On peut perdre l’essentiel d’une vie à marcher sans être pour autant un homme qui marche. C’est évident. Et inversement, on peut n’avoir que peu marché en somme, avoir eu peu de goût pour la marche, n’avoir jamais su marcher, et être cependant incontestablement un homme qui marche. Telle est la loi de toute vie profonde, par quoi les êtres et les choses ne sont que par un dessin propre, un accomplissement hors de toute pondération, hors de toute limite, et cela sans appel. Témoin l’histoire qui arriva à J.-F. Paoli.
À onze heures du matin, Paoli sortit d’un très long sommeil, d’un sommeil étouffant et torride, accablant, qu’il avait provoqué neuf heures auparavant à l’aide d’une dose trop forte d’hypnogènes. Il se leva, ouvrit les volets, et circula en pyjama à travers le studio. Le soleil, déjà haut dans le ciel, chauffait le mur de la façade est. Quand il eut fini de se laver et de s’habiller, Paoli fit bouillir un peu d’eau dans une casserole et prépara une tasse de Nescafé. Puis, il but, assis sur le tabouret de la cuisine, et resta là un moment sans rien faire, abruti, attendant Dieu sait quoi. La main-éponge qu’il avait accrochée à un clou, au-dessus de l’évier, dégoulinait mécaniquement sur une bassine de fer renversée. Les gouttes tombaient régulièrement, l’une après l’autre, ou parfois deux en même temps, selon un rythme qu’il s’exerçait à comprendre. En se retournant pour regarder, il vit que de la main-éponge s’échappaient deux sources d’eau, une à droite, l’autre au centre. Celle du centre, plus fournie, coulait plus vite. Si bien que pour environ cinq gouttes venues de droite, il tombait onze à douze gouttes venues du milieu. Les gouttes ne tombaient d’ailleurs pas au même endroit : celles du centre frappaient le bord de la bassine, près de la zone de soudage, avec un bruit aigu, net ; celles de droite cognaient le centre du récipient, et le bruit de l’impact avait quelque chose de plus gong, une qualité de son sourd et profond, une note grave, souterraine, qui vibrait le temps de deux gouttes aiguës, approximativement. Toutefois, par suite d’accélérations mystérieuses dans le processus du dégoulinement, vibrations de l’air, coups dans les canalisations, union brusque de deux ruisseaux minuscules au sommet du tissu-éponge, le rythme même de chaque source était variable. L’on pouvait très bien avoir tout à coup, par surprise, une série de trois « bong ! » où n’intervenait aucun « tic ! ». Ou, inversement, en mitrailleuse, il pouvait y avoir une suite de dix à onze « tic ! » sans le moindre « bong ! ». Pourtant, en dépit de ces fluctuations, le rythme restait précis, violemment réglé, et s’il avait fallu le transcrire, on aurait pu aboutir au thème suivant :
Tic tic tic tic tic tic tic tic tic tic tic tic
Bong bong bong bong bong bong
Paoli, tassé sur son tabouret, entendait le cliquetis des gouttes d’eau de façon de plus en plus criarde. C’était entré tout simplement par ses oreilles grandes ouvertes, et maintenant, c’était là, installé dans sa tête, un vrai robinet en train de fuir, en train de le remplir sournoisement, goutte après goutte. Il en était possédé ; c’était comme un repoussoir, comme une sorte de tampon de bruit qui avançait d’un millimètre à chaque déclic, et le refoulait vers des ténèbres. Ou bien comme un animal minuscule, dans le genre d’une souris, et qui bondissait, rebondissait, s’échappait loin de lui, et le traînant avec elle, par petits soubresauts de l’échine, par réflexes atrophiés, l’attirait vers sa cache, vers son trou au coin d’un mur, là où il serait abandonné, laissé pour compte, dans le silence et dans la prison de son corps trop grand.
J.-F. Paoli avait peur d’être abandonné par le petit animal mécanique ; avec un effort de volonté, il arriva à oublier la présence de cette créature malfaisante. Mais à peine avait-il réussi à effacer la forme du corps, ténu et gris, que quelque chose d’autre survint. C’était la musique, cette fois. Pas n’importe quelle musique : le thème était venu naturellement, simplement, de l’alternance rythmée des graves et des aigus. Mais ce thème, normal après tout, ne s’était-il pas plus tôt formé, qu’il s’était déjà multiplié, divisé, construit à l’infini, répercuté, renvoyé, refait dans tous les sens, sur toutes les vitesses. Chaque goutte qui tombait de la main-éponge, à présent, se brisait en mille, en deux mille, en cent mille autres gouttes, toutes pareilles, qui retombaient en pluie, pêle-mêle, et martelaient les oreilles d’un roulement obscur et aigre de cliquetis des cliquetis des clapotements des cliquottements, à l’infini. Tout était mélangé, et éternel, car chaque nouveau morcellement d’une goutte tombant sur la bassine renversée prenait vie à son tour et continuait son rythme d’alternance des graves et des aigus, et faisant cela, se morcelait à son tour en d’autres gouttelettes, qui devenaient d’autres parcelles, puis d’autres bruines, et des pluies, des douches, des brouillards, des fumées, des embruns, des buées de bruits, tous perceptibles, tous précis, rigoureux, inévitables, accordés à leurs propres harmonies, tressant dans les tympans de Paoli une drôle de symphonie de l’extase, un abîme absolu et intransgressif, qui vous emportait, qui vous asseyait dans son palanquin, sous un dais, et vous acheminait lentement, royalement, vers les domaines de la folie.
C’est cette musique-là, pas l’autre, qui poussa J.-F. Paoli debout, et le fit marcher, dans la force des martèlements et des fugues, qui le fit si l’on veut rompre le silence de ses muscles, et pénétrer plus avant, plus profond dans l’espace neuf, de ses deux jambes mouvantes, de ses reins tendus, de ses bras flottants, de sa respiration cadencée.
Il avançait. Il quittait le studio, le parallélépipède aux murs peints en blanc, où régnait l’inertie, où la puissance de l’action était assise et étouffait toute seule. Il descendait les marches de l’escalier ; d’abord une à une, puis plus vite, deux à deux, encore plus vite, quatre à quatre, cinq à cinq, la main agrippée à la rampe, six à six, et, arrivé au dernier palier avant la rue, il les sautait toutes, les quatorze petites marches, en une fois, il bondissait d’un seul élan, d’un seul choc, jusqu’à la rue ouverte sur le ciel.
Puis il se mettait en route, sans savoir où il allait, le cœur un peu pincé à l’idée de tout ce qu’il allait voir, de tout ce qu’il lui faudrait voir en cette simple journée, de toutes les filles qu’il allait croiser sur son chemin, de toutes les femmes à la démarche souple et calme de fauves, de ces vieillards boiteux, infirmes, de toute cette foule où il allait sans doute passer, et qui allait le malmener.
Il était décidé. Il oubliait tout. Jusqu’à son nom, sa famille, et son histoire. Rien n’était important, rien ne valait la peine qu’on parle. Il oubliait ça aussi, vous savez, cette histoire avec Jeanne. Elle était partie hier, dans l’après-midi, après une espèce de querelle de rien du tout ; il oubliait encore. Et ce mot, qu’elle avait griffonné à la hâte, au crayon rouge, sur son éphéméride :
Samedi 16 mai 1964 Saint Honoré
Soleil : lever 4.09 heures.
coucher 19.25 heures.
