La fièvre

Pour tout dire, Roch était plutôt le genre de type à omoplates saillantes ; pas tellement grand, il avait un squelette qu’on voyait partout sous la peau, spécialement au niveau du thorax où les côtes dessinaient une série d’arcs de cercle. Des épaules, des coudes et des genoux pointus, quelques muscles qui ressemblaient à des tendons, et surtout une longue face famélique, au nez crochu, aux yeux enfoncés et aux joues creuses, accentuaient cet air général de caricature. Il n’était pas laid pourtant, on pouvait même à la rigueur le trouver beau en dépit de sa maigreur singulière. Quand il marchait, Roch balançait maladroitement ses bras, à contretemps, ce qui disloquait le rythme de ses jambes. Il ne riait jamais, sauf un léger sourire qui était là en permanence sur ses lèvres, comme s’il y avait une plaisanterie qu’il n’arrivait pas à oublier. Il parlait vraiment peu, de sorte qu’on ne pouvait rien dire de sûr à ce sujet. Il ne buvait pas, et fumait de temps à autre une cigarette américaine. Personne ne le connaissait vraiment, pas même sa femme Élisabeth, et on ne lui trouvait pas d’amis. Il travaillait chaque après-midi et chaque soirée dans un bureau de renseignements pour le compte de la compagnie de voyages Transtourisme. Cela lui laissait la matinée de libre, et il en profitait de diverses manières suivant la saison. L’hiver, en dormant, l’été, en allant à la mer.

C’était l’époque où Roch allait se baigner tous les matins ; comme d’habitude, ce jour-là, il sortit de sa maison, aux limites de la ville, prit sa bicyclette et se rendit vers la mer. Il pédala longtemps en plein soleil, longeant la côte. Puis, arrivé à un certain tournant de la route nationale, près du cap, il s’arrêta et descendit de son vélo. Il mit en place l’antivol sur la jante de la roue avant, sauta par-dessus le parapet et dégringola à travers la colline pleine de ronces et de cailloux jusqu’au bord de l’eau. Arrivé en bas, il obliqua vers la gauche et longea une série de rochers abrupts. Quelques mètres plus loin, il y avait une sorte de petite crique où flottaient des détritus. C’est là qu’il se baigna, très vite ; pour se sécher, il s’installa sur une pierre plate, en plein soleil. Il était encore tôt dans la matinée, et aussi loin que Roch pouvait regarder, s’il s’était donné la peine de regarder, il n’y avait personne.

Le soleil était brûlant, et les petites gouttelettes qui s’étaient accrochées à sa peau, tout autour du visage, s’évaporaient rapidement. À leur place, il restait une série de halos minuscules, faits de sel séché, qui tiraillaient l’épiderme. Cela aussi faisait mal ; c’était comme d’avoir son corps nu livré aux fourmis, et de sentir les milliers de mandibules mordre frénétiquement dans la chair vive.

Roch se leva et se baigna à nouveau. Quand il sortit de l’eau, il constata que le vent s’était levé. C’était un vent d’est, assez frais pour la saison, qui soufflait par brusques rafales. Roch s’allongea à demi sur sa dalle de pierre et alluma une cigarette ; le vent éteignit par trois fois son briquet. Il fuma ainsi, le temps d’une cigarette, puis il se recoucha sur le dos et ferma les yeux. Sur l’écran de ses paupières, des bulles rouges et violettes se mirent à danser. Elles nageaient dans tous les sens, avec de curieux dérapages vers la gauche, ou bien se réunissaient parfois, s’aggloméraient en formant des figures incertaines ; tête de cheval, Afrique, papillons de nuit, gerbes de fleurs, poulpes, volcans, tête de mort.

Quand il eut assez de tout ça, Roch se leva, s’habilla et regagna la route. Comme il enfourchait son vélo, la sirène de midi résonna au loin, au-dessus de la ville. Des vapeurs brouillées s’élevaient à l’horizon, tout près des montagnes, et le soleil était blanc derrière un mince rideau de brume.

Roch se mit à pédaler sur la route. Des voitures le dépassaient de temps à autre, avec un bruit très doux. La chaleur était totale, invincible. Elle avait rendu l’air compact, et Roch avait à traverser sans arrêt des sortes de nappes visqueuses, étouffantes, qui avançaient en sens inverse. Puis il longea un boulevard planté de platanes, tourna à droite, remonta une rue en pente, tourna à gauche, passa une demi-douzaine de carrefours, deux feux rouges, tourna encore à droite dans une ruelle bordée de terrains vagues, et s’arrêta devant chez lui.

Il plaça l’antivol sur la roue avant, laissa la bicyclette contre le mur de l’immeuble et monta les escaliers. Au palier du quatrième, il s’arrêta devant la porte de droite, sonna et attendit. Au bout de quelques secondes, il y eut un bruit dans la serrure de la porte ; une jeune femme aux longs cheveux noirs apparut.

« Ah, c’est toi, entre. »

Roch la suivit dans l’appartement. Il referma soigneusement la porte, posa en passant les clés de l’antivol sur une table, dans l’entrée, et se dirigea vers la cuisine. C’était une pièce assez grande, orientation nord, occupée par une table de bois blanc. Les volets étaient tirés, et dans la pénombre, on voyait la lueur bleue du réchaud à gaz en train de faire cuire quelque chose dans une grosse marmite. La jeune femme portait un tablier de nylon déboutonné. Roch passa devant elle et alla se laver les mains au-dessus de l’évier. Tandis qu’il s’aspergeait la figure afin d’enlever le sel, la femme dit :

« L’eau était bonne ? »

« Très bonne », grogna Roch ; « tu aurais dû venir. »

« Avec cette chaleur… »

Roch s’essuya les mains et le visage avec le torchon à vaisselle. Puis il retourna dans l’entrée et chercha le journal. « Où est le journal ? » cria-t-il sans tourner la tête.

« Quoi ? » dit-elle.

« Où as-tu mis le journal ? » répéta-t-il.

« Dans la chambre », dit la femme ; « sur le lit, dans la chambre. Il y a une lettre pour toi. »

Roch entra dans la chambre ; sur le lit défait, il y avait le journal et une lettre. Roch retourna dans la cuisine, s’assit sur un tabouret, posa le journal sur la table, à côté d’une assiette, et ouvrit l’enveloppe avec la pointe d’un couteau.

« On mange bientôt ? » demanda-t-il en dépliant la lettre.

« Cinq minutes », dit sa femme ; « tu as faim ? »

« Hm… »

« Les pommes de terre seront cuites dans cinq minutes. »

Roch commença à lire la lettre. C’était écrit d’une petite écriture fine, au stylo, sur du papier à carreaux.

« Mon cher Roch, chère Élisabeth,


« Je vous envoie ce petit mot d’Italie, où je continue mon périple. Je suis passé par Milan et Bologne, et aujourd’hui, je fais étape à Florence. Tu trouveras d’ailleurs dans l’enveloppe une carte postale achetée à Florence. Ici, la chaleur est très forte mais le paysage n’en est que plus beau. J’ai visité tous les monuments et tous les musées et j’ai vu pratiquement tout ce qu’il y a à voir ici. C’est très beau. J’espère que vous aurez l’occasion de faire ce voyage un de ces jours, je crois que ça en vaut la peine. J’ai écrit l’autre jour à maman pour lui donner des nouvelles. — J’espère que sa sciatique ne la fait pas trop souffrir. J’espère que tout va bien de votre côté, et que vous ne souffrez pas trop de la chaleur. L’autre jour, à Milan, j’ai rencontré Emmanuel qui était là de passage avec sa femme. Nous avons évoqué quelques souvenirs. Il m’a dit qu’il comptait passer vous voir à la fin des vacances, avant de rentrer à Paris. Il paraît qu’il travaille maintenant pour une fabrique de réfrigérateurs et qu’il est très bien payé. Voilà les nouvelles. Je serai à Venise mardi prochain, et j’y resterai une quinzaine de jours. Je ne te donne pas mon adresse, mon cher Roch, parce que je sais que tu ne m’écrirais pas. À bientôt donc, je vous embrasse.

« Antoinette. »

Roch se pencha sur son tabouret, chercha l’enveloppe et sortit la carte postale. Sur la photographie, on voyait une sorte de jardin plein d’herbes, des fleurs rouges, un cèdre et, un peu partout autour de l’herbe, des colonnes jaunes qui formaient des arcades. L’ombre du cèdre rayait le sol, sous les arcades, avec des zébrures régulières, et le coin de ciel, à gauche de la photographie, était colorié en bleu criard. De l’autre côté de la carte, au-dessus de l’emplacement réservé à la correspondance, il y avait d’écrit :

FIRENZE

Museo S. Marco — Il Chiostro
Musée de S. Marc — Le Cloître
Museum of S. Marc — The Cloister
Markus Museum — Der Kreuzgang

Quand Roch eut fini de tout lire, il déposa la carte postale et la lettre sur la table, près de l’enveloppe. Élisabeth sortit les pommes de terre de la casserole et les mit dans les assiettes ; puis elle déplia un papier gras, en retira deux tranches de jambon et les posa dans chaque assiette, à côté des pommes de terre.

« Qui est-ce ? » demanda-t-elle.

« Rien — ma sœur », dit Roch.

« Pourquoi écrit-elle ? »

« Pour rien, elle est en Italie. »

« Ah ? Je ne savais pas. »

« Moi non plus — elle est à Milan, à Venise, un endroit de ce genre. Enfin, tu verras, elle a même envoyé une carte postale. »

Et il montra avec la pointe de son couteau la photographie. La jeune femme prit la lettre et la carte, les lut brièvement, et les reposa sur la table, à côté d’elle.

« Elle est à Florence », dit-elle.

« Oui, c’est ça, à Florence », dit Roch.

« Ça doit être beau. »

« Ouais », dit Roch.

Puis elle commença à manger les pommes de terre. Roch, lui, avait déjà presque fini.

Après le yaourt, Roch se leva de table, prit le journal et alla s’allonger sur le lit, dans la chambre. La chaleur était très lourde, à présent ; le soleil descendait doucement le long des volets fermés, et des bruits couraient dans l’atmosphère comme des bulles. Tout était moite, les murs, le parquet, le plafond, les draps du lit, le papier du journal. Roch transpirait imperceptiblement, de la poitrine et du dos. Il baignait dans une sorte de pellicule humide qui le collait à la surface du matelas. Pas le sommeil, mais un état de fatigue doucereux, un accablement de tous ses membres, le tenaient cloué sur place. Il déplaçait avec peine les grandes pages du journal, et ses yeux sautaient difficilement d’une ligne à l’autre ; ça faisait qu’il relisait constamment la même phrase, le même morceau de phrase, le même mot, sans comprendre, sans démêler, désespérément ; les nouvelles venaient des antipodes, avaient sauté les barrages des océans et des montagnes, pour lui, pour lui seul. Et il n’était même pas capable de les accueillir. Il voyait ces mots, représentatifs de portions de terres lointaines, ces condensés d’aventures bizarres et mystérieuses, les bouts d’épopée que les hommes des quatre coins du monde laissaient traîner là, sur cette feuille de papier, en énigmes. Mais jamais il ne pourrait les comprendre. Il resterait toujours, comme prisonnier d’une baignoire, perdu au milieu de ses remparts de vapeur, isolé, berné, engoncé dans cet après-midi de canicule, les doigts collés sur la feuille de papier journal qui déteint, les oreilles pleines des bruits de sa femme en train de faire la vaisselle, de l’autre côté de la cloison.

En dehors de lui, pourtant, au-delà de ces murs, à des milliers de kilomètres, des événements avaient pris place, des péripéties rares et absurdes, dont l’écho arrivait jusqu’à lui, semblable à une rumeur de foule en colère. On passait des océans, des plaines, des villages tassés au fond des vallées, on survolait des cratères, des réseaux de chemin de fer, des lignes à haute tension, des lacs grands comme des crachats, et on arrivait sur les lieux de l’histoire. Tout avait été préparé, mûri, et les faits étaient écrits sur la terre comme sur le journal, carrés, insérés au milieu d’autres, résumant avec douleur, avec compassion, les autres exploits et les autres massacres.

« À Gainsville (Georgie) une bagarre a éclaté entre les clients blancs d’un café, et des Noirs qui tentaient de pénétrer dans une salle de billard. Quatre jeunes Blancs ont été arrêtés. Un Blanc a été blessé d’un coup de bouteille.

« Mais c’est surtout dans l’Alabama, fief de la ségrégation dans le Sud des États-Unis, que les tentatives des Noirs suscitent le plus de heurts. Si, à Birmingham, les choses se passent relativement bien, il en va autrement à Bessemer, banlieue industrielle, où cinq Noirs ont été attaqués par des Blancs munis de battes de base-ball alors qu’ils essayaient de se faire servir dans une cafeteria. À Selma, toujours dans l’Alabama, où se déroule actuellement une campagne intégrationniste, en faveur du vote des Noirs, neuf jeunes Noirs ont été arrêtés sous des prétextes divers.


INCIDENTS


« Lundi, cinquante-cinq Noirs et six Blancs avaient été appréhendés dans la même localité. À Tuscaloosa, quatre Blancs ont expulsé d’un restaurant des Noirs qui tentaient de s’y faire servir, cependant que d’autres Noirs ne rencontraient pas d’opposition dans deux autres restaurants de la ville, et même réussissaient à se faire donner une chambre dans un hôtel « blanc ». À Atlanta, le tribunal a cité à comparaître un Blanc ségrégationniste, parce qu’il avait menacé des Noirs de son revolver, alors qu’ils essayaient de s’asseoir dans son restaurant. »

La violence éclatait partout, les poings se fermaient et frappaient la chair aux endroits sensibles. Des nez cassés, des dents arrachées, des tempes ouvertes, le sang se mettait à couler doucement, doucement. La peau se bleuissait sous les matraques, les cheveux étaient collés par une sueur mauvaise, et dans quelques poitrines, les cœurs battaient la chamade, tressautaient follement. Dans la gorge rétrécie, l’air ne passe plus ; des longs frissons froids remontent la colonne vertébrale, et il semble que tout le corps devienne mou, flasque, désossé. Les jambes flageolent, les bras n’ont plus de force, et à l’intérieur du crâne où résonnent les coups, les idées sont mortes, la machine à idées tourne sur elle-même, fanatiquement dans le vide ; les histoires des crimes sont terribles, car plus rien n’a de raison. Les mâchoires serrées, les yeux extrêmement mobiles, des groupes d’hommes circulent dans les rues, en portant des bannières. Des lambeaux aux fenêtres, des pans de murs hauts comme des montagnes bouchent l’horizon. Tout s’est fait labyrinthe, tout s’est fait souffrance et meurtrissure. Les corps, les millions de corps étendus dans la boue, décharnés, dans les flaques sanglantes. Et sur eux, une forêt vierge pousse, qui étrangle la terre et déchire les chairs ; une forêt de racines vivantes qui plonge profond vers le fond du sol, et dégage autour d’elle sa fade odeur de souffrance.

