Le monde est vivant

Voici ce qu’il faut faire : il faut partir pour la campagne, comme un peintre du dimanche, avec une grande feuille de papier et un crayon à bille. Choisir un endroit désert, dans une vallée encastrée entre les montagnes, s’asseoir sur un rocher et regarder longtemps autour de soi. Et puis, quand on a bien regardé, il faut prendre la feuille de papier, et dessiner avec les mots ce qu’on a vu. Vous comprenez, il faut inscrire le paysage, pièce par pièce, sans rien oublier ; longuement, méthodiquement, il faut faire la carte de ce morceau du monde, indiquer le moindre caillou, la moindre touffe d’herbe, faire le schéma des visions et des odeurs, écrire tout, dessiner tout. Alors, lorsqu’on a fini, et que le soir est venu, on peut retourner chez soi. Sur la feuille, là, dans ce rectangle de papier de 21 × 27, on a gribouillé une parcelle de la terre. On a fait le portrait de quelques kilomètres de lumière, de bruits et de senteurs. On les a aplatis comme sur une carte postale, ainsi, très facilement. Et maintenant, ils sont à vous, ces kilomètres, ils ne pourriront plus dans l’oubli ; ils resteront, martelés à coups de petits signes, dans votre tête pour l’éternité. Ou, tout au moins, le temps que vous vivrez.


À cet endroit, les montagnes avaient poussé partout, n’importe comment ; elles occupaient tout l’horizon, avec de hautes masses dures et ravinées, des crêtes aiguës qui surgissaient dans tous les sens. En bas, la plaine se rétrécissait brusquement, en forme de triangle, et le chaos commençait. Le lit de la rivière, une sorte de désert de galets fendu en deux par un mince filet d’eau, était semé de rocs énormes, tombés là au cours d’une avalanche vieille de mille ans. Entre les rocs, les galets étaient posés par vagues, modelant les courants et les tourbillons de la dernière crue. De l’autre côté de la rivière, il y avait un pan de montagne abrupt, plus haut que les autres, qui se tenait debout à l’entrée du défilé, comme un mur.

On arrivait sur lui à la vitesse d’un avion, et petit à petit, les détails se faisaient jour, les aspérités innombrables, les taillis d’arbustes accrochés à même le roc, les ruisselets desséchés, les trous, les éboulis ; le mur se dressait droit le long de la vallée, haut de quelque chose comme 500 mètres, à pic, nu, et massif. La montagne était immobile, pesante, seule contre le ciel bleu où traînaient des nuages en loques. C’était comme ça. La ligne de la montagne grimpait en pente douce vers le nord, puis la pente devenait plus raide, se faisait falaise ; le premier pic avait deux sommets, séparés par une déclivité. Derrière le deuxième pic, le soleil faisait briller un objet bizarre, peint en blanc, qui avait tout l’air d’un crucifix. Encore une déclivité, arrondie celle-là, et on arrivait au deuxième sommet ; moins élevé que le premier, il était composé d’une suite de rochers cassés qui s’emboîtaient les uns dans les autres. Après, le dessin de la montagne redescendait en une sorte de gorge, puis remontait en pente douce vers le plus haut sommet. Celui-ci n’était fait que d’un seul pic, une espèce d’obélisque large, aux flancs couverts d’arbres qui émergeaient de sa silhouette massive comme une série de petits ressorts. De l’autre côté du pic, quand on avait passé cette zone déserte et glacée, ce point chauve qui culminait sans cesse, c’était la dégringolade presque verticale vers la vallée. Pourtant, à mi-chemin, la chute était arrêtée par une ramification de la montagne, une torsion dans son corps qui courait vers la droite et la rattachait à un autre bloc de pierre. Tout à fait comme un cou de bête gigantesque, la masse rocheuse se recourbait longuement, en un mouvement sinueux et lourd, et l’arête supérieure de cette paroi difforme semblait continuellement tendue dans un effort épouvantable, digne d’un cataclysme.

Et en fait, elles étaient encore là, les traces du cataclysme ancien qui avait modelé la terre. Les rocs avaient surgi comme des fusées, au milieu de torrents de boue brûlante, des lacs grands comme des mers s’étaient vidés à travers les failles, et les gouffres soudain creusés, de vrais volcans à l’envers, avaient englouti des millions et des millions de kilomètres cubes de pierre et de marécages. On voyait encore la catastrophe telle qu’elle avait été pétrifiée des siècles auparavant ; le chaos reposait là, tranquille, écrasé sous sa propre force, faces de mort surgissant désespérément du flot suintant de la vie : forêts d’arbustes ondulants, douce et sinueuse rivière aux eaux troubles, amas de poussière et de sable recouvrant les arêtes primitives. Le monde était à moitié enseveli sous le limon en action, mais on pouvait savoir qu’il avait été là. Qu’il avait explosé autrefois, qu’il avait éclaté de toutes les forces de ses os vivants, bousculant tout autour de lui, à l’assaut du ciel.

Au nord, en amont de la rivière, le cirque des montagnes s’est resserré. L’espace est devenu trop étroit, et les blocs de pierre ont poussé les uns contre les autres. La rivière doit passer à travers un défilé incommode, plein d’ombre, et les cimes sont alignées, se chevauchent.

Sur la rive gauche, il y a une autre montagne, informe, qui surplombe la route. Son ventre est gonflé au-dessus de la rivière, et les maigres arbustes agrippés à ses flancs tordent désespérément leurs branches pour pouvoir pousser à la verticale.

Le cirque se termine en aval par la fuite des montagnes vers les collines, des collines vers les plaines, et des plaines vers la mer.

Mais c’est à l’intérieur du cirque que les choses se passent. Dans ce gouffre taillé dans la terre, où coule doucement une rivière entre des bosquets d’oliviers, dans cet entonnoir plein de calme et de couleurs, il faut descendre. Face à la montagne comme un mur, compter les touffes d’arbustes accrochées au rocher blême ; sentir les dents de scie contre le ciel, et le mouvement rotatif des nuages qui avancent, qui avancent… Écouter les bruits et les déterminer ; renifler les odeurs ; avoir mal d’une piqûre de taon ; voir les dessins des caillons et des herbes, et ne pas les oublier ; et surtout, dévisager le paysage.

