien. Sur ses longues mains sèches, travaillées par les ans, les veines étaient apparentes, serpentant au milieu des os comme des racines. Pour qui l’aurait vue ainsi, ça ne pouvait pas faire de doute que la vieille femme était en train de mourir. Doucement, depuis des heures déjà, la vie s’en allait d’elle ; elle quittait chaque cellule l’une après l’autre et, à sa place, ne laissait que du vide.

Quand Joseph, le jeune garçon, était entré dans la maison une heure auparavant, en lui apportant un sac de provisions, il l’avait trouvée étendue sur le parquet de la cuisine, à demi inconsciente. Avec peine, il avait hissé le lourd fardeau flasque sur le fauteuil et lui avait parlé. Elle avait repris connaissance ; et, chose étrange, aussitôt la peur l’avait assaillie. Elle s’était mise à parler en tremblant, croyant dans son égarement que c’était Joseph qui l’avait frappée pour lui voler son argent. Elle l’avait menacé d’appeler au secours s’il ne s’en allait pas tout de suite. Puis elle l’avait supplié d’aller chercher un médecin, une infirmière, un prêtre, une voisine, enfin n’importe qui, parce qu’elle pensait avoir une fracture du crâne. Elle avait parlé et tremblé comme ça pendant une bonne demi-heure, puis, fatiguée, elle s’était tue. Ses mouvements s’étaient faits plus rares, ses yeux s’étaient noyés dans une sorte de brouillard de larmes, et sa bouche légèrement ouverte, d’où coulait un peu de sang, ne prononçait plus que des paroles confuses.

Joseph avait regardé la vieille femme un long moment, debout, sans bouger. Il avait placé son regard sur la face apeurée, pleine de souffrance, comme s’il essayait de la fixer dans une pose photographique, impérissable, sous laquelle il eût pu écrire un jour un beau nom de famille, propre et majestueux, l’âme vivante de ce corps évanoui.

Mademoiselle Maria VANONI

Alors il s’était assis en face d’elle, sur ce tabouret de cuisine ; avec une voix hésitante, il lui avait posé des questions. Il lui avait parlé doucement, en lui demandant où elle avait mal, si elle avait soif, si elle désirait boire un verre d’eau, ou quelque chose. Elle avait fait signe que oui de la tête, et Joseph lui avait apporté un grand verre d’eau, qu’il avait soutenu délicatement contre sa bouche tandis qu’elle buvait. Après cela, il avait sorti les provisions du sac et les avait étalées sur la table, devant elle. C’étaient : une boîte de petits pois mi-moyens ; trois œufs ; un demi-litre de lait ; une flûte de pain de gruau ; 200 grammes de gruyère ; trois tomates, & quelques autres légumes ; une boîte d’allumettes ; un rouleau de papier hygiénique ; un carton de pinces à linge.

Maintenant, Joseph était de nouveau assis sur le tabouret, face à la vieille femme ; il la regardait de toutes ses forces au fur et à mesure que le temps passait. Il regardait avidement les yeux clairs perdus au loin, la bouche demi-souriante, les joues traversées de rides si fines qu’on aurait certainement passé des mois à les compter. Le corps lourd, immobile, presque un meuble sous le tissu noirci du tablier. Les jambes comme des colonnes, les pieds enfouis dans des masses incompréhensibles de bas à varices, de chaussettes, de pantoufles de laine. Le visage, peut-être beau, peut-être laid, appuyé en arrière sur le dossier du fauteuil, comme offert à la surface impavide du plafond. Une odeur insinuante de phosphore sortait tout doucement du corps de la femme, l’enveloppait comme une protection, s’installait dans l’atmosphère. Par la fenêtre de la cuisine, d’autres odeurs venaient du jardin, entraient dans la pièce et luttaient avec le parfum de la vieille femme : odeurs de terre et d’herbe, odeurs de feuilles brûlées, de vent, d’arbres. Elles essayaient de pénétrer la peau, elles cherchaient le point faible, sans se presser. Si elles le trouvaient, c’était fini pour toujours ; elles s’installeraient dans le corps, elles le rempliraient, le terrasseraient ; quand elles émaneraient à nouveau de la femme, ce ne serait plus une femme, mais une espèce de tas de terre et de branches sèches, abandonné.

Joseph se pencha sur son tabouret. À voix basse, presque inaudible, il dit :

« Est-ce que — Est-ce que vous avez peur de la mort, mademoiselle Maria ? »

Les yeux glauques bougèrent dans la fente des paupières. Joseph répéta :

« Est-ce que vous avez peur de mourir ? »

La vieille femme fit entendre un gémissement.

« Oui, oui — Je vais mourir — Je — »

Elle recommençait à trembler. Joseph continua très vite, pour la rassurer.

« Non, vous allez voir, ça va aller mieux. Je vais chercher le médecin. Ça ira mieux, vous verrez. Je vais vous soigner. Vous avez mal ? Vous voulez boire encore un peu ? »

Elle secoua la tête.

« Vous devez avoir beaucoup de souvenirs, n’est-ce pas ? » dit Joseph.

Ses yeux brillèrent un peu.

« Quel est votre plus vieux souvenir ? » demanda Joseph ; « si vous essayez de vous rappeler, le plus loin possible, qu’est-ce que vous voyez ? »

Maria releva un peu la tête.

« Je me souviens de tout », murmura-t-elle ; « de tout. Et ce n’est pas si loin que ça. »

« Vous aviez quel âge ? »

« Je ne sais pas », dit Maria, « quatre ou cinq ans peut-être. Peut-être moins que ça. J’étais avec ma sœur… dans le jardin de notre maison… Il y avait un orage terrible, avec des éclairs partout. Mon père est venu, il nous a dit, rentrez — Rentrez sinon l’éclair tombera sur vous… Et l’éclair est tombé sur le jardin… Sur un grand eucalyptus au bout du jardin. J’ai vu une lumière blanche. Et j’ai été renversée par terre. Un coup de canon, il y a eu un coup de canon… J’avais peur… »

Elle bougea la main.

« Il pleuvait si fort… » murmura-t-elle.

« Ça devait être effrayant », dit Joseph.

Pendant un instant, ils ne dirent plus rien. Puis elle se remit à parler.

« Ma sœur est morte, aussi… Il y a dix ans… Déjà… »

« Elle était plus âgée que vous ? »

« Non… C’était moi l’aînée… »

« Comment s’appelait-elle ? »

« Ma sœur ? Ida… Elle s’appelait Ida… Elle est allée vivre en Italie, plus tard… À Vérone… »

Elle soupira.

« Et maintenant, c’est à mon tour. »

Joseph voulut encore la rassurer.

« Non, non, vous allez aller mieux, vous verrez, vous — »

Mais elle l’interrompit avec une sorte de véhémence.

« Non, ce n’est pas vrai — Ce n’est pas vrai, je sais que je vais mourir maintenant. Il n’y a rien à faire, c’est mon heure, je le sais. »

Elle redressa encore un peu plus la tête ; des mèches gris sale tombèrent sur son front et le sang coula de sa bouche.