Les cris éclatent partout, rythment une sorte de mélopée repoussante, un chant de l’agonie. Toutes les gorges râlent ensemble, dirait-on, et l’on n’entend que le bruit des respirations qui rampent, raclent, imbibent l’immense fossé. Le monde se termine dans un caveau, non, dans une chambre, dans une grande pièce aux volets fermés, au lit en désordre, où les habits ont été abandonnés sur les chaises, où règne l’odeur de journées de transpiration et de cigarettes, quelque chose comme une salle commune, un dortoir d’hôpital, et où brûle, sans arrêt, avec rage, d’une lumière blafarde et grise, une seule ampoule électrique, pendue nue au bout d’un fil.

Dans tout ce désordre, au milieu de cet air empoisonné, les paroles du journal se sont décomposées et ont écrit, d’un seul coup, sur une grande feuille blanche, comme à l’intérieur d’un rêve, ceci :

Hors de mon crâne et de mes yeux

montaient les lentes processions d’hommes

fous et leurs bannières claquaient au vent

comme des coups de poing,

portant écrit sur la toile déchirée

« COLÈRE »


Ils marchaient en rangs serrés, lourds,

puissants comme des taureaux, et la sueur

coulait sur leurs fronts.

Ils étaient laids, mais douloureux.

La ville entière avait fui devant eux,

quittant brutalement maisons et échoppes,

abandonnant en silence tout ce qui aurait pu les encombrer.


C’était toujours la nuit, et ils marchaient

sans s’interrompre, tournant et tournant

dans les ruelles vides.

Les bannières blanches claquaient sur leurs

têtes, portant écrit

« COLÈRE »

et ils semblaient d’épais vaisseaux en ruine

écroulés dans d’épouvantables

efforts de naufrages !


Ils mirent la nuit entière à mourir

et malgré la force de leurs poitrails noueux

ils tombaient les uns après les autres,

la face dans les ruisseaux,

les mains enfin desserrées.

Leurs yeux bêtes continuaient à fixer

une espèce de jour problématique, un

peu honteux, qui éclairait doucement

le velours noir des égouts.

Voilà

voilà pourquoi ils sont morts

ils sont morts pour vous.

Et plus loin, plus tard, cet autre texte, fixé dans le papier du journal, ineffaçable, et pourtant tellement fuyant, ce misérable attentat, nu, sordide, toujours présent dans le monde, et à quoi on participe, petit à petit, sans y croire, en prisonnier de sa baignoire. Oui, cela est sûr, cet événement, ce crime, cette pulsation infime qui monte en soi, qui résonne, qui se répercute, qui fait vraiment mal, avant de se dessécher et de périr sous forme de mots.

AMIENS. — Inculpé d’assassinat et de vol qualifié, Roger Boquillon, 23 ans, ouvrier agricole à Outrebois, a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité par la cour d’assises de la Somme.

Le 22 janvier dernier, à Ham-Hardival, petite localité proche de Doullens, Mlle Marthe Morel, 73 ans, épicière et débitante de boissons, était assaillie par son client qui venait de se faire servir un verre de vin.

L’inculpé, avec un poignard, trancha la gorge de la septuagénaire, dont le corps fut retrouvé derrière le comptoir, baignant dans une mare de sang. Le criminel vola le contenu du tiroir-caisse, une petite somme de 20 à 30 fr, et ne chercha pas à fouiller la maison où l’on retrouva, dans une armoire, les économies de Mlle Morel, une liasse de 20 000 fr.

Arrêté le lendemain, Boquillon ne fit aucune difficulté pour avouer son forfait, précisant simplement qu’il était hanté par le désir de tuer la vieille femme.

Voilà. Ces vieilles femmes sont mortes, comme ça, sans difficulté ; leurs vies, en un cri rauque et déchiré, ont été étouffées dans un mouvement brusque qui s’est abattu sur elles comme une marée. Elles ont quitté leurs peaux, leurs vieilles peaux sèches où elles avaient été jeunes et belles jadis. Et les voilà entrées au plus profond d’elles-mêmes, dans ce trou noir qu’on porte tous au fond des entrailles ; plongées dans le silence, dévêtues, dépouillées, aspirées.

Une sorte de frémissement étrange monta dans le corps de Roch ; assis sur le lit, le journal déployé entre ses mains, il ne bougea plus. Les yeux ouverts, fixant droit devant lui, du côté de l’armoire à glace, il laissa venir l’onde brûlante et froide à la fois, partie depuis la plante de ses pieds, remontant rapidement les membres, soulevant au passage les forêts de poils, grignotant la chair et la peau ; arrivée à la hauteur du thorax, l’onde devint secousse, s’étendit en multiples ramures, ligota le torse entier à la manière de tentacules, mordit, suça, brûla comme un fer rouge. Puis, d’un seul coup, le frisson atteignit la nuque, et la tête ; il rayonna en étoile, renouvelant sans cesse son explosion nerveuse, triturant la vie de Roch, écartant les bribes les unes des autres, détruisant des tendons et des muscles, écartelant, bâillant des mâchoires comme une sorte de séisme ; dans les veines, maintenant, ce n’était plus du sang qui coulait, mais de la lave en fusion, un vrai sérum de dragon qui faisait tout éclater sur sa route. Roch se contracta sur le lit, sentit la douleur se répandre ; il claquait des dents.

Le spasme ne dura pas longtemps ; peut-être trois secondes en tout, peut-être moins. Roch se retrouva allongé sur le côté, haletant. La sueur avait jailli de son dos et de son visage. Le journal était tombé par terre, au pied du lit.

Étonné, Roch regarda la chambre, autour de lui ; pourtant rien n’avait changé. Les murs étaient recouverts de la même tapisserie jaune sale, les volets étaient toujours fermés, la table à sa place, devant la fenêtre, et l’ampoule électrique au bout de son fil, sous l’abat-jour en fer-blanc. Les bruits de vaisselle résonnaient toujours dans la cuisine, à quelques mètres. Et, au-dehors, le soleil continuait à glisser sur la peinture écaillée des persiennes, pareil à une grosse limace phosphorescente.

Roch se redressa et voulut se lever. Une étrange faiblesse s’empara soudain de lui, et il dut se rasseoir. Il se baissa et ramassa le journal. Mais il le rejeta bientôt sur les draps, et chercha sur la table de nuit le paquet de cigarettes de sa femme et les allumettes. Avant de prendre une cigarette, il regarda la boîte de carton ; c’étaient des cigarettes à la menthe, Consulate, ou quelque chose de ce genre. Il fuma quelques secondes, bougeant le moins possible, puis il appela sa femme. Elle apparut dans l’encadrement de la porte, un torchon à vaisselle dans la main gauche, écartant une mèche de cheveux de l’autre main. Elle regarda Roch et dit :

« Qu’est-ce qu’il y a ? »

« Donne-moi un cachet d’aspirine », dit Roch ; « j’ai mal à la tête. »

Elle disparut un instant, puis revint en portant un cachet et un verre d’eau. Roch but très vite. Il rendit le verre.

« Tu as mal à la tête ? » dit Élisabeth.

« Oui. J’ai eu des frissons », dit-il. « J’ai dû attraper froid. »

« Avec cette chaleur ? »

« Il y avait un peu de vent, à la plage. Quelle heure est-il ? »

« La demie bientôt », dit Élisabeth.

Roch se leva et fit quelques pas. Ses forces étaient revenues. Il s’étira.

« Bon. Je vais partir au bureau », fit-il.

La jeune femme défit son tablier.

« Je vais sortir faire quelques courses, tout à l’heure », dit-elle ; « tu veux que je te prenne à l’agence, à sept heures ? »

« Non, non, rentre directement. Je te retrouverai ici. »

« Tu es sûr que tu ne veux pas que je te retrouve en ville ? »

« Non, il vaut mieux qu’on se retrouve ici. Moi je ne suis pas sûr à quelle heure j’aurai fini, au bureau », dit Roch.

« Comme tu veux », dit Élisabeth.

Roch prit un peigne, se coiffa devant l’armoire à glace et marcha vers la porte.

« À tout à l’heure », dit-il.

« À tout à l’heure », dit Élisabeth.

Et il sortit. Dans la rue, au bas de l’immeuble, il hésita un moment devant sa bicyclette ; puis il décida d’aller à pied.

À cinq cents mètres, les frissons recommencèrent. Délicatement d’abord, effleurant sa peau comme un souffle d’air ; puis de plus en plus brutalement, de plus en plus profondément, horripilant sa peau d’une série de morsures féroces, secouant ses nerfs, s’épanouissant en chaos électriques, avec rage, brûlures, suée, avancées fulgurantes de piqûres de guêpes, montées de chaleur dans son sang, venin aussi ; Roch marcha sur le trottoir, raide, en plein soleil. La transpiration recommençait à mouiller sa chemise dans le dos et sous les aisselles. Il n’y avait rien à faire. Il fallait avancer quand même, l’esprit en alerte, prêt à résister à la moindre défaillance de ses jambes ou de sa colonne vertébrale.

Devant lui, la rue s’étendait, absolument blanche de lumière. Les voitures garées le long du trottoir sentaient des odeurs bizarres de peinture bouillante et de pneus fondus. Des passants venaient à sa rencontre, lourdement, peinant le long des murs. À un carrefour, un agent de police attendait au milieu de la chaussée, avec son ombre tassée à ses pieds. Des pigeons tournaient en rond au bord des ruisseaux, les têtes extrêmement mobiles, à la recherche des miettes de pain tombées d’une nappe, là-haut, au troisième étage. Par endroits, le trottoir avait été réparé avec des plaques de goudron qui poissaient sous les semelles des chaussures. Et au-dessus des cubes des maisons, par-dessus les toits de tuiles et de zinc chauffés à blanc, le ciel était vide, bleu.

Roch tourna dans une rue bordée de marronniers. Il marcha quelque temps, comme ça, du côté de l’ombre ; puis il sentit qu’il allait lui être difficile d’aller plus loin. Il était trempé de sueur des pieds à la tête, le sang brûlait dans ses veines, et ses mâchoires claquaient sans arrêt.

Il chercha des yeux une fontaine, en aperçut une de l’autre côté du trottoir, au soleil, et traversa. Son corps tremblait ; il dut s’appuyer d’une main sur la fontaine, tandis qu’il se penchait et buvait l’eau, la bouche collée à même l’orifice du robinet. Il but beaucoup, plus d’un demi-litre, probablement. Puis il se releva, alourdi, et regarda autour de lui.

Le paysage de la ville était toujours brûlant ; mais à pré-ment, c’était comme s’il jaillissait des étincelles électriques de toutes parts. De grosses étincelles violacées qui brillaient aux angles des murs, sur les rebords du trottoir, près des réverbères, et sur les troncs des arbres. Peut-être était-il pris au centre d’un orage magnétique, dans une tourmente invincible où les éclairs étaient ramassés sur eux-mêmes, des boules de feu enfermées dans leurs gangues, prêtes à exploser à chaque seconde. Le soleil, du haut du ciel, avait bombardé de ses rayons toute cette surface de terre, l’avait pénétrée de ses flèches brûlantes ; on n’échappait pas aussi facilement à la fureur des éléments ; les astres avaient déclaré la guerre à la terre, sans doute ; la chaleur s’était accumulée dans la matière, comme ça, pendant des jours. Et maintenant, tout était devenu braise et cendre, on marchait sur un grand tapis de feu qui couve. Un vent léger, un rien, pouvait déclencher à chaque seconde l’incendie, faire jaillir les flammes hautes comme des maisons, déverser dans les rues des torrents de napalm, mettre le feu aux poudres, ou mieux, donner le signal de départ d’un cataclysme infini, d’une implosion où toutes les choses entreraient en elles-mêmes, s’évanouiraient, disparaîtraient dans un gouffre de violences enchaînées.

Roch, titubant près de la fontaine, regarda le soleil avec inquiétude. Là-haut, seule dans l’espace, la boule ronde était terriblement blanche ; elle flottait sur le ciel, elle courait, et de drôles de cercles concentriques nageaient autour d’elle, indéfiniment, fuyant vers la périphérie comme des ondes. Le sol sans défense était offert à ses coups, et l’avalanche de la lumière tombait avec une sorte de frénésie irréelle. Tout ce qui était plat sur la terre, tous les toits et toutes les terrasses, les rues, les plaques des égouts, la mer, tout était meurtri sans pitié. Et on aurait dit que les objets fondaient sous ce regard éblouissant, qu’ils se liquéfiaient peu à peu ; encore quelques années, quelques jours, quelques heures peut-être, et le sol deviendrait une nappe gazeuse, une vague vapeur argentée qui fumerait lentement, qui s’étirerait le long des marécages, qui s’élèverait et puis se perdrait dans l’espace. C’était cela, on était en train de se transformer petit à petit en nébuleuse. Roch ferma les paupières, mais l’astre cruel resta marqué sur ses rétines, continuant à creuser un trou noir, comme une vrille, continuant à ronger le voile de sang, au fond de sa tête.