Au pied des montagnes, donc, il y a une rivière ; large à l’entrée du cirque, elle va en s’amenuisant à mesure qu’elle remonte la pente de la terre, avec beaucoup de méandres. Au début, l’eau est claire, presque grise. Elle coule infatigablement vers la mer, dans un bruit égal et chuintant, sans mouvement apparent à sa surface. Elle glisse ainsi, tout d’une pièce, à la fois opaque et translucide, ne reflétant rien, au milieu d’une plaine de galets. D’autres canaux ont été tracés dans son lit, où stagnent des espèces de mares boueuses, refuge des moustiques. Sur les galets, rien ne bouge ; peut-être l’eau coule-t-elle aussi en profondeur, avec de pénibles infiltrations entre chaque caillou, des gouttes claires qui tombent et retombent incessamment, en silence. Les galets, à la surface, sont couchés par longues stries en diagonale, les unes gris rosé, les autres mauves, d’autres encore couleur d’ardoise. Sous les stratifications de cailloux, au plus profond, c’est toujours le roc. La cassure millénaire qui court le long de la terre, et que l’avancée imperceptible de la masse de la rivière use, use sans repos. Car la rivière avance, cela est sûr, eau et galets, comme un corps, comme un boa en miettes. Les couches supérieures des galets sont entraînées par le courant du fleuve, et frottent sur les couches moyennes, qui frottent sur les couches inférieures, qui frottent à leur tour sur la paroi rocheuse. Toute cette friction est lente, très lente. Mais une force surnaturelle anime le fleuve, et l’eau pousse tout le temps, elle n’a pas de répit, elle arrache de la poussière à la terre, elle écrase, elle vide, elle rogne. Éternelle, l’eau coule, vive à la surface, goutte à goutte en profondeur ; quand elle a coulé, le soleil frappe sur les cailloux et l’évapore. Alors elle monte dans le ciel, elle se traîne en longs nuages blancs ; puis le vent accumule les nuages, les fait gris, bruns, bleus, noir d’encre, et alors, soudain, le ciel crève et l’eau retombe sur la terre, coule vers la rivière, pénètre dans son lit, imbibe tout, et pousse à nouveau, use à nouveau, ronge comme une mâchoire.

Plus en amont, la rivière est serrée entre les pans de montagne ; là, l’érosion n’a pas encore élargi les masses de roc, et les galets sont rares. Sur les berges, d’un côté des terrains plantés de roseaux, de l’autre la paroi abrupte et nue. L’eau coule au pied de ces murs, profonde, bleue. Le rocher entre droit dans la rivière, sans plages, avec seulement un cerne noir qui court au-dessus du niveau de l’eau ; la marque moussue des crues, sans doute, lorsque le fleuve est gonflé par les pluies d’automne et qu’il roule des guirlandes de tourbillons le long de la montagne.

Sur l’autre rive, pourtant, le roc, moins résistant, a cédé. Ou peut-être est-ce la force excentrique du courant, à cause de la courbe de la rivière, qui a rejeté toute l’eau sur l’autre paroi. Au bord du fleuve, près du méandre, dans la terre visqueuse, des roseaux et des herbes se sont installés. Le vent, en passant, les agite faiblement, et le soleil a chauffé leurs tiges toute la journée. Des oiseaux fusent en piaillant et montent dans l’air en zigzag. Là, sur ce sol spongieux, la végétation a su pousser. Les racines vivantes ont grandi dans la terre, et l’eau les a nourries. Entre les herbes et les roseaux, le mur d’en face est visible, plus nu que jamais. Plus loin, plus bas, à l’endroit où le fleuve s’agrandit et où les plaines de galets commencent, de grands arbres tristes, attachés on ne sait comment à la roche, sont penchés vers le lit de la rivière. Et sous leurs feuillages retombants, il y a des cachettes noires ; des animaux, des serpents, des crapauds y habitent peut-être. Les trous ombreux doivent sentir la pourriture, la feuille morte, et l’air y est froid sûrement. Qui sait si ces trous ne dissimulent pas un cadavre infect, tout blanc et tout bleu, la peau percée de cent coups de couteau ?

À proximité des terrains sablonneux où croissent les roseaux, la colline commence ; en pente légère, avec champs de maïs, terrains vagues, vieille souche, et même espèce de ruine, elle monte jusqu’à la route. Les derniers mètres de terre sont en espaliers, plantés d’oliviers ; là, les insectes sont nombreux. Ils filent dans l’air avec de drôles de bruits grinçants, hannetons, mouches à viande, taons, libellules, moustiques, bourdons, guêpes maçonnes, et longues fourmis ailées dont le corps palpite nerveusement. À ras de terre, entre les grains, les cailloux et les herbes sèches, un serpent rampe doucement ; il s’arrête de temps à autre et son cou se balance. Les plantes sont hérissées, immobiles. On dirait que les choses attendent, ainsi, un événement grandiose. Mais rien ne se produit.

Plantés raides sur les terrasses de terre, les oliviers sèchent. Une force sourde et mystérieuse est en eux ; elle les tient fichés dans le sol, elle monte dans leurs branches contorsionnées, elle se répand dans leurs fibres. Une volonté d’être arbre, peut-être, une dureté implacable, intense, parfaitement inanimée. À l’intérieur des écorces, dans les replis serrés du bois, elle travaille à son œuvre verticale, elle parfume, elle sustente, elle recourbe doucement les bordures des petites feuilles vernies. Elle est dans la terre, aussi, dans la terre sucée qui monte en eux par les racines, et qui se fait béton armé de leurs branchages, ciment sec et cassant qui étend leurs doigts innombrables bien haut vers le zénith. Les tiges des feuilles sont dressées très droites, comme tendues vers un soleil invisible, et il semble que l’arbre se rattache ainsi au sein des nues électriques pour en recevoir la manne foudroyante.

Au bord de la route, entre les blocs de pierre, des fleurs ont poussé. Une tige fine, haute, recouverte d’une espèce de duvet argenté, avec, tout en haut, l’amoncellement de bourgeons et de boutons, en bas une racine en forme de Z d’où partent plusieurs poils. Tout le long de l’herbe, les feuilles se sont ouvertes, offrant leurs creux minuscules à la poussière et au vent. Entre deux bras qui partent de chaque côté du corps, terminés par une feuille géante, il y a une rosace de feuilles fraîchement nées, et de fleurs pas encore écloses. C’est comme un cœur microscopique, froissé, replié sur lui-même, où rien n’est distinct. Quelque chose de délicat et de doux, une boulette verte et grise, pareille à un visage infime, qui vit tassée sur elle-même en attendant l’heure de s’ouvrir. Au sommet de l’herbe, au bout d’un fil recourbé, une série de petites fleurs blanches, étoiles à cinq pétales dont le centre est vaguement teinté de jaune, s’accroche en grappe. De là aussi la vie doit surgir, de ces petits nids velus et odorants. Une vie sourde et molle, qui vous fait vivre le changement des saisons, la suite régulière des jours et des nuits, les heures fraîches, les heures chaudes, les heures de rosée, les heures de lumière, comme ça, sans impatience, sans désir.

