Martin

Au cours des années qui suivirent sa naissance, les Torjmann avaient consacré tous leurs efforts et beaucoup d’argent à faire de leur fils une sorte de génie. Aujourd’hui, en dépit de tout, Martin Torjmann était à douze ans un assez beau spécimen d’hydrocéphale. Mais il y avait bien d’autres choses à dire, à ce propos. Beaucoup d’événements de toutes sortes, qui s’étaient plus ou moins harmonieusement combinés, qui avaient mûri, à l’intérieur de cette cuvette où se tenait la ville. Une chaleur profonde, notamment, une chaleur terrible, qui avait régné sur ces lieux pendant longtemps, jusqu’à modifier, au dire des vieilles gens, l’aspect intérieur des hommes et des bêtes. Une certaine lenteur, une certaine douceur s’étaient peu à peu substituées à la sécheresse d’avant ; les jeunes filles avaient maintenant des visages paisibles, aux larges pommettes, et de bizarres peaux bistres, pas du tout lumineuses, qu’on trouvait plutôt moites au toucher. Les enfants avaient je ne sais quoi de féroce, et de sage en même temps, et les hommes adultes se refusaient systématiquement au jeu. On prétendait que c’était là le résultat d’une implantation insidieuse de quelque peuplade étrangère, italienne, ou nord-africaine. Mais cela ressemblait plutôt à un changement de climat, à une métamorphose de la nature elle-même. Il pleuvait parfois, il faisait chaud. Quand le vent soufflait, c’était un vent de sud-est, un doux déplacement de kilomètres d’air, comme ça, tout d’un bloc, dans le genre d’une tempête calme.

Voilà : le H. L. M. s’étendait en demi-cercle à la lisière de la ville, au centre d’un terrain bétonné où passaient de temps en temps de petits nuages de poussière grise et sale. Le soleil frappait la face sud de l’immeuble, uniformément, et le ciment des murs luisait de quelque chose de gras et de blafard qui ressemblait à de la transpiration. Sur ce mur éclairé par le soleil d’après-midi, il y avait des fenêtres innombrables, régulières, ouvertes ; et de chacune de ces fenêtres s’échappait une série de sons qui se mélangeaient en zigzag à la rumeur de l’autoroute voisine. Pour quelqu’un qui se serait placé debout, au centre de la cour déserte, ces bruits auraient ressemblé à une espèce de grande étoile dont les rayons se seraient dardés dans toutes les directions, fixes et monotones. Rien n’aurait bougé, rien n’aurait changé. Tout ça aurait fait une explosion immobile, un centre de gravité autour duquel tout aurait été construit.

La musique d’accordéon des transistors, les odeurs d’ail et de friture, les scintillements et les fascinations, tout aurait abouti là, dans le domaine de la conserve, au centre, au point debout sur le sol nu de la cour, et on aurait pu en mourir écrasé, comme frappé à l’intérieur de son crâne par le moyeu vertigineux de l’insolation. Ou bien tout aurait fini par une sorte de grand cri, de cri unique et terrible, sorti tout droit d’une bouche ouverte, et se répercutant indéfiniment à travers les couloirs, heurtant les cloisons, fusant de haut en bas le long des vide-ordures et des cages d’ascenseur, s’étalant sur les terrasses et sur les toits, rampant, entrant partout, enfermé dans les canalisations et les égouts, jusqu’à atteindre le cœur des masses de béton armé, l’organe de matière sonore, les œuvres vives, toutes vibrantes et toutes sèches, et devenir silence.


Martin vivait là, assis immobile sur un fauteuil d’osier, face à la fenêtre ; il trônait. À ses côtés, son père, vêtu d’un pantalon de toile bleu roi et d’une chemise à manches roulées au-dessus des coudes, et sa mère, imposante, en tablier gris. Le père fumait, debout, et de temps à autre se retournait pour dire quelques mots à sa femme, assise légèrement en retrait. Du trio, seul Martin avait les yeux fixés sur la fenêtre, au-delà de la fenêtre. Sans bouger, sans parler, il regardait l’espace du ciel vide où flamboyait le soleil. Des gouttes de sueur coulaient doucement le long de son cou, et sur les côtés de son front énorme. Les bruits des transistors s’échappaient de tous les alvéoles de l’immeuble et se réunissaient quelque part près de lui, en lui peut-être, formant un nœud douloureux et palpitant. Si on avait considéré Martin de face, sans dégoût, en dépit de sa figure molle et blanche, de son nez mince aux narines pincées, de ses cheveux noirs, épais, luisants, rejetés en arrière, de ses grosses lunettes de myope posées devant son regard comme une indéfinissable, hypocrite zone de protection, peut-être aurait-on ressenti tout le tragique de ce point bruyant, enfoui au centre de sa tête, peut-être aurait-on aperçu le faible dilatement des pupilles à chaque battement de cette musique concentrée. La richesse des aigus, la lente ondulation des graves, et le rythme, fou, charnel, arithmétique, toute cette passion qui était venue de l’extérieur et qui s’était enfermée là, et qu’aucune larme ni aucune colère ne pouvaient libérer. Les yeux de Martin, globuleux à souhait, injectés de sang vers les glandes lacrymales, vivaient sûrement, derrière les verres opaques ; agrandis, ronds de souffrance, et totalement vides, presque inertes sous les coups accumulés de la lumière du soleil et des pulsations de la musique.

« Marthe », dit le père Torjmann, « on devrait tout remettre à plus tard. On devrait remettre la conférence de Martin à plus tard. Je pense que ça serait mieux pour lui, pour nous et pour tout le monde. Qu’est-ce que tu en dis, Marthe ? »

Il avait demandé cela sans même se retourner vers sa femme, accaparé comme il l’était par la pose qu’il avait lui-même choisie quelques minutes auparavant, en se levant de table : une jambe tendue, supportant le poids du corps, l’autre rejetée en avant, le buste penché, un bras appuyé sur le dossier du fauteuil où était assis Martin, l’autre levé, afin de tenir en permanence à hauteur de sa bouche un mégot à demi éteint. La femme avait entendu la question, mais elle ne répondit pas. Il fallut que Torjmann continue :

« Martin n’est pas bien, ces temps-ci », dit-il ; « il a eu beaucoup à faire depuis quelques mois. Il vaudrait mieux remettre tout ça à plus tard. Ça permettrait à Martin de se reposer quelques jours. »

« Mais ce n’est pas possible, tu le sais bien », dit la mère.

« Et pourquoi ? Pourquoi ça n’est pas possible ? Hein ? Parce qu’il doit y avoir la télévision, la radio, le journaliste de Life ? C’est à cause de ça que tu dis que ça n’est pas possible ? »

« Oui. »

« Et tu crois vraiment qu’on ne peut pas remettre toute cette fatigue à plus tard ? »

« Comment veux-tu ? Tu sais bien que dans deux semaines Martin doit partir pour les États-Unis, et qu’il y restera deux mois complets. Et comment veux-tu qu’il soit accueilli là-bas si la conférence n’a pas eu lieu ? »

« Je sais, je sais », dit le père ; « mais est-ce que tu veux qu’il se tue à ce genre de choses ? Tu vois bien qu’il est fatigué, actuellement. Il a maigri, il ne mange plus rien, et quand il a fini ses conférences, c’est à peine s’il nous adresse la parole. Il ne dit plus rien, il reste assis dans son coin, à regarder droit devant lui, pendant des heures. Ce n’est pas son état normal, ça je le sais. »

La mère eut une sorte de haussement d’épaules ; elle regarda Torjmann, de ses gros yeux lourds de fatigue et d’âge. Elle commença :

« C’est vrai — Martin est fatigué. Mais crois-tu que j’aime la vie qu’il mène ? Et pourtant, c’est sa vie, c’est la sienne, c’est celle qu’il a choisie. Ce qu’il ne fait pas aujourd’hui, il aura à le faire demain… »

« Écoute, Marthe », interrompit le père ; « je crois que nous devrions essayer de faire reculer la date de cette conférence d’une semaine. Nous irons avec Martin pendant quelques jours à la campagne et, au retour, il sera reposé, il pourra recommencer le cycle des conférences et partir en forme pour les États-Unis. Hein ? Qu’est-ce que tu en dis ? »

« Il ne voudra pas », dit la mère.

« Et pourquoi ? » dit Torjmann ; « je t’assure, c’est moi qui ai raison, pourtant — » Il quitta son poste près du fauteuil et vint vers sa femme. Il éteignit son mégot au passage, et le jeta dans la poubelle, sous l’évier. « Je suis sûr que c’est la meilleure solution. Martin pourra se reposer, et nous aussi. Tu en as grand besoin, toi aussi, d’ailleurs. Et puis Martin ne pourra jamais refaire une conférence comme celle du 10 mai, dans l’état où il est actuellement. Le professeur Hertz m’a dit ça pas plus tard qu’hier. Quand il a vu que Martin ne répondait pas, tu sais, quand il posait ces questions sur Pascal, et que Martin restait dans son coin sans rien dire, sauf pour demander toutes les cinq minutes qu’on lui apporte un verre d’eau. Il m’a dit qu’il valait mieux arrêter tout ça pour un temps. Et je crois qu’il a raison, Marthe. »

« Tu sais bien ce que le professeur Hertz pense des expériences de Martin ? »

« Oui, je sais, mais ce n’est pas ça qui compte. Pour une fois, il a raison. »

« Hertz voudrait que Martin fasse un séjour dans une colonie de vacances ! Il a dit je ne sais combien de fois que, selon lui, Martin n’était qu’un imposteur, un — »

« Oui, je sais, je sais ! Mais là, pour ce qui est du repos, je crois qu’il a raison. »

« Notre fils est si bizarre, depuis quelque temps », soupira la mère.