« J’ai peur », dit-elle ; « j’ai peur… Et j’ai froid… »

« À quoi pensez-vous ? » demanda Joseph.

« Rien… C’est là… Devant moi… Je sais que ça doit venir… »

« Vous avez mal ? »

« Oui, oui, j’ai mal. Là, dans la tête… Comme une bête qui me ronge… Et dans — dans les reins — Dans les jambes — Ah. »

« Essayez de vous souvenir encore. Quelque chose, dans votre enfance… »

« Non — Non, je ne peux pas… »

« Votre premier livre de lectures, vos jouets. Souvenez-vous. »

« Mes jouets — Oui… »

« Comment étaient-ils ? »

« Comment… »

« Oui, vos jouets. Qu’est-ce que vous aviez comme jouets ? Des poupées ? »

« Oui… Des poupées. »

« Comment étaient-elles ? Essayez de vous rappeler. »

« Il y avait — Une blonde — Je l’appelais Nani — Et aussi une brune — Je l’appelais Sarah… »

« Et puis ? Quoi d’autre ? »

« Il y avait — Un chat… C’était mon chat, je me souviens… Je l’aimais bien… Et puis, quand il est mort — On l’a enterré — Je me souviens, c’est resté là, gravé dans ma tête. Je n’ai jamais pu l’oublier… C’est resté dans ma tête… Gravé pour toujours… »

HISTOIRE DU CHAT BLANC ET NOIR


Quand le chat blanc et noir se mit à mourir, la petite fille le prit dans ses bras et l’emporta au fond du jardin.

Ç’avait été un beau chat, dans son temps, grand et gros, au pelage luisant, aux pattes douces, avec une large tête où brillaient les yeux verts, de longues moustaches bien raides, et une tache noire juste au-dessus du museau. Quand il marchait à travers les hautes herbes du jardin, on aurait dit un lion, ou quelque chose de ce genre : puissant, musclé, souple, vraiment redoutable. Il s’avançait en silence vers les lézards, et tout à coup, en un éclair, sa patte aux griffes écartées surgissait, et le saurien tombait en boule, la colonne vertébrale brisée. Ou bien il dormait sur le sol de la terrasse, au soleil, les deux bras avancés devant lui et la tête haute, hiératique, beau comme un sphinx. Aux périodes de rut, il allait chercher les autres chats le plus loin qu’il pouvait, et il se battait avec eux. Il revenait parfois avec de larges plaies sur le côté de la tête, et la petite fille le soignait. Dans la journée, il était tout le temps couché sur la pierre, et il ne bougeait pas. Sauf, peut-être, de temps en temps, l’extrémité de sa queue noire et blanche qui se tordait nerveusement sur le sol. Il avait de drôles de bourrelets sous les pattes, et ses canines étaient si longues qu’elles soulevaient le coin des babines, comme un rictus. Il se mettait quelquefois en colère, et toute sa fourrure se hérissait peu à peu, un poil après l’autre. Ses yeux verts jetaient des éclairs, les ongles sortaient et rentraient au bout des pattes, et il tournait en rond, respirant fort, la queue fouettant ses flancs. La nuit, il sortait de la maison et rôdait pendant des heures dans le jardin, sans raison. Ses yeux brillaient alors dans l’ombre avec une lueur étrange et inquiète, comme si des choses montaient en lui avec le noir, des instincts fiévreux, vieux de millions d’années, toute la peur et toute la cruauté des bêtes sauvages seules dans la nature offerte en proie. Cette nuit-là, avant de mourir, il lança deux cris déchirants. La petite fille l’emporta dans ses bras au fond du jardin ; elle se cacha à l’intérieur du vieux poulailler désaffecté, et elle regarda le chat. Elle écouta la respiration hoquetante, elle sentit les longs frissons douloureux qui montaient à travers la fourrure. Le chat, la gueule ouverte, essayait de mordre les mains de l’enfant. Mais c’était déjà trop tard ; les grands yeux verts, phosphorescents, ne voyaient plus rien, le museau n’aspirait plus les odeurs. Le vide gluant, sale, était entré partout. Il avait brouillé les iris, et le regard vaincu n’était plus qu’une bouillie. À l’intérieur du sac flottant du corps, les organes aussi, les muscles, le cœur, les poumons, tout était mélangé. La petite fille regarda le chat sans pleurer, puis elle le caressa là où il aimait, derrière la tête, sur la nuque, au creux des reins. Elle souffla à l’intérieur de ses oreilles. Ensuite elle le plaça dans une grande boîte en bois, au milieu d’un foulard de soie. Sur le côté de la boîte, contre la tête minuscule, elle posa un crucifix en ivoire, cadeau d’une marraine sans doute. Elle ne ferma pas le couvercle tout de suite, et se mit à contempler le tas de fourrure fripé, avec ses taches blanc-sale et noir-sale. Elle le regarda attentivement, afin de ne pas l’oublier. Puis elle rentra chez elle et ne dit rien à personne. Et tous les jours, en cachette, elle revint au poulailler soulever le couvercle de la boîte. Au bout de quinze jours, ce fut l’odeur épouvantable qui avertit les parents. Ils ne dirent rien, mais ils arrosèrent la boîte d’essence et jetèrent une allumette dessus.

« Quel âge avait-il ? »

« Quinze ans — C’est vieux pour un chat. »

« Ce devait être un joli chat. »

« Oui — Oh oui. C’était un joli chat… »

La vieille femme reposa la tête sur le dossier du fauteuil.

« Il y a longtemps que je pense que je dois mourir, vous savez… » dit-elle.

« Moi aussi… » dit Joseph.

« Oh non, vous, ce n’est pas la même chose… Vous êtes trop jeune… Vous n’y pensez pas vraiment. »

« Je — »

« Ça ne vous fait pas peur, sûrement… Tandis que moi… »

« Pourquoi avoir peur ? »

« Parce que c’est là, tout près… Il n’y a rien à faire, vous comprenez ? Rien — Parce que c’est en moi, et je sens que ça vient, tout doucement, tout doucement, sans en avoir l’air. »

Elle ferma les yeux.

« Parce que je la vois partout, partout, partout. Tout ce que je vois est vieux, usé… Vieux comme moi. »

« Essayez d’oublier. »

« Essayer d’oublier — Impossible. Je ne peux pas. »

« Pourquoi ? »

« Quand je ferme les yeux, je vois des choses — Des choses étranges. Effrayantes. Des crânes, je vois des crânes… Et des diables qui viennent vers moi et me disent… C’est ton tour… C’est ton tour… »

« Vous — Vous croyez en Dieu pourtant ? »

« Pourquoi… Pourquoi dites-vous ça ? »

« Vous croyez à la vie éternelle, n’est-ce pas ? »

La vieille femme redressa la tête avec peine. Elle murmura :

« Oui, oui — Je crois en Dieu — Mais je pense parfois, quand j’ai peur… Je pense, et si ce n’était pas vrai ? Et s’il n’y avait rien ? Rien du tout ? Toute cette vie, tout ça… Pour rien… J’ai peur… »

« Vous n’avez pas confiance ? »

Elle regarda Joseph avec une sorte de colère :

« Non ! Non ! Je n’ai pas confiance ! Je n’ai pas confiance ! »

Elle recommença à trembler.