Lune : lever 8.23 heures.
coucher 23.49 heures.
Matin :
Rendez-vous à 11 h 30 avec Jonas.
Préparer la facture pour Citroën.
Après-midi :
Ne m’en veux pas. Il vaut mieux qu’on se sépare pour quelque temps. Ça ne sert à rien de continuer comme ça. À un de ces jours peut-être.
Tout ça n’était pas bien sérieux. Il fallait marcher, marcher dessus, piétiner, ne laisser aucune trace. Ici, sur le trottoir, était l’aventure, la véritable aventure de J.-F. Paoli. Il n’était pas seul. Il avait pour lui des kilomètres et des kilomètres, des bâtisses, des magasins, des rues, des platanes, des voitures, les autres piétons. Paoli croisa une jeune fille qui marchait en sens inverse, très droite, balançant un sac au bout de son bras. Puis une autre, aux cheveux mi-longs, châtain clair, aux yeux cachés par des lunettes de soleil en forme de papillon. Deux encore, accompagnées d’un type en blue-jeans, et qui parlaient et riaient très fort. Très bien, tout ça. Très bien. Continuez. Paoli n’était pas seul ; il marchait avec les autres, il était vivant, il rencontrait des tas de jeunes filles qui marchaient comme lui. Peut-être plus loin, à un carrefour, il rencontrerait une jeune fille qui irait dans le même sens que lui, sensiblement la même allure, un peu moins vite quand même, qu’il pourrait aborder poliment, à qui il pourrait dire, avec bonne humeur, « Excusez-moi, puis-je faire un bout de chemin avec vous ? Est-ce que cela ne vous gêne pas que je vous accompagne un instant ? Vous allez où ? Vous vous promenez souvent par ici ? Vous habitez dans le quartier, sans doute ? Etc. » et il serait sauvé.
Paoli longea ainsi une série de rues, les unes à l’ombre, les autres au soleil. Une force mystérieuse s’était logée en lui, avait gonflé ses muscles et ses tendons, et le propulsait en avant, sur le ciment sonore. C’était un peu comme s’il avait été habité par une mécanique parfaite, où rien n’était laissé au hasard, où tous les mouvements s’enchaînaient naturellement, par le seul jeu des bielles pivotant sur des axes, de soupapes commandées par des systèmes compliqués et décisifs de rouages, de roues lisses ou dentées, de billes, de clavettes d’acier, de vis sans fin. Dans son cerveau, rien n’était clair. Aucune idée, pas la moindre petite pensée n’arrivait à se former. C’était une étendue de brume, qui régnait d’un bout du crâne à l’autre, et d’où n’émergeait rien, sauf le roc, le cri tendu de la volonté. Une sorte de corde raide à se rompre, qui avançait droit devant lui, jusqu’à l’horizon et même plus loin, et qu’il suivait sans comprendre. Un cri, oui, un cri bien lisse et bien monotone, un cri comme une route, un long et strident iiiiiiiiiiiiiiiii qui l’aspirait en avant, modelait tout son corps en une forme aérodynamique, le jetait, appuyait sur l’accélérateur, le faisait fuser, tout droit, avion supersonique, à l’assaut des points fuyants où s’unissent les perspectives.
Il arriva doucement vers le centre de la ville ; un nuage mince, en forme d’animal, avait glissé devant la boule du soleil, et la lumière qui filtrait semblait plus blanche, d’un blanc éblouissant, une neige omniprésente. Il n’y avait pas de vibrations, pas de chaude couleur jaune. Tout était source de lumière, comme si les murs des maisons, les carrés du trottoir, les vitrines, et jusqu’aux peaux des hommes, étaient des miroirs. Elle était partout, la lumière tranchante, elle venait de tout, elle saturait. En même temps, une sorte de chaleur humide et étouffante s’était mise à régner sur la ville, et Paoli sentait les gouttes de sueur qui coulaient le long de ses flancs.
Cette chaleur, peut-être, cette lumière, se mirent à décupler la puissance des yeux des gens, autour de lui. Ils n’étaient pas plus brillants, non, mais l’agressivité des éclairages obligeait les paupières à battre, continuellement, et l’on pouvait, à chaque clignotement, être pris en état d’infériorité, d’humiliation. Pour lutter, beaucoup plus que pour se cacher, J.-F. Paoli prit des lunettes noires dans la poche supérieure de sa chemise, et les chaussa.
Et puis la ville était pleine de regards indiscrets, d’espèces d’espions qui, sous prétexte de vendre des journaux, s’enfermaient dans des guérites, au bord du trottoir, et, leurs yeux perçants enfouis derrière des trous noirs, épiaient, épiaient tout le temps ; d’autres, cachés derrière des jalousies à demi fermées, vous regardaient passer du haut des maisons, filmaient tous vos mouvements dans la boîte obscure et brûlante de leurs crânes. Des chiens passaient, et vous observaient à la dérobée, ou bien des chats, des oiseaux dans leurs cages, des enfants dressés dans leurs landaus, des mouches insolentes, des pigeons qui tournoyaient au-dessus de votre tête en des vols bruyants, lourds. Cachés derrière les vitrines, les marchands vous reconnaissaient, vous voyaient, vous étudiaient, et vous, vous ne voyez rien, vous passez, vous marchez, les vitres sont opaques. Plus loin, des enfants encore, des policiers, quelques vieilles femmes, aux yeux lourds, mais qui savent voir. Au bord des murs, dans les vieux coins pourris, il y a des clochards qui dorment, qui ont l’air de dormir, mais ils mentent, ils regardent, ils laissent filer hors de leurs paupières bouffies un mince rayon qui vous perce, qui vous fait une piqûre. Des mendiants étalés sur votre passage, et quand vous arrivez, c’est vous le mendiant, c’est vous qui vous voyez déambuler, raide, maladroit, vous frayant un chemin à travers une aire d’insultes, repoussant un vrai rideau d’ordures. Et sans cesse, infatigablement, les passants, tous, hommes, femmes, enfants, chiens, ombres qui vont et viennent, qui tournoient, qui sont vertige, peur, colère. La ville était comme ça, toute nette, toute dure, avec des centaines, des milliers de trous percés de tous côtés, au fond desquels brillaient comme des billes les yeux excités. Paoli, le souffle court, pris au centre de ces regards, pris par cet essaim d’abeilles, sentait une étrange mollesse l’envahir. Les muscles de ses jambes étaient toujours fermes, ses nerfs laissaient toujours passer la vibration presque électrique de la volonté, et pourtant, quelque part en son corps à présent, il y avait un point tendre, inoffensif, un cœur meurtri, mouillé, qui le rendait lâche.
Il avait cessé de marcher vite depuis quelques minutes. Son rythme s’était tendu, si l’on veut, et en même temps s’était dégradé. Il avait perdu la musique initiale, oui, c’était cela, il avait laissé s’échapper le cliquetis des gouttes d’eau sur la bassine renversée, cette architecture sonore qu’il avait engloutie une bonne fois avant de quitter son appartement, et qui devait lui être quelque chose dans le genre d’un talisman, son action propre, son ordre de marche.