« C’est qu’il n’est pas bien », dit Torjmann ; « après tout, trois émissions par semaine, dont une à la télévision, les conférences, les débats, les interviews, dans toutes les langues, et puis les prêches, les signatures, les discussions avec le professeur Hertz, avec Maisonneuve, avec le docteur Mercier, avec Stephen Schaeffer, Manzoni, Tillois. Sans compter le travail qu’il fait tous les jours, les leçons de chinois, les méditations sur les textes de Ruysbroek, l’analyse de la Bible et du Mundaka Upanisbad, et les exercices spirituels, tout ça l’a terriblement fatigué. Il a besoin qu’on le laisse tranquille. »

La mère semblait réfléchir. À la fin, elle dit :

« Il ne voudra pas. J’en suis sûre. Et — est-ce que tu crois qu’il peut — est-ce que tu crois qu’il peut vraiment rester tranquille ? »

« Comment, est-ce que je crois ?… »

« Oui. Est-ce que tu crois que notre fils peut vraiment se reposer, maintenant ? Tu vois, j’ai l’impression qu’il n’arrive pas. Il reste immobile, comme ça, comme en ce moment, assis sans rien faire dans son fauteuil, avec l’air de ne rien voir et de ne rien entendre, mais est-ce que c’est vrai ? Est-ce qu’il se repose ? Moi j’ai l’impression qu’il voit tout, qu’il entend tout, et que ça travaille dans sa tête, que ça travaille plus que jamais, qu’il pense à des tas de choses, à des tas de choses que nous ne comprendrons jamais. J’ai l’impression, tu comprends, j’ai l’impression qu’il change. Qu’il change. Qu’il n’est plus Martin, mais quelqu’un d’autre, que je ne connais pas, et qui ne nous connaît plus. Et même, j’ai l’impression qu’il n’a jamais été Martin, qu’il va nous haïr, ou quelque chose comme ça, nous haïr… En tout cas, tu vois, il a changé vraiment depuis quelques mois. Il ne nous parle plus. Avant, à table, il nous expliquait des tas de choses. Il nous disait à quoi il avait pensé dans la journée, ce qu’il avait appris, ce qu’il avait découvert. Il nous disait tout ça. Tu te souviens, le jour où il a découvert le caractère divin du langage ? Il nous avait expliqué ça, en criant, avec des transes de joie, pendant toute la soirée. Il était si heureux, si fier de notre fierté, tellement heureux. Il parlait. Maintenant, maintenant c’est tout juste s’il desserre les dents pour nous dire à quelle heure doit venir le docteur Mercier, ou les journalistes. C’est à peine s’il nous parle des psychotests, ou des débats avec Hertz. Il ne nous parle jamais plus de sa journée du 22 novembre. C’est comme s’il avait honte. Pourquoi ? J’ai l’impression qu’il s’est passé quelque chose… »

« Tu te fais des idées », dit simplement Torjmann. « Martin est fatigué, voilà tout. » Mais le doute l’avait pris, à son tour. Il retourna vers le fauteuil d’osier, carré dans l’aire illuminée de la fenêtre, et il se pencha vers son fils.

« Martin ? Hé, Martin ? Tu as entendu ça ? Tu devrais peut-être rassurer ta mère ? »

Incliné sur le rebord de son siège, le corps pesant de la mère attendit la réponse qui lui redonnerait de l’espoir. En vain. Toujours muet, Martin trônait sans bouger, sans répondre aux appels de son père, sans voir la face anxieuse qui lui soufflait l’haleine au visage ; la sueur dégoulinait toujours le long de son cou, et sur les côtés de son front énorme, les verres de ses lunettes étaient tout blancs de buée, et dehors, le soleil avançait, avançait encore.

L’homme et la femme abandonnèrent Martin dans la cuisine ; il fallait le laisser seul avec sa méditation obstinée, c’était comme un ordre venu d’ailleurs, de toutes les fenêtres du H. L. M., par exemple, un ordre confus, jamais clairement exprimé, mais qu’ils respectaient presque instinctivement, sans y songer. La mère sortit faire quelques courses au Supermarché du coin. Le père demeura dans la salle à manger, et prépara la venue des journalistes. Il vérifia l’ordre de marche du magnétophone, disposa le micro au centre de la table, l’orientant vers le fauteuil de bois où son fils avait l’habitude de s’asseoir. Puis il prépara une pile de livres avec soin, et, tout à fait au bord de la table, il posa deux chemises contenant des feuilles de papier. Une contenant les notes de Martin, l’autre, des pages blanches. Entre les deux, il installa un crayon à bille en métal, du genre qui a trois couleurs.

Plus tard, la mère revint, sonna quatre coups. L’homme alla lui ouvrir, prit son filet à provisions, et le déposa dans un coin du corridor. Avec précaution, la mère entrebâilla la porte de la cuisine et jeta un coup d’œil. Puis elle referma la porte sans faire de bruit, et alla s’asseoir dans la salle à manger, à côté de Torjmann.

« Que fait-il ? » s’enquit le père.

« Il médite toujours », répondit-elle ; « il y a des papiers à côté de lui. Il a dû écrire. »

« Les journalistes ne vont pas tarder à arriver », dit Torjmann.

« Ils devraient même être déjà là. Il est la demie passée. »

Cinq minutes plus tard, il y eut un premier coup de sonnette. La mère alla ouvrir la porte et fit entrer un homme d’une quarantaine d’années, petit, assez chauve, porteur d’une serviette de cuir. Il se présenta. Georges Joffré. Puis arrivèrent successivement deux autres hommes, Simon Berrens, Bernard Ratto, et une femme, Édith Schmidt. Quand tous les quatre furent assis autour de la table de la salle à manger, la mère se dirigea vers la porte de la cuisine, frappa, entra, et s’approcha de son fils.

« Ils sont arrivés, Martin », dit-elle doucement.

Martin ne sursauta même pas ; il releva tranquillement la tête, bâilla, et se leva en s’étirant.

« Tous ? » demanda-t-il.

« Tous, oui », dit la mère.

Et ils entrèrent ensemble dans la salle à manger.

Les présentations faites, ils s’assirent tous à leurs places ; Martin, comme prévu, occupa le fauteuil de bois, à droite de la table, tandis que les journalistes étaient assemblés du côté gauche. L’homme qui était arrivé le premier demanda la permission de prendre quelques photos. Martin fit signe que oui de la tête, et la femme journaliste sortit un appareil de photo à son tour. Tous deux prirent quelques instantanés de Martin, seul devant la table. Puis la femme demanda aux parents de venir derrière leur fils, et ils prirent d’autres photos. On fit poser la main de la mère sur l’épaule de l’enfant, puis celle du père. Mais quand on demanda à Martin de se mettre debout afin qu’on voie qu’il portait des culottes courtes, il se fâcha et refusa. La femme et l’homme prirent alors d’autres photos, pendant quelques secondes, puis ils remercièrent et s’assirent. Les parents retournèrent à leur place, au fond de la salle à manger, et le dialogue commença :

Le Bac à douze ans.

« Vous avez douze ans, je crois ? »

« Oui, j’ai douze ans », dit Martin.

« Pouvez-vous nous dire où en sont vos études ? »

« Je les ai interrompues depuis trois mois », dit Martin ; « j’ai eu une période de maladie, et comme c’était dans mes possibilités, j’ai demandé une dispense de faveur pour pouvoir passer tout de suite le brevet élémentaire. »

« Et vous l’avez obtenue ? »

« Bien sûr, on me l’a accordée sans difficulté… En ce moment, je suis en train de préparer le baccalauréat première partie. J’ai fait une autre demande de dispense au ministère et j’attends la réponse. »

« Et vous pensez qu’ils vous accorderont cette dispense ? Le bac à douze ans ? »

« Pourquoi non ? » dit simplement Martin ; « ils m’ont bien accordé la dispense pour le brevet, et à ce moment-là, je n’avais même pas douze ans… »

« Ce serait vraiment exceptionnel », dit Bernard Ratto ; « je ne pense pas qu’il y ait exemple d’une chose pareille dans l’histoire de l’enseignement. »

« Je ne vois rien de vraiment exceptionnel quant à moi », dit Martin ; « les études scolaires ne représentent rien d’exceptionnel pour un cerveau humain, au contraire. Le tout est de savoir travailler, et de comprendre. Je pense, moi, qu’on pourrait apprendre tout ce qu’on apprend à un homme actuellement en, disons, deux ans. Si les éducateurs savaient s’y prendre, et si les élèves avaient vraiment envie de progresser, de s’arracher à la lenteur de l’enfance, de comprendre vite, très vite tout ce qui se passe autour d’eux. Bien sûr, il faut une certaine maturité d’esprit, mais ça, je pense qu’on l’a absolument à dix, douze ans. Le reste est une question de méthode. »

« Et vous ne — »

« Et d’ailleurs, de ce point de vue, je considère que je suis plutôt en retard dans mes études. Mais ça, c’est la faute de la routine et de l’aveuglement de l’enseignement. On m’a mis sans arrêt des bâtons dans les roues au lieu de faciliter ma progression. »

« Ce que je veux faire des études ? — Rien. »

« Et que comptez-vous faire plus tard ? »

« Qu’entendez-vous par plus tard ? »

« Eh bien, plus tard, je, je veux dire, quand vous aurez fini ? »

« Fini quoi ? »

« Eh bien, vos études, par exemple ? »

« Mais je n’aurai jamais fini ! Je vous ai déjà dit que pour moi les études étaient un moyen de gagner du temps, de montrer officiellement ce que je suis. Une façon de me faire respecter. Ce que je veux en faire ? Rien. Il n’y a d’ailleurs rien à faire avec le savoir tel qu’on le comprend ici, en Europe. Et ailleurs aussi, probablement. Non, si je comprends bien votre question, ce doit être plutôt quelque chose comme, que comptez-vous faire plus tard, quand vous serez grand ? »

« Non, ce que je — »

« Mais si. Mais si. Pourquoi le nier ? N’est-ce pas la question normale qu’il faut poser à tout enfant de douze ans ? Et toi, qu’est-ce que tu feras, quand tu seras grand ? Boucher. Architecte. Aviateur. Pilote de course. Voilà, et on est fier du petit homme qui sait si bien ce qu’il veut, qui a déjà la fièvre du travail en société, qui fera de la redondance sur ce que les autres lui auront appris, qui conservera notre société matérielle, si pleine, si belle, avec ce qu’on appelle « la Vocation » ! C’est bien cela que vous vouliez dire ? Eh bien, non, j’ai peur de vous décevoir : moi, je ne serai jamais « plus grand », je ne ferai rien de ce que je sais, je ne servirai à rien sur terre. Voilà. Vous comprenez, je pense qu’à douze ans, on est un homme. Un homme déjà fait, avec plus rien à apprendre. »

« Vous n’avez donc pas de vocation ? Pas d’espoir ? »

« Je n’ai pas d’espoirs terrestres. Si j’ai une vocation, c’est plutôt comme un mot d’ordre divin : prier, prêcher, souffrir. »

« Mais la société ? »

« Je ne la considère pas. Pour moi, l’homme n’est qu’une transition. »

Comme un prince.

« Vous êtes un révolté ? »

« C’est encore un mot. Il sert à la plupart des gens pour qualifier cet état de mécontentement que ressent l’individu quand il s’aperçoit qu’il a été dupé. Mais — »

« Qui vous a dupé ?