C’était cela, la maladie quotidienne ; l’insolation de tous les jours. Les hommes et les femmes s’abritaient comme ils pouvaient dans leurs cabanes, mais, derrière leurs volets, il y avait toujours l’idée de cette attaque qui déferlait sur la ville. Une paix effrayante pénétrait les interstices de leurs murs de plâtras, faisait éclater les recoins de pierre et d’argile. La terre se fissurait dans tous les sens, et les arbres étaient soulevés du sol, lentement, par cette respiration de monstre. Nulle part on n’était à l’abri. Même au fond des eaux, dans les cachettes pleines d’algues, les lamproies et les raies se réveillaient, et rampaient sur la vase, à l’approche d’un invisible ennemi. Leur planète froide et chaude n’était plus sûre, désormais. Elle tournait autour du soleil, dans le vide, et les rayons de lumière la disloquaient.

Cette lumière, qui avait apporté la vie, maintenant elle apportait la mort dans ses ondes, et bientôt, dans quelques siècles seulement, tout serait fini. C’était cela qui rendait chaque touffe d’herbe et chaque morceau d’animal si inquiétants, si fluides. D’eux il ne resterait rien, pas un os et pas une ruine, pour raconter leur brève et minuscule histoire. Roch s’était remis à marcher sur le trottoir, et ses yeux regardaient tant qu’ils pouvaient les moindres détails. Les morceaux de bois, les granulations de la pierre, la peau luisante des peintures. Les automobiles étaient belles, incendiées en plein soleil, réverbérant sauvagement les prismes de lumière. Les arbres, de l’autre côté de la rue, dressaient au milieu de ces espèces de basalte leurs troncs ridés et leurs masses de feuilles. Un chat marchait de porte en porte, avec des gestes souples de grand fauve, s’immobilisant parfois en un quart de seconde, puis repartant et se coulant dans les coins de muraille. Des hirondelles fusaient entre les toits.

Quelque part, par là, un gros homme au crâne chauve se rendait à son bureau, une mallette de cuir pendue à sa main droite. Une petite vieille traversait la rue sans rien regarder, comme une sourde, et montait difficilement sur le trottoir d’en face.

Roch avançait maintenant au centre de la ville. Une fatigue malsaine s’était emparée de ses jambes et de ses épaules, et toutes ses articulations étaient douloureuses. Son visage ruisselait de sueur, mais personne n’y prenait garde, pas même lui ; car tout, autour de lui, transpirait de la même façon. Les immeubles, les vitrines, la chaussée n’étaient que sueur. L’air aussi était humide, collait dans la gorge et à l’intérieur des poumons comme un linge mouillé. Seul, le soleil, parfaitement sec, continuait son œuvre de désintégration. Face à lui, la terre était une vraie montagne de peau, sur quoi les gens marchaient comme de la vermine ; et cette peau rendait son eau.

C’est comme ça que Roch arriva à un grand carrefour, dont le centre était occupé par une place. Avec une peine inouïe, Roch traversa la chaussée et alla s’asseoir sur un banc, au milieu de la place. Près de lui, il y avait une sorte de jardin d’enfants d’où venaient des cris aigus. Roch resta prostré quelques minutes, le temps de reprendre son souffle. Mais il ne parvenait pas à rétablir le rythme d’une respiration normale. Comble de tout, son cœur, jusque-là inconnu, se révéla soudain à lui, frappant comme une brute à l’intérieur de sa poitrine.

Des brumes se mirent à passer devant ses yeux, sans arrêt ; là-bas, sur le trottoir d’en face, les maisons se gondolèrent lentement, comme agitées par un vent furieux. Et les gens marchaient à travers un écran liquide, tordus, ondulatoires, colonnes de petits bonshommes noirs faits de fil de fer. Roch se replia sur lui-même, croisant ses bras à la hauteur de l’estomac, pour conjurer la tempête qui passait en lui. Des liquides brûlants essayaient de remonter sa gorge, et il fallait déglutir, continuellement. Les frissons montaient à l’assaut de son corps tout entier, maintenant ; ils partaient de tous les côtés à la fois, des pieds, des reins, de la nuque, des cheveux. Leurs vagues se croisaient sur la peau, descendaient, remontaient, allaient de long en large, troublant tout sur leur passage.

Roch laissait faire. Il se défendait tant bien que mal, contractant le diaphragme, serrant ses mâchoires, essayant de retenir, dans la mesure du possible. Il ne fallait pas qu’il lâche, sinon tout serait devenu vague et frissonnant, sur sa peau ; son visage s’en irait en eau, le nez, les yeux, les oreilles, les cheveux, tout ça s’écroulerait, tomberait en pourriture, le quitterait comme de la mousse. Et ses bras, et ses jambes : c’était sûr qu’ils tomberaient par terre, si Roch cessait de les retenir l’espace d’une demi-seconde.

Les gens, là-bas, qui passaient, ne s’en doutaient pas, eux. Leurs corps étaient solides, leurs membres souples et musculeux. Tout tenait chez eux. Alors ils pouvaient avoir les yeux ailleurs, ils pouvaient lorgner les femmes, scruter les vitrines ; rien ne les empêchait de traîner au bord des trottoirs, le cerveau vide, délicieusement vivants. Et pourtant, à tout bien considérer, eux aussi connaîtraient un jour cette ignominie ; leurs ligaments deviendraient mous, leurs os casseraient comme du verre, et leur chair, leur chair succulente s’en irait en pourriture, dans les caveaux de famille, sous les mausolées de faux marbre, avec des orchidées en matière plastique, et, écrit sur une plaque biseautée, quelque chose dans le genre de

Étienne Albert Guigonis
né le 12 janvier 1893
rappelé à Dieu le 25 juin 1961

Les gens se promenaient tranquillement dans ces rues, au soleil ; ils déambulaient dans leurs peaux de vieillards, ils portaient haut leurs têtes de mort, balançaient mollement leurs tibias et leurs cubitus. Ils passaient devant les affiches, entraient dans les magasins, palpaient des étoffes, des poulets. Ils fumaient, debout devant l’arrêt d’autobus, les yeux cachés par des lunettes opaques. Leurs chemises et leurs robes étaient mouillées en arc de cercle, sous les bras. Leurs pieds frappaient fort le ciment du trottoir, avec des rythmes réguliers : brouhahas des semelles d’hommes, cliquetis rapide des talons de femmes. Un prêtre en soutane avançait énergiquement au milieu de la chaussée, en train de traverser la rue de biais. Plus tard, une voiture de pompiers surgissait à l’entrée de la place, et se mettait à tourner à une allure folle près des trottoirs, zigzaguant au milieu des automobiles en actionnant sa sirène. Quelque part, près des collines, un bout de jardin était en feu, à cause de l’imprudence d’un gamin qui voulait brûler une poignée de mauvaises herbes. Le vent avait un peu soufflé, et bientôt, devant la terrasse, le feu se répandait en élargissant son cercle, très vite, avec de drôles de ronflements. Le palmier commençait à flamber comme une torche, déversant dans le ciel des flots de fumée noire, quand les pompiers sont arrivés au bout de la rue.

Roch se leva et recommença à marcher. Il traversa lentement la place, en longeant le jardin. Sur des bancs, des vieilles femmes en robe d’été, quelques-unes goitreuses, le regardèrent passer. À l’autre bout du trottoir, il y avait un marchand de glaces enfermé dans une petite baraque de bois sur laquelle il y avait écrit :

ERNEST GLACIER

Au-dessus du comptoir, une pancarte se balançait :


Parfums du jour :

ananas

citron

orange

fraise

vanille

chocolat

praliné

moka

melon

tutti frutti

anis

Dans sa cabane, l’homme à lunettes, le crâne chauve, le regarda. Roch continua à marcher. Avant de s’engager sur la chaussée, il s’arrêta au bord du trottoir ; tandis que les voitures filaient devant lui, en répandant des nuages de fumée grise, il leva la tête et regarda à nouveau le soleil ; la boule blanche était toujours à sa place, très haut dans le ciel, cognant sur la terre plus que jamais. Il n’y avait aucun moyen de la fuir. On pouvait courir à perdre haleine, courir sur la chaussée brûlante jusqu’à démolir ses souliers, on pouvait courir pieds nus, tomber, saigner, il n’y avait rien à faire. Le soleil serait toujours là, brillant dans l’air avec la régularité d’une ampoule électrique. Il éclairerait tout, il montrerait tout, sans pitié. On pouvait même essayer de descendre sous terre, de s’enfouir, de se couvrir la tête de cendre et de poussière. En vain. Il serait encore là. De s’enfoncer à l’intérieur d’un trou humide, dans le genre d’un tunnel. Il ferait frais, il ferait nuit. Peut-être. Mais ça n’empêcherait pas le soleil d’être à sa place dans le ciel, et la lumière glisserait à l’intérieur du souterrain, comme un serpent, elle le suivrait partout, sans relâche, pendant des heures, des jours, des années, jusqu’à ce qu’il tombe sur le sol, vaincu. Il avait perdu d’avance. Déjà les fines lames des rayons étaient enfoncées dans sa chair, et elles rongeaient la vie cellule par cellule. Le monde était une bête malade, une sorte d’énorme tumeur cancéreuse, avec des bouillonnements de liquides, des taches blanchâtres, des écoulements de pus, de fantastiques bourgeonnements de peaux mortes qui poussaient dans tous les sens, qui s’enflaient, qui ressemblaient de plus en plus à une chevelure crépue. Il aurait fallu s’en aller, disparaître à jamais de la face du soleil.

Que ce soit toujours la nuit, dans les villes, sur les pans des montagnes ; une nuit légère et magnifique, une nuit sans lune ni étoiles, avec rien qui pût monter et briller dans l’ombre, rien qui pût dégeler les choses. Un noir absolu, ni bleu ni brun, un noir d’aveugle ; où toutes les sources de lumière auraient été anéanties, les braises des cigarettes, les allumettes en train de brûler. Où toutes ces lueurs venimeuses auraient été soufflées. Piétinés, les montres phosphorescentes, les vers luisants, les feux rouges des voitures. Piétinés avec rage, tués à coups de bâton, étouffés sous des édredons. On aurait passé des mois, comme ça, à crever les réverbères, à arracher les yeux des chats, à démolir toutes ces petites scintillations ignobles, qui rongent, qui font mal. Même on aurait fracassé les miroirs, de peur qu’ils ne captent quelque rayon échappé et ne le répercutent au loin, bêtement. Alors, quand il ne serait rien resté sur la terre que ce rideau noir, on s’en serait couvert la tête, et on aurait été bien.

Quand il eut fini de regarder le soleil et de penser à toutes ces histoires extravagantes, Roch s’engagea sur la chaussée et traversa. Il parvint au trottoir opposé, tourna à gauche et suivit une sorte d’avenue très encombrée. Il rasa les murs, pendant cinq bonnes minutes, jusqu’à une sorte de square occupé en son centre par un autre jardin. Roch savait qu’à une des extrémités du jardin, il y avait une fontaine. Il traversa la rue, faillit se faire écraser par un triporteur, et chercha la fontaine. Au hasard, il se mit à marcher dans les allées du jardin, sur le sol couvert de gravier. C’était comme un labyrinthe : les chemins avaient été tracés, semblait-il, sans aucun souci de perspective, et peut-être même avec l’intention maligne de faire perdre la tête aux vieilles femmes qui s’y aventuraient. Des massifs de lauriers, des haies de cyprès bouchaient la vue de tous les côtés, et parfois, au bout d’une série de tournants, d’escaliers, de tonnelles, on tombait sur un cul-de-sac.

Comme entouré d’un nuage de chaleur et de tumulte, Roch marchait au hasard à travers le jardin, à la recherche de l’eau. La plupart des bancs étaient occupés par de vieilles femmes en deuil, qui parlaient, tricotaient, lisaient ou ne faisaient rien, en le regardant passer ; mais Roch ne les voyait pas. Il avançait, contracté, furieux, tous les sens éveillés pour trouver la fontaine. Les tonnelles succédaient aux tonnelles, la lumière blanche, traversant les trous des feuillages, faisait des flaques sur le chemin sablonneux. Des cris d’oiseaux fusaient des cachettes, près des pelouses et, quelque part à l’autre bout du jardin, des enfants hurlaient périodiquement, comme si on les égorgeait les uns après les autres. Quand il n’en resterait plus, quelle paix ce serait ! Roch continua à traverser le jardin, à tourner dans le petit chemin sinueux. Tout d’un coup, il entendit le glouglou de l’eau qui coulait ; il s’arrêta et essaya de repérer la direction du bruit ; cela semblait venir de sa droite. Roch s’engagea dans un autre sentier, marchant vite. Il monta quelques marches d’escalier et tourna autour d’un cyprès. Là, le sentier entrait sous une tonnelle obscure, et n’allait pas plus loin. Roch pénétra dans l’ombre, le front ruisselant de sueur, et il s’immobilisa sur le seuil de la tonnelle. À l’autre bout de la caverne, dans l’ombre, un homme et une femme s’étreignaient avec violence. Ils étaient assis sur un banc, les corps tournés l’un vers l’autre, les bras plongés à l’intérieur de leurs habits, et le haut de leurs bustes, leurs épaules, leurs poitrines, leurs visages étaient si étroitement serrés qu’on ne pouvait les distinguer l’un de l’autre. Crispés dans cette pose, ils ne bougeaient presque pas, sauf la tête de l’homme qui se secouait parfois au milieu des cheveux de la femme, et leurs jambes qui raclaient le sol dans tous les sens, qui avaient parfois de brusques mouvements de marche sur place, dans le genre de réflexes de galvanisme. Roch les contempla un moment, debout à l’entrée de la tonnelle. Il ne sentit pas la fraîcheur des feuilles, comme un toit au-dessus de sa tête, ni le doux parfum des fleurs cachées. Il n’entendit pas le souffle rapide des deux amants, ni la rumeur de la ville qui parvenait jusque-là, faiblement, par à-coups. Pour lui, l’espace de cette tonnelle était devenu quelque chose comme l’enfer, une cabine étouffante et sale, où tout était bouillant d’une chaleur malsaine, sentait la sueur, l’haleine puante, où un étrange bruit monocorde vibrait continuellement dans l’air, comme une sirène, un fracas intolérable qui pénétrait les oreilles et s’installait dans le corps entier, travaillait les organes, emplissait l’estomac d’acide, faisait battre le cœur à une cadence folle.

Roch sentit un dégoût inexprimable entrer en lui ; et pourtant, il n’arrivait pas à détacher son regard des deux silhouettes collées l’une à l’autre. Il était en quelque sorte pris dans de la glu, comme une mouche, et l’air, devenu épais soudain, paralysait ses membres.