« Si j’avais confiance — Si j’avais vraiment confiance, je n’aurais pas peur. Mais je sens — Il me semble, je — Je sens qu’il n’y a rien là où je vais. Il n’y a rien qui m’attend. Je sens ça. J’ai tellement froid. C’est qu’il n’y a rien… »

Elle essaya de sourire, mais elle ne réussit qu’à faire une vilaine grimace.

« Je ne suis pas bien courageuse, n’est-ce pas ? »

Joseph la regarda avec émotion.

« Si — Vous êtes courageuse », dit-il.

Elle fit un effort pour parler.

« Autrefois — Je croyais que c’était facile de mourir. Mais c’est difficile. Je ne veux pas… Je ne veux pas me sentir partir. Je ne veux pas ne plus pouvoir respirer. Me débattre avec la mort… Avec elle… Rester, je veux rester. J’ai peur d’avoir mal. De ne pas pouvoir… »

Elle regarda Joseph avec ses yeux troubles.

« Comme le chat… Il voulait me mordre… Me mordre, moi… Pourquoi — Pourquoi restez-vous là — À me regarder… Aidez-moi. Non, allez-vous-en ! Allez-vous-en ! »

Elle se mit à respirer plus fort. Sa tête se renversa et ses yeux regardèrent vers le plafond ; une espèce de sueur mouilla son front, près des mèches grises, et le tissu de sa robe, autour des épaules.

« J’entends mon cœur… », dit-elle ; « il bat. Il bat fort. Je ne veux pas qu’il s’arrête. Il bat si fort. Je veux rester moi… Pas disparaître, non, pas disparaître… Il ne faut pas… »

Joseph se leva et alla chercher un verre d’eau ; puis il revint vers la femme qui respirait douloureusement, et versa un peu d’eau entre les lèvres. Elle but avidement.

« C’est bon… Merci… » murmura-t-elle.

« Calmez-vous », dit Joseph.

Elle le regarda faiblement.

« Pourquoi restez-vous ? » balbutia-t-elle.

« Vous — Vous voulez que je m’en aille ? » demanda Joseph.

« Non, non — Restez », dit-elle ; « je crois que c’est passé. Ça va aller mieux, maintenant. »

« Reposez-vous. Ne pensez plus à rien », dit Joseph.

« Oui… Je suis très fatiguée, maintenant. Je n’en peux plus. »

« Reposez-vous. »

« Oui, je vais me reposer… »

« Dormez, essayez de dormir. »

« Peut-être, oui… Je vais essayer. »

Elle ferma les yeux ; sa respiration avait retrouvé une cadence voisine de la normale, et son visage flétri, tout à l’heure décomposé, avait l’air de se reconstruire. Joseph marcha un instant dans la cuisine, sans faire de bruit. Il regarda par la fenêtre, entre les rideaux de matière plastique, et il vit le grand plan de ciel bleu, limpide, sur lequel couraient de gros nuages blancs et gris. Dans le jardin, un oiseau criait par intermittences. Les arbres étaient droits, et leurs feuilles tournaient et retournaient sur elles-mêmes dans le vent, comme de petites girouettes de métal.

Le jeune garçon sortit sur la terrasse ; il marcha un peu sur le sol de mosaïque. Dans un coin, une poubelle pleine était prise d’assaut par les fourmis. Un balai était posé contre le mur, la tête en l’air ; les poils de la brosse étaient pleins d’une sorte de duvet floconneux, et de cheveux. Joseph ramassa sur le sol les dattes tombées du palmier et il les lança dans le jardin, l’une après l’autre.

Quand il retourna dans la cuisine, il vit que la vieille femme avait toujours les yeux fermés. Il s’approcha d’elle.

« Vous dormez ? » dit-il.

Elle répondit, sans ouvrir les paupières :

« Non. »

Dans la pièce aux murs décrépis, peints couleur crème, il y avait des taches partout ; sur le parquet, contre les meubles, sur la porte, sur le plafond. De drôles de taches blanchâtres, avec de larges cernes incolores. L’odeur de la mort imprégnait ces lieux. Du calme, d’abord, un calme souverain, qui serrait la gorge ; des parfums rentrés, aussi, des formes subtiles qui avaient cessé de fureter dans l’air, s’étaient toutes tournées vers le corps de la femme, et qui l’accablaient.

Tout se passait donc là, à l’intérieur ; il n’y avait rien au-dehors, rien qui survienne et qui étonne. C’était une fuite continuelle, le retrait des organes et des os, un effacement progressif, sournois. Joseph se tenait debout devant la vieille femme renversée sur le fauteuil, et des yeux clos, des lèvres sèches et pincées, agitées faiblement dans un geste de succion, de tout ce corps à l’abandon dans sa robe-tablier, il recevait comme des coups profonds, cruels, à sa propre face. Le visage large, plein de cartilages et de chair, à la peau livide, se refermait en son centre, à la manière d’une anémone de mer. Les mains, les jambes, le buste affaissé, tout semblait aspiré par une bouche féroce, par une blessure en forme d’étoile dont les lèvres ridées se serraient l’une contre l’autre, avec d’affreux efforts de cicatrisation. Même, il n’y avait plus que cette bouche, ou cet anus, qui se rétractait, se repliait, vieille peau de serpent, s’étouffait sur elle-même, s’avalait, s’avalait sans dégoût. Il fallait faire comme elle, sans doute ; vivre à l’intérieur, plonger sa tête vers l’intérieur de son corps, se nourrir de sa propre chair, se consumer totalement, criminellement, jusqu’à l’oubli. Alors, si le temps se vidait de ses drogues, on apercevrait l’étendue obscure, une vraie salle luisant par trous, où les mots et les douleurs n’ont pas de prise, où tout est nu, englouti, suffoqué. On entendrait quelquefois, au fond de cette serre, le pas en verre de l’éternité, musique tremblante qui lèche le sommeil. Comme cela. Lascivement. Indolemment. Pour soi.

Joseph toucha la main de la vieille femme.

« Vous dormez, maintenant ? » dit-il doucement.