« Personne en réalité. Je veux dire, au contraire, tout le monde a été très gentil avec moi. On m’a acclamé, on m’a fait des réceptions, on m’a admiré. J’ai été traité comme un prince, et parfois même comme un petit prophète. Mais tout cela était faux, faux en soi-même, pourri de l’intérieur comme un mauvais fruit. Vous comprenez, il s’agit d’un ensemble, d’un tout, la société, et le pourri, c’est qu’il faut compter avec elle en même temps qu’il faut compter sans elle. Je veux dire, c’est comme un ensemble stable composé d’éléments instables. Or, impossible de vivre à l’intérieur, non, impossible sans souffrir de cette instabilité, de cet amas de mensonges. Vous comprenez, il vous vient alors la peur d’utiliser le moindre détail participant de cette instabilité. C’est ça la révolte. Vous doutez de la valeur des mots, des gestes, de ce que représentent les mots, des idées, des simples associations d’idées, des rêves, et même de la réalité, des sensations les plus claires, les plus aiguës. Vous doutez même de votre doute, de l’organisation qu’il prend, de la forme qu’il adopte. Il ne vous reste rien, rien. Vous n’êtes plus rien, un caméléon, un écho, une ombre. Ça c’est l’œuvre de la société, comprenez-vous ? »

« Vous êtes misanthrope ? »

« Non. Pourquoi le serais-je ? En fait c’est plus grave que cela, puisque j’accepte d’être un homme. »

« Avez-vous déjà songé à la politique ? La politique est un moyen d’engager l’homme dans la société. »

« Un moyen, oui… Et un des plus purs qui soient. Mais j’estime que sur ce point j’ai encore du chemin à parcourir ; au fond, croire en Dieu, c’est peut-être faire déjà de la politique. Mais j’ai des choses à oublier… »

« À oublier ? »

« Oui, la lucidité, par exemple. »

« Avez-vous le sentiment d’avoir perdu votre enfance ? »

« Oui, est-ce que vous n’avez pas un peu l’impression, heu, d’avoir gâché votre enfance ? »

« L’enfance ? Je ne sais pas. »

« Quand avez-vous commencé à travailler ? »

« À deux ans. »

« Qu’est-ce que vous appreniez, alors ? »

« Le latin, le grec, quelques autres langues. »

« Et puis ? »

« Et puis c’est tout. »

« Et plus tard ? »

« À trois ans, j’ai commencé à lire les philosophes grecs, les allemands. J’ai commencé aussi la littérature, mais pour moi, je le sentais confusément, ce ne pouvait être que des exemples, des exemples seulement. Les sciences, la chimie, l’algèbre, le dessin, tout ça est venu beaucoup plus tard. J’avais — Oui, j’avais six ou sept ans. »

L’Elmen.

« Et vous n’avez jamais cessé de — »

« Sept ans, ç’a été l’âge critique pour moi. Vous comprenez, j’avais trop assimilé, trop vite. Il fallait décanter cette connaissance, il fallait que tout cela m’appartienne. Et puis, je n’avais encore aucune expérience pratique, quelque chose comme une méthode critique. Je vivais exclusivement pour savoir. Savoir sans cesse de nouvelles choses, me nourrir de savoir. Mais à partir de sept ans, j’ai commencé à comprendre vraiment. Je savais que tout ce que je faisais était ma vie, ma vie propre, mon bien. Alors je me suis mis à réfléchir, à écrire. »

« Qu’est-ce que vous écriviez ? »

« Tout et rien. Je prenais des feuilles de papier, les plus grandes possible, et je les couvrais d’écriture, presque sans y prendre garde, presque au hasard. Mais ça n’avait aucun genre littéraire, c’était simplement de l’écriture. »

« Qu’en avez-vous fait ? »

« Je les ai gardées très longtemps, avec l’idée que ça pourrait me servir un jour. Puis je les ai jetées à la poubelle, il y a deux ans. Vous comprenez, pas de la poésie, ni des essais, ni des romans, seulement de l’écriture à l’état brut. Pour le plaisir, ou plutôt, non, par nécessité de ce plaisir. En fait, dès que j’ai commencé à organiser l’acte d’écrire, j’ai été déçu. Mais cette période-là, entre sept et neuf ans, ç’a été ma grande période. C’était ma première pensée, de la pensée à l’état pur, si vous voulez, une pensée pas encore séparée de l’acte de pensée, quelque chose de pénible et d’extrêmement agréable pourtant. Un tâtonnement, une volonté d’arriver à cerner quelque chose au-dedans de moi. Ça ressemblait plus au dessin, d’ailleurs, qu’à l’écriture. Les mots n’étaient pas encore attachés entre eux, c’étaient de purs concepts, ils étaient libres, ils venaient en foule, selon une allure chaotique semblable à celle du rythme de la vie et de la matière ; les phrases n’avaient presque pas de structures grammaticales. »

« De l’écriture automatique en quelque sorte ? »

« Non, bien au contraire. L’écriture automatique, c’est plutôt l’effort de retrouver un monde au-delà des concepts, par les mots. Par des images. Tandis que ce que je faisais, c’était plutôt une tentative pour passer du domaine de la lecture au domaine de l’écriture. Plus tard, j’ai essayé de retrouver cette phase de passage en inventant un langage. J’avais appelé ça l’Elmen. L’Elmen, c’était un langage où les mots n’étaient jamais deux fois les mêmes. Un homme, ou une table, ça pouvait se dire Bagoo, puis Stirnk, puis Ex, Tiplan, Azaz, Willahotosgueriynn, etc., comme ça, indéfiniment, suivant le moment, suivant le contexte. Et c’était un langage, puisque pour au moins une personne au monde, il y avait un signifiant et un signifié. Ça faisait qu’il n’y avait jamais deux mots semblables, et jamais deux mots exprimant la même chose. Une table n’était jamais une table, comme c’est bien évident dans la réalité. J’ai écrit aussi des pages en Elmen. Mais comme il était impossible de les relire, et que ce n’était que de l’écriture pure, j’ai vite abandonné. Mais j’ai toujours regretté ce temps où écrire ne signifiait rien, où c’était seulement une suite d’approximations ; je trouve les langages humains si pauvres, à présent. »

« Jusqu’à quel âge avez-vous lu les philosophes ? »

« Je les lis encore. »

« Et la métaphysique ? »

« Vers huit-neuf ans, j’ai eu aussi mon cycle scientifique. Les chiffres, vous comprenez. Les chiffres sont des idéogrammes et, dans ce sens, ils me trouvaient beaucoup plus attentif. L’abstraction de l’algèbre et la trigonométrie, c’était pour moi quelque chose de grand, dont on pouvait se satisfaire. J’ai passé quelques mois comme ça, à apprendre les théorèmes et à les appliquer. Mais à la fin, j’ai compris qu’il ne s’agissait que d’un simple mécanisme, et j’ai vite été dégoûté. Mais j’ai gardé quand même du goût pour l’abstraction, d’une façon générale. »

« Et les sciences pratiques ? Vous avez — »

« Ça m’a intéressé aussi. La chimie, la zoologie, la physique. Mais je manquais de moyens d’expérience. Personne n’aurait accepté ma présence dans un laboratoire, il y a deux ou trois ans. Et maintenant, c’est trop tard. Je n’ai plus envie de me lancer dans le tâtonnement expérimental, de participer moi-même à la recherche. Quoique je sente vraiment profondément à quel point la notion de progrès est exclusivement scientifique. Mais je préfère regarder, être détaché. Observer. Agir sans être pris. »

« Et vers quoi êtes-vous orienté, à présent ? »

« Comment, vers quoi je suis orienté ? »

« Oui, comment voyez-vous votre avenir ? »

« Mais je vous ai déjà répondu : je ne vois rien. L’observation, c’est un don gratuit. Pourquoi voulez-vous que j’en fasse une profession ? »

« Pourquoi avez-vous accepté de jouer au Quitte-ou-Double, alors ? »

« Oh, ça — Ça s’est passé il y a longtemps. Ç’a été une erreur. Mais à ce moment-là, je ne savais pas à quel point ce peut être dégradant, avilissant, de se servir de son cerveau afin d’amuser un public de cirque. Et puis, mes parents avaient besoin d’argent et j’étais soumis à cette pression affective. Mais je l’ai regretté. »

« C’est pourtant cela qui vous a permis de — »

« Permis de quoi ? D’être célèbre ? De faire des conférences ? Croyez-vous vraiment que ce soit le plus important pour moi ? Non, non, puisque ça s’est passé comme ça, tant pis, je n’ai rien à dire, mais j’aurais aussi bien pu me passer de la gloire et de l’argent. »

« En êtes-vous certain ? »

« … »

« Je suis né en croyant. »

« Quand la foi vous est-elle venue ? »

« Elle n’est jamais venue… Je crois pouvoir dire, aussi loin que je me souvienne, que j’ai toujours eu la foi. Je suis né en croyant. »

« Avez-vous eu des périodes de trouble, de doute ? »

« Jamais. J’ai vraiment pris conscience de la religion, et de la possibilité d’être irréligieux, vers l’âge de huit-neuf ans. Quelque chose m’avait marqué ; à cette époque, je fréquentais une église très belle où la messe était merveilleusement chantée. Et, curieusement, ce n’est pas un sentiment d’injustice qui m’avait fait comprendre la réalité de l’esprit irréligieux, mais un sentiment de perfection, de beauté, de sublime. J’étais plongé vivant dans l’univers divin, je nageais dans la joie, et j’étais encore là, sur terre, un homme, rien qu’un homme, petit, mesquin, sans infini ! C’était cette contradiction apparente qui me faisait surtout souffrir. Comment était-il possible de ressentir aussi totalement ce qu’était Dieu, et de rester un homme. Mais cette souffrance ne m’a jamais amené à douter, non. Jusque-là, je m’étais contenté de lire les écrits saints, et les livres de foi. Mais je m’étais surtout arrêté à Ruysbroek l’Admirable. Scot Érigène m’avait également bouleversé. Mais c’est surtout Ruysbroek qui m’a formé, religieusement. »

« Le mysticisme ? »

« Oui, le mysticisme comme seule forme possible de religion. Naturellement, je ne tardai pas à me heurter à Pascal. Et rétrospectivement, je me trouvai ainsi en état d’hérésie pure et simple par rapport à saint Augustin ou au thomisme. C’est à ce moment-là si vous voulez que j’eus quelque chose de comparable à une crise. Mais c’était toujours à l’intérieur de la foi, et cela n’avait rien d’un doute. Pour moi, Descartes ou Malebranche n’avaient jamais cessé de représenter des mondes étrangers, ceux du raisonnement et de la dialectique. Je les lisais, je les comprenais, mais s’il fallait mettre quelque chose en doute, c’étaient eux, c’était leur étonnante prétention à tout régulariser, à bâtir un monde sur les fondements du langage humain, ce langage si pauvre, si malhabile. Vous savez, la pensée divisée en deux parties, parce que la phrase se divise en deux parties, que la cause appelle la conséquence, le thème le prédicat, la principale la subordonnée. Si deus est bonus est. Tout cela me semblait puéril, petit, aveugle. Il fallait autre chose. Il fallait quelque chose qui déborde, qui se vide, un calme complet, une innocence totale vis-à-vis de la réalité. »

« Ce que vous offrait Ruysbroek ? »

« Pas du tout ! Ruysbroek aussi a fait de la dialectique. Mais c’était un théologien, et à son époque, au XIVe siècle, personne n’aurait accepté l’expérience mystique à l’état pur comme base d’élévation spirituelle. C’était même dangereux d’être un mystique, à son époque. Les transes étaient plutôt mal vues. Alors il fallait des cadres, de l’exégèse, des arguments sérieux et déterminants. Et puis le langage n’était pas le même, et ne lui permettait pas de s’exprimer librement. Au fond, notre époque me semble parfaite pour l’extase. Nous pouvons même essayer de l’écrire ! »