Autour de l’herbe, le monde est circulaire, figé, invisible ; les choses existent sans phénomènes, ou avec des phénomènes tellement minuscules que cela ne vaut même pas la peine d’en parler. Les choses sont là par blocs, par îlots ; elles sont loin ; rien ne vient vers l’herbe, rien n’entre en elle autrement que par les fibres des feuilles ou par les filaments des racines. Rien ne communique. Et pourtant, ce n’est pas la mort, bien au contraire. C’est la vie hétéroclite, sans rapports avec le reste du monde. C’est la parcelle de la vie commune, le petit bâton planté tout seul dans sa terre, sans liens ni chaînes. C’est la vérité isolée et sereine, la majesté d’être soi, nu et solitaire, d’être une miette de la réalité et de ne pas même savoir qu’on est cette miette. Comme pour les oliviers, comme pour les buissons, les ronces, les chardons, le temps n’existe pas, le bruit n’existe pas, l’action n’existe pas ; et ce néant qui est si plein, si intense, c’est la vérité initiale et victorieuse de la matière, de la chose plongée dans le tout, vivante ni contre les autres, ni vers les autres, mais pour soi, pour soi seulement.

Dans la vallée, cette force végétale était installée partout ; elle faisait craquer les carapaces croûteuses de la terre, elle disloquait les caillots au plus profond du sol, elle rampait, creusait, cherchait son issue. Les voies qu’elle se frayait doucement, ainsi, dans l’élément poudreux, étaient les preuves de sa vie et de son pouvoir. Rien ne les arrêtait. Le monde était vraiment à la merci des plantes et des racines. Depuis des siècles, elles n’avaient cessé de travailler ce domaine inerte, de ronger les rochers, de dissoudre le phosphate, sans pitié, en faisceau de forces menues. Monde sans douleur et sans joie, monde paisible et meurtrier, si proche de la mort et cependant si vivace.

À travers les forêts de feuilles et d’herbes, les insectes rares bougeaient : un scolopendre passa près d’un débris de bois pourri ; une fourmi géante, longue d’au moins trois centimètres, se promenait sur le rebord d’un mur. Corps rougeâtre, trapu, et large tête noire aux mandibules puissantes. La fourmi avança sur les pierres du mur, déplaçant avec ses pattes des éboulements de grains de poussière ; elle s’approcha d’une mouche, qui aussitôt s’envola ; elle tâta un fétu de paille, s’arrêta, puis, prise tout à coup d’une panique incompréhensible, elle se mit à courir follement et s’engloutit à l’intérieur d’une fissure.

Sur la route, sur les branches des arbres, d’autres fourmis marchaient ; le mouvement de leurs corps grouillait incessamment, avec une espèce de furie méticuleuse, pleine de pattes et d’antennes, dans le genre de chemins animés.

Des touffes d’herbe coriace avaient réussi à percer le revêtement de goudron, et vivaient à ras de terre, indéracinables, malgré les coups répétés des pneus de voitures.

Le vent tiède, bruyant par moments, passe ; il suit les escaliers de la colline, avance le long de la vallée, déplace des plaques de fraîcheur, ride la surface de l’eau dans les mares croupies, déporte une guêpe, fonce dans un trou de la montagne. Il va continuer ainsi, très loin, jusqu’à la source du fleuve. Car l’air aussi est vivant : il bouge doucement, s’arrête, puis souffle plus fort. Dans le gaz transparent, embaumé, tantôt froid, tantôt chaud, les bactéries sont portées ; des animaux minuscules, au corps tout rond, voyagent en groupe sur une poussière. Des graines tombent d’un arbre, ou pleuvent d’un pissenlit. Elles iront dans la terre, rejoindre les gouttes d’eau et les larves, et là, elles pourriront lentement dans la gangue de chaleur, au sein du secret gonflé de torpeur ; le moment venu, elles éclateront, et une nouvelle tête de feuille cherchera avec douceur, avec puissance, sa voie particulière.

Ici, dans ce cirque entouré de montagnes, tout était présent ; les animaux innombrables, les fleuves, les ruisselets, les ruisselets des ruisselets, les mottes, les végétaux, rien ne manquait ; on vivait dans une série de mondes concentriques, qui s’emboîtaient parfaitement les uns dans les autres : le monde pour les fourmis géantes, le monde pour les scarabées, le monde pour les astrances, le monde pour les roseaux, le monde pour les oliviers, pour les pins parasols, ou pour les silex taillés ; le monde pour le corps de l’eau, celui pour les vers de vase, celui pour les mouches ; le monde pour les serpents, le monde pour les hommes, le monde pour les fourmis naines. Et pourtant, cela n’était qu’une apparence. Car, en vérité, le monde n’était qu’un, et tous l’habitaient ensemble. Mais il ne devait pas y avoir de partage. La réalité était au-delà, toujours au-delà. Vaste, multiforme, sphérique. La paix de cette vallée était une torture inexorable, un mal qui défiait chaque créature dans son autonomie. Il n’y avait pas de paix. Il ne pouvait pas y avoir de paix. Au contraire, il y avait quelque chose d’enragé, de dément, de durablement cruel, qui régnait à l’intérieur des êtres. Ni douleur ni jouissance, mais un engorgement terrible, un embrasement indicible, une montée en tempête, pleine de vertiges et d’excitation. Le sentiment violent d’être, sans doute ; comme la peur, qui vous vidait et vous emplissait à la fois. L’idée d’habiter, d’être un habitant, là, dans cette vallée, dans ce site si dur, et de ne pouvoir jamais ne plus l’être ; un habitant, dans sa peau, devant le lieu qu’il habite ; un occupant, de toutes ses forces, malgré soi, bien au-delà de soi, presque dans l’avenir. Et ne jamais pouvoir faire autrement. La malédiction infinie de n’être qu’un habitant.