À la fin, l’homme l’aperçut et se redressa sur le banc ; la femme tourna la tête de son côté, ouvrit la bouche et dit quelque chose.

Ils restèrent ainsi une ou deux secondes, sans parler, puis l’homme se leva et vint vers Roch.

« Ça vous intéresse ? » dit-il.

« Je — », dit Roch.

La femme se leva à son tour et prit le bras de l’homme.

« Viens, partons », dit-elle.

« Jamais de la vie », dit l’autre ; il s’avança tout près de Roch.

« Je vous ai demandé si ça vous intéresse ? » répéta-t-il.

Roch essaya de parler ; l’homme lui envoya une bourrade et il chancela.

« Qu’est-ce que ça veut dire, venir espionner les gens comme ça ? »

« Je t’en prie », dit la femme, « allons-nous-en. Je t’en prie. »

« Alors ? Vous n’avez pas entendu ? » cria l’homme. « Filez tout de suite, sinon… »

Roch fit un pas en arrière. Mais ses yeux ne pouvaient pas se détacher de l’endroit si chaud, au fond de l’ombre, où l’homme et la femme étaient assis tout à l’heure. Brusquement la colère monta en lui, et une sorte de folie s’empara de son esprit. Comme l’homme revenait à la charge, criant de plus belle :

« Vous allez filer, oui ou non ? »

Et tandis que la femme le retenait par la manche de sa chemise en disant :

« Je t’en prie, je t’en prie »

Roch bondit en avant. Ses mains saisirent l’homme à la gorge et se crispèrent furieusement ; puis elles se mirent à frapper avec rage, au hasard, sur la face, sur le cou, dans le ventre. Ils tombèrent tous deux par terre, se débattant dans le gravier. L’homme se défendait mal et, après avoir reçu une série de coups de poing sur le nez, il commença à saigner. Roch continua à le frapper sauvagement. Entre ses dents serrées, il laissait fuser des cris incohérents : « Han ! Han ! Tiens ! Malade ! Je suis malade ! Je suis malade ! Han ! Tu comprends ! Pas le droit ! Je suis malade ! Pas le droit ! Han ! Han ! » Il sentit la femme qui le tirait par les cheveux, eu criant d’une voix hystérique : « Assez ! Assez ! Laissez-le ! Laissez-le ! » et il la repoussa d’un coup de pied. Au bout de quelques secondes, le combat fut terminé. Roch se releva, hébété, et regarda son adversaire qui rampait par terre ; l’homme avait la chemise déchirée, près du cou, son pantalon blanc était sali de poussière, ses cheveux étaient dépeignés et il saignait du nez. Roch lui-même était en piteux état. Les boutons de sa chemise avaient été arrachés et, en passant la main sur sa bouche, il vit qu’il avait la lèvre inférieure ouverte. Roch contempla la tonnelle encore un instant, puis il s’en alla sans entendre la femme qui l’injuriait. Il redescendit le chemin et se perdit à l’intérieur du jardin.

Un peu plus loin, il trouva la fontaine ; il se lava les mains et la figure, avant de boire. Alors il s’assit sur un banc, à l’ombre d’un platane, et il se reposa en fumant une cigarette.

Ce n’est que plus tard, vers quatre heures et demie-cinq heures, qu’il pensa à son travail. Il quitta le banc, sortit du jardin, et retourna vers la ville. La chaleur était toujours intense, et le soleil ne paraissait pas avoir changé de place. Dans les rues, la circulation des automobiles était lente, difficile. Des coups de klaxon montaient un peu partout dans l’air, et les carrosseries multicolores brillaient. Dans leurs boîtes de métal, les conducteurs avaient des fronts ruisselants de sueur, et les thermomètres devaient indiquer quelque chose comme 33°. Sur les terrasses des cafés, les gens affalés sur des chaises en matière plastique buvaient de la bière. Là, et un peu partout ailleurs, des mouches volaient au ras du sol, se posaient sur les pieds nus dans des sandales, sur les bras. Dans les chambres d’hôtel, des gens faisaient la chasse un prospectus plié à la main. De temps en temps, le prospectus s’abattait sur une table ou sur un drap de lit, et la petite bête légère mourait d’un seul coup, écrasée sur elle-même. Elle ne volerait plus sur les crânes chauves, elle ne marcherait plus sur les pieds suintants, elle ne chercherait plus les taches de café au lait sucré, elle ne dormirait plus à l’envers sur un plafond, elle ne se laisserait plus balancer, accrochée à une ampoule électrique dans le vent. Tout cela était fini ; elle avait terminé sa vie de mouche. Elle n’aurait plus droit à rien, ni tombe, ni épitaphe, ni même un souvenir. D’autres mouches viendraient vite, à sa place, bourdonner près des oreilles des gens sérieux, manger dans les tas d’ordures, et faire briller de convoitise les yeux des araignées.

Mais elles n’étaient pas les seules. La rue vibrait, sous les pieds de Roch, d’une bizarre vie souterraine. Ils s’agitaient tous au sein des profondeurs, les animalcules cachés, les bactéries et les microbes, les parasites ; on aurait dit que tout ondoyait désespérément, dans l’air, dans le sol, sur l’eau ; c’était dans le genre d’une vie confuse, mystérieuse, légère et brève comme celle des mouches, qui gonflait toute la surface du monde. Les choses sécrétaient, sans arrêt, laissaient couler des liquides brûlants. Il y avait des glandes partout, des cloques invisibles qui bouillonnaient au plus profond de la matière. Le trottoir, les murs, le ciel, les peaux des passants étaient de vrais organes, des parcelles vivantes qui tressautaient chacune pour soi, prises par la curieuse maladie. Bien sûr, les morts ne manquaient pas ; mais ce n’étaient jamais des morts définitives. Ce n’étaient que des desquamations, des usures de cellules qui laissaient traîner leur rebut. Et du fond de ces matières abandonnées, des larves naissaient sans arrêt, des grappes d’œufs fermentaient tranquillement dans la chaleur, menaçaient, menaçaient, sortaient de l’inertie, et recommençaient la conquête du monde, avec d’infimes morsures, des brouhahas de pattes et de mandibules, des grignotements féroces. Comme Roch, on déambulait avec lenteur à travers un monde en train de manger, on transportait avec soi, sans savoir, tout le poids fatal de ce menu peuple affamé de vie. On était des sauterelles couchées dans l’herbe, que traînaient les milliers de fourmis millimètre après millimètre, jusqu’à leur tanière ; oui, comme eux, comme eux tous, on était habité, emporté, rongé jusqu’à l’os.

Presque sans s’en rendre compte, Roch s’engagea dans un boulevard largement ouvert. De chaque côté des trottoirs, les maisons étaient hautes, régulières, pleines de balcons et de portes cochères. Elles fuyaient en ligne droite jusqu’au fond de la ville, où se dressait une montagne en forme de volcan. Roch marcha quelques minutes sur le trottoir de gauche, au soleil ; puis il traversa et passa du côté de l’ombre. Quand il arriva à la hauteur du n° 66, il s’arrêta sous un platane. De l’autre côté de la rue, entre une librairie et un antiquaire, il y avait ce grand magasin clair, aux vitrines géantes, sur lequel il y avait écrit en lettres de néon :

TRANSTOURISME

Au fond des vitrines, des affiches colorées avaient été épinglées les unes à côté des autres, dans le genre de « visitez le Portugal », « l’Espagne ardente et mystique », « Mexique terre des Dieux », « la jeune Scandinavie », etc. La porte d’entrée était grande ouverte, et l’on apercevait une maquette d’avion debout sur un socle, dans le hall. Dans la salle, les bureaux s’étalaient en demi-cercle, et des hommes et des femmes s’affairaient dans tous les sens, sans regarder dehors. Roch, à demi caché derrière son platane, observa longtemps le magasin. Il regarda les affiches, les unes après les autres, les merveilleux petits paysages de mer ou de montagne dans lesquels on pouvait entrer à volonté pour oublier le monde. Il circula comme ça à travers une plage blanche bordée d’une mer bleue, et où une jolie fille blonde, corps bronzé et bikini, faisait toujours le même geste du bras, comme pour dire au revoir à quelqu’un qu’on ne voyait pas. Puis il tourna autour d’un château médiéval, perché en haut d’une colline de sapins noirs ; de la brume blanche encerclait le burg sinistre, et les cimes neigeuses étaient immobiles à l’horizon, une muraille rose et grise. Sur le ciel, des lettres noires étaient suspendues : Werfen (Salzburg), Österreich. Ailleurs, c’était un village minuscule, enfoncé dans une crique, qui séchait au soleil ; Roch marcha sur un sentier, le long d’une côte en dents de scie. Il s’étendit sur un tapis d’aiguilles de pin, et il regarda les profils des rochers qui sortaient tout noirs de l’eau violette. Ça pouvait se passer en Grèce, en Turquie, ou bien en Yougoslavie.

Roch pénétra ainsi à l’intérieur de tous les dessins. Il se promena le long des rivages, il escalada les marches d’escaliers dans des villages ruisselants de lumière, à Capri ou en Sardaigne. Il descendit les routes des cols, il longea les chemins creux à Guernesey, il roula en jeep à travers des déserts, en Libye. À Constantinople, il regarda le Bosphore, et à Ténériffe, le volcan. Puis quand il eut assez de tout ça, des Chaussées des Géants et des Temples du Soleil, il entra dans les maquettes des bateaux et des avions, au bord de la vitrine. Il termina son excursion par le Boeing miniature, dans l’entrée.

Des gens entraient et sortaient continuellement du magasin ; des femmes cramoisies dans des robes voyantes, des hommes porteurs d’appareils de photo. À l’intérieur, derrière la ligne des bureaux, le travail ne s’arrêtait pas. Les machines à écrire cliquetaient, les chaussures marchaient de long en large. De temps à autre, un téléphone sonnait ; le bruit de grelot envahissait toute la surface du hall, se répétant cinq ou six fois. Puis une main décrochait l’écouteur et les voix commençaient à nasiller. Au plafond, un ventilateur à larges pales brassait l’air en silence, coupant les volutes de fumée de cigarettes. Tout ça, c’était le travail ; c’était l’agitation inutile, imbécile, l’espèce de comédie triste et bourdonnante qui se jouait au fond des casemates. Les gens vivaient là, ramassés sur eux-mêmes, pris par les rumeurs et les froissements, sans penser à rien. Ils oubliaient les détails. Ils ne voyaient pas la poussière ou les mouches, ils ne s’occupaient pas des légers troubles qui venaient doucement, du plus profond d’eux-mêmes, leur rappeler qui ils étaient. Ils l’avaient oublié, lui aussi, Roch ; la place qu’il occupait tous les jours, au bureau de renseignements, était vide, mais c’était sans importance. Ils continuaient à travailler, à bouger les lèvres, à feuilleter les annuaires et les livres de comptes, sans penser à rien, sans se douter de rien ; sans savoir que le temps passait, vite, très vite, seconde après seconde, et qu’ils s’approchaient imperceptiblement du néant, de la mort. Encore quelques centaines de jours, pas plus, et chacun d’eux s’écroulerait sur lui-même, dans son vieux lit taché, et se mettrait à perdre le souffle. Eux tous, sans exception, Grangier, Michel, Vanoni, Butterworth, Honier, Arnassian, Berg, Dufour. Rien ne les préserverait, ni leurs lunettes d’écaille, ni leurs cheveux parfumés, ni la graisse de leurs ventres. Ils couleraient bientôt au fond de l’impotence, sans avoir rien compris. Ils essaieraient de se raccrocher à des bribes, mais, à l’heure dite, tout leur ferait défaut. Ils n’auraient prise que sur de la gangrène, et leurs doigts ne pourraient retenir que des morceaux de mort.

Voilà ce qu’était devenu cette boutique : une espèce de morgue pleine de bruits et de mouvements, une cave étouffante, une étuve de pourriture. Roch sentit à nouveau la haine monter en lui. Dans son nuage douloureux, il conçut des injures et des malédictions pour chaque centimètre du magasin. Il voulut crier, mais rien ne sortit de sa gorge sèche, que des râles difficiles. Alors il se pencha vers le trottoir, prit appui sur le tronc du platane et ramassa un gros caillou qui traînait près des racines ; il le tint un instant dans sa main, laissa passer deux voitures, et se campa face au magasin. Il essaya encore de parler, en vain. Il fixa durement la glace de la vitrine, pensa : « malade, malade, malade », et lança le caillou de toutes ses forces. Quand la glace vola en éclats, et qu’il n’y eut plus, au-dessus des affiches, que TRANSTOURISME, Roch s’en alla en courant le long du boulevard.

Il traversa à nouveau toute la ville, tout ce dédale sonore plein de coups de douleur et de frissons, cette espèce de blockhaus asphyxiant et sale où les couloirs partaient dans toutes les directions, pour mieux vous tromper, où les chambres se ressemblaient toutes, avec leurs meurtrières minces et leurs coins noirâtres, où se croisaient près du béton armé de lourdes odeurs de croupissures et d’excréments.

Le cœur battant très vite, tandis qu’il avançait vers sa maison, Roch pensait au moment délicat où il ouvrirait la porte de son appartement, où il retrouverait d’un seul coup la fraîcheur et le calme, le lit, le visage de sa femme, la table de la cuisine, et le robinet en métal qui remplirait doucement un grand verre d’eau.

Élisabeth lui parlerait avec sa voix un peu grave, elle écarterait cette mèche de cheveux qui tombait toujours sur son front, lorsqu’elle se penchait, et lui la regarderait, longtemps, la boirait des yeux, toucherait sa peau ; cela valait la peine, à coup sûr, d’avoir erré comme ça à travers les rues de la ville, tout brûlant de frissons, de s’être battu avec un imbécile, sous une tonnelle, et d’avoir cassé la vitrine de TRANSTOURISME, en se montrant bien afin d’être renvoyé.

Quand sa maison fut en vue, Roch s’élança avec précipitation ; il ne vit rien, ni la vieille femme qu’il croisait chaque soir dans l’escalier, lorsqu’il descendait la poubelle, ni sa bicyclette posée contre le mur chaud, à deux pas de la porte. Il fonça, monta les étages et entra chez lui.