« Cependant, vous voyez dans Ruysbroek, et plus généralement dans le mysticisme, l’essentiel de la vertu religieuse ? Pourquoi ? »

« Il n’y a pas de raison véritable à cela. Je préfère poser un a priori : la foi est une transe, et tout ce qui est proche de cette transe participe de la foi. »

« Mais c’est dangereux ce que vous dites, n’importe quelle transe — »

« N’importe quelle transe ne m’intéresse pas. »

« Est-ce une catégorie de transe, alors ? »

« Absolument pas. L’état de transe est un état quasi normal chez l’être humain ; il suffit de très peu de chose pour le provoquer. Un rien, un peu d’alcool dans le sang, un peu de drogue, l’excès d’oxygène, la colère, la fatigue. Mais cet état est intéressant dans la mesure où il est orientable. Il s’agit d’un basculement, mais ce basculement met en œuvre des régions inconnues de notre esprit. En fait, il n’y a fondamentalement aucune différence entre un homme intoxiqué par l’alcool et un saint qui se livre à son extase. Et pourtant il y a quand même une différence : c’est celle de l’interprétation. Le moment de folie est préparé par une étape où le sujet est plongé dans une sorte de vacillement de la conscience, d’excitation cérébrale violente. C’est ce moment-là qui véritablement fabrique l’extase et lui donne son sens. Tandis que l’extase en elle-même est aveugle. C’est le vide total, sans ascension ni chute. Le calme plat. Si bien qu’on peut dire que le saint ne connaîtra jamais Dieu. Il L’approche, puis il en revient. Et ces deux étapes sont celles qui sont. Entre les deux, le néant. Le vide, l’amnésie complète. Au moment X de l’extase, le saint et l’intoxiqué sont semblables, sont au même endroit. Ils habitent le même paradis vide et terrifiant. »

« Est-il important que Dieu n’existe pas ? »

« Quelle est votre religion ? »

« Je n’ai pas véritablement de religion. Je ne suis pas contre le principe de la religion, parce qu’il est le seul qui organise le sentiment de religiosité. Mais je pense que dans la plupart des cas, l’esprit religieux passe avant l’organisation en religion. Je veux dire que l’esprit de l’ascension pure et véridique vers Dieu est essentiel, alors que la fédération, je veux dire, l’ensemble des règles qui constitue une religion comme le catholicisme est une simple contingence. Or ce que je reproche aux différentes religions, et aussi bien au christianisme qu’au bouddhisme, c’est que cet ensemble rituel empêche le total épanouissement de l’individu en un Dieu qui lui soit propre. Elle dirige, elle fabrique des interdits, elle se fait morale, alors qu’il est bien évident que Dieu est au-delà de toute morale. »

« Dieu n’est pas bon ? »

« Non, à proprement parler, Dieu n’est pas bon : il est. Bon, mauvais sont de pauvres mots s’appliquant à un ensemble de règles concernant quelques détails de notre vie matérielle. Pourquoi Dieu serait-il concerné par nos pauvres mots et nos pauvres valeurs ? Non, Dieu n’est pas bon. Il est plus que cela. Il est la forme la plus riche, la plus accomplie, la plus puissante de l’être, en quelque sorte. Il rend concrète l’abstraction même de la forme de l’être. Et je pense que l’envisagement même de l’être ne pourrait être possible si Dieu ne lui avait donné au préalable son état. Dieu est la création. Il est donc un principe inextinguible, inorienté, la vie même. Rappelez-vous les paroles : « Je suis Celui qui suis. » Aucune autre parole humaine n’a mieux compris et relaté la forme divine. Intemporelle, non, pas même intemporelle et infinie. Le principe. Le fait qu’il y a quelque chose au lieu qu’il n’y ait rien. »

« Mais alors, Dieu n’a pas besoin — »

« Et bien au-delà de toute expression, même. Si vous voulez, je suis Dieu. Il n’y a pas de doute à entretenir, pas de question à poser. Vous êtes. Donc vous êtes Dieu. Vous ne pouvez pas être autrement. Si vous n’étiez pas Dieu, vous ne seriez pas. »

« Un panthéisme, en quelque sorte ? »

« Non, parce qu’il ne s’agit pas d’honorer Dieu en toute chose. Dieu est extérieur, et si je vous disais que vous êtes Dieu, que je suis Dieu, ce n’était pas pour vous donner l’idée que, selon moi, Dieu est une espèce de corps à l’intérieur duquel nous vivons. Non, je voulais seulement insinuer une sorte d’analogie entre les deux mots de la phrase, agir sur l’être en le déterminant par Dieu. L’Être étant en quelque sorte une dimension propre, aussi relative mais aussi réelle que le temps et l’espace. Et Dieu étant l’absolu de cette dimension, comme l’infini est l’absolu de l’espace, et l’éternel l’absolu du temps. En fait, l’absolu de l’Être est aussi l’absolu de l’espace et l’absolu du temps. Voilà pourquoi Dieu est à ce point inimaginable pour les pauvres esprits des hommes. »

« Mais alors Dieu n’ordonne pas aux hommes ? Les hommes sont libres ? »

« Ils sont libres, oui. Mais la vie du saint ne fait que peu de cas de cette liberté. Ce qui importe, c’est la connaissance la plus parfaite possible de la dimension divine. Les hommes sont conditionnés par cette nature divine qu’ils portent en eux du fait qu’ils sont vivants. Le bien, le mal, ce ne sont que de misérables contingences humaines. La police est là pour qu’elles soient observées, ces contingences. Mais ce à quoi tout homme est tenu, et ce à quoi nul ne l’oblige, c’est à monter vers Dieu. À monter plus haut, à fixer sa volonté et son désir sur son propre état d’existence, et à serrer, oui, en quelque sorte, à serrer, à étreindre, à être de plus en plus rapproché du centre, du noyau, à multiplier par l’adoration et par la sainteté la puissance unique de la vie, à la développer, comme cela, sans voir, aveuglément, avec une foi et une densité, une volonté d’être toujours plus grandes, et ainsi sans cesse, le plus directement, le plus soigneusement du monde, jusqu’à l’approche de la vérité première, de la volonté initiale, du centre du rayonnement et de la chaleur, jusqu’à la pensée concrète, semblable à l’action, de l’existence totale. »

Ici, Martin hésita un peu, pour la première fois, et, la voix légèrement plus basse, pour le magnétophone seulement, il laissa échapper ces mots :

« Et, arrivé à ce point, oui, est-il important que Dieu n’existe pas ? Je vous le demande, est-ce important, en vérité, est-ce important ? »


Le jour suivant, à cause de la chaleur et du bruit de musique de tous les transistors, Martin était descendu dans la cour de l’immeuble. Il était environ trois heures et demie de l’après-midi. Il n’y avait personne. Dans la boîte carrée, au neuvième étage, son père et sa mère grouillaient comme des insectes. Le ciel était d’un bleu déchirant, et le soleil nageait sur place, faisait un trou blanc au-dessus de la terre, semblant reculer et s’enfouir au fond de l’espace, indéfiniment. Martin marchait dans la cour, longeant les portes des garages. Au centre de la cour, il y avait un terre-plein de sable, pour les enfants. Martin se mit à faire des cercles autour du terre-plein, des cercles de plus en plus étroits. À la fin, il se trouva obligé de monter sur la bordure de ciment, puis de marcher à l’intérieur du rond-point, dans le sable. Il rétrécit encore ses cercles, pataugeant dans les gravillons, s’enfonçant à chaque pas jusqu’aux chevilles. Quand il arriva au centre, il resta debout un moment, immobile. Puis il leva la tête vers le ciel et regarda les murailles habitées qui l’entouraient. Il n’y avait personne aux fenêtres. Les trous béants étaient vides, noirâtres, innombrables. Parfois, pendus à des ficelles, des bouts de gaine, de chemise, ou de soutien-gorge s’agitaient dans le vent. La musique était presque imperceptible à cet endroit de la cour. C’était même une espèce de silence qui régnait là, qui pesait ; quelque chose de comparable au bruissement de mort des eaux profondes, au vrombissement sourd de plusieurs atmosphères en train de crever des tympans.

Puis le ciel parut descendre sur son front, l’écrasant à la manière d’un gigantesque marteau. Tout se renversa, d’un seul coup, et il se retrouva pierre qui tombe, ahuri, devenu vitesse pure. Il flottait dans l’espace, prisonnier de la gravitation, et quelque chose de large et de plat montait à sa rencontre, menaçant, se faisant immense, couvert de villes et d’arbres, sillonné de routes et de voies ferrées, avec de drôles d’ombres qui avançaient de travers, et cela s’approchait à chaque seconde davantage, le plaçant, lui, sur une ligne droite, indéfiniment raide, parfaitement verticale, où régnait un vent déchirant qui coupait le souffle. Il tombait vers le ciel, comme vers une sorte de terre. Quand le choc eut lieu, Martin roula sur lui-même dans le tas de sable et y resta écrasé, allongé sur le ventre.

Une demi-heure passa ainsi sans qu’il puisse faire un mouvement. Puis, la chaleur du soleil, les rumeurs des voitures qui roulaient à tombeau ouvert de chaque côté de l’immeuble, la poussière de sable faiblement soulevée par la brise, tout cela agit peu à peu sur lui et le rappela à la vie. Martin se mit à ramper sur le tas de gravier. Il avançait imperceptiblement, glissant sur le ventre, la face enfouie dans la masse mouvante et sale. Ses mains plongeaient dans le sable, fouillaient, nageaient, trituraient, et tiraient tant bien que mal le reste du corps, comme des pattes de tortue. Parfois, en tâtonnant, elles rencontraient des objets insolites abandonnés là depuis des semaines : peaux d’orange, vieux bonbons à demi sucés, bouts de peigne, espèce de râteaux tordus et de seaux troués, boîtes d’allumettes remplies de sable, papiers gras, bâtons de sucettes ou d’eskimos, et même une espadrille de bébé que l’usure des grains de pierre avait complètement rongée.

En avançant comme ça dans le sable, Martin respirait fort, ahanait à petits cris, « a-ha », « a-ha ». Tout avait pénétré ses vêtements, empli son cuir chevelu et ses narines, et l’avait transformé en un bizarre animal rampant, une sorte de ver de vase ou d’escargot, une taupe, qui devait peiner pour s’échapper, décollant millimètre par millimètre son corps chétif des matières visqueuses. Le sable avait recouvert les verres de ses lunettes d’une sorte de buée grisâtre, et il devait se diriger à peu près au hasard. Seules ses mains savaient vraiment où elles allaient ; elles palpaient le sol de tous côtés, les doigts parfois dressés comme des antennes ; elles étaient mouvement, et une joie forcenée naissait en tremblant au centre des paumes, du simple contact avec les couches vivantes des gravillons, une joie électrique et friable qui se diffusait à travers les poignets, les coudes, les épaules, et emplissait tout le corps. Ces mains étaient devenues des êtres indépendants, des bêtes agiles à cinq pattes, qui traînaient derrière elles le poids de tout un paquet de chair inerte.