Tout près de l’eau, on voit le grand mouvement silencieux qui descend vers la mer avec un bruit de fontaine. L’eau est profonde, épaisse, couleur d’acier. Elle coule le long de la plage de galets, tout d’un bloc, pareille à une ruasse de glace. Dedans, des poissons, peut-être ; des poissons aux yeux vitreux, en train de regarder leur univers glauque. Sur l’eau, des détritus vont à la dérive, des brins d’herbe arrachés aux rives, des éclisses de bois, des racines. La terre aussi s’émiette, imperceptiblement, en silence ; on ne la voit pas se détacher, mais on sait qu’elle est là, mêlée à l’eau, dissoute en fine substance grise.

Au bord du rivage, la rivière s’est infiltrée parfois, en faisant des sortes de presqu’îles boueuses ; dans ces golfes, la vie pullule : moustiques frôlant la surface, cirons, guêpes, araignées d’eau. Et ces flaques d’eau, il y en a par milliers le long de la rivière. Les cailloux non plus ne manquent pas. Ils reposent en tas, les uns sur les autres, de toutes les couleurs, de toutes les formes ; certains sont entourés d’un mince cercle blanc incrusté dans la pierre ; d’autres portent des traces de coups, sont percés de trous. Polis par le temps, usés par le fleuve, ils sont descendus du plus haut des murailles. Ils vont s’émiettant, chaque jour davantage. Dans mille siècles, peut-être avant, la surface de la terre ne sera plus que du sable.

Le vent souille et déplace des feuilles mortes sur la route. Les buissons craquent. Des lézards filent au ras des pierres plates, puis s’immobilisent, et seules leurs gorges palpitent.

Les épines d’une plante sont bien raides, aiguës comme des ongles, et elles attendent. Dans les taillis touffus, la sauvagerie est extrême ; les branchages sont emmêlés, les feuilles crissent, et d’âcres odeurs montent à travers le clair-obscur ; des odeurs de sève fade, d’incendies naissants, de pulpe écrasée. Les tiges sont vertes, elles éblouissent. Des toiles d’araignées recouvrent les creux, entre les brindilles, et l’ombre est peuplée de boules velues, aux yeux tragiques, qui guettent sans arrêt. La fatigue est lourde, elle rôde bas près de la terre, entre les pieds des buissons. Et une espèce de couleur de lait envahit progressivement les membranes végétales, courbe les fines tiges au passage, craquelle la peau rayée des vieux lauriers.

Haut dans le ciel, un busard tournoie, sans se presser. La terre vue à vol d’oiseau est un immense chaos désolé, fait de ruines, où coulent des torrents blancs minces comme des crachats. Un cri jaillit d’un arbuste, et on ne voit rien ; un « rak-rak-rak-rak » inconnu qui serre la gorge et soulève des nappes d’inquiétude.

Encore plus haut dans le ciel, sur la voûte plate peinte en bleu, les nuages continuent à nager. L’un d’eux est très long, avec une espèce de queue filiforme qui se fond dans l’éther. Ils changent de forme sans cesse, avec d’insensibles métamorphoses ; ils se font et se défont, se groupent, se séparent, tournent autour des pics, s’effilochent, sont bus.

À l’autre bout de la vallée, là où la rivière disparaît, il y a deux pitons verticaux sur chaque berge, dans le genre de montants de porte. Après eux, c’est l’inconnu. Le fleuve doit continuer sa route sinueuse, et les talus doivent être verts, sans doute, avec d’autres oliviers et d’autres roseaux.

Mais ici, dans ce coin encastré, on dirait que tout a été gribouillé ; l’air si net, la fraîcheur, l’ombre, le vent, tout cela est nu, incroyablement nu. Le relief est fixe, presque verni. Entre les murs des montagnes, les lignes se croisent, les unes fines, les autres lourdes, pour toujours. Rien ne bougera, rien ne changera. Les rocs sont impassibles, en équilibre, les arbres et les herbes sont plantés droit dans le sol, et le silence peuplé règne. C’est un embrouillamini de tissage, avec des nœuds, des couleurs placées, des pâtés noirâtres. Il faut vivre là-dedans, il faut être une tache parmi d’autres, un petit point d’encre que montre une flèche. Au cœur du spectacle, insecte de ce lieu, vraie sauterelle agenouillée et méditative. Voir tout. Vivre tout.

Un creux minuscule est votre domaine : autour de vous, l’horizon est limité par des talus gigantesques, où poussent des espèces de troncs velus. Près du sol raboteux, l’air est chaud, chargé de parfums, et il s’élève en chancelant. Impossible de voir plus haut : l’atmosphère, à quelques centimètres du sol, devient tout à coup opaque, parcourue de cloques comme une surface liquide. On ne vit pas plus haut que la poussière, un poids terrible enchaîne au niveau de l’écorce terrestre. Ah, si on avait des ailes ! Mais rien à faire, il faut ramper sur les blocs d’humus qui s’éboulent. Et ici, pas de repos : le sol vit, il bouillonne sans cesse, il gémit, il s’ouvre et se referme comme une bouche ; des bulles viennent crever sous vos pieds, des vibrations lentes et harmonieuses ébranlent lourdement la croûte de la terre, et les vagues de l’air passent en hurlant entre les colonnes des roseaux. La végétation est tellement touffue que le soleil ne touche jamais le sol de ses rayons. Les animaux qui marchent sont blêmes, aveugles, tâtonneurs. Ils sont les proies des autres bêtes ailées qui volent au-dessus de leurs têtes en fouillant les coins sombres avec des yeux voraces enfouis dans des carapaces lustrées. La terre est vraiment terrible quand on la connaît bien. Les monstres n’y sont pas rares, non, les monstres n’y sont pas rares.

Au sud, la vallée va en descendant le long de sa pente, la rivière aux eaux grises coule vers la mer, tranquillement ; l’inclinaison du sol est presque insensible, et les montagnes se fondent à l’horizon en une sorte d’ondulation aux courbes délicates. Là-bas, tout près de la mer, le ciel a pris des teintes jaunes et roses, et les nuages se sont complètement dissous dans l’atmosphère. Seul un rideau de brume, couleur de nacre, rappelle que l’humidité est dans l’air, que les gouttes d’eau pulvérisées flottent comme des poussières, à des kilomètres de hauteur.