Comme tout à l’heure, elle n’ouvrit pas les yeux et répondit :

« Non… »

« Vous ne voulez pas dormir un peu ? »

« Non… Je suis bien, maintenant. »

« Vous n’avez plus peur ? »

« Non… Je suis bien. »

« Voulez-vous — Que j’aille chercher le docteur, à présent ? »

« Non, non — Ce n’est plus la peine, maintenant. Je suis bien… Je suis très bien… »

« Vous n’avez plus peur de mourir ? »

« Je vais mourir, oui… »

« Et vous n’avez plus peur ? »

« Non… Je suis bien… »

« Vous n’avez plus mal ? »

« … Non… J’ai froid, mais ça ne fait rien… »

« Vous voulez une couverture ? »

« Non, non, c’est — C’est à l’intérieur, que j’ai froid. »

« Vous avez soif ? Vous voulez que je vous apporte un verre d’eau ? »

« Non, non… »

« À quoi pensez-vous ? »

« Je suis bien — Vraiment. »

« Pourquoi êtes-vous bien ? »

« Je ne sais pas — Il me semble — Je vois des choses si belles… »

« Vous voyez des choses ? Qu’est-ce que c’est ? »

« C’est beau… »

« Mais à quoi cela ressemble ? Dites-le-moi. »

« Je ne sais pas… Des nuages, peut-être… Des chevaux… »

« Quoi d’autre ? Quoi d’autre ? »

« … Oui, des chevaux… Des hommes armés… Dorés… Dans une pluie d’or… Et grands, si grands qu’ils ont la tête dans les nuages… C’est curieux… Des montagnes blanches, aussi. De la neige partout… Ils sont casqués… »

« Qu’y a-t-il encore ? »

« Du feu. Je vois du feu. Immobile… Il brûle sans arrêt… Dans tous les sens… Les flammes viennent vers moi… Elles jaillissent… C’est beau… »

« Qu’est-ce qu’il brûle ? Des maisons ? »

« Oui… On dirait — On dirait qu’il brûle au fond de l’eau… Avec de grosses bulles. De grosses bulles noires. De la fumée. »

« Qu’est-ce que vous voyez d’autre, mademoiselle Maria ? »

« Il y a un homme très grand, aussi… Il s’approche… Tout blanc, il flotte… Il sourit… Il étend les bras en croix… Et il parle… Jésus… C’est Jésus… »

« Comment est-il ? »

« Il prie… Non — Il rit… Il rit très fort. J’ai envie de rire, moi aussi… Je ne comprends pas — Je ne comprends pas pourquoi Jésus rit… Devant moi… C’est drôle… Avec le visage si blanc… Comme mon père… Et les bras en croix… La sueur qui coule sur son front… Les gouttes de sang qui coulent sur son front… Il rit toujours… Il y a du monde autour de lui… Des femmes… »

« Des femmes ? »

« Oui, Marthe, Marie… Je les vois… Elles rient aussi… Et Jésus… Est casqué… Il a des armes qui brillent comme de l’or… Ses dents brillent comme de l’or… Comme de l’or… »

« Que fait-il, maintenant ? »

« Je ne sais pas… Il a disparu… Non, il revient… Avec des colonnes, là, autour de lui… Les femmes touchent sa robe… J’entends son cœur qui bat… Tout monte… C’est de la fumée… Il y a des balcons… Des enfants, des — Des portes… Et des fenêtres… Avec de la lumière… »

« Et Jésus ? Que fait-il ? »

« Il chante… Je chante avec lui… Avec lui… »

« Vous l’entendez ? »

« Oui, oui… Je l’entends… Pour moi… Il chante… Avec ma voix… »

« Qu’y a-t-il encore ? »

« Ses mains saignent… Et le sang tombe en pierres précieuses… En rubis… Ils scintillent partout… Je peux les ramasser dans mes mains… C’est chaud… Le rouge… Est… Chaud… Des rubis… Des topazes… Là, dans l’eau… Et les fleurs, et — L’or, l’or, qui coule… Par les fenêtres… Avec l’armée… Des chevaliers… En blanc… Les croix, les croix… Les piliers dans l’herbe… L’or partout, partout… Il monte… Il me brûle… Je veux… Rire… Avec Jésus… Encore… Ah… Ah… »

La voix de la vieille femme s’éteignit dans une espèce de plainte ; le murmure doux et triste entra dans la tête de Joseph et le paralysa. Le cœur battant, les mains humides de transpiration, il ne pouvait que l’entendre, l’entendre sans arrêt, sans défense. La rumeur le cloua ainsi sur place pendant quelques secondes encore. Puis elle s’arrêta, le silence bondit à l’intérieur de la cuisine et sépara tout.


Des heures avaient passé, et Joseph marchait à-travers la ville. Il avait d’abord traîné dans les rues, autour de la maison décrépie où la vieille femme était seule, dormant dans son fauteuil d’osier. Il n’avait rencontré personne, sauf peut-être des groupes d’enfants en train de jouer, et deux ou trois ouvriers arabes qui travaillaient dans un chantier. Il avait hésité un moment à rentrer chez lui, pour retrouver ses parents. Puis il avait continué à se promener dans les rues, les mains dans les poches, sans penser à rien. Une sorte de petite angoisse occupait son esprit ; elle lui faisait voir les choses en clair, les infimes détails du paysage, les aspérités du sol, les contorsions des maisons aux fenêtres ouvertes. Il regardait tout ça avec des yeux brûlants et vides, et c’était comme s’il marchait à l’intérieur de lui-même, sans bruit, sans couleur, sans haine, le long d’une route fermée dans une boîte de verre, sur des sentiers sans fin où ses jambes s’enfonçaient et restaient prisonnières.

Peut-être n’était-il plus lui-même, à présent ; peut-être, en effet, que cela ne signifiait plus rien de s’appeler de son nom, Joseph Charon, fils de Frédéric Charon, agent immobilier, et de Mme Gertrude Charon, née Ciabarelli. D’être grand, ou petit, maigre, gros, yeux bleus, yeux bruns, qu’importe ? Attaché aux traits mouvants d’une seule vieille femme, d’une impotente, lié à son regard glauque et triste, dépouillé de sa force par le souvenir des muscles relâchés, des peaux flasques, envahi traîtreusement par tout ce corps abandonné, dans le froid et le vertige, le silence, Joseph était pour ainsi dire vécu par elle. Il vivait comme une image, dans le genre d’un reflet mouillé, offert chaque seconde à l’anéantissement et à l’évaporation. C’était cela, le vrai danger. Quelque part, derrière les lots de terre et les maisons basses, dans une cuisine, une vieille femme pouvait quitter le monde presque sans s’en apercevoir.

Elle passerait facilement, au beau milieu d’un frisson, et avec elle partiraient tous les secrets, tous les espoirs, les mystères odieux de la vie. Ceux qu’il fallait connaître. Ceux qui valaient cher.