Naturellement, rien ne se passa comme il l’avait prévu : le petit appartement étroit était désert, gris de pénombre moite, avec quelque chose de crasseux et de vétuste dans les murs et sur les plafonds. Élisabeth n’était pas là. Le lit était défait, comme lorsqu’il était parti, les cendriers étaient pleins à ras bords, et le journal traînait par terre, feuille par feuille. La porte de la cuisine était ouverte, et Roch aperçut dans l’évier l’échafaudage d’assiettes et de casseroles en train de s’égoutter. Partout, les volets étaient fermés, et le soleil glissait toujours sur chaque fente, bavant comme une grosse limace. Découragé, Roch se laissa tomber sur le lit et ferma les yeux. Il avait mal à la tête, à présent, près de la nuque et derrière les yeux. Ses oreilles chuintaient. Ses bras et ses jambes avaient de drôles de courbatures, à la fois chatouillement et douleur, il ne savait trop. Et dans sa tête aux yeux fermés, des choses montaient régulièrement, des sortes de mains dont chaque doigt se serait terminé par des bulles. Roch n’attendit rien.


À l’autre bout de la ville, en plein dans la chaleur et dans le bruit, Élisabeth marchait au bord du trottoir. Elle avançait rapidement, un sac de toile rayée rouge et jaune se balançant dans sa main gauche. Sa robe verte, plutôt serrée, faisait des plis de chaque côté des hanches, alternativement, et des bracelets en ivoire, ou en matière plastique, s’entrechoquaient à chaque mouvement de son poignet droit en produisant un bruit exactement pareil à celui d’un crayon tombant par terre. Aux pieds, elle portait des sandales dorées, style italien, dont les talons claquaient sur le trottoir. Ses cheveux étaient renvoyés en arrière et flottaient sur ses omoplates. Ainsi vêtue, elle avançait vite sur le trottoir, au milieu des réverbérations du soleil. Elle ne regardait personne, sauf, de temps à autre, d’un coup d’œil furtif, un boiteux ou un aveugle qui venait à sa rencontre. Elle l’observait à la dérobée, un quart de seconde à peine, ses pupilles vertes fixées sans hésiter sur le point faible et sur l’infirmité ; puis elle détournait les yeux, et changeait imperceptiblement sa marche afin de ne pas buter dans l’obstacle. Elle passait vite devant les cafés et les portes de garage, ses jambes frappant le macadam en cadence, la bouche entrouverte en train de respirer. Par moments, une large vitrine bleutée reflétait sa silhouette au passage, son long corps svelte penché en avant par la marche. Tandis qu’elle longeait la vitrine, elle tournait à demi sa tête vers la gauche, et elle regardait brièvement. Et la vitre, où il y avait tant de choses, ne lui montrait que son espèce d’ombre transparente, incolore, comme une photographie en action, qui portait son nom : Élisabeth Estève. Parfois une vraie glace avait été fixée sur une colonne, près d’un bureau de tabacs, et elle se voyait venir de loin, visage, mains et jambes très pâles sur un fond de ciel rose. Des hommes aussi la regardaient venir, appuyés contre des portes d’immeuble, avec des faces fatiguées et des yeux pensifs. Elle ne les regardait pas, mais au fond d’elle-même, elle savait qu’elle passait à travers eux, comme ça, très simplement, sans heurts.

Quand elle était passée, ils étaient toujours là, l’observant de dos, sans penser à rien ; puis elle les oubliait.

Élisabeth remonta l’avenue principale, le long des magasins ; un peu avant la fin, elle entra dans une boutique et acheta un morceau de tissu. Elle examina les rouleaux de toile les uns après les autres.

« Je voudrais quelque chose de plus clair, enfin, qui soit moins foncé que ça », dit-elle à la vendeuse. Celle-ci, femme corpulente d’une soixantaine d’années, les cheveux teints en roux, tira péniblement sur un autre rouleau.

« Comme ceci, mademoiselle ? » dit-elle.

« Non, ça c’est trop vif », dit Élisabeth ; « la couleur m’importe peu, mais je voudrais que ce soit plutôt clair. Pas de pois, non, quelque chose d’assez discret. Vous n’auriez pas le même que celui-là mais en plus clair ? »

« Nous avons le même imprimé en bleu clair, mais c’est du tergal, mademoiselle. »

« C’est pour une blouse », dit Élisabeth ; « j’aurais préféré du coton. »

« Et celui-ci, mademoiselle, c’est très joli et très jeune, vous savez. »

« C’est tout ce que vous avez ? »

« Il y a les nylons aussi. »

« Non, non, en coton. »

« Ah, en coton, c’est tout ce que nous avons », dit la vendeuse.

« Et c’est combien le mètre ? »

« Huit francs », dit la vendeuse.

« Et celui-ci ? »

« Le rose ? »

« Oui. »

« C’est le même prix, mademoiselle. »

« Bon, alors donnez-moi celui-là. »

« Je vous en coupe combien ? »

« Oh je ne sais pas, avec un mètre dix je pense que j’aurai assez. »

« Vous comptez faire un col ? »

« Non, non, sans col. »

« Et sans manches aussi ? »

« Oui, bien sûr, sans manches. Combien vous pensez ? »

« Je pense qu’avec un mètre dix vous en aurez largement assez, si vous ne faites pas de col. »

« Non, je ne fais pas de col. »

« Oui, alors un mètre dix. »

La femme tira sur le rouleau de tissu, mesura, déchira. Puis elle s’en alla en disant par-dessus son épaule :

« Vous payez à la caisse, mademoiselle, s’il vous plaît. »

Deux minutes plus tard, Élisabeth sortit du magasin avec une pochette en papier. Sur la pochette, il y avait marqué : FLORALIES TISSUS ; et au fond de la pochette, le morceau d’étoffe souple, bleu clair avec des étoiles grises, dormait replié sur lui-même, comme une méduse.

Un peu plus loin, elle entra dans une charcuterie et acheta des choses à manger, et un paquet de chips. Le temps passait vite, autour d’elle ; chaque minute s’en allait sans histoires, avec une succession de gestes et de paroles : longer le trottoir — regarder vitrine chaussures — changer sac de main — « pardon… » — entrer boulangerie-pâtisserie — acheter pain gruau + 100 grammes petits salés — « ça fait combien ? » — « merci, madame, au revoir, madame » — grelot de la porte — mettre paquet dans sac — s’arrêter et me gratter cheville gauche avec talon droit — mettre lunettes noires — « pardon… » — regarder soleil et éternuer — attendre devant feu rouge — acheter magazine — regarder affiche de cinéma — La Prisonnière du désert, John Ford — marcher, marcher — pharmacie : un flacon rhinamide et tube d’aspirine — traverser la rue — Prisunic : épingles à cheveux, savonnette, papier à lettres & enveloppes.

Dans toutes les rues, au milieu des mouvements ondulants de la foule, Élisabeth se promenait rapidement. Elle côtoyait des femmes et des enfants, des hommes, des vieux ; son corps souple bougeait à l’intérieur de sa robe verte, sa poitrine se soulevait et s’abaissait régulièrement, selon le rythme de la respiration, et ses reins cambrés transpiraient ; tantôt cachés par les lunettes noires, tantôt visibles, ses yeux verts reflétaient tous les minuscules carrés du paysage de la ville. Sur la pupille, des voitures rouges passaient en se recourbant, comme si leurs carrosseries avaient été amollies par la fraîche couche des larmes, et des ombres noires, aquatiques, surgissaient, puis s’évanouissaient aussitôt. Dans les boutiques, les ventilateurs faisaient bouger ses cheveux noirs, et les parquets de linoléum portaient incrustée la marque ronde, tel un poinçon, de ses talons aiguille. Parfois, un homme la suivait un instant, et, quand il l’avait bien regardée, s’en allait ailleurs ; ou bien l’abordait. Il lui parlait quelques secondes, en marchant à côté d’elle, lui disant à voix basse des choses dans le genre de :

« Vous vous promenez, mademoiselle ? »

« Comment vous vous appelez ? »

« Vous venez faire un tour en voiture avec moi ? »

« Dites, mademoiselle, vous n’êtes pas italienne ? Ragazza ? Ragazza ? »

Mais elle continuait tout droit, sans même regarder. Et l’homme se perdait à nouveau dans la masse de gens, quelque part derrière elle.

Plus tard, beaucoup plus tard, alors que le soleil était en train de disparaître de l’autre côté des maisons, après des heures de courses et de promenade, Élisabeth s’assit à la terrasse d’un café pour compter l’argent qui lui restait. Elle commanda une citronnade, tira de son sac son porte-monnaie, et sortit les billets et les pièces. Ils étaient là, étalés dans la paume de sa main, les bouts de papier crasseux et odorants, avec un homme en perruque en train d’écrire devant un décor représentant une bâtisse et une rivière. Avec, en haut, écrit : BANQUE DE FRANCE, 0059867112, DIX FRANCS, et, en bas : 67112 B 10-10-1963.B. Z. 24. et de l’autre côté, en petits caractères, il y avait :

L’ARTICLE 139 DU CODE PÉNAL PUNIT DE LA RÉCLUSION CRIMINELLE À PERPÉTUITÉ CEUX QUI AURONT CONTREFAIT OU FALSIFIÉ LES BILLETS DE BANQUE AUTORISÉS PAR LA LOI, AINSI QUE CEUX QUI AURONT FAIT USAGE DE CES BILLETS CONTREFAITS OU FALSIFIÉS. CEUX QUI LES AURONT INTRODUITS EN FRANCE SERONT PUNIS DE LA MÊME PEINE.

Sur un autre billet, moins sale celui-là, on voyait un homme au visage rond et aux yeux inquiets, qui regardait à gauche devant un arc de triomphe, et à droite devant un dôme. Il y avait un peu partout, sur le fond jaune pâle, des feuilles de laurier, des lyres, des rosaces, des fruits et des espèces de fleurs. En dessous du chiffre 100 NF, on voyait trois signatures : le contrôleur général : illisible. Le caissier général : illisible. Le secrétaire général : illisible.

Ils étaient là, défroissés dans le creux de sa main, ces morceaux de papier bariolés ; ces dessins naïfs aux couleurs ternes, avec ces gribouillis et ces chiffres. On pouvait en faire ce qu’on voulait, les brûler, les déchirer, ou tout simplement les rouler en boulettes. Ce n’était rien, et pourtant il y avait une force tranquille qui émanait d’eux ; une odeur familière, rancie, et quelque chose comme un signe de respect. Devant leurs paysages d’Épinal, les vieillards en perruque vous regardaient avec ironie, avec ruse. Ils étaient bien, eux, dans leur monde de bande dessinée, ils avaient chaud, ils étaient repus, les femmes ne leur manquaient sûrement pas, et, en plus, ils savaient. Élisabeth regarda en transparence le profil du vieil homme ; la lumière révéla ce fantôme au crâne trouble, coiffé d’un bonnet de nuit, ce visage vu de trois quarts qui ressemblait à un vieil Indien. Prise dans sa prison auréolée, la face ricanait légèrement, et rien ne pouvait la contredire ; elle serait là toujours, pour les poulets rôtis et pour les kilos de pommes de terre, impénétrable, efficace, presque triste.

Il y avait aussi les pièces de monnaie : des bouts de métal plus ou moins clair, des rondelles dorées, d’autres en nickel, à peine grandes comme des boutons de manchette. Avec leurs dessins, leurs petits signes particuliers marqués dans leurs deux faces ; des femmes aux cheveux flottants, drapées dans le vent, marchaient devant le soleil qui se levait, ou se couchait, on ne savait trop. Le poing tendu en arrière semblait les figer dans une sorte d’équilibre serein, que rien ne viendrait troubler. De l’autre côté, une branche d’arbre, de laurier ou d’olivier, peut-être, poussait hors de l’É final de FRATERNITÉ. Il y avait d’autres pièces de monnaie, de larges jaunes avec une tête de femme vue de profil ; l’usure avait éclairci le métal sur les tempes, les joues et le devant du cou, et une espèce d’ombre modelait maintenant cette tête, autour des yeux et des narines, comme s’il y avait vraiment de l’os sous cette peau, et qu’une ampoule électrique brillait quelque part, en dehors de la pièce. Dans ces creux du visage, la crasse devait s’accumuler tous les jours, au contact des doigts et des poches, et les microbes devaient y vivre par milliards, bien à leur aise. D’autres pièces avaient vécu, comme celles-là, leur temps dans les mains des hommes. Ceux qui les avaient maniées étaient morts depuis des années, et les bouts de métal rond avaient disparu avec eux, n’importe où, enfouis dans la terre, perdus dans les tiroirs, accumulés dans de vieilles boîtes de nougat. Elles avaient sonné sur les tables, acheté du vin ou des étoffes, payé des marchands et gratifié des mendiants à la porte des églises. Leurs sons étaient oubliés, et des taches de lèpre verdâtre s’étaient accrochées aux dessins moulés dans le métal. Derrière la tête d’un roi moustachu et barbu, une femme casquée, assise sur un amas incompréhensible, tenait dans sa main gauche un trident. Tout le reste était effacé, aplati, sauf un chiffre, tout à fait en bas : 1912. Ils étaient partis, les bouts de ferraille noircis, blanchâtres, couleur de terre ; les haches à double tranchant, les demi-dieux au profit vertical, les abeilles, les mots étranges et insignifiants : Suomen Tasavalta. 5 Markaa. La truie allaitant ses petits, avec écrit en dessous : Saorstät éireann. In God We Trust. 1926. In Pluribus Unum. ONE CENT. United States of America. Umberto I re d’Italia. Juliana Koningin Der Nederlanden. Et sur cette large pièce brune, douce au toucher à force d’être polie, hors d’une sorte de nuage d’usure, apparaissait soudain la forme terrible d’un aigle aux ailes déployées, dont les larges pattes étaient restées telles qu’elles avaient été faites, écrasantes, monumentales, deux vraies colonnes de plumes soutenant un temple recouvert par la fumée d’un incendie.