Quand il toucha le rebord de la plate-bande, Martin se redressa. Il se mit d’abord à genoux, le dos rond, la tête baissée vers le sol. Puis il s’assit dans le sable, s’appuya en arrière sur ses deux mains et resta immobile, les yeux vagues.

En relevant la tête vers le haut de l’immeuble, il aperçut, penchés au balcon, tout petits, à peine grands comme des mouches, son père et sa mère qui le regardaient. Sa mère agita la main, et il devina les mots qui se formaient sur ces lèvres, les mots qui tombaient sur lui, précis et insensibles, comme le trop-plein d’un pot de géranium.

« Je te dis qu’il joue ! Regarde Martin, je te dis qu’il joue ! Il est là, dans le tas de sable, et il s’amuse. Il s’amuse comme un enfant. Notre fils est en train de jouer dans le sable ! »

Dans la cour, l’ombre violette avançait doucement dans la direction opposée au soleil.

Martin oublia les silhouettes de fil de fer, penchées là-haut sur le balcon, et il contempla la marche de l’ombre. Elle rampait avec lenteur sur la surface de la cour, semblable à une espèce de nuage délicat. Peu à peu, avec des suites morcelées de bonds minuscules, elle occupait tout l’espace, s’infiltrait dans les rainures, montait le long des obstacles, puis redescendait d’un seul coup, sans qu’on sache vraiment comment ; elle se coulait magiquement au fond des trous, entrait dans les soupiraux et dans les égouts à la façon d’un serpent, dépassait les lignes dessinées sur le sol, faisait tout fondre autour d’elle. Les cailloux, les graviers, les durs morceaux de silex se mélangeaient entre eux, devenaient perméables. C’était comme de l’eau, comme le flux bleuâtre d’une drôle de marée montante, qui rompait les limites, qui cassait brusquement, d’un coup de millimètre gris fer, les cernes des objets. Le soleil et la lumière avaient fait cette cour blanche, immaculée, pleine de choses et d’êtres étincelants dans leur indépendance : et voilà que maintenant l’ombre passait sur eux, les défaisait un par un, sans en épargner aucun. Des cercles cassés, la substance coulait et se répandait sur le sol, emplissant le bassin de la cour de l’immeuble d’un étrange liquide glauque où nageaient des détritus.

Sur son socle de sable, Martin était transformé en naufragé, en habitant d’une île déserte. Il était en quelque sorte réfugié là, encore préservé de la liquéfaction par un rayon de soleil qui descendait jusqu’à lui en pente douce, passant par l’ouverture ouest de l’immeuble. Mais l’ombre avançait toujours, et le soleil lui-même déclinait. Bientôt il serait rendu au terme de sa chute ; il tomberait encore quelques minutes le long du couloir vertical, entre les deux pâtés de maisons. Des oiseaux voleraient entra vers de sa face électrique, de gros oiseaux noirs qui se balanceraient dans l’air de gauche à droite, de droite à gauche. Puis, sans à-coups, tout à fait naturellement en vérité, le ciel deviendrait vide de lui. Il ne resterait plus que la terre couverte de pierre et de métal, la terre encore vibrante de chaleur, plate comme un long miroir, et la mer couleur de mercure, et la lumière continuerait à bouger au milieu des particules, à essaimer dans l’atmosphère invisible, avec d’insaisissables volutes d’éclairs blafards s’évanouissant mollement au fond des cachettes, comme des impressions rétiniennes. Quand tout serait fini, on se sentirait bien seul sur terre, on n’aurait plus rien d’autre à faire qu’à se cacher, peut-être même en tremblant, la face contre le sol, et à respirer tout bas, la bouche enfouie dans un trou, entre deux racines, les dernières bouffées de la vie, les derniers souffles de la délicieuse chaleur.

L’ombre de la maison avançait toujours vers Martin. Lui, les yeux écarquillés derrière les verres de ses lunettes, regardait toujours l’ombre avancer. Plus le soleil était bas dans le couloir vertical, plus l’ombre marchait vite. Chaque bond qu’elle faisait, maintenant, était pratiquement consommé avant d’avoir été vu. C’était par dizaines de centimètres, par mètres entiers que la décomposition liquide gagnait du terrain. Et, fait remarquable, chacune de ces avancées, si rapide qu’elle fût, effaçait totalement celle qui l’avait précédée. Tout se passait comme si ce changement de la lumière en l’ombre n’était pas un passage, mais une sorte de métamorphose absolue et incompréhensible. Là, le ciment du sol était blanc. Ici, il était noir. Comme un jeu. Tout à fait comme un jeu, un échiquier gigantesque où les cases se seraient retournées d’elles-mêmes, une à une, mécaniquement, n’offrant plus rien que leur envers noirâtre et uniforme.

Mais là où régnait la nuit, le néant, quelle était la richesse, la puissance des senteurs et des structures, quel était le grouillement des choses barbouillées, quelle était la vague des visions enchevêtrées, des splendeurs ! On était bercé, emporté, embarqué dans un bateau invisible, et des courants durcis vous tenaient serré, vous servaient de membres. C’était ainsi. On était plongé soudain dans un spectacle merveilleux, on entrait dans un tableau profond, éblouissant, nocturne, comme tête la première dans un bocal, et on découvrait les tanières, les secrets de la vie dégradée en action, un vrai bouillon de culture, une zone de fermentation où les éléments évaporés, indistincts, montaient lentement, sous forme de lourdes banderoles de nuages, et se croisaient entre eux incessamment. C’était dans le genre d’une nuit, non pas paisible, non pas silencieuse, mais où tout était marqué au fond de l’âme par le signe de la férocité ; une colère de fauve, surgie du passé sans doute, et qui remontait lentement, dangereusement le cours du temps. C’était le domaine de l’absence totale, une espèce de coucher de soleil sans soleil et sans horizon, et le calme et la destruction se perpétraient mécaniquement, commençant leurs actions au fond du cerveau de Martin, puis gagnant, gagnant, se répandant au travers de sa peau et de ses organes, gagnant encore, coulant sur le sol comme un sang humain, mais un sang envahi par quelque venin de vipère des sables, un sang glacé, saburral, paralysant.

Martin était à l’ombre, maintenant. Comme retourné à l’intérieur de lui-même, la tête rentrée dans son cou et regardant vers le fond de son corps, vers l’obscurité étrange qui roulait dans ses entrailles. C’était cela, son désir secret, depuis tant d’années ; c’était vivre dans son propre corps, ne vivre que de soi, que dans soi, se faire caverne et y habiter. Assis sur son socle de sable, les bras tendus en arrière et enfoncés comme des pieux jusqu’au-dessus des poignets, il avait été lentement recouvert d’une sorte de fine poussière grise, mince pellicule sablonneuse que le vent faible avait fait pleuvoir sur lui. L’ombre, en passant, l’avait encore terni davantage. Plus rien ne brillait ; tout était gris, ses vêtements, ses cheveux, sa peau, ses yeux, ses lunettes, les boutons de sa chemise, et jusqu’à la chaîne d’or qu’il portait autour du cou. Et pourtant, il voyait. Il pensait encore à quelque chose, il imaginait de longs chemins très raides tracés à même la surface plane de la cour de ciment. C’était comme si la conscience de la déliquescence totale de cet univers réduit, la mort, n’avait pu se faire que grâce à la présence, derrière lui, autour de lui, par-delà les remparts de l’immeuble, d’une explosion extraordinaire de vie et de lumière. Pas le souvenir du soleil et de la chaleur, mais un genre de combat ultime et désespéré qui se livrait encore sur la terre. Les limites se refaisaient infatigablement, des murs se reconstruisaient au fur et à mesure qu’ils étaient détruits, des lignes se retraçaient, puis s’effaçaient, puis reparaissaient. Le monde écorché renouvelait ses écailles, et l’ombre, en passant sur les aspérités, sur les dards, sur les signes gravés dans le dur, lavait, lavait sans arrêt, inondait de son doux mouvement de flux et de reflux, comme une main invisible, ou plutôt non, comme une impérissable érosion qui balançait la surface entière du sol, qui la faisait plage longue et molle, étendue à peine luisante de plateaux de vase où se réverbérait l’infini du ciel.

Martin bougea à nouveau. Il se mit à jouer avec le sable. Il aurait aimé avoir des seaux, des pelles, pouvoir faire des châteaux, des pâtés. Tout son esprit était concentré sur ce jeu minuscule. Il y avait comme une boule dans son cerveau, une sphère électrique qui résonnait de cette seule phrase : « Il faut creuser un trou très profond dans le sol. »

Martin commença à creuser. Mais il se produisait ceci, qui faisait partie du jeu : à mesure que les doigts de Martin enlevaient du sable, au centre du trou, les pans trop abrupts s’écroulaient et remplissaient à nouveau le petit gouffre, si bien qu’il était à peu près impossible d’aller plus profond qu’une dizaine de centimètres. Mais les mains de Martin ne s’occupaient pas de ce détail : c’était un jeu, un petit jeu de rien du tout, et il fallait creuser un trou très profond dans le sol. D’ailleurs, après quelques minutes, Martin commença à découvrir les subtilités de son travail. Il suffisait de creuser rapidement quelques centimètres, sans tenir compte du reste. Puis, délicatement, enlever le sable par petites pincées, comme ça, centimètre après centimètre. Lorsqu’on avait atteint le point précis où, par expérience, on savait que tout allait s’effondrer, il fallait faire très attention. En retenant sa respiration, en étudiant sans en avoir l’air la direction et l’intensité de la brise, on procédait du bout des doigts, doucement, doucement. On enlevait le sable au centre du trou, presque grain par grain. On gagnait en profondeur, un millimètre, deux millimètres, trois, quatre, cinq, six, sept millimètres. Les flancs du trou bougeaient un peu ; des avalanches microscopiques se déclenchaient le long des falaises, et des grains de poussière roulaient de haut en bas, entraînant derrière eux un sillage d’autres grains plus petits encore. Un souffle d’air, en passant, ou les vibrations d’un rouleau compresseur dans l’avenue voisine faisaient crouler des pans entiers. Mais le trou était toujours là, parfaitement conique, menaçant, défiant le reste de ce désert. Alors, quand on avait bien joui de lui, quand on en avait assez d’être heureux, de le voir, on recommençait à creuser très doucement. Du bout de l’index, on enlevait encore un, deux millimètres. On écartait quelques grains, et puis, d’un seul coup, sans qu’on ait eu le temps de rien voir, la catastrophe se produisait : le sable se refermait sur la main de Martin comme une trappe, et il n’y avait plus, à la place du trou, qu’une vague dénivellation sur le sol immobile, où pas même la rumeur sourde de l’écrasement n’était perçue.