Les espions l’avaient eu. Ils l’avaient eu, les êtres difformes, les gros hommes goguenards, les maigrichons soupçonneux, les enfants, les chiens atrabilaires, les matrones aux huches chargées de légumes. Il avait été pris. On le tenait, sur cette surface de rues, de boulevards, de portes cochères, de garages, de bars-tabacs. Il appartenait aux gens. Il était leur esclave, leur esclave-marcheur. Il était leur domestique, aux foules trébuchantes, aux hommes immobiles alignés au bord du trottoir. Il était le serviteur de tous ceux-là, un rien du tout, le chien des chiens, un fantôme qui glissait entre leurs mains, qui rebondissait sur le dard de leurs regards, qui se gommait à chaque mot, qui disparaissait, fuyait, était entraîné, évanoui, avalé, piétiné, foulé comme un carré de sol et de poussière.
Il n’était plus trop droit, déjà. Comme si le poids de la ville entière, de la ville monstre vivant de chaleur, de cette lourde citerne d’eau stagnante où couraient les cirons et les moustiques, avait été posé sur ses épaules, J.-F. Paoli avançait, mètre après mètre, le cœur oppressé, les poumons rétrécis, la nuque pliée. Les épaules renvoyées en avant, les bras flottant le long de son corps, sans trouver de point d’appui, il circulait à travers la foule de plus en plus dense. Il voulait s’arrêter, freiner, s’immobiliser lui aussi le long des caniveaux, et faire semblant d’autre chose, de n’être pas lui, par exemple, et de fumer une cigarette au soleil, d’être badaud. Mais cela il ne le pouvait pas. Il avait une charge terriblement lourde, derrière lui, une espèce de charreton à bras bourré de ferraille, et qui le poussait en avant, le faisait dévaler, faisait la rue en pente, le bousculait. Ici, un groupe de cinq vieillards, embusqués au tournant d’une ruelle, le projetait sur la gauche ; cinq doux vieillards, un homme et quatre femmes, vêtus de noir, armés de cannes, et qui parlaient en chuchotant très fort. Paoli était sur eux ; il allait les traverser ; les voix vieilles et chantonnantes barraient le passage ; et c’était comme un nuage d’orage, où les éclairs et les larges gouttes de pluie zigzaguaient. Les mots rampaient devant ses pas, s’étalaient sur toute la largeur du trottoir.
« Déjà là, encore par-là », entendait-il ; « eh oui, il fait bien chaud, bien chaud, madame », disaient-ils. « Je vais retourner à la campagne — On dit que — Oui oui je trouve ça — Il paraît que M. Thomas est mort, oui, oui. » Les phrases dégoulinaient, traînaient, retombaient à plat. Et Paoli vit qu’il était seul, tout nu, presque tout nu, perdu sur ce sol de ciment où tournaient et retournaient les groupes de vieillards. Plus loin, d’autres groupes se reformaient, des cercles se serraient, et les formes titubaient, raclaient leurs gros souliers sur le bitume, heurtaient les murs avec les cannes, toussaient longuement, la figure cachée dans leurs mains. Un aveugle vint à sa rencontre lentement, le visage cramoisi des restes d’une ancienne brûlure, les yeux éteints sous de grosses lunettes opaques. L’homme arrivait, calme et menaçant, avec dans la main droite un bâton blanc, dans la main gauche un carnet de la Loterie Nationale. Paoli le vit surgir à sa rencontre, tâtonnant, mécanique et puissant comme un navire, puis il le sentit passer, le frôler, quelques centimètres à peine, et d’autres mots arrivèrent en nasillant, une espèce de mélopée triste et nonchalante :
« Les derniers billets… Tirage ce soir… Les derniers billets gagnants… Ce soir le tirage… »
Paoli continua à descendre la rue principale, comme ça, poussé par son fardeau. La fièvre le tenait, à présent, et ses membres tremblaient. Parfois, à l’intérieur de ses lunettes noires, dans la zone étourdie où ses yeux étaient ouverts, libres, des halos lumineux descendaient, de bizarres taches blanchâtres, encore plus pâles que la rue et le ciel, et qui disparaissaient sous ses joues.
Ses mains nues, livrées à elles-mêmes, s’ouvraient et se fermaient sans qu’il pût les contrôler. À la fin, en faisant un terrible effort, il arriva à en glisser une dans la poche de son pantalon. Il restait l’autre : il la mit aussi dans une poche, mais par suite des mouvements de va-et-vient des épaules, elle ressortit aussitôt. Heureusement, Paoli avait trouvé le temps de lui faire saisir son briquet au passage et, maintenant, elle était crispée sur cet objet de fer, elle pouvait le serrer, elle avait un poids !
Dans la gorge de Paoli, c’étaient les mêmes ennuis : la chaleur de l’atmosphère, la marche à pied, le courant d’air, la respiration contractée l’avaient mise à sec. Au niveau de la luette, il y avait un petit nœud de corde, qui grattait, qui coinçait. Paoli essaya de déglutir, mais en vain. Les glandes salivaires étaient taries, sans doute : le nœud descendait bas dans l’arrière-gorge, puis remontait, et revenait bloquer le passage de l’air. La respiration était sifflante, et Paoli l’écoutait tout en marchant. Il essaya même de l’arrêter un moment, tant le bruit de ce soufflet lui était pénible, tant il le trouvait gênant pour les autres. Il put se retenir de respirer pendant environ quarante secondes, et il commençait déjà à triompher, en se disant qu’après tout personne n’avait jamais essayé, qu’on pouvait fort bien se passer de cette besogne astreignante, qu’avec un peu de volonté on se débarrasserait aisément de cette ridicule habitude, quand, tout à coup, l’air qu’il avait refusé un moment, écarta les parois serrées des fosses nasales, les bourrelets des lèvres, et s’enfonça dans ses poumons avec la violence d’un épieu. Il tituba un instant, ivre, des larmes de douleur au coin des yeux. Puis tout recommença comme avant, comme toujours, et il dut se résigner à aspirer, expirer, aspirer, expirer, ainsi jusqu’à la fin des temps, à poser ses pieds l’un devant l’autre, accompagné du bruit familier, de l’espèce de rrrrrh chchchch odieux de locomotive.
La voie était tracée pour lui, et elle ne le conduisait nulle part. Partout, c’était la sécheresse, l’aride pente des trottoirs et des murs, les pans de ciment granuleux, les carrés de poudre crissante, les odeurs d’essence. Le soleil frappait verticalement, sur son crâne et sur le sol. Il frappait comme avec des bruits, et les rayons étaient fichés dans la terre, droits, des étendues d’herbes hautes et durcies. Paoli avançait à travers elles, sans les écarter, sans les sentir ; mais il les entendait tomber, les grands rayons de lumière, il les écoutait éclater au ras de ses pieds, avec de minuscules violentes explosions, des gouttes animées d’une vitesse prodigieuse, pesantes, des balles de mitrailleuse, venues d’environ 150 000 000 de kilomètres.