Ce n’était rien ; elles avaient été créées pour cela ; pour disparaître un jour ou l’autre, pour être emportées, enfouies, abîmées par le temps. Pour qu’il ne reste d’elles que des bribes de signes, des morceaux de nez et de menton, des dates mutilées. Elles avaient pour les vivants qui les serraient dans leurs bourses des sons et des formes de mort ; quelque chose de pauvre et de défait, qui comptait le chiffre de leurs âges et leur disait qu’il fallait passer, eux aussi. Il y avait longtemps que ces bouts de métal s’en allaient vers le domaine doux de l’usure. Les as de bronze, avec, d’un côté la double tête de Janus, de l’autre une proue de navire, les drachmes, les pièces d’or de 60 sesterces serrant dans leurs petites cages rondes un aigle qui voudrait s’envoler, les impériales grecques frappées à Cyzique à l’effigie de Vespasien, les aureus montrant la tête d’Auguste en train de sourire, avec écrit, d’un côté Caesar, de l’autre Augustus, les deniers de Brutus et de Cassius, les livres des Osques, tout cela était fini depuis des siècles. On avait parié avec ces morceaux de fer et de bronze, on avait été riche, on avait eu des villas, des esclaves, du bétail. On avait fait des guerres pour eux, on avait assassiné des hommes. C’étaient des os, des ruines, maintenant. Ça ne valait sûrement pas la reine qu’on en parle.

Sur la terrasse du café, les gens avaient changé. Des nouveaux venus avaient occupé les tables, et buvaient tranquillement leurs consommations, bières, sirops, limonades, ou bavardant, ou en regardant. Par-derrière, arrivant du fond, de la salle, une vague rumeur de musique se mêlait aux bruits de la circulation et du trottoir. Par endroits, des hommes et des femmes fumaient des cigarettes, et les odeurs de la fumée se répandaient dans l’air en suivant les courants d’air. On aurait pu s’essayer à les reconnaître au passage, ici, tabac de Virginie, là, Peter Stuyvesant, ou Camel, là encore, Gitanes bout filtre ; Élisabeth, droite sur sa chaise, sortit de son sac un petit miroir et un bâton de rouge à lèvres, et se farda avec attention. De l’autre côté de la rue, face au café, elle aperçut en relevant les yeux un homme penché à un balcon qui regardait vers le sol. Il avait les deux bras appuyés sur la balustrade de fer forgé, et la tête inclinée en avant, sans souci pour les tuiles qu’il pouvait recevoir, d’une seconde à l’autre, sur sa nuque ainsi offerte. Plus tard, une jeune femme enceinte, vêtue de haillons, se mit à mendier devant les tables du café. Elle s’arrêta devant Élisabeth, et la regarda avec deux yeux charbonneux qui brillaient au milieu de sa figure sale ; puis elle tendit un bras plutôt maigre, où on voyait les veines, et au bout du bras, il y avait une main ouverte, avec de la sueur qui luisait sur la paume. Du bout des lèvres, elle marmonna quelque chose d’incompréhensible, ce devait être, « pour le bébé, s’il vous plaît », et attendit. Élisabeth sortit une des pièces de monnaie de tout à l’heure et la posa dans la main. La mendiante referma la main et s’en alla machinalement vers la table suivante. Il y avait des gens qui refusaient d’un signe de tête, d’autres qui détournaient le regard, ou qui se mettaient à lire leur journal. Après quelques secondes, la femme enceinte s’en allait sans rien dire, et il semblait qu’un vrai gouffre de malaise et de crasse était enfin parti. Là-bas, quelque part aux confins de la ville, près de l’usine à gaz ou du dépotoir, il y avait un endroit où le gouffre ne pouvait aller plus loin. Il s’y était installé avec des enfants et des chiens galeux, sous des cabanes de tôle, et il y régnait, il y régnait tout le temps.

Élisabeth but le fond de son verre de citronnade, en serrant les dents pour ne pas avaler les pépins ; avec la cuiller, elle racla le sucre et le mangea. Quand elle eut reposé le verre, elle prit le ticket et lut le prix : 1,50 service compris — tip included. Elle tourna un moment le bout de papier entre ses doigts, jusqu’à le transformer en une espèce de cylindre. Puis elle le déplia et le reposa sur la table, en le calant sous le cendrier pour qu’il ne s’envole pas.

Peu de temps avant qu’Élisabeth se lève et parte, un homme vint s’asseoir à la table voisine, à sa droite. Il commanda un café, fuma un instant, en regardant droit devant lui derrière ses lunettes. Puis, tout à coup, il se tourna vers Élisabeth et dit :

« Vous aimez la peinture ? »

Élisabeth le regarda avec surprise. Il répéta :

« Vous n’avez rien contre le dessin, n’est-ce pas ? »

« Euh… Non, mais — », dit Élisabeth.

« Je m’appelle Tobie », continua l’homme ; « je suis peintre. Je veux faire votre portrait. »

Et sans attendre, il sortit d’un cartable un bloc de papier et un fusain et commença à travailler. Élisabeth voulut protester :

« Mais non, je n’y tiens pas, pourquoi mon portrait ? »

L’homme ne répondit pas ; penché sur sa feuille de papier, il traçait de grands traits avec son fusain ; une espèce d’attention contractait son front et ses sourcils. Au bout de quelques secondes, il releva la tête et regarda la joue gauche d’Élisabeth.

« Ce ne sera pas long », dit-il.

« C’est que je dois partir », dit Élisabeth.

Tobie la regarda avec autorité.

« Dans cinq minutes, j’aurai fini. Vous avez bien cinq minutes ? »

Il continua son travail, la tête penchée contre la feuille de papier, la transpiration collant ses cheveux sur son front. De temps en temps, il relevait les yeux, sans bouger, et des rides se formaient au-dessus de ses sourcils, comme tracées au canif. Il regardait alors intensément une partie de la figure d’Élisabeth, le nez, le menton, la bouche, ou bien ce creux en forme de canal, entre les narines et la lèvre supérieure. Puis il rebaissait la tête vers le papier et dessinait ce qu’il avait vu. À chaque fois qu’elle était regardée ainsi, Élisabeth se sentait fondre, devenir transparente, flottante dans l’air, vidée de toute sa chair, de ses os, de sa substance. Il ne restait que sa peau, fine baudruche gonflée de gaz carbonique, et qui oscillait dans le vent. L’homme parla avec des phrases courtes.

« Vous n’aimez pas ça ? » dit-il.

« Non », dit Élisabeth.

« Pourquoi ? »

« Parce que, parce que je n’aime pas qu’on me regarde. »

L’homme eut un petit ricanement.

« Les femmes aiment qu’on les regarde. Mais elles n’aiment pas qu’on les dévisage. »

« Vous êtes d’ici ? » demanda Élisabeth.

« Non, pas d’ici. Je suis anglais », dit Tobie ; « et juif. »

Il observa deux secondes l’œil droit.

« Et vous ? »

« Moi je suis d’ici », dit Élisabeth.

« Mariée ? »

« Oui. »

« Des enfants ? »

« Non. »

Pendant un instant, ils ne dirent plus rien. L’homme grattait son fusain sur la feuille, avec un petit bruit d’insecte. Élisabeth se retourna et regarda derrière elle. Des gens se penchèrent par-dessus l’épaule de Tobie, furtivement, en longeant le café.

« Moi je dessine tout ce que je vois », dit Tobie, « absolument tout. J’ai besoin de ça. J’ai l’impression que tout ce que je vois est dessiné sur une grande feuille de papier. Alors je copie. Vous voyez, c’est facile. »

« Vous gagnez votre vie comme ça ? »

« Non, non, mon père est riche. Heureusement je n’ai pas besoin d’argent. »

« Vous exposez ? »

« Non, les expositions, c’est pour vendre. Non, je dessine, et puis je donne. »

« Vous ne serez jamais connu », dit Élisabeth.

« Connu ? » L’homme la fixa avec ironie. « Si. Maintenant, vous me connaissez. »

Il se mit à tracer des suites de coups de fusain, de l’autre côté de la feuille ; les cheveux, sans doute, ou l’ombre de la mâchoire.

« Connu, à quoi ça sert », dit-il ; « puisque je ne veux pas vendre. »

« Et vous voyagez ? »

« Oui, je me promène en dessinant. »

Il s’arrêta de parler encore quelques secondes.

« C’est tout ce que je sais faire », dit-il ; « alors c’est tout ce que je fais. »

Il estompa un trait de fusain avec son index ; Élisabeth le regarda faire avec une sorte de curiosité grandissante.

« Et vous faites le portrait de toutes les femmes que vous Voyez, comme ça ? » demanda-t-elle. Il sourit :

« Non, pas toutes. Seulement, seulement celles que je vois. Je veux dire, qui me choque. Tous les visages n’ont pas besoin d’être dessinés. Vous comprenez. »

« Vous êtes marié ? »

« Je suis veuf », dit Tobie.

Il secoua la feuille de papier pour faire tomber la poussière du fusain. Il souffla, même.

« Ma femme est morte il y a deux ans. Tuberculose de la peau. »

« Je suis désolée — », commença Élisabeth.

« Il n’y a pas de quoi », interrompit Tobie ; « vers les derniers temps, elle souffrait tellement que je souhaitais qu’elle meure. Et elle est morte. Elle — »

Il but une gorgée de café.

« Quand je l’ai connue, elle était tellement belle que je me suis juré de ne dessiner qu’elle. C’est ce que j’ai fait pendant cinq ans. Je l’ai peinte tous les jours. Jusqu’à sa mort. J’ai des milliers de dessins d’elle, chez moi, à Londres. J’ai d’ailleurs continué, même après sa mort. Mais c’était son fantôme que je dessinais, vous comprenez. Alors — »

« Elle était belle ? »

« Très. Je ne sais pas, au fond. Au début, je la trouvais très belle. Et puis, à force de la dessiner, je ne la voyais plus. C’est curieux. Mais la maladie l’avait très abîmée, vers la fin. Sa peau était devenue comme du papier. Ridée. Cassante. C’est drôle, la déchéance physique. »

« Ça a dû être terrible. »

« Oui », dit Tobie.

Il regarda la main droite d’Élisabeth et se mit à la copier.

« Il y a longtemps que vous êtes mariée ? » dit-il.

« Trois ans », dit Élisabeth.

« Qu’est-ce qu’il fait ? »

« Oh — Il n’a pas de travail fixe. En ce moment, il est employé dans une agence de voyages. »

« Et vous ? »

« Avant, j’étais étudiante en pharmacie. Mais maintenant je ne fais plus rien. »

L’homme continua à travailler sur sa feuille de papier, avec acharnement. De fines gouttes de sueur coulaient sur ses tempes, et le long de son nez ; il les essuyait de temps en temps, avec le dos de sa main droite.

« Il fait chaud », dit Élisabeth.

« J’ai connu autrefois un vrai peintre », dit Tobie ; « c’était il y a dix ou onze ans, à New York. Je devais avoir seize ans, à ce moment-là, quelque chose comme ça, moins peut-être. Mon père m’avait envoyé aux États-Unis pour mon éducation. C’est là que j’ai rencontré ce type, à New York. Il s’appelait Gobel, et je n’ai jamais su d’où il venait. Il parlait très mal l’anglais, je pense qu’il devait être arménien, quelque chose dans ce genre. C’était une espèce de fou, il vivait comme un clochard, en traînant à travers les États-Unis. Il ne peignait que sur le trottoir, avec des bouts de craie. Il faisait des tableaux extraordinaires, comme ça, dans la rue, avec sa craie, et puis après, il s’asseyait à côté, et il attendait que les gens lui lancent quelques pièces. C’était tout ce qu’il voulait. Et pourtant il a fait comme ça les plus beaux tableaux du monde. Le lendemain, tout était effacé. Les gens avaient marché dessus, il avait plu, ou on avait lavé le trottoir. Et il ne restait rien. Mais lui, Gobel, il s’en moquait. Il recommençait un autre tableau ailleurs, et il attendait qu’on lui lance quelques sous. » Tobie but encore un peu de café.

« Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Il doit être quelque part, en Amérique, ou ailleurs. Moi je l’ai regardé peindre comme ça tout le temps où je suis resté à New York. Il ne parlait presque pas. Je crois bien que je finissais par l’embêter, à rester là à le regarder travailler tous les jours. Et pourtant c’était une espèce de génie, si ce mot veut dire quelque chose. J’aurais aimé lui ressembler. Pauvre Gobel ! »

La feuille de papier était presque finie, à présent. Tobie donna quelques retouches, rapidement, avec la pointe du fusain.

« C’était un type très doux », dit-il ; « je ne l’ai jamais vu en colère. Parfois les gens passaient sur son dessin, en traînant les pieds, pour l’embêter. Il ne disait rien. Il réparait les dégâts, comme si c’était tout naturel. Mais je crois vraiment qu’il était un peu fou. »

Le dessin était terminé, enfin. Tobie sortit de son cartable un flacon avec un vaporisateur, et il se mit à asperger la surface de la feuille.

« C’est un fixateur », expliqua-t-il ; « comme ça le fusain ne s’en ira pas tout de suite. »

Puis il donna le papier à Élisabeth. Avant qu’elle ait pu regarder, il se leva et s’inclina.

« Je vous remercie d’avoir perdu votre temps avec moi », dit-il simplement ; « au revoir, madame. »

Élisabeth le regarda partir ; puis elle contempla le dessin. Sa figure était là, sur la feuille, avec le haut du corps et la main droite, comme si on les y avait posés. Seul détail bizarre dans ce portrait, l’homme avait oublié de représenter les oreilles.


Dans son vieux lit en métal à deux places, Roch était toujours allongé sans bouger. Sous lui, une espèce de flaque de sueur avait imbibé les draps, et il y flottait comme dans un cloaque. Les heures avaient passé. Le thermomètre était encore très haut, marquant 29 ou 30. Le soleil continuait à traverser les fentes des volets, mais avec une brume plus jaune, à présent. Dehors, le ciel devait être tout blanc, plein d’une lueur phosphorescente. Les murs décrépis de la maison tenaient toujours bon, levés sur la terre avec une fausse majesté de ruine. En haut, en bas, à gauche, à droite, tout était animé ; les voitures glissaient dans les rues, les piétons piétinaient, les enfants jouaient, les femmes mûres marchaient de long en large dans les appartements, en reniflant et en traînant leurs savates. Mais ici, dans la chambre de Roch, c’était l’immobilité totale, absolue, le calme mortuaire et écrasant, la fixité. À part, peut-être, le minuscule grelottement de roues dentées, à l’intérieur du boîtier de la montre-bracelet attachée au poignet de Roch, et la course de l’aiguille des secondes, qui tournait en rond avec de petites secousses pleines de rage.