Loin des cubes disloqués des montagnes, c’est le lieu où habitent les hommes ; ils ont construit leurs maisons sur les flancs de la colline, face à l’embouchure de la rivière, et ils vivent là, ils cuisent leurs repas, ils font des feux au milieu des terrains vagues. Les routes s’insinuent à travers les bosquets, suivent les méandres des cours d’eau, se croisent et se recroisent sans arrêt. Sur ces petits chemins blancs, les voitures marchent les unes derrière les autres, pareilles à des colonnes d’insectes. Les plants d’oliviers sont plus nombreux, et parfois, de très haut, on découvre des sortes d’hexagones de terre, où poussent les rangées de maïs. Les hommes habitent au bout de la grande pente du fleuve. Ils mènent leurs vies besogneuses, penchés par la descente du sol, dans les espaces ouverts où le soleil brille du matin au soir. Chez eux, il n’y a pas de nuages, ni de murs de roc. Tout est doux, agité d’une fièvre tranquille, et le temps passe vite.

Les arbres doivent être beaux, pas rabougris comme ici ; des arbres forts et féconds, lourds de fruits et de feuilles, avec des branches régulières comme les pointes d’une fourche. Les bruits et les odeurs doivent se multiplier, et il doit y régner sans cesse un air plein de promesses pour les êtres humains, plein d’inquiétude et de haine pour les bêtes sauvages.

Ici dans ce cirque fait de crevasses et de promontoires, à la fois étouffant et libre, les animaux n’ont rien à craindre. La terre et les rochers sont à eux, et leurs jeux cruels et insignifiants peuvent se livrer totalement. La lumière ne les éclaire pas ; les fourmis n’ont pas à redouter le terrible soleil de midi qui les déshydrate et les dessèche sur un caillou plat. Seuls l’eau le froid et l’ombre les environnent.

Le soleil est rare : il passe derrière les cimes, apparaissant et disparaissant selon la découpure des montagnes. La lumière ne vient pas de lui, dirait-on ; elle semble jaillir de la voûte du ciel tout entier, et se précipiter en avalanche furieuse dans le trou de la vallée. Là, elle se répercute comme un écho contre les parois abruptes, elle rebondit et vole en tous sens, elle heurte les dards de rocaille, elle cogne comme une brute dans l’entrée des cavernes et contre les plaques de galets. Sur la surface frissonnante de la rivière, elle glisse, coupée, et ne pénètre pas. Elle recouvre tout sur son passage, elle glace, elle enduit. Les rocs et les talus deviennent blancs, leurs carapaces hermétiques saturées de cette lumière sans pitié. Il semble que rien n’ait pouvoir d’arrêter cette pluie décolorante ; car son origine même est inconnue. Il n’y a pas de soleil à éteindre, ni de lune à couvrir de nuages. La lumière fait partie de la violence du paysage, et la terre, soumise, ne peut que s’offrir à elle, lui tendre sa peau ridée et douloureuse.

Sur le sol, les petits cailloux rougeâtres brillent comme des diamants, et des feux délavés jaillissent en étincelles hors des galets alignés le long du fleuve. Les couleurs brûlent, les unes contre les autres ; le vert des feuilles, le rose du lit de la rivière, le bleu du ciel, le noir des ronces, l’ocre de la montagne, le blanc des pétales de fleurs. Tout est durci, raidi, possédé. Mais est-ce bien ce qu’on appelle la lumière ? Car même les sons et les odeurs en semblent pénétrés, les guêpes volent avec un bruit droit comme un trait de crayon, et les aiguilles de pin soulèvent un parfum en zigzag, cassant, profond, plein de pointes et de colles.

À gauche, à droite, devant, derrière, les montagnes sont debout ; ce sont elles qui ont ainsi modifié la vie dans cette vallée. Elles sont les responsables de cette âpreté et de ce mystère. Car les montagnes sont des êtres vivants ; elles ont des corps, elles ont des yeux, elles respirent. Leurs dômes immenses sont des ventres, leurs cimes portent les traces grandioses des ordres qu’elles ont donnés une fois pour toutes à ce qui les entoure : soyez durs, soyez durs. Dans le silence, dans le vide, soyez durs. Elles dressent leurs masses boursouflées, aiguës, vers les quatre coins du ciel ; certaines paraissent même fixées dans un équilibre vertigineux, assises, immuables, et pourtant inclinées de telle sorte qu’elles auraient dû tomber depuis des siècles, s’écraser mollement sur elles-mêmes et se résoudre en glissades de sable. Elles ont poussé selon un plan incohérent, larges rides de lave en fusion, vagues de magma pétrifiées en plein déferlement. Et puis elles sont restées comme ça, telles que la terre apaisée les a laissées, grotesques, inaccessibles. L’harmonie du silence est déjà à l’intérieur de leurs contorsions. Leur vie maintenant n’est plus une vie de mouvement et de volcan, mais un poids de simple calme et menace. Des tonnes, des millions de tonnes de mutisme et de grandeur, une colère paralysée qui écrase tout, qui maintient tout sous son socle.

Entre leurs pyramides, l’autre vie, celle de la rivière et de la vallée se défend comme elle peut ; elle grignote, elle effrite, doucement, an par an, siècle par siècle. Mais elle est quand même vaincue par l’éternité. La roche sera là, bien après que les rivières se seront évaporées et que les os des bêtes seront anéantis. Quand la planète ne sera plus qu’un trognon desséché, où tombent les aérolithes, il y aura encore des murs de rochers, des failles, des abîmes, des colonnes de force implacable. Il y aura encore des montagnes.

Cela, il faut le savoir ; car rien de cette vie sinueuse et dévorante, rien de cette usure, dans la prison de la vallée, n’est étranger au pouvoir de la roche. Même le sable, même les morceaux plats qui se détachent des flancs de la montagne, à la saison des pluies, sont pleins d’une force de vainqueur. Ici la vie n’est pas une guerre : c’est tout simplement un mouvement naturel des choses, qui fait que chaque morceau du paysage est aspiré par la matière rocheuse, et s’y confond. Il y a un courant d’air froid qui mène vers le minerai, et les objets tremblent du désir fou d’entrer tout vivants dans la pierre. L’eau de la rivière, par exemple : elle semble flétrir les murailles qui l’entourent. Et pourtant, sa vie est la même ; l’eau n’est que rocher, forme du rocher, éternité inconnue de la montagne. L’air aussi est fait de roches, construit avec de larges prismes de matière illimitée, dont le pouvoir est de durer ; qu’importent les différences de nature, d’aspect, de finalité ? Sur la terre, au ciel, dans les eaux, tout est pierre, parce que tout n’est qu’infini, éternité glorieuse de la matière, indissolvabilité de ce qui est et ne pourra jamais ne plus être.