À présent, il longeait une série de maisons bordées d’une clôture de fer forgé. Sur le seuil des maisons, des vieilles femmes assises ou debout regardaient et parlaient. Des chiens, probablement méchants, étaient assoupis en rond sur les pelouses. Dans des cages, des perruches, des serins chantaient ; leurs sifflements trouaient le reste du bruit, montaient, descendaient, se bousculaient, infatigablement. Paoli, en marchant, voyait les cages accrochées aux volets ouverts, et, au fond des cages, les petites boules de plumes grises ou jaunes, les petits monstres aux cris stridents. Quelques mètres plus loin, c’était le haut-parleur d’un poste de radio qui déversait des rouleaux de musique et de voix humaines à l’intérieur des chambres, qu’on devinait à travers les trous béants des fenêtres, venus du noir et du caché, les éclats des appareils surgissaient, et les lampes brillaient d’un point rougeoyant, bouillant de chaleur. Il fallait compter avec eux. Ils étaient là. Avec eux, il fallait se retirer dans une pièce pleine d’une pénombre sacrée, s’allonger sur un lit, et là, jouer, jouer à tout prix au jeu de l’être : avec une boîte d’allumettes, par exemple :
a) à l’intérieur de la boîte.
b) sur la boîte.
c) sous la boîte.
d) à gauche, à droite de la boîte.
e) contenant la boîte.
f) étant la boîte.
g) à l’intérieur et contenant la boîte.
h) à l’intérieur, contenant, à gauche et à droite de la boîte.
i) étant la boîte contenue, contenant, et sur, et sous, et à gauche, à droite, et par la boîte.
j) sans la boîte.
Ou bien il fallait marcher, comme on marche dans son appartement, dans des rues-couloirs, dans des avenues-salles à manger, à travers des places-chambres, des impasses-baignoires, des quais-cuisines, autour de maisons-tables, de maisons-lits, d’immeubles-fauteuils, de squares-tapis, de fontaines-w-c., de kiosques-malles. Parce que c’était la seule façon de circuler dans une ville bien à soi.
Au bout de cette série d’habitations, il y avait une rue à traverser, une rue comme beaucoup d’autres. Paoli traversa cette rue. Il s’engagea sur la chaussée, entre deux voitures, il escalada l’asphalte légèrement bombé, puis le redescendit, évita un nid-de-poule, arriva au ruisseau opposé, leva la jambe gauche, hissa son corps sur le trottoir, et continua sa route. En longeant une autre série de maisons, il laissa traîner sa main sur la palissade, pour la toucher, pour faire des sons. Ses doigts rebondirent sur une douzaine de barreaux, puis il y eut un mur, et la peau s’arracha. Paoli ne dit rien, il ne grimaça même pas, mais il eut mal. Il regarda sa main, et vit les phalanges de l’index et du médius où une large écorchure sale saignait. Sans s’arrêter, il prit son mouchoir et l’enroula en partie autour de la plaie, gardant le reste du tissu crispé dans sa main.
Une jeune fille brune attendait quelque chose, le dos appuyé à la palissade. Paoli la vit arriver de loin, et il détourna sa marche de quelques centimètres, afin de contourner l’obstacle. Quand il fut tout près, elle tourna son visage vers lui, et le regarda. Elle avait une figure pâle, fatiguée, et ses deux yeux noirs étaient posés sur lui, inactifs, indifférents. Paoli, tandis qu’il avançait, fixa son regard sur ses jambes d’abord, puis sur ses hanches, son ventre, sa poitrine, son cou, son menton, sa bouche, son nez, ses yeux, ses sourcils, son front, ses cheveux. Elle le vit arriver, elle l’observa placidement, de ses yeux fatigués et ternes, et quand il passa près d’elle, elle tourna la tête, et continua à l’observer, de dos cette fois. Puis elle l’abandonna, et regarda un camion qui arrivait.
Paoli marchait le long d’un chantier de démolition. Maladroitement, il avança sur une série de poutres et de planches qui traînaient sur le trottoir. Un groupe d’ouvriers, debout au milieu du trottoir, discutait avec véhémence. Paoli passa près d’eux, honteusement, sans les regarder. Il entendit leurs voix, mais ne put comprendre un seul mot.
Devant lui, une jeune femme poussait un landau. Ses mains rouges étaient serrées sur la barre, et elle poussait, avec un mouvement régulier et doux des reins, et sa tête était animée à chaque poussée d’un va-et-vient de gallinacé. Dans la petite voiture noire, un enfant recroquevillé dormait. Paoli regarda le nourrisson, et l’étrange face bouffie, ridée, entra dans sa tête comme un souvenir. Il dépassa la voiture progressivement, et, à voix haute, pour lui-même, ou pour les autres, il dit ces mots :
« Le monde est tellement vieux. Le monde est un vieillard. »
Puis il traversa une autre rue. La mer était proche, à présent. L’air qui soufflait par intermittences était plus frais, et, comment dire ? On sentait la présence de la nappe d’eau, toute proche, on devinait l’étendue immobile et plate, le rythme respiratoire du flux et du reflux, la fin de la terre, le liquide, l’élément creux, fuyant, subtil, rond, en quelque sorte parfait.
Aucun choix conscient n’avait attiré J.-F. Paoli vers le bord de mer. Il y avait longtemps déjà qu’il ne goûtait plus à ce plaisir-là, s’il y avait jamais goûté. Il y avait longtemps qu’il avait été absorbé par la ville et par les hommes, qu’il ne pouvait se satisfaire que d’eux, et qu’il ne pouvait plus rien faire que leur volonté, leur absolue volonté. Plus d’autonomie, plus de lutte. Il fallait être porté, il fallait avancer sur leurs épaules, être roulé, être déversé comme eau d’égout. Si quelque chose d’autre que le hasard l’avait conduit là, vers cette espèce de frontière, ce ne pouvait être que la pente du sol, l’inclinaison des rues, la descente douce des trottoirs vers le niveau zéro. Et maintenant qu’il la savait là, très proche, encore dissimulée par un ou deux pâtés de maisons, mais si présente, il ne pouvait pas lui échapper. Il allait vers elle, il défaisait sa marche, il descendait le grand escalier invisible, il allait au bain.
Paoli marcha devant une terrasse de café, où beaucoup de monde était assis. Il vit les tables rondes, à sa droite, les verres de bière et les tasses de café, les mains blanches déposées sur les nappes, les poignets gras, les montres-bracelets en or qui luisaient. Là, il y avait beaucoup de bruit aussi, un brouhaha confus qui ne montait pas, qui restait étalé devant la zone du café. Pas de mots non plus, jamais de mots : des cris, des interjections seulement. Des « ah ! », « oh ! », « ouh ! », « ah-ah ? », « hé-ho ! ». Mais la foule redevenait compacte, et Paoli devait faire attention où il mettait les pieds ; il regardait les faces aussi, les bras, il se glissait entre les groupes, il dépassait, il freinait, il repartait. De temps en temps, il s’arrêtait, piétinait sur place, ou bien descendait du trottoir pour éviter un flot de passants, s’effaçait dans une encoignure et attendait quelques secondes. Déjà on voyait la mer au bout de la rue, une espèce de tache bleu sale qui servait d’horizon.
Il y eut encore un bar, sans terrasse cette fois, et Paoli vit l’intérieur de l’antre, les banquettes de moleskine pourpre, les lumières tamisées, et les silhouettes obscures debout près du comptoir. À demi dissimulé au fond du bar, un juke-box, un vrai poulpe aux aguets, une masse de chair irisée, méduse, anémone, une machine saignante comme un ventre ouvert, faisait de la musique. Paoli reçut la musique au passage, la lourde et lente mélodie venue de plus bas encore, la bête rampante et triste qui venait à lui et qui ne le suivrait pas.