Roch ne frissonnait plus ; la chaleur avait lentement envahi son corps entier, s’était logée dans tous les replis de sa chair, avait pris possession de chaque organe, étouffant peu à peu les spasmes nerveux. Par endroits, il y avait comme des boules de feu : c’était là que la maladie s’était développée, sans doute, grâce à ces petits soleils douloureux, dans l’aine, aux aisselles, à la base du cou. Une migraine s’était installée dans le crâne, derrière les yeux, à l’occiput, près des oreilles. Elle ne cognait pas, non. Elle se contentait d’être là, et d’appuyer un peu, très peu, à l’intérieur de la tête. Dans la poitrine, le cœur battait vite, irrégulièrement. Et les poumons réclamaient sans cesse de l’air, de l’air nouveau, du gaz gluant et tiède qui entrait en brûlant les fosses nasales et la gorge.

C’est dans cette caverne étouffante qu’Élisabeth allait entrer, d’un instant à l’autre. Elle ne se douterait de rien ; elle sonnerait deux fois à la porte, comme d’habitude. Puis elle mettrait la clé dans le trou de la serrure et pénétrerait dans l’appartement. Elle poserait son sac à provisions dans le couloir, en choquant les bouteilles de limonade contre les bouteilles de lait. Ensuite, elle irait à la cuisine et elle se laverait les mains au-dessus de l’évier. Le robinet cracherait une ou deux fois, à cause de l’air dans les tuyaux. Après cela, elle irait au water, elle actionnerait la chasse. Le bruit de ses sandales italiennes claquerait sur le parquet. Peut-être même qu’elle allumerait le poste à transistors, sur le buffet de la cuisine, et on entendrait une voix d’homme en train de réciter les nouvelles. Dans le genre de :

« Depuis le 27 août, la mort sans visage
affole les familles des soldats italiens. »

Ou bien : encore des bagarres raciales, un crime à Courbevoie, une conférence de presse du roi du Cambodge. Les températures relevées sous abri aujourd’hui à treize heures. Lyon 31°. Saint-Étienne 31°. Paris 30°. Ajaccio 29°. Limoges 29°. Dijon 29°. Valence 29°. Nice 28°. Marseille 28°. Bordeaux 28°. Monaco 28°, etc. Le résultat des courses à Longchamp. Les cotes de la Bourse de Paris. Pendant ce temps, les pas se précipiteraient, à gauche, à droite. Le mouvement renaîtrait dans le petit appartement, avec des à-coups, avec des ratés de moteur encrassé. Le mouvement viendrait. Il passerait sous la porte et se mettrait à ramper sournoisement, comme un reptile, vers le lit du malade.

Roch comprit tout à coup que l’immobilité où il était étendu, tout ça, ces murs épais, cette brume, ces meubles debout sur le plancher comme des pierres tombales, était une ruse. C’était une feinte, une comédie fragile et qu’un rien pouvait démasquer. Il suffisait qu’un moustique entre par les fentes des volets, et se dirige droit vers lui. Il bondirait.

En fait, dans cette chambre, tout grouillait ; c’était plein de vers, d’animalcules, d’espèces de fantômes filiformes qui s’étiraient dans tous les sens, qui flottaient sur la surface des choses. Il suffisait de les regarder avec attention. Le plafond, par exemple : on pouvait croire qu’il ne faisait rien, plat, grisâtre, écaillé par endroits. Mais le plafond remuait. Il s’abaissait vers Roch, jusqu’à l’écraser sur son lit, puis, tout à coup, se retrouvait à cinquante mètres en l’air, aspirant comme une voûte d’église. Il ondulait aussi. Des vagues le parcouraient de long en large, irisant la pointure et le plâtre. Des taches brusques s’étalaient, des flaques rouges, violettes, verdâtres, mordorées ; puis elles se résorbaient toutes seules. À leur place, on voyait une dépression moulée, assez profonde. Dans le genre de pattes d’éléphant. Au centre du plafond, autour du fil de l’ampoule électrique, sans qu’on sache pourquoi, il se formait en un clin d’œil une magnifique rosace en relief, une immense gerbe de fleurs et d’angelots, avec quelques colombes en train de s’échapper.

Par moments, même, le plafond devenait le plancher, et sur les tables collées à l’envers, on voyait servi dans des assiettes un repas succulent, des verres de cristal pleins de vins couleur de rubis, des corbeilles de fruits juteux dont quelques-uns avaient roulé sur la nappe.

Roch sentit le lit tanguer sous son corps : le plancher devait avoir suivi l’exemple du plafond, à présent ; les vagues allaient déferler, sans doute, les meubles allaient rouler pêle-mêle, pris par une invisible trombe. Puis ce serait au tour des murs, des volets, des rideaux, des portes. Dans quelques minutes, tout serait chaos et mouvement. L’air lui-même se mettrait à danser, dans le cube de la chambre. Les sons et les couleurs se mélangeraient comme ça, presque joyeusement. En fait, il n’y aurait plus de sons ni de couleurs, mais des sortes de longues impulsions qui courraient à travers l’air, et dans lesquelles on se fondrait sans comprendre. Les objets se pénétreraient les uns les autres, et un nuage fin, gonflé de métamorphose, emplirait la pièce. Roch vit tout s’évanouir autour de lui, et il sentit qu’on l’emportait dans un curieux voyage. Des souffles froids et chauds le soulevèrent comme une plume, et des courants aquatiques firent filer sa peau, ses membres, ses cheveux, à la manière d’une tache d’encre en train de se mélanger sur un papier mouillé.

Il poussa un terrible cri sourd, qui ne dépassa même pas les limites de sa gorge. Un HAAAA !.. d’épouvante, qui résonna longtemps à l’intérieur de sa tête et le fit transpirer. Quand le cri s’arrêta, Roch aperçut sa femme qui était entrée dans le balancement général. Elle n’apparut pas d’un seul coup ; Roch vit d’abord son corps, très blanc et très long, qui flottait nu au milieu de l’air. Puis le corps fut absorbé par un visage immense, si grand qu’il devait remplir la chambre tout entière. Sur cette tête de géante, les yeux ouverts avaient l’air de deux fenêtres profondes d’où on pouvait voir la mer. Les iris étaient ronds, transparents, avec une sorte de cristallisation couleur d’émeraude ; de fins rayons partaient des pupilles noires, et s’étendaient en étoiles, parsemés d’une foule de grains opaques, plutôt dorés. Alentour, la sclérotique brillait avec un éclat surhumain. Près des paupières, il y avait sur la masse neigeuse des marbrures bleutées et des veinules gorgées de sang, dont quelques-unes avaient éclaté. Pris dans la masse de chair, les deux globes étaient immobiles, humides d’une rosée qui s’évaporait dans l’air surchauffé. Elles étaient là, les deux machines à voir, les deux sphères nacrées aux teintes d’arc-en-ciel. La lumière extérieure entrait en elles, par les hublots noirs, et y restait enfermée, dévorée en quelques secondes, absorbée par les parois des rétines.

Sous les yeux, les joues étalaient leur surface plane, les mètres de peau délicate, imperceptiblement ridée. Près des paupières et des cils, il y avait une zone curieuse, une sorte de dénivellation ombreuse, qui ne reposait pas sur de l’os. Si on continuait à descendre, on arrivait près du nez. Droit, mais mou, il se tenait au milieu de la figure, pareil à un monument ; les narines étaient écartées, palpitantes, déversant régulièrement des torrents de gaz chaud et odorant.

La respiration passait en vibrant à l’intérieur de ces canaux, puis elle se répandait au-dehors en formant comme une arborescence volatile. C’était à cet endroit que la vie prenait naissance, certainement, et qu’elle puisait avidement dans l’atmosphère, avec une force impérieuse, secrète, presque invincible. C’était là que l’air était bu goulûment, que les éléments inertes étaient sucés par un vide régulier, venu du plus profond de la poitrine ; là que leur chemin chancelant était tracé à travers le corps, pour nourrir, pour instiller, pour gorger les tunnels pleins de sang.

Plus bas, sous les narines, la bouche aussi était ouverte ; les deux lèvres charnues bâillaient sur les incisives. De chaque côté de la bouche, une petite ride descendait vers le menton, achevant la courbure des lèvres. Ça, c’était la machine à paroles, au repos, la zone frémissante où les consonnes prenaient corps avant d’éclater. Les occlusives naissaient sur cette barrière de chair, les labio-dentales y étaient prononcées doucement, avec un léger chuintement d’air. Le souffle du diaphragme venait se heurter à cet obstacle, et se transformait en bilabiales, en voyelles claires ou graves. À l’intérieur de la caverne buccale, la langue bougeait, elle aussi, montant vers le palais où s’arc-boutant contre l’arrière-gorge. Les mots étaient faits de ces spasmes, depuis des années, et ils avaient modifié la forme même de la bouche, la préparant sans cesse pour l’assaut des nasales ou des vélaires. Les phrases montaient ainsi lentement à travers la gorge, architecture éclatante et crispée qui surgissait avec la rapidité de l’éclair. Les orgues des cordes vocales résonnaient dans tout ce creux de chair et de cartilages, et puis la phrase se jetait au-dehors, tout d’un bloc, comme un tonnerre confus de claquements et de cris. Ou bien la parole sourdait à la façon d’un chant très doux, incompréhensible, flottait comme un halo autour des lèvres mouvantes, et s’enfuyait au loin, serpentant, s’évanouissant peu à peu dans les airs. Le langage, le délicieux langage divin était plus suave qu’une chevelure, plus mélodieux qu’un bruit lacustre. Il s’épuisait lui-même en fumées légères, il se modulait en lumineuses clartés au centre d’une nuit noire. Et, sur son passage, la nuit cédait lentement, l’ombre se séparait et s’écartait, la noirceur était délayée par une eau toute fraîche, dont chaque goutte évanescente avait pouvoir de la rendre pâle.

Écartant les lèvres, filtrant entre les incisives froides, la voix parlait ; elle disait des choses légères et délicates, elle racontait des histoires imaginaires.

« Hier soir, tu sais, Roch, j’ai fait un rêve vraiment bizarre. C’était absolument merveilleux, tellement merveilleux que je savais que ça finirait, et que je voulais continuer à dormir, sans arrêt, pendant une semaine entière. Pour que ça ne s’en aille pas. Tu te souviens de l’arbre qui avait bougé, l’autre soir, devant la fenêtre ? Tu t’en souviens, n’est-ce pas ? J’avais eu peur, je pensais que c’était un voleur qui s’était caché dans l’arbre, tu te rappelles, et je t’avais dit d’aller voir. Toi tu m’avais dit que ce n’était rien, que ça devait être le vent qui avait fait bouger une branche, ou un truc de ce genre. Une branche pourrie qui était tombée toute seule du haut de l’arbre. Tu te souviens de tout ça, hein ? D’ailleurs, je t’assure que ça ne pouvait pas être le vent. Parce que moi, j’ai bien vu, quand je me suis mise à la fenêtre, l’arbre a bougé d’un seul coup, comme si on l’avait secoué. Et il fallait que ce soit quelque chose de très très lourd. Toi, tu t’es moqué de moi, et tu m’as dit qu’après tout les arbres sont des êtres vivants, et qu’il n’y avait pas de raison pour qu’ils ne se secouent pas comme des chiens, s’il y a quelque chose qui les gratte. Bon. Eh bien, cette nuit, j’ai rêvé que je me promenais en bas de la maison, le soir, et tout à coup l’arbre se mettait encore à bouger. Alors il y a un oiseau énorme qui est descendu en sautant de l’arbre et qui m’a dit : « C’est moi qui ai secoué l’arbre comme ça l’autre jour. » Et moi j’étais bien contente et je lui disais : « Ah bon, tant mieux, j’avais peur que ce soit un cambrioleur ! » et lui répondait : « Non, non, c’est toujours moi qui secoue les arbres… », tout ça avec une petite voix flûtée, c’était vraiment curieux de l’entendre. Et puis il s’est mis à me suivre partout comme un caniche, partout. Il est entré dans la maison avec moi, et il allait d’une chambre à l’autre, tu sais, absolument comme s’il était en laisse. Il y avait des gens dans la maison, et en passant devant eux, je leur disais : « C’est l’oiseau. C’est lui qui secouait l’arbre comme ça l’autre jour. » Et lui continuait à me suivre partout. Oh, tu ne peux pas savoir à quel point c’était curieux, ce gros oiseau qui marchait derrière moi ! C’était absolument merveilleux. Et si tu l’avais vu, cet oiseau. Il était énorme, avec un corps tout rond, une vraie boule ! Des plumes courtes comme du duvet, des pattes immenses, qui n’en finissaient plus, et une toute petite tête ronde avec de grands yeux et des cils ! Il était vraiment unique, je t’assure ! Surtout ce corps rond comme une boule, son duvet, comme un poussin, tu sais, et puis ces longues pattes maigres. Il faisait de ces enjambées, derrière moi, très lentement, tu sais, en posant ses doigts de pied délicatement par terre. Partout où j’allais, il me suivait en me regardant avec sa petite tête et ses yeux avec ces cils. Il avait une espèce de bec de moineau, et pas du tout de cou. La tête était posée sur son gros corps, comme ça, et il avançait gravement avec ses jambes qui faisaient au moins un mètre ! Il était vraiment curieux. Il avait une tête de moineau, avec un œil très grand et de très longs cils, un corps de poussin, tu sais, tout rond, pas d’ailes du tout et du duvet partout, et des pattes comme un héron. Vraiment un oiseau extraordinaire. Moi ça me plaisait de le voir me suivre comme ça, je lui parlais en marchant, et il me répondait avec sa petite voix aiguë. J’aurais aimé avoir un oiseau comme ça, qui me suive partout. Avoue que c’est vraiment un rêve curieux ! Mais ce qu’il était merveilleux, cet oiseau ! J’aimerais bien le revoir, vraiment, j’aimerais bien le revoir un jour ! »