Joseph arriva sur la grand-route ; il tourna à gauche et se mit à longer le talus. Des voitures filaient par groupes de trois ou quatre, à grande allure. En passant sur un monticule, leurs roues tressautaient avec un bruit de ferraille. Arrivées devant le tournant, elles changeaient de vitesse, parce qu’après, il y avait un raidillon. Joseph les regardait en cheminant ; il en vit des rouges, des bleues, des noires, des grises ; de toutes les marques ; de toutes les formes ; certaines avaient des accrocs sur leur carrosserie, généralement le long des ailes. À l’intérieur des coques hermétiques, les hommes étaient entassés, la tête légèrement penchée en avant. Le temps d’un éclair, on voyait leurs faces pâles, leurs lunettes noires, leurs mains agrippées aux volants. Quelques-uns jetaient un bref coup d’œil de côté, dans la direction de Joseph, puis ils continuaient tout droit, comme s’ils étaient menés par des rails. Le bruit des moteurs décroissait rapidement et disparaissait avant qu’ils aient atteint le tournant, là-bas, au bout de la route. Il y avait quelque chose de durci, de maléfique, tandis que ces voitures filaient bien droit sur la route plate ; une obstination, une force raide, presque douloureuse. Sans s’interrompre, le flot passait, avec des groupes de trois ou quatre, comme ça, et des bruits qui ne restaient pas. Les croupes de métal arrondi s’éloignaient en brillant, en dérapant tout le temps, pareilles à de gros insectes lourdauds. Les bolides durs traversaient le paysage, frôlaient Joseph, tournaient. Sans laisser de trace, sans creuser le moindre sillage. Un phénomène propre, glissant, plein de méchanceté et de chaos. Chacun chez soi, chacun prenant le virage vers son domaine, avec son temps et son espace à soi, et ces nappes de route avalées, dévalées sous le ventre. À l’intérieur des petites prisons aux glaces ouvertes, le paysage défilait en même temps que le vent. Rien ne séjournait ; tout était cavalcade, avancée, descente inexorable qui n’aboutissait probablement à rien. Chacun portait la mort en soi, le pylône brutal qui fendrait la croûte de métal et irait fouiller l’homme jusqu’au cœur, jusqu’au fond de la poitrine dépecée, vite, très vite, le temps seulement d’ouvrir la bouche et de pousser un cri aussitôt arrêté. Cela était sûr. Cruel et net comme la peur. Pour les gens, pour les hommes gras enfoncés dans leurs habits de laine, il n’y avait que la fuite des minutes et de l’argent, ainsi, jusqu’au dernier instant de leur pauvre vie, sans cohésion, sans raison.

Un petit caillou entra dans la chaussure droite de Joseph et vint se glisser sous la plante du pied. En marchant, le jeune garçon sentit qu’il pénétrait à travers la chaussette et écorchait la peau. Il continua pendant quelques mètres, boitant un peu, essayant vainement de repousser le caillou jusqu’à la pointe de sa chaussure, en repliant ses orteils et en secouant son pied. Puis, quand il comprit que le morceau de gravier resterait là et, s’il n’y prenait pas garde, deviendrait énorme, blessure suppurante, occuperait bientôt tout son esprit, il s’arrêta sur le bord d’une espèce de trottoir et se déchaussa ; il mit la chaussure à l’envers, et avec un grelottement bref, le caillou tomba dans le ruisseau, disparaissant au milieu d’une mer d’autres gravillons, tous semblables. Joseph se rechaussa et recommença à marcher.

Il parvint au commencement du tournant. Là, il y avait une épicerie où des gens faisaient la queue ; devant le magasin, on avait placé sur le trottoir de grands vases de terre avec des géraniums. Joseph s’arrêta et se tint debout, le dos appuyé contre le mur de l’épicerie. C’était à l’ombre ; le trottoir, la route, les maisons d’en face étaient pleins d’une tristesse bizarre, qui flottait sur les murs peints en blanc, sur les surfaces de béton rêche, sur les vitres sans rideaux avec un seul reflet noir tout à fait immobile. On ne savait pas quoi faire. La poussière était partout, et entre les bruits des autos en train de changer de vitesse, on entendait des bouffées de musique nasillarde, d’accordéon ou bien d’harmonica. Les poteaux télégraphiques étaient dressés bien raides vers le ciel nuageux, les avions passaient souvent au-dessus des toits. Il n’y avait pas moyen de deviner l’heure ; rien n’accrochait, rien n’arrêtait. Tout ça était nu, rapide, pauvre. Du ciment ; des cubes de ciment mélangés les uns aux autres, avec, par endroits, des sortes de crevasses terreuses où les arbustes essayaient de pousser. Joseph regardait ce spectacle sans faire un mouvement. Tout à coup, sans avertir, l’air se mit à bouger. Venu du fond de la route, le vent commença à souffler ; un vent très froid, continu, qui descendait vers la ville et se brisait sur les objets. Il siffla contre les oreilles du jeune garçon, filant droit dans sa direction têtue, collant les habits contre le corps, faisant frissonner la chair. Il décoiffa les cheveux, souleva des poussières et les jeta dans les yeux, provoquant des larmes brûlantes aussitôt évaporées. Sa présence invisible recouvrit les surfaces planes de la terre, comblant sans arrêt tous les creux et toutes les dénivellations. Sans bruit, ou presque, avec seulement ce long sifflement qui paraissait pénétrer la substance même des choses, se mêler à elle jusqu’à ce qu’il n’y eût plus rien de sûr, de dissociable, entre ce vide et ce plein, le vent soufflait, avançait sur place, glissait comme une nappe d’eau, indécis parfois, puis claquant en brusques rafales, allant chercher au plus profond des chairs ce qu’il y avait de froid et de stupide, pour le ramener à la surface et vaincre.

Joseph, toujours appuyé contre le mur de l’épicerie, vit le paysage se transformer doucement en désert ; il sentit le mouvement continuel de l’air entrer dans ses poumons, se faufiler jusqu’au plus secret de ses organes. Des brises glacées commencèrent à souffler à l’intérieur de son corps ; les os devinrent faibles, les muscles ne répondirent plus. Sur lui, comme sur un épouvantail, les vêtements flottèrent tels des haillons troués, et ses mains aux doigts marbrés s’ouvrirent et se refermèrent plusieurs fois, n’étreignant que du vide. Dans sa tête, le vent aussi soufflait ; il s’était concentré en une sorte de boule glaciale, agitée, tumultueuse, qui avait éparpillé toutes les idées. À l’intérieur du crâne, le paysage était entré tout entier, un grand spectacle fait de nudité et de froideur, où la rue gisait immobile, bordée de maisons blanches, où les trottoirs étaient occupés par des jarres de terre dont les géraniums frissonnaient avec des vibrations minuscules, où chaque chose, mouvante, calme et féroce, les automobiles, les vitres aux reflets noirs, le ciel transparent, les poteaux de ciment, la route, était fixée là comme pour une éternité, immuable, désordonnée, écrasante de poids et de silence, stable et sauvage dans le couloir où fonçait le vent.

Le vide était entré complètement dans l’esprit de Joseph ; le jeune garçon pouvait rester là, le dos appuyé contre le mur de la boutique, les yeux fixés droit devant lui, pendant une année entière, sans doute. Confondu avec la muraille grise, étalé au beau milieu des croûtes de peinture, plus invisible qu’une tache, il aurait pu regarder, regarder tout son saoul. Rien n’aurait bougé, car son regard aurait en quelque sorte paralysé le paysage ; sur ce lieu recouvert de poussière, de neige peut-être, le temps abominable n’aurait pas pu trouver de prise. Car le regard aurait été au-delà, au cœur vraiment, il aurait cherché dans le sein des choses ce qu’on appelle l’image, la photographie impérissable et sereine, la nature en personne, ni vivante ni morte, où le monde ne dessine qu’un seul et majestueux mouvement de naissance, d’accomplissement, et là, le regard se serait arrêté, il aurait cessé d’être regard, il serait devenu lui aussi acte de jouissance complète, délectable fusion de deux êtres sans objet.