La montagne dresse son mur vertical, si haut qu’il semble impossible de ne pas s’écraser sur lui. De chaque pic descend vers la vallée une arête presque droite, d’où partent d’autres lignes obliques, découpant le pan de rocher en prismes irréguliers. Au milieu de la montagne, fuyant la courbe dépouillée d’un col, un ravin dégringole la pente avec des flots de cailloux et de longs sillons noirs remplis d’une ombre repolissante. Sur la face de ce mur gigantesque, des arbustes ont poussé par touffes, pareils à des algues accrochées à un roc sous-marin. La pierre est gris-blanc, les algues sont vert foncé, quelquefois rouges. Elles occupent toute la surface visible de la montagne, et il y a de grandes chances pour qu’elles poussent aussi sur les surfaces qu’on ne voit pas ; mouchetures régulières, âpres, tordues vers les cimes afin de survivre. Les racines courent à fleur de roc, visibles, étalées en étoile comme des serres d’oiseaux de proie. La pluie et les écoulements de poussière doivent filtrer entre leurs branchages maigres, et le soleil levant, lorsqu’il éclaire la façade, doit faire monter, puisée directement dans la paroi abrupte, une sauvage chaleur électrique à travers les fibres de bois vert. Par endroits, la végétation manque : à la base de la montagne, sur la gauche, un triangle de terre jaune est creusé.

D’autres ravines viennent du haut de la montagne ; les pluies d’automne ou de printemps les ont marquées, fines nervures serpentant comme des routes, prodigieux torrents de poudre et de pierre que la sécheresse a durcis pendant des mois.

Partout les masses de rocher se sont élevées, cabossées, fêlées, vieilles de millions d’années ; les dos lourds et raboteux, les silhouettes éléphantesques où grouille la vie. Les arbres et les animaux sont des parasites, leurs racines et leurs griffes fouillent sans cesse le roc. Parfois l’orage s’installe sur une cime, et les assauts multipliés de la foudre ébranlent les pitons, tandis que la pluie et la boue roulent sur leurs flancs, pareilles à des nappes de larmes voraces.

Dans les creux, dans les trous des ravins, il n’y a pas une âme ; il ne reste plus rien que la pierre et l’air déserts, seuls au contact l’un de l’autre. Le vent froid glisse en vibrant ; le roc ne bouge pas. Le silence, là, est à peu près total, et le mouvement s’est fermé en cristaux très durs ; il n’y a rien sur le roc, ni en dessous, pas une bête, pas un ver, pas une herbe. Pas un parfum en train de frémir dans l’air. La terre est absente, et le sable qui se forme, un grain tous les six mois, s’évapore aussitôt, on ne sait où. Pauvreté, extraordinaire pauvreté de la pierre, de la pierre nue, immobile, sereine, froide dans le temps. À la verticale, il n’y a rien non plus ; il faut peut-être parcourir des millions d’années-lumière avant de rencontrer autre chose.

Toutes les nappes de rocher ont été faites pareilles : des tonnes de matière dure, écaillée, rayées de stries obliques.

Des tonnes de frais et de calme, posées là, en avant, les unes sur les autres ; entre elles, parfois, il y a des vallées, des lacs, des maisonnettes aux toits de tuile où les hommes vivent, entourés de champs d’oliviers aux douces couleurs grises. Cela se peut. Des routes, des églises, avec des villages autour, des noms de lieux, Marie, Saint-Dalmas-le-Selvage, Les Baux. Des vacheries, des prés verts, des étangs, des ruisseaux habités par les poissons. Il peut y avoir des douceurs et des parfums délicats, par endroits. Mais ce n’est rien à côté des kilomètres de sauvagerie et de calme, ce n’est rien à côté de ces murs immenses, tout droits vers le ciel pur, de ces montagnes blêmes où rien n’est tranquille, de ces dards lancés vers l’infini, muets, de ces blocs de pierre couverts d’angles et de stries, où une sorte de haine résonne sans fui, sans raison, comme un mystère de violence très ancienne, qui serait la nature même de leur poussée hors des marécages bouillonnants de la terre.

Le cirque des montagnes, s’il était vivant, c’était de cette vie-là ; de cette force sans pareille qui l’avait fait se lever et combattre la molle usure du temps. Comme un cratère, répandant autour de lui le trop-plein de vigueur du monde en expansion, la montagne avait soulevé une fois pour toutes sa respiration de géant. Elle était dressée, toute sa matière utilisée à l’extrême, contre le néant, contre le règne du vide. Elle projetait autour d’elle, avec l’ombre, son faisceau de lignes cassées, et le faisait rebondir en tous sens, mue par une fureur majestueuse. Partout, elle intervenait. Devant, elle heurtait comme un obstacle, elle repoussait ; son front blanc poussait vers vous, vous assommait. Sur les côtés, elle vous enserrait la poitrine et vous étouffait lentement, vous étreignant dans son étau. Elle était froid, vertige. Et derrière, elle surplombait, elle écrasait sous ses pieds. Plus que verticale, elle se renversait sur vous ; elle vous tordait la nuque, et le fardeau éblouissant, pire qu’une haleine de glace, faisait transpirer doucement votre front, déroulait devant vos yeux révulsés les visions de terreur qu’ont seuls les vaincus. Tout allait tomber ; les éboulis allaient se déclencher, les avalanches allaient déboucher avec un bruit de tonnerre, engloutissant tout sous des tonnes de décombres ; la montagne si haute qu’on n’en voyait pas la fin était catastrophe inimaginable, fusant de toutes parts comme une mort active dont il fallait être la victime. On n’était rien. On était une miette, une frêle ronce recourbée, une vieille botte de conserves rouillée qu’un seul caillou aplatirait.

Mieux encore : la montagne ne tombait pas ; on tombait. On était renversé, enfoncé dans le tunnel du gouffre sans fond ; vaincu au bout d’un puits noir où régnaient la lueur mouillée des étincelles et l’âcre odeur des rochers qui cognent.

La face contre le sol, on voyait la dureté plate en train de survenir ; le roc s’émiettant sur place, non pas en poussière, mais en plaques rêches, crissantes, espèces d’armes tranchantes prêtes à dépecer la chair, à ensevelir tout ce qui n’était pas elles. Tout était défenestration.