Martin joua ainsi plusieurs fois de suite. C’était bien, parce qu’il n’avait pratiquement pas à bouger. Seules ses mains agissaient, fouillant dans le sable, choisissant les particules au hasard, écartant les obstacles, les brindilles, agiles et précises comme des insectes. Le jeu était de plus en plus petit, de plus en plus imperceptible, et il semblait en quelque sorte que rien n’eût pu l’arrêter. C’est alors que, passant entre deux couches de sable, les doigts de Martin sentirent un petit objet rond, résistant, qui se trouvait là. L’ayant ramené à la surface, Martin vit qu’il tenait entre le pouce et l’index de sa main droite une espèce de graine noire, à peine grosse comme un gravillon. L’objet était mat, plutôt sphérique. En le déposant dans la paume de sa main gauche, Martin constata que l’objet était un animal, un insecte ; un charançon, sans doute, ou quelque chose d’approchant. Un scarabée nain, peut-être, si on réfléchissait que les charançons ne se trouvent guère que dans les sacs de farine. À moins que ce ne fût un charançon perdu, un de ces charançons qui prennent les grains de sable pour des grains de blé. Martin pencha la tête vers la bête immobile au creux de sa main et la contempla longuement. Il vit le corps rond, noirâtre, la rainure des élytres, la tête et les antennes rentrées. En le faisant sauter dans sa main, il le mit à l’envers et regarda l’abdomen gris, et toutes les pattes recroquevillées, fines, terminées par des sortes de minuscules crochets duveteux. La bête ne bougeait pas, et on aurait aussi bien pu la croire morte depuis des jours, séchée dans sa posture inerte. Mais Martin ne s’y trompa pas ; il comprit tout de suite que le charançon était vivant, et qu’il faisait le mort pour qu’on le laisse tranquille. Il vit ça tout de suite, au premier coup d’œil, à cause de l’application que mettait le petit animal à rester lové sur lui-même, et peut-être aussi à cause d’un imperceptible mouvement de vibration dans les antennes pliées. C’était cela, la peur, ce petit grain de poussière, ce pauvre pépin de fruit, tout noir, tué sur lui-même, le temps arrêté, le corps à l’envers, les pattes serrées sur son abdomen où la vie palpitante se cachait.

Martin garda la main à hauteur de ses lunettes un long moment, regardant intensément l’insecte. Des pensées étonnantes naissaient dans son cerveau, à présent ; d’abord une volonté féroce de faire bouger l’animal, de le faire fuir, courir le long de sa ligne de vie, escalader les bourrelets de muscles de sa main, et disparaître vers son poignet, vers les profondeurs étouffantes de sa manche de chemise. Il sembla à Martin que ses yeux et ses lunettes étaient devenus des lames d’acier, et que la volonté se déversait le long du métal, qu’elle déferlait avec une violence implacable sur la petite boule sèche et noire. Quelque chose comme des mots, des verbes à l’état pur, BOUGER BOUGER BOUGER BOUGER. Des projectiles qui tombaient au centre de l’abdomen, entre les pattes crispées, et qui allaient animer le corps de l’insecte, rompre la mort apparente, et provoquer la fuite éperdue, la panique mobile. Mais rien ne venait. Le temps était toujours arrêté, à l’intérieur de la carapace. Peut-être même l’insecte était-il devenu aveugle, était-il vraiment mort soudain, devenu petit caillou que rien ne peut détruire, que rien ne peut toucher. Mais où était-il, alors ? Où avait-il disparu, celui qui avait été l’insecte ? Martin cherchait désespérément à comprendre ce qui s’était passé. Il avait été si près, un moment, d’être un véritable dieu ; il était parvenu aux limites d’un état sublime ; et maintenant, il ne pouvait rien faire pour lutter : c’était la fuite, l’abandon ; il semblait que son esprit redescendait les marches d’un grand escalier, de plus en plus vite, sans voir, sans vouloir, quatre à quatre, enfoncé à chaque pas plus profond dans sa chute. Il allait tomber, se désintégrer, il ne resterait plus rien de lui-même, et cela, à cause d’un insecte minuscule, d’une sorte de charançon incompréhensible qui s’obstinait à rester bloqué au creux de sa main. Il fallait agir, vite, avant qu’il soit trop tard. Martin, le cœur serré, sentit la nuit venir, l’ombre qui marchait, qui avançait, quelque chose de glacé et d’opaque qui se répandait en lui. Il sentit arriver la marée noire et volatile. Des choses s’effritaient, partout, en lui, d’inexprimables châteaux de sable qui s’éboulaient en silence. Une inquiétude immense survenait en nappes. Comme un incendie noir, filant sous le vent, agrandissant sans cesse son cercle de néant. Il sentit même sa vie, sa pauvre vie lui échapper, se retirer de lui, vider ses lieux. Il fallait agir avant qu’il soit calme, avant qu’il soit statue.

Martin pencha un peu plus la tête vers la paume de sa main gauche. Ses lunettes étaient si près du charançon qu’il ne pouvait plus le voir distinctement. L’animal immobile était une tache charbonneuse, vague, au milieu de la masse de chair rosée. Quand son visage ne fut plus qu’à une dizaine de centimètres de la bête, Martin arrondit lentement ses lèvres et souffla. L’haleine puante enveloppa d’un seul coup l’insecte ; celui-ci tint bon quelques secondes, puis, suffoquant, il se retourna sur le ventre et se mit à marcher. Martin avait triomphé. Avec une répulsion instinctive, il lâcha l’insecte sur le sable et le regarda grouiller. Quelque chose de bas et de douloureux monta dans son esprit ; Martin murmura : « Anima… Anima… » et il se mit à rire.

Plus tard, Martin reprit la petite bête entre ses doigts, creusa un trou dans le sable et la plaça au centre. Le charançon, sans hésiter, commença à escalader la pente. Mais le sable glissait sous ses pattes continuellement, et il retombait au fond du trou. Il restait là un moment, comme étourdi par sa chute, ou faisant le mort sans raison, puis il recommençait à grimper le long de la muraille friable. Les petites pattes s’agitaient à une vitesse folle, la tête s’enfonçait entre les grains, les antennes palpitaient fébrilement dans tous les sens. Martin regarda le manège de l’insecte avec une attention extrême ; il ne pouvait se détacher du corps noirâtre, comme si toute la vie du monde avait été placée au fond de ce trou, sans espoir d’en sortir. Parfois, pendant son escalade, le charançon provoquait une avalanche de sable, au-dessus de lui. Un pan entier s’écroulait et fondait sur l’insecte, et les grains de poussière le recouvraient complètement ; alors il s’immobilisait quelques secondes, les pattes accrochées à des gravillons. Puis, quand l’avalanche avait cessé, il reprenait son ascension, il travaillait, il progressait, il montait, il montait. Des blocs s’ébranlaient sous ses pattes, et il manquait basculer en arrière. Mais rien de tout cela ne le décevait, rien ne l’arrêtait. Il montait encore, encore. Puis, arrivé à environ un tiers de la falaise, tout à coup, le sol ne tenait plus sous ses pattes ; il continuait à ramer désespérément, mais c’était dans le vide. Le mur cédait tout entier, et, soudain, c’était la chute, pêle-mêle avec des torrents de sable. Chaque fois, Martin croyait qu’il allait abandonner, qu’il allait rendre son corps au malheur : un corps si chétif, si léger, un corps qui ne valait rien, sûrement, devant la mort. Mais l’insecte n’abandonnait pas. À peine avait-il touché le fond du gouffre qu’il repartait aussitôt, attaquant presque toujours le même côté de la muraille. Il y avait donc un dieu pour les insectes aussi, un messie pour les coléoptères et pour les arthropodes, un sauveur tout noir, caparaçonné, couvert d’antennes et de pattes, et qui avait donné pour toujours son ordre magique ! Un dieu pour chacun de ces monstres, pour les scarabées-rhinocéros et pour les dynastes Hercule, pour les staphylins et pour les pyrales de la vigne, pour les grands paons de nuit et pour les scolopendres ! Ou bien n’y avait-il personne pour ce monde, personne pour ce trou creusé dans le sable ? Toute la terre était comme ce socle où Martin était assis : petits Sahara, grands Sahara. Des trous, des éboulements. Des pattes qui rament, des antennes qui palpent, et bien au chaud, à l’intérieur des carapaces craquantes, des organes serrés, des replis tout frémissants d’une rage mystérieuse.

Martin cessa de regarder le charançon qui entreprenait sa 264e escalade, et il observa sa main ouverte devant lui. Il fit bouger ses doigts, les uns après les autres, le pouce, l’index, l’annulaire, le médius, le pouce à nouveau. Il ferma la main. Il la rouvrit. Il la plongea dans le sable, ferma les phalanges et la ressortit. Du sable était resté prisonnier à l’intérieur de la main. Martin desserra l’étreinte des doigts : le sable coula, doucement. Martin se redressa, et s’agenouilla dans le gravier. Au-dehors, la nuit était en train de venir. Le ciel était garni de nuages épais, vitreux, qui devaient avoir absorbé toute la lumière.

Les choses étaient ainsi. Il fallait être vivant, se sentir vivant jusqu’au plus oublié de soi-même, pris dans le crépuscule, dans cette ville, sur cet espace de terre habitée, au centre d’une cour, espèce de troglodyte de H. L. M. Il fallait avoir tout son corps et toute son âme bien à soi, à la fois solitaire au centre d’un désert de béton, et coulant lentement avec tout le reste de l’univers. Un corps comme une source, unique et se répandant alentour, un corps comme une feuille, posé là, en même temps épars, un véritable appartement aux murs réguliers, divisé en pièces, cuisine, salle de bains, placards, avec portes et fenêtres, offert tout entier. Alors la nuit pouvait venir, les réverbères et les phares s’allumeraient tranquillement, les uns après les autres. La foule se bousculerait dans les rues pour regagner les domiciles, les bars s’éclaireraient, les magasins barricadés clignoteraient, des haut-parleurs commenceraient à mugir les musiques monotones. Quelque chose de mystérieux glisserait partout, une sorte de sommeil habituel, et les animaux regagneraient leurs coins pour dormir. Tout cela allait se passer bientôt, sans doute. C’était inscrit dans les corps, sur les nerfs, sur les fibres, au centre des chairs. C’était dessiné partout, sur les trottoirs, le long des murs, à l’intérieur des ampoules électriques, dormir, dormir, comme une petite croix invisible, la marque de la vie.

Martin, à genoux dans le sable, écoutait autour de lui les appels multipliés qui se croisaient dans l’air. Il entendait les cris rauques des enfants, les klaxons des automobiles, les sifflements des trains, les coups sourds qui ébranlaient le sol, les tumultes graves des appareils de télévision, des déchirements, des craquements, des borborygmes, toutes ces voix fusantes qui se répondaient d’un bout à l’autre de la ville, et qui ne signifiaient rien de précis, seulement peut-être le même ineffable petit frisson venu du creux de soi-même, qui enveloppait doucement le corps entier, qui montait, s’irradiait, et de proche en proche se faisait joie, joie certaine, suavité, cantate de joie éclatante.