Mais ce n’était pas encore l’heure, pour Joseph. Pour lui, la vie devait être encore longue ; un fardeau sans avenir et sans joie, qu’il allait traîner probablement une bonne cinquantaine d’années. Le moment d’infini n’était pas encore dû ; le temps allait être long, le corps allait être avide de nourriture et de mouvement. Les choses futiles attendaient, les métiers d’homme, les échanges de paroles vaines, l’argent, les femmes, tout cela, tout cela, toute cette hideuse fatigue qui s’accumulait devant lui. Il fallait se raidir, arracher ses yeux à la fascination du paysage vide, fermer tout son corps au vent qui avait commencé à entrer.

Joseph quitta l’appui du mur et reprit sa marche. Il descendit la route vers la ville. Il se mit à côtoyer les gens. La terre était décidément bien peuplée ; partout, on voyait des silhouettes mouvantes, des visages, des jambes en action. Rien ne se reposait. À l’entrée des carrefours, des feux clignotants fonctionnaient avec un ronronnement électrique.

Les maisons étaient toutes dissemblables, les unes hautes, douze ou treize étages, les autres trapues, peintes en beige, d’autres encore vieilles, avec des sortes de colonnades. Les magasins étaient nombreux, et des foules se pressaient le long des vitrines. Le bruit jaillissait de partout à la fois, avec des chaos, des heurts, et les odeurs sortaient de toutes les portes, minuscules parcelles vivantes qui s’étaient détachées des objets chauds, étalés pour la vente : saucisses, brioches, tissus, fleurs, oranges, poulets, café, livres, poissons, voitures. Les couleurs aussi harcelaient ; elles brillaient sur les murs, sur les habits, au fond des boutiques. Bleus, jaunes, ors, blancs laiteux. La lumière du ciel rebondissait sur leurs couches laquées, pénétrait vos yeux, s’enfonçait dans votre tête ; des phrases prenaient naissance sous ses impulsions familières, des phrases stériles, à peine formées. Leurs échos avaient une puissance magique, qui troublait tout, qui vous faisait homme à jamais. Pas moyen de leur échapper : elles étaient là, mélangées à chaque seconde qui passait, elles vous assujettissaient au temps et à l’espace. Mots rivés, gravés dans la mémoire, prisonniers de la même forme, indélébiles, indéchiffrables. Ils chantaient. Ou bien s’allumaient lettre après lettre, sans fatigue, O.L.I.V.E.T.T.I. Ils traçaient fébrilement sur les cartons leurs petits signes échevelés, agressifs, qui n’hésitaient pas. On était leur propriété, on les écoutait parler, on ne leur refusait jamais rien. KODAK. Aspro, la douleur s’efface. Si vous voulez

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Un Martini.

Philips, c’est plus sûr. C’est Shell que j’aime !

HERTZ

Coca-Cola

Dubo, Dubon, Dubonnet.

Les frites Végétaline.

Esso Motor Oil Anti-Sludge

TERGAL Fibre Polyester et Laine

Le rasoir Gilette

Souriez Gibbs !

TELEFUNKEN The Astorians

Adelshoffen Persil lave plus blanc

Honda

State Express Miter Kings

Eterna. matic

Triomphe de la douleur. Traîtrise des yeux, des oreilles, de la peau. Il faut marcher, toute sa vie, au milieu de ce désert. Voir, entendre. Entendre, voir. Manger. Rire. Parler, fumer, boire. Sentir. Procréer. Écrire. Respirer. Avoir mal. Saigner, trembler. Être en colère. Souffrir. Crier, dormir, attendre. La fatigue est partout. Pas moyen, non, pas moyen d’échapper. Il faut peiner, avoir chaud, avoir froid. Caresser. Jouir. Comprendre, comprendre sans arrêt. Tous les jours. Comme ça, tous les jours, sans exception. Uriner. Goûter. Se laisser porter par les mots inutiles, adopter les rythmes, les habitudes. Chercher les phrases, tendre les oreilles et les yeux, tendre la peau. Faire semblant d’aimer, aimer peut-être. Tout cela, même pas pour rien ; car il n’y a même pas moyen d’avoir recours au néant pour déterminer sa vie ; l’homme n’est pas seul : des choses vulgaires et criardes l’habitent, lui donnent sa forme. Il n’y a pas moyen de juger. Il n’y a pas d’absurdité, car il n’y a pas seulement de divorce entre ce qui est et ce qui devrait être. Dieu, s’il existe, il faut lui laisser les pleins pouvoirs : jamais, non, vraiment jamais on ne saura à quel point l’homme n’est qu’un vermisseau.

La route, à travers la ville, était devenue un boulevard. En pente douce, il conduisit Joseph jusqu’à la mer ; à cet endroit, il n’y avait pas de plage, mais une sorte de falaise qui surplombait. Joseph s’appuya à la rambarde de fer et regarda le précipice. Et voici que tout à coup une autre fascination survint et s’empara de son esprit. Le gouffre devint un puits étroit, profond, absolument désert. Tout en bas, l’eau pareille à une flaque minuscule brillait au soleil ; un mouvement infime animait la surface, brouillait le reflet du ciel ; de petites vagues allaient et venaient dans tous les sens, se croisaient, se mélangeaient comme les ondes du vent sur une étendue d’herbes. Au bord du gouffre, d’épais rochers noirs étaient posés les uns contre les autres ; de temps en temps, une lame plus forte que les autres gonflait la surface de la mer et recouvrait leurs croupes ; le liquide transparent s’étalait sur les masses arrondies, remplissait les cuvettes, cascadait le long des rigoles, nageait sur place à la manière d’une fumée. Puis la vague se retirait, et d’étranges bouches obscures se creusaient, se fermaient, bouillonnantes de bulles ; bientôt, à leur place, le long des rochers luisants, il ne restait plus qu’une frange d’écume, une plaque de mousse déchiquetée et sale, qui s’en allait à la dérive sur la mer en forme de crachat.

Joseph contempla longtemps le fond du gouffre. La tête penchée en avant, par-dessus la balustrade, il se sentit envahir peu à peu par le dangereux vertige ; la chute abrupte du roc, le fourmillement plat de l’eau, comme une plaque d’égout, la rumeur du ressac lancèrent leurs appels. Il laissa son corps se courber en avant, comme tiré par un trou d’air invincible. Il vit sa propre chute, son ascension à l’envers dans la direction du centre de la terre. Les yeux, figés, agrandis, étaient déjà posés sur le lieu de l’impact ; ils palpaient déjà la surface dure et ondulée de la mer, ils se fondaient au milieu des tourbillons comme de grandes algues nonchalantes.

Au moment où il allait peut-être vraiment tomber, jaillir par-dessus la rambarde de fer et se transformer en pierre, quelqu’un toucha son bras. Joseph se retourna et vit un homme qui le regardait. Il entendit une voix qui lui posait une question et l’arrachait à son rêve. La voix répéta :

« Ça ne va pas ? »

L’homme le dévisageait avec une sorte de lueur cruelle dans les yeux ; Joseph aperçut la silhouette très distinctement ; veste de tweed, lunettes à monture dorée, crâne chauve, rides autour de la bouche et sur le front. La main était encore posée sur son bras, et Joseph vit une bague de métal sur laquelle s’enchevêtraient deux initiales : X. C.

Avec un mouvement brusque, il se dégagea. L’homme, une cinquantaine d’années environ, dit avec une voix hésitante :

« Ça ne va pas ? »

Joseph murmura :

« Si — Si, ça va… »

Et il s’éloigna rapidement.