Plus bas que la bouche, le menton était dirigé vers l’avant, lourd, massif, en forme de galet. Le front aussi ressemblait à de la pierre, légèrement bombé, dur et mat, avec, près des sourcils, deux rides verticales qui tendaient la peau. Près des racines des cheveux, de petits boutons avaient surgi, traçant le chemin de la sueur. Sous ce front, c’était l’os du crâne, épais et solide, prêt à recevoir les coups, à buter sur les obstacles. Le cerveau était bien à l’abri derrière ce rempart, et il pouvait rester recroquevillé sur lui-même comme une amande, pour faire bouger dans leur bain tiède et mou de minuscules pensées sans ordre. Le front s’élevait haut sous la masse de cheveux noirs ; mais il semblait que la tête n’était terminée par rien, qu’elle allait en s’émiettant ainsi, ouverte dans une forêt de filaments qui flottaient dans toutes les directions. La chevelure était très longue, partagée au centre par une sorte de raie semi-circulaire qui renvoyait chaque flot sombre et luisant en vagues bouffantes. Derrière son dos, les cheveux tombaient très raides, séparés les uns des autres par une répulsion électrique. Lorsque le peigne descendait le long de la crinière, on entendait de drôles de crépitements, et un souffle d’air se mettait à soulever les cheveux au passage, les faisant flotter un instant au-dessus des épaules et des omoplates. Tous étaient indépendants, peut-être vivants, et pourtant insensibles. On pouvait les couper par poignées entières, aucune douleur ne laissait sentir qu’ils avaient abandonné leur corps d’origine ; et ils étaient si nombreux ! Des milliers, des millions, des milliards peut-être, occupant chaque quart de millimètre du crâne, se dressant comme une végétation animale, chauds, doux, pénétrés d’une odeur de paille, tout lustrés de graisse et de sueur, terriblement longs, habités parfois de lents mouvements descendants qui se répandaient en ondulations et en boucles, faits de fils incassables dont toutes les couleurs se mélangeaient les unes aux autres, les noirs bleus, les gris, les blonds cendrés, les blancs, les roux, les noirs d’encre, les fauves, les bruns, les sépia, les terre de Sienne, les noisette, les ocre jaune, dont toutes les formes se brouillaient, s’emmêlaient en nœuds où le peigne accroche et fait mal, les courts et trapus, les minces, les démesurés, les sains, les pelliculaires, les séborrhéiques, ceux à une, deux, ou même trois fourches.

Roch plongeait ses mains dans la douce chevelure, et jouait avec elle, pendant des minutes entières. Il enfouissait son visage au centre de cette forêt, et sentait les milliers de petits tentacules frôler sa peau, entrer à l’intérieur de ses narines pour essayer de l’asphyxier. Puis les cheveux envahissaient sa bouche, et il goûtait leur saveur fade, un peu salée, il respirait leur parfum puissant et familier, l’odeur qui enchaînait, qui vous faisait esclave.

Roch était toujours seul sur son lit mouillé de sueur, et pourtant il sentait le corps de femme glisser longuement entre ses doigts. Tout, le visage, le torse, les hanches, les jambes minces et les bras fluides, tout cela coulait en lui subitement et le faisait vibrer d’une joie délectable. Il tenait entre ses doigts la chair fondante, il la buvait comme un aveugle, avec sa peau, avec le bout de ses nerfs. Et il entrait dans les cloisons secrètes, il se moulait dans les épaules, dans les seins, dans les creux du ventre et des reins, comme s’il était l’âme qui devait habiter cette statue. Car, étrangère malgré tout, sans lui elle serait morte aussitôt, cela était sûr ; cette enveloppe de peau marbrée et souple ne contenait que le vide ; cette poitrine délicate ne respirait que le néant et la destruction ; ces mains aux longs doigts frémissants étaient déjà inanimées, et n’étreignaient plus rien. Lui, étendu sur son lit, ne pouvait la sauver que passagèrement ; il allait lui donner la vie, dans une sorte de transfusion ardente et désespérée. Il allait enfin l’aimer.

Partout où ses yeux se posaient, dans cette chambre étouffante et vide, c’était sur elle qu’ils se posaient. La forme du visage d’Élisabeth se balançait dans l’air, emplissant toute la pièce. Et son corps, sa masse de peau bien farinée, qui la contenait hermétiquement, était partout Missi. Il marchait, il se baissait, il se couchait, il glissait sur le sol, ou bien volait au ras du plafond, ce corps insaisissable ; il dansait, il se séparait, il était odorant, on pouvait le toucher, on pouvait l’entendre, il était lumière.

C’était comme s’il y avait eu une série de miroirs collés sur toutes les surfaces planes, et reflétant indéfiniment, sous des angles toujours nouveaux, le même geste de beauté que faisait une femme, dans une chambre. Mais Roch était pour ainsi dire à l’intérieur des miroirs. Oui, en vérité, c’était lui qui reflétait le corps de sa femme, qui le dépareillait et le modifiait sans cesse, à chaque inspiration profonde de sa poitrine, à chaque impulsion nerveuse venue du dehors, à chaque éclat de lumière dure, au seul contact d’un son aigre venu d’au-delà des toits. Cette image, mais c’était plus qu’une image, se versait sur lui comme une eau dont il avait soif, ruisselait sur tout son corps, l’abreuvait délicatement de ses gouttes de pluie et de fraîcheur ; chaque geste du bras qu’elle avait, à présent, chaque mouvement familier, pour écarter les rideaux, pour ouvrir les volets, pour peigner sa chevelure, pour défaire la fermeture-éclair d’une robe blanche, chaque geste pur et lumineux venait jusqu’à lui et l’entourait d’un linge humide qui rassérénait toute sa peau.

Ces choses devaient durer des siècles, sans doute ; rien ne pouvait les arrêter. Le bain divin devait continuer, sans interruption, sans fatigue. Car les gestes se refaisaient indéfiniment, comme s’ils remontaient le cours du temps, qu’ils arrachaient des secondes au néant, qu’ils entraient tout nouveaux dans la zone du trouble, agrandissant sans hâte leur halo de fulgurante blancheur. Ils n’avançaient pas mécaniquement, mais avec une espèce de magie qui les faisait naître et se multiplier sans raison, pour nourrir Roch, pour lui seulement, dans cette chambre, dans cette odeur de maladie et de solitude.

Les gestes ne s’arrêtèrent pas ; pourtant, en quelques minutes, ils devinrent si rapprochés les uns des autres, si calmes, si élongués, que ce fut comme un seul et éternel geste de triomphe, une fusion des bras blancs et des cheveux sombres, un fantôme radieux, aperçu dans toutes les poses imaginables, et qui vint envelopper Roch de son tourbillon immobile. Roch reçut ainsi le corps d’Élisabeth, il s’en habilla sans s’en douter, très naturellement, et vécut dans la fraîcheur.

Maintenant, il était devenu cette femme, la passion l’avait en quelque sorte retourné sur lui-même, avait rompu l’état de dehors et l’avait placé dedans. Et cependant, bien qu’habitant la silhouette d’Élisabeth, sentant autour de lui, à la place des murs et des meubles, des choses qui ne lui appartenaient pas, qui ne lui avaient jamais appartenu, des fragments de femme qui flottaient épars, qui lui disaient sans cesse, « je suis là. Je suis là. Tu es chez moi », bien que pris dans une demeure nouvelle, faite de délectations, Roch éprouvait encore un besoin obscur, violent, outrageant, de dominer et de détruire. C’était comme si cette femme, venue cet après-midi-là, dans la chaleur et l’isolement, au beau milieu de la maladie, avait mis Roch face à deux gouffres profonds séparés par une lame de sabre. Puis elle l’avait poussé, et Roch était tombé sur la lame, et chaque partie de son corps tranché net était tombée dans le puits ouvert sous elle, et s’y était engloutie. Jamais, jamais il ne pourrait recoller les deux parties ensemble ; il fallait qu’il vive dans chaque puits, avec sa moitié de tronc et de tête, un bras et une jambe. Dans le gouffre de droite, Roch baignait dans le monde d’Élisabeth ; dans celui de gauche, il était en possession d’un objet doux et vivant, qui avait l’air d’un corps de femme, qu’il serrait entre ses mains, qu’il allait étrangler peut-être, à qui il allait faire subir les derniers outrages.

Car c’était cela, finalement, habiter une femme ; c’était être perdu dans un univers encore plus dément que celui de la maladie. C’était une vraie colère, s’attaquant non seulement aux sens et à l’intuition, mais aussi à tout ce qui dans l’esprit est volonté d’ordre et de compréhension. Des bouffées de haine et d’amour montaient simultanément à travers Roch ; et, chose effrayante, ces bouffées s’unissaient en montant, comme si elles étaient de même nature, ne formaient plus qu’un seul nuage brûlant et glacial, une sorte de cyclone aride, une sphère de tourment, comble de la douleur et de la jouissance, qui écartait tout sur son passage, et qui montait, montait toujours, toujours, et le soulevait avec elle, le traînant et le dissolvant dans son sillage, lui, Roch, l’homme malade.

Le cadre étroit de la chambre avait éclaté, maintenant. À présent, c’était le monde qu’elle habitait, cette femme fraîche aux cheveux sombres. C’était les continents qu’elle habitait, les Amériques, l’Australie, le Groenland. Elle était étendue sur eux comme une draperie, elle les couvrait doucement, laissait tomber sur tous les hommes les plis de son suaire, et c’était contre le monde entier aussi que Roch se battait. Avec rage, avec un genre de désespoir grelottant, il se faisait arme, il hurlait en silence, il meurtrissait de toutes ses forces l’immense fardeau du ciel et de la terre.

Pourtant, homme et femme, tous deux seraient vaincus, un de ces jours, cela ne faisait aucun doute. Le visage tendre et doux, les yeux profonds, couleur d’émeraude, la bouche, le corps souple et pâle, céderaient sous ses coups. Il y aurait comme une sorte de mort, quand le voile aérien se déchirerait. Par la brèche ouverte, les éléments étrangers pourraient alors se ruer, se déverser en eux, les noyer. Car ni l’un ni l’autre ne seraient épargnés. Quand Élisabeth, au corps troué, s’abandonnerait à la terrible profanation temporelle, ce serait fini également pour Roch. Un coup de boutoir le rejetterait en arrière, lui ferait remonter sa chute à l’envers, vite, très vite, et le plaquerait à nouveau sur le matelas tiède, sur le lit, l’encastrerait dans la vieille chambre aux murailles moites, au soleil jaune en train de suinter de l’autre côté des volets. Tout ça qui était normal, qui était dur, qui préparait des agonies, des pauvretés, des jours et des nuits anonymes, où on est revenu chez soi.


Quand tout ça fut passé, ce moment de crise, de maladie, d’amour, ou de ce que vous voudrez, Roch quitta son lit et marcha jusqu’à la cuisine. Il s’assit un moment devant la table encombrée de vaisselle sale, et il attendit. Au-dessus du réchaud à gaz, sur une tablette, une pendule marquait sept heures et demie. Dans la cour de l’immeuble, un chien se mit à aboyer longtemps, avec de drôles de cris rauques, comme s’il n’arrivait plus à s’arrêter. La nuit était en train de venir, probablement, avec un beau coucher de soleil violacé, près des collines. Élisabeth avait dû passer à l’agence, pour le retrouver. Elle serait surprise d’apprendre qu’il ne faisait plus partie du personnel depuis le début de l’après-midi. Mais ce n’était pas la première fois que Roch était congédié ; il avait travaillé un peu partout comme ça, à la Poste, aux Chemins de Fer, chez un libraire, et même dans une banque. Elle devait être habituée, depuis le temps.

Roch se leva et sortit de l’appartement. En bas de l’immeuble, il enleva l’antivol de sa bicyclette et s’en alla à travers la ville. À un moment, avant d’aborder le boulevard, il regarda vers le ciel ; mais sans inquiétude, à présent : le soleil avait complètement disparu, quelque part de l’autre côté de l’horizon. Déjà des chauves-souris commençaient à tournoyer entre les toits, à une vitesse folle, et des grappes de papillons étaient pendues près des réverbères bleuissants. Dans les rues, depuis l’après-midi, tout s’était desséché. Il n’y avait pas une goutte d’eau sur le sol ou sur le toit des maisons. Une espèce de poussière s’était déposée sur le macadam, dans le genre des scories de volcan. C’était ce qui restait du gigantesque incendie qui avait sévi sur ces lieux, durant une journée entière : des cendres, des bouts d’allumettes noircis, des mégots écrasés dans leurs braises.

Une odeur de caoutchouc brûlé se dégageait de toutes les choses, et on voyait de petites rides sur les surfaces planes, comme un signe de vieillesse.

Roch circula au milieu de ces débris poudreux, sur sa bicyclette. En passant dans une ruelle étroite, contre le mur d’une maison, il reçut sur la tête le contenu d’une pelle pleine de gravats. Plus loin, une jeune fille en vélomoteur passa devant lui, très raide, avec du vent qui entrait par l’échancrure de son corsage. Oui, la sécheresse était vraiment totale. On vivait dans une ville où le soleil ne cesserait jamais de frapper, où les rayons douloureux entraient dans la terre durant le jour pour en ressortir la nuit. Il n’y avait pas de répit.

Roch déboucha sur le bord de mer. Il aperçut les membranes obscures qui recouvraient le ciel et la masse liquide. Au loin, le phare s’allumait par intermittences, selon un code mystérieux. À cause de toute cette poudre, de ces plaques sèches et grises, le visage d’Élisabeth s’était fané dans la tête de Roch. Il ne restait plus, au fond de la boîte à souvenirs, qu’une espèce d’œil couleur d’ardoise qui regardait tout seul dans des nappes de laine. Mais ce pouvait être aussi bien la tache aveugle que le soleil avait laissée sur ses rétines.

Roch abandonna sa bicyclette et marcha sur la plage. Et malgré cet œil qui l’espionnait avec insistance, ce ne fut pas un petit plaisir quand il plongea son corps grelottant, encore brûlant, à l’intérieur de l’eau.

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