Quand le ciel fut tout à fait sombre et couvert de nuages, la pluie commença à tomber sur Martin, mais il n’y prit pas garde. Il resta à genoux dans le terre-plein, les bras pendant le long de son corps, l’extrémité des doigts touchant le sable. La pluie tombait à larges gouttes, sur son crâne, sur ses épaules, sur ses jambes. Chaque goutte éclatait sur sa peau avec violence, projetant autour d’elle une fine buée fraîche. Martin ne bougeait pas ; ses yeux étaient fixés au loin, à présent, sur la ligne plate du mur et sur les rideaux des garages. À droite des garages, à côté du réduit à ordures, il y avait une ouverture dans l’immeuble, par où entraient les grondements de la circulation et les coups de klaxon.

C’est de là qu’il vit la silhouette massive de cette femme en imperméable et parapluie, qui marcha vers lui. C’était sa mère. Elle s’approcha du terre-plein et s’arrêta à un mètre environ. Martin vit qu’elle portait un vêtement sous son bras. Il regarda sa mère bien en face, à travers les verres de ses lunettes où l’eau commençait à couler. Elle le regarda aussi un moment, avec une sorte de timidité ou de tristesse. Puis elle fit quelques pas en avant.

« Martin ? » dit-elle.

Martin continua à la regarder. Elle répéta :

« Martin ? »

Elle tendit le vêtement ; c’était un imperméable.

« Martin, je t’ai apporté ça. Il pleut. »

« Oui », dit Martin ; « merci. » Il posa l’imperméable à côté de lui, sur le sable.

Elle s’approcha encore. Martin vit son visage fatigué, presque bouffi. Ses cheveux grisonnants, son corps aux hanches lourdes. L’imperméable gris-bleu qu’elle portait, et le parapluie, un grand parapluie noir qui oscillait lentement au-dessus de sa tête, et sur lequel les gouttes d’eau crépitaient très vite. Il vit qu’il y avait dans toute cette silhouette je ne sais quoi d’enfantin, de tragique, des rides autour de la bouche, des yeux troubles, un nez rougi, des laideurs et des vieillesses sans nombre, qu’on ne pouvait regarder sans curiosité.

Elle s’approcha davantage, jusqu’à la marche de pierre qui délimitait le terre-plein.

« Martin », dit-elle en hésitant. « Martin — Tu ne devrais pas rester — Il pleut fort, tu sais. Tu vas attraper mal. Mets l’imperméable que je t’ai apporté. »

Martin ne répondit pas. Il prit le vêtement et l’enfila rapidement, sans le boutonner. Puis il s’assit sur le rebord du terre-plein et prit du sable dans ses mains, machinalement.

« Qu’as-tu fait tout ce temps ? » demanda-t-elle. « Il y a plus de deux heures que tu es assis sur ce tas de sable. Tu devrais rentrer, maintenant. »

Elle hésita, puis changea le parapluie de main.

« Viens », dit-elle ; « ton dîner est prêt depuis un bon moment. Tu ne veux pas manger ? »

Martin secoua la tête :

« Non, pas encore. »

« Il fait nuit, maintenant. Tu devrais venir. »

« Je ne peux pas venir tout de suite », dit Martin.

« Pourquoi ? Il pleut, tu vas attraper froid. »

« Non, je n’ai pas froid. Il faut que je — que je reste encore un peu ici. »

« Tu n’as pas faim ? »

« Non », dit Martin ; « il faut que je — j’ai encore à réfléchir à des choses. Et je suis bien, ici. Je n’ai pas froid, je peux rester. »

« Tu ne veux pas rentrer ? Tu pourrais travailler, là-haut. »

« Non, je ne pourrais pas. Il faut que je reste ici. »

« Ce n’est pas raisonnable », dit la mère. « Je t’assure, tu ferais mieux de rentrer. Il va pleuvoir très fort, tout à l’heure. Et il est tard. Tu sais quelle heure il est ? »

« Ça m’est égal », dit Martin. « Il faut que je reste. »

« Tu vas être trempé. »

Martin regarda le sable au fond de sa main ; il était déjà très mouillé, noirâtre, et les grains s’étaient coagulés en une sorte de boue.

« Qu’est-ce que tu as fait pendant tout ce temps ? » demanda la mère.

« Oh — rien », dit Martin.

« Tu es resté très longtemps, vraiment très longtemps », dit sa mère d’un air rêveur. « Je me demandais ce que tu pouvais bien faire, je veux dire, à quoi tu pensais, et tout… Et tout à l’heure, je t’ai vu par la fenêtre. Est-ce que tu m’as vue, toi ? »

Martin ne répondit pas.

« Oui, je t’ai vu, tout à l’heure. Je t’ai même fait signe. Tu avais l’air de — Tu avais l’air de t’amuser ? »

« Oui, je m’amusais », dit Martin.

« C’est vrai ? Et tu ne pensais à rien ? »

« Non, à rien.

Elle écarta une mèche de cheveux grisâtres qui s’était collée sur son front.

« Je voudrais tant — », commença-t-elle. Puis elle s’arrêta. Elle hésita encore quelques secondes, et quand elle recommença à parler, ce fut avec d’autres mots :

« Tu — tu n’es pas fatigué ? »

« Non. »

« Tu es sûr que tu n’as pas froid ? »

« Non. »

« Eh bien, je — »

Elle ne dit plus rien pendant une minute. Ils restèrent là tous deux, immobiles, en silence, avec seulement ce bruit de crépitement des gouttes d’eau sur le parapluie. La pluie tombait aussi sur le sable, derrière Martin, mais avec un bruit feutré. Des odeurs bizarres se dégageaient de la terre au fur et à mesure que l’eau y pénétrait, des odeurs de racines, de phosphate, de vieille feuille pourrie.

« Ça sent le papier mouillé », dit Martin.

La mère se dandina sur ses jambes. Elle regarda vers le haut de l’immeuble ; les fenêtres étaient toutes allumées, et, par moments, des ombres chinoises passaient devant les encadrements. On entendait des cris humains, aussi, des bruits de vaisselle et de cuisine. Les repas se terminaient, là-haut dans les tanières étouffantes.

« Tu ne veux pas rentrer, maintenant ? » dit-elle.

Martin secoua la tête.

« Fais-moi plaisir, viens. »

« Non. Je t’ai dit, il faut que je reste encore un peu. Il le faut. J’ai pensé à beaucoup de choses, cet après-midi… »

« Tu nous diras ça tout à l’heure — »

« Oui, peut-être — je vous dirai — si ça en vaut la peine. »

« Pourquoi, si ça en vaut la peine ? Ce n’est — »

« Non, et d’ailleurs, ce n’est pas encore tout à fait terminé. C’est pour ça. Il faut que je reste encore cinq ou dix minutes ici. Jusqu’à ce que ce soit fini. Je n’en ai plus pour longtemps. Je vais rentrer tout de suite. »

La mère hésita encore une fois. Elle marqua un pas sur place, devant Martin. Elle avait de grosses chaussures de cuir, à talons plats et semelles de crêpe, qui collaient au ciment mouillé avec de drôles de bruits de succion. Puis elle racla sa gorge et dit :

« Bon, eh bien, alors je te laisse, puisque — puisque tu veux rester encore un peu. Mais ne reste pas trop longtemps quand même. »

Martin dit :

« Oh non, juste — juste cinq ou dix minutes, pas plus. »

Elle se retourna et fit mine de s’en aller ; puis elle revint sur ses pas et tendit le parapluie à Martin :

« Tiens, garde le parapluie. Comme ça tu ne te mouilleras pas trop. »

« Merci », dit Martin. Et il s’abrita sous le parapluie.

Au loin, bien au-delà des limites de la ville, un roulement de tonnerre se fit entendre. La mère redressa la tête :

« Tu vois », dit-elle, « c’est en train de venir. »

Quand elle vit que Martin n’écoutait pas, elle s’éloigna pour de bon. Elle cria une dernière fois :

« Je t’attends ! — Dans cinq minutes ! Hein ! »

Et puis elle disparut à l’intérieur de l’immeuble. Martin resta seul dans la cour, assis sous le parapluie sonore.


Douze jours plus tard, Martin avait terminé sa grande conférence. Le succès avait été considérable, et plusieurs journaux parlaient déjà de Martin Torjmann comme d’un chef religieux avec qui il fallait compter. Des représentants de tous les pays avaient été présents, les interviews s’étaient multipliées, et le mot de torjmannisme avait même été défini. Mais la grosse surprise avait été pour Martin la présence d’une foule assez considérable, venue à la sortie de la salle de conférences pour l’applaudir. Grâce à un haut-parleur disposé à la hâte, Martin avait pu répondre à cet honneur en improvisant une harangue où il exhortait les hommes, sans distinction de race, de religion, de nationalité, à s’unir dans l’esprit de sainteté. Il avait terminé ce discours par une sorte de prière pour l’humanité, où étaient salués les noms d’Auguste Comte et de Swedenborg. L’époque moderne étant, selon lui, exactement située entre deux naïvetés, celle de l’humanisme et celle du mysticisme. À la veille de son départ pour les États-Unis, une telle popularité était certainement bienvenue.

Le lendemain de cette conférence, Martin éprouva à nouveau le désir de descendre dans la cour du H. L. M. Il était environ trois heures de l’après-midi, et il ne restait plus aucune trace de la pluie qu’il avait connue à cet endroit. Le soleil était bien rond dans le ciel, et la chaleur descendait sur la terre par vagues. Martin commença à marcher sur la cour cimentée. Il observait le sol de très près, notant au passage les moindres détails : fissures pleines de poussière, dessins à la craie plus ou moins obscènes, taches de toutes sortes, boîtes, débris, rebut. Près d’un garage, il trouva un morceau de papier froissé, maculé d’huile, où un pneu de voiture avait laissé une série de croix brunâtres. Sous la couche de crasse, on pouvait lire ceci :

Hannibal sauve sa fortune de la cupidité des Crétois.


Après la défaite d’Antiochus, Hannibal se rendit en Crète, à Gortynée. Cet homme, le plus subtil de tous, vit qu’il courait un grand danger à cause de la cupidité des Crétois. En effet, il portait avec lui une grosse fortune. Aussi emplit-il de plomb plusieurs amphores dont il recouvre la partie supérieure d’or et d’argent. Puis, en présence des notables, il les dépose dans le temple de Diane, feignant de confier sa fortune à leur loyauté. Quand il les eut induits en erreur, il remplit avec son argent toutes les statues d’airain qu’il emportait avec lui, et les laisse à l’abandon devant sa maison. Pendant ce temps, les habitants de Gortynée gardent le temple avec le plus grand soin, de peur qu’Hannibal, à leur insu, n’enlevât et n’emportât son argent. C’est ainsi que le Carthaginois sauva sa fortune, et, s’étant joué de tous les Crétois, il put parvenir au Pont-Euxin, chez Prusias.