Paoli marcha vers le bout de la rue, avec une sorte de joie intense. Il fallait être libéré, sans doute, il allait être béni tout entier par l’asymétrie du spectacle, d’un côté la terre, les plages, la promenade bordée de palmiers, de l’autre côté la masse de la mer. Il lui fallut cinq minutes environ pour atteindre le rivage. Il déboucha d’un seul coup sur l’étendue ouverte, il sortit du chaos de la foule et des voitures comme s’il montait en ascenseur. Il se sentait plus grand, à présent, la colonne vertébrale bien droite, la tête touchant presque la cime des arbres. Il traversa la chaussée et les terre-pleins de la promenade, et arriva de l’autre côté, au bord de la balustrade, les yeux rivés sur le liquide. Alors il obliqua vers la droite, et commença à longer la plage, sans trop savoir comment tout cela finirait.
Sur le trottoir de la promenade, l’air soufflait plus fort ; la chemise de Paoli se plaqua tout de suite sur son dos et y resta collée, à cause de la sueur. Le soleil était en face, et on voyait au loin la ligne violacée des collines, la pointe plate du terrain d’aviation, et le tas des maisons, irrégulier, petit. Paoli commença à marcher en direction de l’aéroport, d’un pas rapide, les deux bras se balançant. Pendant un moment, il eut l’illusion que tout était redevenu pur, facile. Le trottoir était large, on pouvait choisir l’itinéraire qu’on voulait, on voyait les groupes de silhouettes venir de très loin, on pouvait choisir celles à croiser, celles à éviter. Même, à la rigueur, on pouvait tout oublier. Et se laisser aller en avant, avec mollesse, en repos, dans l’infinie possibilité des mouvements et des gestes, se laisser glisser sur ses rails, sans se restreindre, sans penser à ses roues. On était une vague, ou plutôt un rythme, une sorte de double courbe dont le balancement élongé et calme était un plaisir sans bornes, un plaisir où on se noyait, où on n’était que vie, poumons réguliers, poussée et refoulement sans heurts, dans la douceur, dans l’élan, dans la cohésion. Voilà comment avançait Paoli, quelques secondes encore, deux pas en avant, un pas en arrière, bercé, joué, pris dans l’immense danse de tout ce qui l’entourait, oscillant majestueusement avec les maisons, les gens, les voitures, le vent, les arbres, et surtout la mer.
Mais, petit à petit, et sans qu’il sache pourquoi, sans doute à cause de l’habitude qui venait, les ondes rétrécirent leur champ d’action, le mouvement de pendule qui animait chaque chose s’accéléra, et tout se brouilla. En un instant, Paoli fut submergé par une jungle de lignes et de cassures ; les groupes de gens venaient à sa rencontre, agressivement, avec des nervosités, avec des gestes turbulents. Les lignes du trottoir se croisaient devant ses pas, s’emmêlaient autour de ses pieds, le faisant trébucher, lui lançant des crocs-en-jambe. Les éclats de lumière jaillissaient des carrosseries des voitures et l’éblouissaient. Des cris, des hurlements féroces et inhumains fonçaient dans l’air comme des oiseaux, et le giflaient au passage. Au large, à l’opposé de la mer, c’était la ligne continue des maisons blanches à douze étages, qui se balançait, qui s’étirait, qui se pliait, jusqu’à la nausée.
Paoli était attaqué, et il avait peur. Au fur et à mesure qu’il remontait la promenade, face au soleil brûlant, la foule des hommes et des femmes redevenait plus compacte. Les silhouettes obscures, grasses, éclairées de dos, titubaient vers lui, nègres, les yeux cachés derrière des lunettes noires, les mains vides, les épaules carrées. À gauche et à droite du trottoir, trois rangs de fauteuils et de chaises longues étaient occupés par ces masses humaines, aux faces larges, aux masques à demi éclairés par le blanc de la lumière, aux poitrines respirant, aux jambes épaisses, lourdes, probablement variqueuses, étendues à travers le trottoir. Au centre de cette viande suante, criarde, bariolée, des yeux vivaient, d’une vie presque indépendante, petites bêtes glauques et voraces. J.-F. Paoli passait en revue, au centre de cette sorte d’allée, et l’enfer de tout à l’heure recommençait. Mais cette fois, c’était sans remède. Il était cerné par ces murailles de vivants, tenu fixement au milieu du trottoir, attaqué de tous côtés, en proie à toutes les sortes d’hommes, ceux qui marchent, ceux qui sont assis, ceux qui rient, ceux qui parlent, ceux qui sont derrière, ceux qui regardent, ceux qui dorment.
Devant eux, J.-F. Paoli fuyait. Il passait entre leurs rangs, comme un long pantin ridicule, la chemise de nylon collée sur ses omoplates maigres, les jambes bougeant vite sous le pantalon de toile kaki, la figure trempée de sueur, les yeux extrêmement mobiles derrière les lunettes de soleil, les bras animés de leurs mouvements désarticulés, une main vide, l’autre crispée sur un mouchoir taché de sang ; au fond de ses poches, un briquet, des clés, de la monnaie se heurtaient à chaque pas avec un tintement de ferraille.
Il marchait. Il marchait toujours, indubitablement ; mais les hallucinations, les vertiges étaient là, brouillaient sa vue, faisaient siffler ses tympans. C’était dû à ce fameux rythme, à ce rythme du début, ces gouttes d’eau tombant sur la bassine renversée, dans la cuisine du studio, et qu’il avait laissé s’échapper sans y prendre garde. Son rythme respiratoire, désormais sans soutien, s’était déréglé lui aussi. Impossible de respirer normalement : tantôt l’air s’engouffrait d’un seul coup dans ses poumons, et y restait dix secondes avant de pouvoir ressortir ; tantôt, par suite d’une crispation incompréhensible du diaphragme, tout se bloquait, la gorge, la luette, les narines, la bouche, tout restait fermé, collé, et le gaz carbonique s’accumulait dans son thorax, rendant fou le cœur, faisant naître l’angoisse, provoquant l’éclosion, sur ses rétines, de minuscules bulles gazeuses, orangées, qui flottaient, qui fourmillaient. Il aurait fallu qu’il s’arrête un moment, qu’il s’asseye dans un de ces fauteuils, face à la mer, au milieu de ces gens, et qu’il regarde à son tour, et qu’il respire, tête renversée, bouche ouverte, qu’il engouffre des litres et des litres d’air, d’air frais, calme. Mais il ne pouvait pas s’arrêter. Les rangées de spectateurs étaient là, aussi loin qu’il regarde, et ne laisseraient pas échapper leur proie, cela était sûr, elles le tenaient, sans pitié, sans oubli.
Plus loin, l’allée centrale libre de chaises se rétrécissait encore ; c’était le point central de la promenade, le rendez-vous des voyeurs, et les sièges occupaient la presque totalité du passage. Il ne restait, au milieu du trottoir, qu’un mince couloir, une espèce de sentier sinueux où il fallait s’avancer seul, marcher douloureusement au sacrifice. Paoli vit de loin où il lui faudrait passer ; devant la difficulté, il hésita un instant et pensa même à retourner sur ses pas. Mais il y avait des témoins, autour de lui, et il ne pouvait leur offrir le spectacle honteux d’un homme qui fait demi-tour. Aussi ses jambes le portèrent en avant, vers le couloir ignoble, vers la masse grouillante des corps assis, vers eux qui l’attendaient depuis si longtemps, qui allaient le meurtrir, le souiller, le mutiler à jamais sans doute. Il entra.