Et pourtant, de ce paysage si beau et si puissant, s’élevait aussi une passion inverse, qui vous écartelait et vous dressait vers le ciel. La force brute, lourde comme du ciment, entrait en vous et vous faisait montagne. Des lignes grimpantes se campaient dans vos membres, et vous étiez tout à coup pénétré d’une ivresse exaltante, directe, architecturale, un véritable envol vers les hautes couches de l’atmosphère, et vous continuiez à monter, gorgé d’oxygène. Face au rempart, filant comme une flèche. Une envie de saisir tout, de tenir tout dans vos bras. Dans le silence, dans le froid. Une envie de manger. D’avoir de la pierre dans l’estomac.

Les arbres et les animaux n’étaient plus visibles. À leur place, s’étendait un vrai paysage lunaire, plein de cratères et de pics, couvert de failles et de striures, une mer de pyramides. Étendu sur la surface entière du sol, vous êtes tout à coup ouvert comme un calice, vous soutenez la voûte du ciel de vos bras dressés.

Vous n’êtes plus vous-même. Vous avez cessé de vivre. Avez-vous seulement vécu ? Plus rien ici ne compte que le rocher, le rocher impassible, le rocher posé sur le rocher, la pierre aiguisée, sereine, victorieuse. Les années peuvent passer. L’eau peut suinter, les feuilles peuvent racler le sol en passant. C’est votre peau, c’est sur votre corps qu’on marche. Le vent peut creuser le sable, au bord des falaises, avec de douces formes arrondies. Ce n’est rien. Vous gagnerez. Le temps est à vous. Dans les cristaux de minéral, il se durcit, le temps autrefois si liquide. Dans l’espace définitivement ouvert, où l’air est comme vitrifié, la pureté de la lenteur règne. Majesté. Longueur des minutes, longueur des secondes. Années. Siècles. Jour, nuit ; nuit, jour. Petits craquements, comme dans les vertèbres. Petits glissements. Ce n’est rien. Ici le temps est du marbre brut. Les impulsions ressenties ne se résolvent jamais. Elles sont arrêtées avant, car l’arrêt est la forme accomplie de leur existence. Lenteur des rochers. Vertu des rochers. Petits cailloux, cailloux énormes. La vie est cube.


Une autre fois, on se tiendrait debout face à la mer, dans un coucher de soleil immense. La nuit viendrait doucement, avec de lents retirements de couleurs : elles plongeraient une à une derrière l’horizon, en suivant la route de la boule de feu. Des tons cendrés se mettaient à recouvrir le ciel, et les ombres devenaient bleues, puis mauves, puis noires. Le cap avançait au milieu de la mer, et la baie s’illuminait soudain de réverbères. Une sorte de paix, là aussi, se faisait entendre : elle avait des bruits de raclement, de vagues sur les galets, de frottements d’ailes de chauves-souris, de grésillement monotone des poteaux électriques.

La mer était plate, large. Des rayons de lumière, venus on ne sait d’où, frappaient la crête de chaque vague et la faisaient briller. L’horizon était nu, raide, et de bizarres halos rouges restaient suspendus à l’ouest, au ras de l’atmosphère.

Sous la mer, sous l’étendue verdoyante, les gouffres et les récifs étaient innombrables. Ils déchiraient silencieusement les couches de l’eau, ils dévoraient l’espace ; mais une sorte de paralysie opaque les enveloppait, se glissait dans leurs crevasses, s’immisçait dans leurs blessures et les maintenait immobiles. Là, à des centaines de mètres de profondeur, dans une langueur sourde, la vie avait aussi ses racines. Des poissons tournoyaient aveuglément, près des orifices des cavernes. Pour eux, c’était toujours la nuit. Jamais le soleil ne se couchait au milieu de nuages incendiés. Jamais la lune ne brillait avec un éclat figé au centre de la nuit. La lumière et l’ombre s’étaient mélangées sous la surface liquide, et il régnait perpétuellement une sorte de lueur troublée, venue de nulle part, et qui n’éclairait jamais rien.

Mais on ne se doutait pas de cela, sur la terre. Debout sur un rocher gluant, à quelques centimètres de la frange de la mer, on ne voyait que des masses de matière noire en train de pénétrer la sphère liquide. La nappe de silence était violacée, bougeant imperceptiblement ses rides minuscules ; elle ondulait sans heurts, elle avançait sur place, se brisait, revenait, s’étalait comme une tache d’huile, reculait un peu, puis avançait à nouveau, sans fatigue, sans fin, avec une sorte d’obstination mélancolique, doucereuse, impénétrable.

Ce mouvement n’en était pas un ; les vagues venaient vers la terre du plus loin de l’horizon, mais pour ainsi dire sans bouger. C’était le mouvement au cœur de l’immobilité, le bruit du silence, l’agression des zones plates et léthargiques, rien de plus.

À gauche, la baie se terminait par une langue de terre, presque transparente au milieu de la fluidité de l’atmosphère, qui s’enfonçait en pente douce vers l’intérieur de l’eau. Sur le cap, des pins parasols étaient plantés, découpant leurs silhouettes compliquées sur le ciel léger. Le long du rivage, des criques étaient invisibles, cachées dans le noir, et d’autres luisaient faiblement à la lumière des réverbères, encombrées de barques échouées et de cabanes.

Tandis que la nuit venait, que l’ombre se faisait plus dense, il semblait que la chaleur se concentrait vers les nappes liquides, autour de la baie. De larges taches couleur de lie de vin, pareilles à des flaques de sang, flottaient entre deux eaux non loin du rivage. D’autres cloques, des nappes de mazout, des mares de pétrole ou d’huile s’en allaient à la dérive, changeant sans cesse de forme, luisant ou s’éteignant au passage, avec de molles gesticulations de méduses. Des bancs de poissons fendaient la surface, et quelques ventres étincelaient brièvement. Une odeur lourde, puissante, âcre et suave à la fois, montait des flots abandonnés. Le vent l’apportait par bouffées jusqu’au rivage, et on aurait cru une haleine de bête. La nuit, cela ne faisait pas de doute, s’était enfoncée à l’intérieur de la mer ; elle réveillait des élans mystérieux, elle travaillait la chair flasque des lamproies, elle dilatait les bouches des anémones. On entendait toujours le même clapotis ; et pourtant, en prêtant l’oreille, on pouvait distinguer toute une clameur confuse qui surgissait du fond des eaux, un chant grave et nasillard, des crépitements de bulles, des sifflements de branchies, des bâillements de coquilles ; les objets s’agrandissaient sûrement, sous le poids de l’ombre. La chaleur, emmagasinée tout le jour, pouvait s’échapper enfin des profondeurs, et le tumulte invisible gonflait la matière liquide comme une marée.