Plus loin, en passant devant une école, il lut l’heure à la pendule : 2 h 1/2.

Il regarda aussi une espèce de monument aux morts, une grande plaque de marbre blanc où des noms avaient été gravés. Le sol appartenait vraiment à eux. Les rochers, les oliviers, les plages, les étendues de vignes, tout ça était leur bien. On pouvait faire semblant de ne pas le savoir, mais eux, avec leurs noms gravés, avec leurs noms tranquilles étalés sur les plaques, ils possédaient tout, ils étaient les maîtres. Ils étaient vigilants, cachés sous la terre, ils observaient tout à travers les hublots de leurs tombes ; ils étaient les juges secrets, et rien ne leur échappait.

Joseph continua sa route. Il n’avait pas faim, et ne savait pas quoi faire. Alors il entra dans un cinéma permanent et il regarda deux ou trois fois le film. C’était Quand la Marabunta gronde, Sept heures avant la frontière, ou quelque chose de ce genre.

Lorsque Joseph sortit du cinéma, il ne faisait plus tellement jour déjà. Le ciel était couvert de nuages gris, et dans les rues, les foules se pressaient pour regagner leurs demeures. Le jeune garçon hésita un instant devant l’entrée du cinéma. Puis il s’en alla vers la gauche et remonta en direction de la banlieue. Il marcha assez longtemps, comme ça, tandis que les ombres s’accentuaient et que les premières barres de néon s’allumaient dans les vitrines. Les hommes et les femmes étaient toujours les mêmes, partout ; sur leurs faces pâles, les traits ne bougeaient pas, les nez restaient fixes, et les rides ne se multipliaient pas. Et pourtant, ils étaient en mouvement, constamment, ils vivaient de façon ininterrompue. Leurs pas secs sur le trottoir comptaient les secondes, les minutes, les heures. Même si on ne voyait rien passer, il ne fallait pas se faire d’illusion ; leurs peaux se froissaient, leurs cœurs s’usaient, là, doucement, à chaque geste, à chaque occasion. Parfois, autour d’eux, couraient leurs enfants, ces petits morceaux de chair et d’os sortis d’eux-mêmes, qui un jour seraient vieux. Les hommes et les femmes, ils pouvaient échapper à tous les massacres et à toutes les guerres, ils pouvaient sortir indemnes des poliomyélites et des accidents de chemin de fer, mais ils n’échapperaient pas à leurs enfants. Cela, c’était la vérité, qu’il fallait savoir une fois pour toutes. Dans quarante ans, avant peut-être, ces mots auront été écrits par un mort. Et dans cent ans, en tout cas, rien de ce qui a existé aujourd’hui, rien de cette seconde ne sera encore en vie. Quand vous aurez lu cette ligne, il faut que vous détachiez votre regard de cet infâme petit gribouillis. Respirez, respirez fort et profond, soyez vivants jusqu’à l’extase. Parce que bientôt, en vérité, il ne restera pas grand-chose de vous.

Joseph s’arrêta au bord du trottoir, près d’un signal d’autobus. À gauche du poteau en métal, sur lequel il y avait écrit 1 A, quelques personnes attendaient. Deux femmes en imperméable, un homme vêtu d’un complet brun, un étudiant, un ouvrier, et trois autres femmes portant des sacs. Joseph les contempla sans hâte, les uns après les autres. Ils avaient des visages indifférents, plutôt laids, marqués par la fatigue d’une journée de travail. L’homme au complet brun fumait un mégot ; l’étudiant portait des livres et frappait le sol avec la pointe de sa semelle droite ; les deux femmes du premier rang regardaient passer les voitures sans rien dire ; l’ouvrier avait les mains dans les poches de sa salopette ; les trois dernières femmes bavardaient, deux avec animation, la troisième en ajoutant un mot de temps en temps. Quand l’autobus arriverait, elles partiraient avec lui, sans regarder derrière elles. Elles descendraient plus loin, à la limite de la ville, et rentreraient chez elles pour faire cuire le repas. Leurs maisons seraient chaudes, bruyantes, avec une radio ou une télévision en train de parler toute seule contre le mur de la salle à manger.

Joseph parcourut le moindre détail de ces visages, comme s’il voulait en faire la caricature. Nez longs, cheveux raides ou trop frisés, yeux cernés, boutons, duvets, rides en pattes d’oie, bouches gercées. Pourquoi fallait-il que tout cela change ? Les choses n’étaient-elles pas bien ainsi ? Une tristesse doucereuse émanait de ces êtres ; des auréoles de souvenirs montaient de tous les angles de leurs faces. Cet instant précis, cette réunion d’un nez et d’une lèvre, d’une mèche de cheveux et d’un modelé de la joue, n’existait pas. C’était donc ça, la réalité ! Un passage, une chute, un ensevelissement. Car les jours de l’enfance avaient bien passé, eux aussi. Les corps d’enfants, les rires clairs, les yeux propres. Et il avait succombé également, le temps de l’enfance de leurs mères, les longues robes et les nattes. Tout était enfoui l’un dans l’autre, sous des couches et des couches d’ordures, d’excréments, d’oubli. Ces visages de femmes, si nets en apparence, si sûrs qu’ils semblaient sculptés dans du bronze, ils n’existaient pas au fond ; ils n’étaient que gélatine, glissades de vase, pourriture, abcès, gangrène !

Un camion-citerne remonta doucement le boulevard ; Joseph le vit venir de loin, grondant comme un porc, les tôles vibrant le long de ses flancs, les vitres de l’habitacle rutilantes de reflets sombres. Le camion, trop chargé sans doute, avançait avec peine au bord du trottoir. Il semblait arracher des morceaux de bitume, tant l’effort était visible. Sur le devant du toit, il y avait écrit, comme en lettres de feu, un mot magique :

TOTAL

Joseph regarda venir le mot, le signe à la fois dérisoire et superbe. Il sentit quelque chose bouger à l’intérieur de lui-même, la peur, ou peut-être la soumission. Puis il regarda les roues du camion, et le vertige de tout à l’heure le reprit. Les surfaces ventrues tournaient sur elles-mêmes, progressant lourdement le long de la chaussée, et des sortes de dessins tracés dans le caoutchouc semblaient zigzaguer en descendant vers le sol. Là, tout disparaissait sous le poids du camion-citerne ; la masse élastique s’écrasait contre la surface de gravillons, et la roue continuait à tourner, à avancer, sans à-coups, sans arrêt, comme une gigantesque gueule de bête dévoreuse. Une odeur de vulcanisation flottait dans l’air, mêlée aux nuages de gaz ; devant, derrière, de chaque côté, c’était sûrement le silence. Car toute la violence semblait s’être concentrée dans le ventre de la machine, du monstre de tôle trépidante qui portait écrit sur son front le mot magique, tandis que de chaque aile ouverte, comme d’une bouche, tombait le flot continu des roues, des cascades de caoutchouc noir marqué de Z qui arrachaient le poids à la terre immobile, qui le halaient vers l’avant, avec peine, avec majesté, travaillant presque sur place tant le mouvement avait de lenteur.