Les visages défilèrent devant lui, serrés les uns contre les autres ; les yeux saillants, les bouches à sourires, les mains tendues, les fronts, les cheveux luisants. Il y en avait partout ; il était impossible de ne pas les voir, fût-ce une seconde : ils étaient là, ils occupaient tout l’espace. En haut, en bas, à droite, à gauche, derrière, devant, les visages étaient levés, les yeux regardaient, les paupières clignaient. Paoli essaya de courir, de s’enfuir. Des formes se levaient sur son passage, et lui barraient la route. Des torses surgissaient de toutes parts, et bloquaient les issues, doucement, sans en avoir l’air, sans jamais le toucher. Parfois, de véritables bouchons de corps humains étendus sur des chaises longues obligeaient à enjamber, ou à faire un détour. Le soleil éclairait Paoli tout à fait de face, et il lui semblait être nu, dépouillé de tous ses vêtements, offert sans ressource comme une statue vivante sous l’éclairage cru de milliers de projecteurs. Il étouffait. Alors il marcha quelques secondes les yeux fermés, au hasard, la tête bouillonnante, avec peut-être l’espoir futile de se retrouver, quand il rouvrirait les paupières, tout seul sur une étendue de désert et de silence. Puis il heurta quelqu’un, au passage, et tout recommença. L’allée centrale était redevenue plus large, cependant. Mais il était passé vraiment par l’enfer, et cela, on ne peut l’oublier.
À deux mètres environ, de chaque côté, les rangées de badauds. J.-F. Paoli se plaça sur un axe, bien au centre, et, dos voûté, respirant à peine, tout son corps mouillé de sueur, il continua sa marche, sa grande marche, sa marche de tous les temps.
Pris par une sorte de froideur, maintenant, il regarda les faces tandis qu’il marchait. Faces de femmes d’un certain âge, peaux hâlées, yeux brillants, chevelures sèches et colorées. Faces d’hommes plutôt vieux, faces ventrues, pendantes, ridées, aux nez caricaturaux, aux crânes chauves. Face de jeune homme, narines dilatées, moustache noire, mâchoires rectangulaires, bras tatoué. Face de femme, air inquisiteur et narquois, posture souple, animale, sourire. Faces de vieilles, grises, mâchonnantes. Faces d’hommes mûrs, rejetées en arrière, sourcils épais, rires inaudibles. Et les têtes, les bras, les troncs défilaient sans s’interrompre. Paoli, les yeux rivés sur chacun, avançait de son pas d’automate, sans penser à rien ; il savait que ce n’était pas lui le maître, oh non, il savait que c’était à eux qu’il appartenait, corps et âme, et à tour de rôle. Chaque regard qu’il rencontrait, en progressant le long du trottoir, chaque nouveau repli de visage, chaque joue, chaque oreille lançait une attache, ou plutôt jetait vers lui un furtif pseudopode qui le ligotait, qui le vidait de sa substance, de sa vie. Et il passait ainsi, de tentacule en tentacule, palpé, grignoté, digéré, telle une sorte de proie dans un couloir de la mort ; tel un aliment, tout à fait semblable à une boule de chair descendant doucement le long de l’œsophage, sur le tapis vivant de cellules ciliées.
C’était cela, la vie, c’était cette descente continue vers le néant, ce flot qui coulait le long d’un tuyau noir, cette boule qui dévalait vers l’inconnu, et qui n’était que sa propre fuite, sa disparition. Tout tombait, l’univers n’était qu’un immense, qu’un extatique engloutissement. Les choses étaient leurs pertes, et tout se retirait de tout, lentement, inexorablement, au fur et à mesure. C’était comme s’il y avait eu, autrefois, il y a tellement longtemps que nul n’en savait plus rien, un point très élevé, un sommet, quelque part, une espèce de plate-forme de gratte-ciel d’où les choses étaient parties, détachées par une explosion mystérieuse, et avaient commencé leur vertigineuse avalanche, leur éternel effacement. Et depuis, l’univers était en marche, en chute, en espèce de porosité infatigable. On ne s’en doutait pas. On n’en savait rien. Et pourtant, il coulait, il dégoulinait sans cesse, il s’éparpillait, se défaisait, et il n’y avait rien en dehors de cet amuïssement, les choses et les êtres n’existaient que par leur passage, par leur longue route dégradante. C’était cela : c’était la pourriture qui triomphait, la décomposition interne, la vermine qui rognait minutieusement les organes, la sorte de maladie qui sapait, qui éteignait. Dans le genre d’un cadavre, d’une charogne puante enfouie au fond de la terre, et qui s’en allait.
En marchant, par exemple, comme J.-F. Paoli. On pouvait devenir à volonté très grand, un géant haut comme une montagne ; alors on marcherait sur des continents entiers, on pataugerait jusqu’aux genoux dans les océans. La mer Méditerranée serait une petite flaque grise, une petite tache qu’on pourrait prendre au creux de la main, et vider ailleurs. Les habitants de Šibenik, ou d’Antipaxos, pour ne parler que de ceux-là, verraient venir des jours de vraie terreur. Une forme obscure, si haute qu’elle se perdrait au-delà des nuages, oscillerait au bord de leur horizon, et des cataclysmes arriveraient comme des trombes, des murailles d’eau se dressant contre le ciel et couvrant la lumière du soleil. Une nuit bouleversée tomberait sur leurs lopins de terre, où parfois des éclats déchirants de blancheur s’ouvriraient, puis se refermeraient, puis s’ouvriraient encore. La terre et l’eau mélangées commenceraient à pleuvoir dru sur leurs têtes, les arbres s’arracheraient tout seuls, des abîmes épouvantables avanceraient de toutes parts, à une vitesse inouïe. Un nuage épais et lourd, sanguin, remplacerait d’un seul coup le ciel, et des choses basculeraient. Des choses grandes comme des volcans, larges comme des pays entiers. Puis le vent se mettrait à souffler, l’ouragan, la furie de kilomètres cube d’air se cognant les uns contre les autres comme des bêtes en rut. Parfois, subitement, il se creuserait au milieu des cieux une poche de vide gigantesque, et tout sur terre serait sucé vers ce gouffre, dans le fracas démesuré de millions d’hectares déchirés tous ensemble. Des explosions sans nom occuperaient tout l’espace, des explosions d’une violence telle que les ondes sonores se propageraient à travers le globe entier, faisant onduler la croûte terrestre comme une surface liquide, de plus en plus vite, de plus en plus loin, de plus en plus profond, jusqu’à ce que, brisée par les interférences, au centre, au cœur, la boule se disloque et s’écartèle dans une immense symphonie de nappes de feu, d’éclairs rouges, de corolles de magma éblouissant, écarlate, fusant éternellement. Mais on pouvait grandir encore, grandir, grandir, abandonner cette planète comme une pauvre poussière, et s’élancer en avant, emplir le cosmos tout entier. Franchir le cap de la galaxie, pousser encore, se dilater sans cesse. Être fuite éperdue, être temps de plus en plus vaste, atteindre les dimensions voisines du parfait, dans la vitesse, dans la création. Et passer les bornes de la fuite elle-même, vaincre la zone d’expansion de l’univers, les galaxies les plus lointaines, les novae, les quasi-stellae. Alors, dépouillé de toute vitesse, de toute action, on pénétrerait dans le champ du vide total, dans l’aire froide et nue où rien n’existe, pas même l’infini. Et l’on créerait, tandis que l’on avancerait ainsi, son espace et son temps propre, on serait vraiment le maître, et la matière naîtrait autour de soi, doucement, imperceptiblement, tandis que l’on fuirait toujours, dans son nuage, dans son auréole d’existence… L’infini, l’infini n’est pas, il n’existe que pour ce qui est fini. Et au-delà ? Et plus loin ? Il n’y a pas de plus loin ; plus loin n’existe pas là où vous n’êtes pas. Il n’y a même pas rien, cela n’est pas, il ne faut pas y songer.