Sur la terre, les derniers flamboiements rougeâtres étaient en train de s’éteindre à l’horizon. Trois rochers alignés, près de la plage, portaient encore sur leurs fronts une minuscule étoile pourpre. Les trois reflets humides allaient briller quelques minutes seuls dans la nuit, puis, d’un seul coup, ils s’éteindraient, et il n’y aurait plus rien.

Le long de la baie ouverte, et malgré les pointillés blancs des réverbères, l’ombre continuait sa progression. Elle ôtait sans arrêt des coloris aux choses ; sur la plage, les grains de sable, autrefois multicolores, devenaient grisâtres ; ils fondaient les uns sur les autres, ils se liquéfiaient, se gazéifiaient. La terre avait été dure et brûlante sous le soleil ; maintenant, elle allait se mélanger à l’air. L’eau allait remonter ses pentes, envahir les creux des dunes, couler le long des vallons ; le liquide riche, salé, harmonieux s’infiltrerait dans les champs. Il monterait aux branches des arbres, il pénétrerait les maisons éteintes. Il irait même jusque dans la gorge des hommes, il envahirait leurs veines et leurs muscles, il les nourrirait doucement dans leur sommeil, sans qu’ils n’en sachent rien.

Près du cap, entouré d’un haut mur de pierre et de haies de cyprès, un cimetière reposait dans le noir. Sous une tombe de marbre, mausolée superbe érigé à la mémoire d’un inconnu, une chouette avait fait son nid ; elle veillait là toutes les nuits, respirant avec un rythme rauque, régulier de poitrine endormie, et les hommes avaient chacun leur légende pour elle ; histoire sinistre d’enterré vivant, de vampire ou de nécrophage.

Au loin, à l’opposé de la surface de la mer, les collines montaient doucement vers le ciel. Invisibles dans la nuit, elles élevaient leurs chaos de vignobles et de pinèdes. Entre leurs croupes, les creux étaient violets, silencieux, et l’air froid rampait le long des broussailles en traçant des chemins de rosée. Dans l’herbe haute, quelque part au centre du cap, un grillon fou lançait ses appels sciés. Un chien aboyait dans le jardin d’une villa, avec des cris discordants qui se répercutaient longuement alentour.

Sous le souffle de la mer, les branches embrouillées des lauriers se rétractaient petit à petit, et les fleurs incolores refermaient leurs pétales. La léthargie montait de tous les points de la terre, une délicatesse sûre qui pénétrait à l’intérieur de toutes les feuilles et les maintenait rigides. Et pourtant, ce n’était pas le sommeil ; le sommeil n’avait pas cours ici. Partout, les êtres et les choses se mettaient à craquer, à bouger. La terre enfouie dans l’obscurité tremblait imperceptiblement, d’une espèce de grelottement de vermine au travail. Les clameurs étaient sans nombre ; les odeurs noires se multipliaient dans tous les coins : elles sortaient des terriers, des cachettes sous les tapis de feuilles, comme autant de reptiles.

Le spectacle régulier du jour avait été détruit. Plus de lignes, plus de couleurs, plus de relief. La baie changeait constamment de forme, tantôt si longue qu’on n’en voyait pas la fin, tantôt courte, refermant sa courbe comme un cercle. Le cap avançait loin au milieu de la mer, ou bien se reculait jusqu’à n’être qu’un ridicule moignon. Les silhouettes des arbres dansaient. Les rondeurs des collines, à perte de vue, se déplaçaient sans arrêt, moutonnaient ; parfois, trois monticules disparaissaient en même temps, près de l’horizon, et on voyait un grand trou noir creusé dans la terre.

La mer, elle, était par instants si plate et si déserte, qu’on en avait mal ; à d’autres moments, elle se dressait d’un seul coup sur l’horizon, à la verticale, pareille à un rempart ; ou bien elle avait l’aspect d’une tôle ondulée, et des chatoiements de couleurs étincelaient miraculeusement, des grappes de rubis, des irisations dorées, de profondes pupilles violettes en train de regarder.

Le paysage tremblait ainsi, se faisant et se défaisant inlassablement. La beauté calme, extatique de la terre était faite de ces orgies et de ces métamorphoses. On n’y pouvait rien. Il fallait se contenter de regarder, avidement, de tous ses yeux. Debout sur ce petit promontoire, avec le bruit du ressac à ses pieds, il fallait tout comprendre, tout aimer, l’espace d’une seconde. La courbe immense de la baie. Le cap. Les collines et les montagnes. Le ciel indélébile. Les reflets des réverbères, et la lumière rouge du phare, s’éteignant, se rallumant, s’éteignant, se rallumant, s’éteignant, se rallumant. L’odeur sourde et les voiles de l’ombre. Les cris sauvages des bêtes. Les scintillements des maisons. Les touffes menaçantes des arbres, où se cachent deux ou trois mystères. L’air invisible. La respiration asthmatique de la chouette nécrophage, dans le cimetière. Les couches de terre grasse, peuplées d’insectes engourdis. Le vol des chauves-souris aveugles. Le miroitement des étoiles, des millions d’étoiles enfoncées dans le ciel, si loin que ce n’est même pas la peine d’y penser. Les rides qui avancent toutes seules sur l’eau profonde, sur l’eau noire, sur l’eau gouffre horizontal où se perd l’esprit vertigineux des hommes, sur le liquide sans limite cachette des abîmes, sur la grande surface éternelle, si plate, désertée, où la nuit et le jour sont mélangés comme deux qualités de graines différentes.


Voilà. Le monde est vivant, ainsi, en minuscules coups de boutoir, en glissades, en suintements. Dans les arbustes, dans les grottes, dans le fouillis inextricable des plantes, il chante, avec la lumière ou avec l’ombre, vit d’une vie explosive, sans repos, lourde de cataclysmes et de meurtres. Il faut vivre avec lui, comme ça, tous les jours, couchés la joue contre le sol, l’oreille aux aguets, prêts à entendre tous les galops et toutes les rumeurs. Les nerfs plongés jusque dans la terre comme des racines, et se nourrir de sa force guerrière, incohérente ; il faut boire longtemps à sa source de vie et de mort, et rester invincibles.

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