Un instant, Joseph fut pris par le désir de se jeter sous les énormes pneus, de se faire route, et de sentir les dessins du caoutchouc s’incruster à l’intérieur de sa peau. Ce fut une tentation dans le genre de celle qu’il avait ressentie, deux ou trois ans auparavant, alors qu’il avait treize ans. Un soir, il avait décroché le poignard indigène d’une panoplie du salon, et, seul dans sa chambre, il en avait appuyé la pointe contre sa poitrine. Avec inquiétude, il avait entendu les vibrations sourdes de son cœur en train de remonter la lame du couteau, jusqu’à sa main serrée sur le manche. Il avait essayé d’appuyer un peu plus, pour percer la peau. Mais, plus que la douleur, l’effroi provoqué par les coups tout vibrants de son cœur l’avait fait rejeter le poignard en arrière. Jamais il n’oublierait cela : la dégoûtante ivresse de sentir que la vie et l’âme peuvent être dégonflées avec une seule piqûre, comme une baudruche tendue de vent.

Le camion-citerne passa au ras du trottoir, à quelques centimètres du jeune garçon qui ne bougea pas ; puis, en klaxonnant, il s’éloigna vers l’extérieur de la ville. Joseph, après avoir jeté un dernier coup d’œil aux femmes et aux hommes qui attendaient toujours, s’en alla à son tour.


Dans la pénombre grandissante de la cuisine, la vieille femme était toujours assise dans son fauteuil d’osier. Rien n’avait bougé. Les rideaux de matière plastique pendaient aux fenêtres, les murs et les plafonds avaient les mêmes taches pâles, et sur la table, les provisions étaient encore étalées telles qu’elles avaient roulé hors du sac. Joseph fit quelques pas dans la pièce, fouillant l’ombre du regard. Il aperçut le corps à l’abandon sur le siège, informe sous le tissu de la robe. Les pieds étaient posés à plat sur le sol, chacun tourné dans sa direction. Le visage à la renverse sur le dossier du fauteuil n’exprimait rien. Paupières closes, narines pincées, lèvres fermées, il était attaché au reste du corps comme un bloc de pierre grise, presque sans nécessité.

On avait l’impression qu’on aurait aussi bien pu l’enlever et le poser ailleurs, tel un coussin.

Le soir qui venait avait recouvert tout ça d’espèces de toiles d’araignées blanchâtres, poussiéreuses, qui flottaient à la surface des choses et s’accumulaient dans les coins. La lueur imprécise du ciel passait toujours par la fenêtre, mais elle n’éclairait plus : au contraire, elle enlevait des couleurs et des dessins au contenu de la cuisine. Pareille à une eau, à une eau sale d’avoir lavé des milliers et des milliers de fois, l’ombre troublait les reliefs vivants, et allait chercher sur le visage de la vieille femme ce qu’il y avait de décrépit, d’éteint. Même, pendant quelques secondes, Joseph eut l’impression qu’elle était vraiment morte. Sur la pointe des pieds, il s’approcha du fauteuil et il chuchota :

« Mademoiselle Maria ? Mademoiselle Maria ? »

En se penchant vers le visage cendré, il distingua les signes faibles de la vie : palpitation des narines, respiration sifflante, un peu gargouillante, mouvements des yeux à l’intérieur des paupières closes. Avec sa main, il toucha l’épaule de la vieille femme et répéta encore

« Mademoiselle Maria ? »

« Mademoiselle Maria ? »

Elle parut entendre ; ses paupières tremblèrent, ses lèvres s’entrouvrirent. De la bouche jaune et sèche, où le sang était caillé, un son bizarre sortit :

« Ah. Ah. Ah. Ah. Ah. »

« Vous avez mal ? » demanda Joseph.

Les yeux apparurent, entre les paupières gonflées ; deux yeux glauques, transparents, sans aucune larme. La voix s’efforça de parler :

« Ah. Ah. Je ne vois plus. Ah. Ah. Je ne vois plus rien. Ah. Ah. Ah. »

Mais les mots ne venaient plus. Quelque part, dans le cerveau, ils étaient restés, cachés avec les tonnes d’images et de souvenirs, et ils ne pourraient plus sortir de leur prison. Bientôt, dans quelques heures à peine, ils pourriraient sous terre, les mots, ils s’effaceraient comme des pages de dictionnaire. C’était fini, les chants et les poèmes. Les mots n’étaient que des reflets, d’éphémères reflets recouverts facilement par l’ombre. Les idées, les belles phrases, les monuments, voilà les chimères. Pas un d’entre eux n’engendrera la vie, pas un n’échappera à l’ordre qu’ils essayaient de combattre. Et s’il faut le dire, n’y a pas un temple aux arcades de marbre, pas un outil, pas un livre qui vaille le plus petit moucheron perdu dans le monde.

Joseph écouta un instant les murmures qui essayaient de franchir la barrière de la bouche. Puis il se mit à parler :

« Vous m’entendez, Mademoiselle Maria ? Vous m’entendez, n’est-ce pas ? »

Le visage obscur acquiesça.

« Je voudrais — Je voudrais que vous ne mourriez pas. Je ne sais pas comment dire — Vous comprenez ? Essayez de me parler. Essayez de me dire quelque chose. Comme tout à l’heure. Ce que vous voyez. Car vous voyez des choses, n’est-ce pas ? Vous voyez des choses ? J’aimerais tant — Dites-moi ce que vous voyez. Comme tout à l’heure, comme tout à l’heure, vous vous souvenez ? »

Les lèvres frémirent, mais aucun son ne put sortir. Tout était sec, dans la gorge, sans doute. Avec une sorte de désespoir, Joseph sentit que tout allait lui échapper. Le moment qu’il avait tant désiré, l’ineffable instant où l’esprit bascule et rejoint la matière allait se perdre au loin. Toute une vie, soixante-quinze ans de fatigue et de jouissance, de paix et de malheur, s’en iraient en fumée, inutiles, abandonnés. Joseph se pencha tout contre la face de la vieille femme, et il la regarda avec une volonté implacable. Mais rien ne venait. Tout à coup, il eut une illumination ; si elle ne pouvait plus parler, peut-être pourrait-elle écrire ? Avec des gestes nerveux, Joseph arracha un morceau de papier qui servait à emballer des haricots verts ; méticuleusement, il plaça un crayon à bille entre les doigts inertes, et, soutenant la feuille de papier, il dit très vite :

« Mademoiselle Maria ? Vous m’entendez, n’est-ce pas ? Écrivez. Écrivez ce que vous sentez. Je le veux. Écrivez. Je vais vous aider à écrire. Vous voulez bien ? Vous m’entendez ? Écrivez. Écrivez, je vous en prie. »

La vieille main se mit en mouvement, en hésitant ; avec une lenteur maladroite, le crayon à bille traça des lettres, l’une après l’autre, des capitales. Puis, quand ce fut fini, la main retomba en arrière, et se balança un moment au bout du bras, les doigts ouverts. Sur la feuille de papier grisâtre, de drôles de lettres étaient alignées en noir. C’était :

J’AI FR

O

I

D

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