Mais on pouvait aller dans l’autre sens, également : devenir une sorte de nain, grand comme un enfant d’abord, et c’est compliqué de vivre quand on a cette taille. Ou bien grand comme une poupée, et le monde devient déjà monstrueux. Les linges les plus doux, les plus soyeux, sont des vraies râpes, et les peaux des femmes les plus belles des épidermes de rhinocéros, crasseux et velus. Mais on peut rétrécir davantage, on peut avoir la taille d’une allumette, plus petit même, la taille d’un très jeune moucheron. Alors, quelle merveille, la terre ! On marche, on marche très vite sur une étendue accidentée, des grains de poussière gros comme des maisons vous tombent sur la tête, et le moindre trou, la moindre crevasse fourmillent de bêtes étranges, étonnamment laides, pleines d’antennes, de mandibules et de pattes. Parfois, sur ces plateaux immenses, sur ces surfaces lunaires, où gronde incessamment un roulement rageur et sourd, on voit de curieuses sphères brillantes, solides, lisses comme du métal ou comme du verre. Elles sont là, fixées par la base, légèrement écrasées, et elles tremblent parfois, elles vibrent comme si elles allaient se mettre à rouler. Ce sont des gouttes d’eau. Mais malheur au moucheron inexpérimenté qui veut toucher ces beautés rutilantes : c’est à grand-peine qu’il arrivera à s’en décoller, tant la force de ces monstres est grande, et si grand leur appétit de choses minuscules. Le monde est démesuré, immense. On n’y voit plus rien : à gauche, à droite, en bas, en haut, ce ne sont que plaques gigantesques, abîmes sans fond, ou hauteurs terrifiantes. Il ne faut même pas regarder, si l’on ne veut pas courir le risque d’être découragé par tant de surface et de relief, d’être saisi par l’effroi. Ce serait si facile, alors, le désespoir : on abandonnerait tout, on se laisserait aller sur le sol rugueux, et on attendrait la fin, les essaims d’insectes grouillants qui surgiraient de tous côtés pour vous dévorer, ou bien l’écrasement brutal, sous une masse noirâtre descendue du ciel, et large comme une ville entière. Non, il fallait se débattre, survivre, activer toutes ses pattes, lisser ses ailes, être toujours prêt à s’enfuir, à une vitesse folle, à travers l’air tout brumeux de particules.
Plus petit, on était tout simplement perdu. On voyait une large caverne, là, on entrait, et on se retrouvait dans le pore d’une peau. Ou bien on ne voyait rien du tout, on flottait dans des fleuves bizarres, aux coloris variés, parmi les amibes et les microbes. Et le temps devenait si court, dans ce chaos, que c’était à peine si on pouvait encore le percevoir. L’unité était de l’ordre du 1 /1 000 000 000e de seconde, ou quelque chose de semblable. Silence total. Espace infini. Temps par petits bonds, par petits soubresauts. Les liquides, les cellules, les leucocytes, les marées où tout était défini, séparé comme par des frontières, mais où plus rien n’avait de relief. On voyageait dans le plat, et les choses étaient toutes différentes et pourtant toutes pareilles, comme des dessins sur une feuille de papier. Et si l’on regardait plus bas, au-delà de cet ordre, on sentait un indéfinissable fourmillement, une espèce de fébrilité inquiétante, comme une rumeur, qui montait de tout et de soi-même, et se propageait à la manière d’un courant électrique. Car plus bas, dans ce domaine interdit et glacial, c’était à nouveau le cosmos, les boules d’énergie, la proto-matière qui tournoyait, qui fuyait, qui se perdait, qui fabriquait l’infini. Et si l’on s’aventurait dans cet univers, on était pris en quelque sorte par la sécheresse de l’abstrait, on disparaissait à son tour, on n’était plus qu’un amas d’énergies diverses, qu’une onde, une phase, une vague, un halo furtif et fantomal, et l’on se défaisait, l’on s’effaçait, l’on se perdait hors de tout temps et de tout espace, en route vers ce point inexistant, dont il ne faudrait jamais parler, et qui est supposé divin, car là, tout est arrêté.
Pendant ce temps, Paoli était sorti de la foule des spectateurs. Il y avait bien encore quelques chaises longues et quelques fauteuils, par-ci par-là, mais à présent l’ensemble du trottoir était redevenu large, dégagé. C’était une immense étendue de ciment plat, bordée d’une rambarde peinte en bleu marine. La promenade continuait devant Paoli, s’incurvant insensiblement, et, au loin, au bout de la courbe, on apercevait la pointe du terrain d’aviation. Les voitures passaient très vite au bord du trottoir, toutes pareilles, contenant leur cargaison de personnages cachés, recroquevillés dans la carapace de métal, qui regardaient vaguement à travers les glaces. Le bruit était très dense, très monotone, et on pouvait aussi bien l’oublier. Il ne restait alors plus rien, plus rien que ce spectacle largement ouvert, largement déployé, où les choses glissaient, tant c’était grand, d’une suite de mouvements microscopiques. C’était comme si on dominait tout, du haut du balcon d’un sixième étage, et qu’on regardait pensivement, en fumant une cigarette.
Là-bas, au bout de la promenade, un avion décolla soudain, avec un bruit de déchirement. Puis il s’éleva dans le ciel, virant lourdement, et il passa au-dessus de la tête de Paoli. Lui, le suivit des yeux un instant, avec l’espoir secret de le voir prendre feu, peut-être, et tomber à la mer. Mais l’avion continua son vol et disparut bientôt au milieu de l’air, confondu parmi les pullulations de points gris et blancs qui naissaient sur les rétines éblouies. Les nuages bougèrent, le soleil fut à nouveau visible ; il était bas, maintenant, et il éclairait Paoli à peu près horizontalement, ajoutant au sentiment de vide et de stupéfaction.
Il y avait encore des gens, de temps à autre, qui débouchaient devant Paoli ou qui marchaient latéralement. Mais tout ça était devenu en quelque sorte paisible, indifférent. Paoli n’attendait plus rien d’eux, à présent. L’émotion, la fièvre l’avaient quitté, et l’avaient laissé déshabillé, marchant sur le trottoir désert.
Les rares visages qu’il apercevait encore, par hasard, étaient comme des visages photographiés, des échantillons disposés devant lui brièvement, pas du tout vivants, et qui n’offraient que l’éclair d’une seule seconde de vie, d’une seconde cassée, glacée, incapable de s’agrandir. Paoli vit comme ça plusieurs visages de jeunes filles, tous inconnus, à demi dissimulés par des ombres. Assis sur un banc, face à la mer, un corps de femme restait immobile, pétrifié, entouré par le soleil d’un halo doré qui se mêlait au tissu blanc de sa robe. Paoli vit les cheveux dépeignés, les bras croisés sur la poitrine, les hanches larges, de travers, les longues jambes embrouillées dans l’ombre et dans la lumière. Plus loin, un homme debout, un pied posé sur la balustrade, fumait en regardant vers la plage, où deux femmes, l’une accroupie, l’autre en équilibre sur une jambe, se rhabillaient. Plus loin encore, un jeune garçon parlait à une fillette, assis sur le bord de la rambarde, dos à la mer. Paoli regarda le visage de la jeune fille ; en marchant, il contempla froidement la masse de la face bronzée, le doux nez aux narines fines, la bouche mal formée, entrouverte, et les yeux profonds, humides, qui ne regardaient rien. Il vit, l’espace de deux ou trois secondes, toute cette figure humaine, et il sentit une émotion bizarre monter en lui. Jamais, jamais il ne reverrait cela : c’était un doute, un genre de doute mi-amer mi-doux, un mélange suave et qui ne l’irritait pas, quelque chose de tranquille, de personnel, d’infime qui semblait aller parfaitement avec lui-même et avec le paysage ; quelque chose de semblable à une émotion esthétique, oui, l’impression vieillie d’une harmonie trouvée dans un jardin, dans le glouglou d’une cascade artificielle, les tonnelles de roses fraîches, les parterres, les chants des oiseaux, l’odeur de la fleur d’oranger, et jusque dans la statuette de plâtre représentant un petit dieu joufflu et souriant. Et pourtant, c’était plus grave que cela, c’était nostalgique.
Paoli avança vers le terrain d’aviation ; mais il était déjà moins sensible à sa marche, qu’à ce qui montait si calmement en lui, ce qui était né du visage de cette jeune fille. Il vit encore six ou sept personnes, un vieillard traînant un chien, deux jeunes femmes accompagnées d’un enfant, une vieille, et peut-être deux garçons poussant des vélomoteurs. Après cela, il ne vit plus personne ; les figures humaines, les silhouettes des maisons, tout cela, voitures, barques, nuages, collines, disparut comme par enchantement, avalé dans un espace intérieur mal défini.
Il ne resta plus rien, pour J.-F. Paoli, que la route sur laquelle il marchait, et la lumière éternelle du soleil qui pleuvait sur sa figure. Il avait atteint sans doute le point précis, mystérieux, où l’action peut s’accomplir d’elle-même, sans lutte, sans heurt, et sans nécessité, où tout l’être glisse hors de lui-même, toutes barrières, tous désirs de personne renversés, oubliés, le point d’incohérence suprême où la réalité va basculer, le véritable rejoignement avec la matière, où les sensations n’ont plus à être interprétées, où le monde n’apparaît plus, mais où tout est, où l’on est tout, indissolublement, indiciblement. Il marchait, sans plus se presser, les yeux obscurs derrière l’écran de ses lunettes de soleil, la respiration réduite au minimum, un filet d’air à peine grand comme un cheveu, qui s’entortillait dans sa bouche, dans sa gorge, et s’enroulait jusqu’aux poumons. Chaque pas qu’il faisait en avant était semblable à une pulsation organique, le sol se dilatant soudain et frappant nerveusement la plante de son pied ; le ciment du trottoir était devenu un cœur vivant, une espèce de viscère brûlant de fièvre, qui battait sans cesse sous ses semelles, qui le refoulait infatigablement comme un jet de sang lourd et puissant. Il était vraiment relié aux choses, à présent, il faisait partie de ces choses, sans les sentir, sans les comprendre. Il ne cessait pas d’être une créature vivante, pourtant, il était toujours un homme, J.-F. Paoli, né quelque part, se nourrissant régulièrement, perpétuant même parfois son espèce. À vrai dire, si on avait fouillé au plus profond de son cerveau, on aurait sans aucun doute retrouvé quelque chose de compromettant, une espèce de pensée, une association d’idées et d’images qui n’était pas parvenue à s’éteindre. Et si on lui avait pris le pouls, on aurait constaté que son cœur battait toujours, faiblement, certes, mais il battait. Les tressaillements bourrus, au centre de son corps, faisaient toujours remonter le liquide épais aux quatre coins des organes, et les ondes parcouraient toujours le réseau de ses nerfs, en reptations électriques, en sournois galvanismes ; il était toujours le même, en substance, J.-F. Paoli, l’homme, et il s’en fallait de beaucoup qu’il ne soit mort.
Mais alors, qu’était-ce ? Simplement ceci : J.-F. Paoli, presque sans le savoir, était devenu petit à petit, sur cette promenade où passaient tant d’autres oisifs sains et saufs, un homme qui marche. La route était tracée devant lui, la vie s’était faite mouvement, mouvement perpétuel, mouvement ineffable, rubans infinis de macadam blanchâtre, coups sourds des talons sur le sol, appui des orteils, balancement, fléchissement des jarrets, rebondissement nerveux des cuisses, coulissement des rotules, oscillation de la colonne vertébrale, avant, arrière, et rétablissement automatique de la symétrie, de la grande symétrie des bipèdes : à gauche, à droite, à gauche, à droite, à gauche, à droite, à gauche, à droite, il faut garder l’axe, à gauche, à droite, garder l’axe, garder la ligne centrale, et progresser, avancer, vaincre l’inertie de l’air et des obstacles, foncer, forcer les barrages, faire un trou dans la muraille de l’atmosphère, défoncer, se faire tunnel, corridor très long et très pur qui s’ouvrira un jour sur des domaines paradisiaques.
Paoli dépassa le terrain d’aviation. Devant lui, c’était toujours le magnifique faisceau de la route, blanche, lumineuse, où le soleil régnait à perpétuité. Les voitures passaient tout près de lui, maintenant, elles le frôlaient en actionnant leurs klaxons. Mais Paoli n’entendait rien, ne voyait rien, en dehors de ce tapis royal et éclatant qu’on déroulait devant ses pas. Tout à coup, il lui sembla entendre des détonations, quelque part au fond de sa tête ; cela sortait lentement, et cela tombait régulièrement, avec une alternance de graves et d’aigus. La joie envahit alors Paoli, et avec un enthousiasme fébrile, il se mit à crier, pour lui tout seul, pour personne d’autre que pour lui :
« C’est le rythme ! C’est le rythme ! J’ai retrouvé le rythme ! »
C’était le rythme du début de la journée, en effet, le bruit mathématique des percussions de l’eau sur la bassine renversée, là-bas, au fond de son studio, et qu’il retrouvait maintenant, sur la route. Avec un bonheur grandissant, il se mit à marcher selon le rythme des gouttes, en suivant le couloir immaculé, étincelant, absolument désert. Les voitures ralentissaient pour l’éviter, tandis qu’il avançait, seul au milieu de la route ; mais les coups de klaxon et les injures l’évitaient aussi, comme s’ils n’avaient fait qu’appartenir à la réalité universelle, jamais méprisable, au gigantesque concert de bruits et de couleurs, à la symphonie éternellement calme, éternellement vivante, de la vérité posée à plat sur le monde, comme s’ils n’avaient été qu’une parcelle mouvante, comme lui, comme les autres, qu’une poussière minuscule flottant dans le corps infiniment exquis, infiniment divin de la matière.