Martin plia soigneusement le papier et le mit dans sa poche. Ensuite, il continua sa ronde dans la cour. Il passa à travers des zones de soleil et des zones d’ombre, longea les murs de l’immeuble, regarda à l’intérieur des fenêtres ouvertes, au rez-de-chaussée. Après un quart d’heure, il parvint au centre de la cour, et s’assit sur le rebord du terre-plein. Le sable, derrière lui, était sec et poussiéreux. Martin en prit une poignée dans sa main gauche et l’examina. Il regarda les petits cristaux de roche, les uns après les autres. Il aurait fallu les compter tous, pendant des heures, des jours, des années, sans en oublier aucun chacun d’eux aurait eu un nom, un nom de chiffre, un mot sonore, dans le genre de 334 652, ou 8 075 241, qui l’aurait assis dans l’existence. Il aurait fallu les arracher, comme ça, en les épelant doucement à mi-voix, au trouble ignoble de l’indétermination. Les rappeler à la vie, les faire objets, hors de cette éternelle nuit de l’innommable. Mais c’était trop tard, déjà. Il y avait longtemps que pour Martin le monde était devenu cette étendue impalpable, immense, flottante. Une mer, un océan glauque et compact où tout se brouillait à n’en plus finir, où tout échappait à l’étreinte, aux ordres, à la connaissance. Martin, se retournant à demi, chercha des yeux l’endroit du tas de sable où il avait abandonné le charançon, douze jours auparavant. Mais il ne le retrouva pas. Les microséismes étaient passés par là, ils avaient changé la physionomie de cette parcelle de nature, et le petit insecte poudreux devait être oublié, lui aussi, quelque part à fleur de surface, enterré tout sec entre deux couches de roche concassée ; enfin mort, parti pour toujours de son corps minuscule, confondu avec le dur silence du règne de l’inanimé.

C’est en relevant la tête que Martin aperçut le groupe d’enfants qui entraient dans la cour de l’immeuble. Ils étaient une demi-douzaine environ, filles et garçons, tous inconnus. Martin vit d’abord le chef du groupe, un jeune garçon d’une douzaine d’années, vêtu d’un blue-jeans et d’un sweater blanc. Il avait un visage plutôt pâle, piqué de taches de rousseur, et des cheveux rouges. Il marchait lentement, en traînant les pieds sur le sol, et en regardant de côté, comme si rien de ce qui l’entourait ne pouvait vraiment le concerner. Derrière lui, le groupe d’enfants avançait sans rien dire. Parfois, un enfant plus jeune que les autres faisait une sorte d’écart et courait un moment en zigzag à travers la cour en imitant le bruit d’un moteur. Ainsi, nonchalamment, le groupe vint à l’encontre du terre-plein où était assis Martin. Quand ils furent arrivés, ils ignorèrent d’abord complètement la présence de Martin, feignant de jouer dans le sable. Certains se roulèrent au centre de la plate-bande en poussant de grands cris sauvages ; les autres s’assirent en rond sur le rebord de pierre, non loin de Martin. L’aîné, lui, resta debout, le dos tourné, continuant à racler ses pieds sur place. Parfois il regardait vers les fenêtres de l’immeuble, d’un air indifférent. C’est alors que, tout d’un coup, par-derrière, Martin reçut une pelletée de sable. Il se retourna et vit un des garçons, âgé d’environ dix ans, debout derrière lui. Il avait une chaussure enfoncée dans le sol du terre-plein et s’amusait à projeter du sable devant lui, mécaniquement. Martin l’interpella. À cet instant, toute la bande sortit du tas de sable et fit cercle autour de Martin interloqué. L’aîné du groupe se retourna négligemment et vint prendre place en face de lui. Tous restèrent silencieux quelques secondes, puis le chef du groupe se mit à parler ; il raclait toujours le ciment de la cour avec la pointe de son espadrille, et avait les mains enfoncées au fond de ses poches.

« Comment tu t’appelles ? » dit-il.

« Martin », dit Martin.

« Martin quoi ? »

« Martin Torjmann. »

L’autre hésita un instant. Puis il eut un mouvement du menton vers les fenêtres du H. L. M.

« C’est là que tu habites ? »

« Oui. Pourquoi ? » dit Martin.

Le garçon ignora la question.

« Je m’appelle Pierre », dit-il avec lenteur. Puis il eut un autre mouvement du menton, semi-circulaire, cette fois. « Ils sont avec moi », dit-il. « Le type qui t’a envoyé du sable, c’est Bobo. L’autre, c’est Frédéric, son frère. À côté, c’est Sophie, son père est flic. Roger, Max, Annie, Philippe, et le plus jeune, là, c’est mon frère à moi. Édouard. Mais on l’appelle Donald. Donald Duck, parce qu’il marche comme un canard. Tu saisis ? Et toi, La Cloche, comment tu as dit que c’était, ton nom ? »

« Je ne m’appelle pas La Cloche », dit Martin. « Je m’appelle Martin Torjmann. »

Le garçon se retourna à demi vers le groupe.

« Vous avez entendu ça, vous autres ? »

Immédiatement, ce fut du délire ; tous se mirent à s’esclaffer et à sauter sur place, en poussant de vilains cris d’animaux. Martin voulut se lever pour s’en aller. Mais un des garçons qui avait des cheveux coupés ras le repoussa en arrière.

« Reste assis, La Cloche », dit-il.

Ils continuèrent à rire et à danser sur place. À la fin, celui qui avait dit s’appeler Pierre fit un signe et tous se calmèrent. Puis il s’approcha tout près de Martin.

« Dis donc, Le Bigle », dit-il lentement, « on ne t’a jamais dit que tu avais une grosse tête ? »

Les rires recommencèrent ; Martin voulut se lever à nouveau. Cette fois, Pierre le repoussa du pied, et il manqua tomber à la renverse dans le tas de sable. Martin assujettit ses lunettes.

« Laissez-moi passer », dit-il.

« Lainssez-moin pannsser », nasillarda un des garçons.

« Alors, tu n’as pas entendu ? » continua Pierre ; « je t’ai demandé si on ne t’avait jamais dit que tu avais une grosse tête ? »

« Sûr que sa maman lui a jamais dit ça », dit Bobo.

« Laissez-moi passer, imbéciles », dit Martin. Il commençait à avoir peur ; la colère, aussi, monta en lui, et il voulut se relever encore. Deux garçons l’entourèrent aussitôt et le maintinrent sur le bord du terre-plein. L’aîné continua à racler sa chaussure sur le sol, tout près des pieds de Martin.

« Il ne peut pas répondre », dit-il ; « il ne s’est jamais regardé dans une glace. Pas vrai, Le Bigle ? »

« Moi je n’ai jamais vu une tête aussi grosse, ça c’est sûr », dit Roger. « Même pas au cirque. »

« Une vraie tête de carnaval », approuva Frédéric.

« Laissez-moi », dit Martin ; « ou j’appelle mon père. »

« Eh bien, appelle-le », dit Pierre ; « nous, on ne demande pas mieux, pas vrai, vous autres ? Des fois qu’il aurait une tête encore plus grosse ! »

Les enfants rétrécirent le cercle et se mirent à rire et à crier de plus belle. Martin essaya de se dégager, mais les garçons le tenaient par les bras, et ils étaient plus forts que lui.

« Tu as de belles lunettes, dis donc », dit Pierre. Et il les arracha du nez de Martin. Il les fit tourner dans sa main droite.

« Tu y vois mieux, maintenant, Grosse-Tête ? »

« Rendez-moi ça ! Rendez-moi mes lunettes ! » cria Martin, tremblant de rage.

« La ferme ! » dit Pierre. « Si tu cries, on te casse tes lunettes, compris ? »

« Tiens, passe-les-moi », dit Bobo.

Il prit les lunettes et les enfila sur son nez. Puis il fit semblant de marcher dans la cour, le dos voûté, les jambes cagneuses. Les autres s’esclaffèrent, et essayèrent les lunettes à tour de rôle, en augmentant à chaque fois les grimaces. Martin vit la scène à travers un écran de trouble, des silhouettes tordues et obscures s’agitant devant lui comme des gnomes. Il resta assis sur le rebord du terre-plein, les yeux dilatés, les poumons oppressés, incapable de parler. Quand ils eurent terminé, l’aîné reprit les lunettes et les fit tourner devant le visage de Martin.

« Tu veux les avoir, tes lunettes, hein, Grosse-Tête ? »

« Casse-les-lui, Pierre », dit une des fillettes. « Ça lui apprendra. »

« Non, j’ai une idée », dit Donald Duck ; « vous savez ce qu’on va faire ? On va les cacher dans le sable, et on le regardera chercher. »

Tous se mirent à rire.

« Oui, oui, c’est ça, cachons les lunettes dans le sable ! »

L’aîné approuva :

« D’accord. On va cacher ses lunettes dans le sable. Mais il ne faut pas qu’il voie où. »

« On le tiendra tourné par ici », dit Bobo.

« Et de toute façon, il ne peut rien voir sans ses lunettes », dit Donald Duck.

Martin essaya de se débattre.

« Non, non, rendez-moi mes lunettes ! Imbéciles ! Rendez-moi mes lunettes ! »

Mais les deux garçons le maintenaient bien. Pour plus de sûreté, une des fillettes se joignit à eux et lui serra les jambes.

« Allez, creusez-moi un beau trou ! » dit Pierre. Et il monta sur le rebord du terre-plein.

Tous les autres se mirent à fouiller dans le sable, vers le centre. En quelques minutes, ils préparèrent un trou assez profond. Au moment d’y jeter les lunettes, Pierre se ravisa. Il fit signe aux autres de s’approcher, et chuchota à voix basse :

« J’ai une meilleure idée. On va faire croire à Grosse-Tête qu’on a mis ses lunettes, et moi je les garde dans ma poche. Comme ça, il creusera pour rien. » Les autres pouffèrent de rire, puis ils refermèrent le trou et descendirent du terre-plein, qu’ils entourèrent comme une arène.

Pierre monta sur le rebord du terre-plein ; il se retourna vers Martin et dit doucement :

« Vas-y. Creuse ! »

Martin ne répondit rien. Les autres l’avaient libéré et se tenaient devant lui d’un air menaçant. Il regarda vers les fenêtres, mais ses yeux myopes ne pouvaient rien voir d’autre qu’une masse brouillée de ciel et de ciment.

Le chef de la bande gratta sa semelle sur la bordure du terre-plein.

« Alors ? Qu’est-ce que tu attends, Grosse-Tête ? Va les chercher, tes lunettes ! »

Martin ne bougeait pas. Un des garçons qui l’avait maintenu assis, tout à l’heure, s’approcha brusquement et le poussa en arrière. Martin tomba lourdement à la renverse dans le sable, et tous les enfants se mirent à rire. Les plaisanteries et les ricanements fusèrent tous à la fois, s’élevant du cercle de petits nains, s’élançant, et tombant sur lui, pêle-mêle dans le sable, le faisant ramper. Martin avança à quatre pattes vers le centre du terre-plein, les yeux glauques, la gorge serrée, les poumons étouffants. La rage et la peur étaient entrées en lui, avaient pris possession de cet espace délimité, tas de sable, cercle de voyous, cour d’immeuble. Tout était comme silencieux et blafard, tragique, avec seulement les coups sourds de son cœur battant immensément sur toute la surface de ce sol. Explosant profondément, comme venus de sous-terre de mines, de dynamite enfouie. Il avançait avec peine, les genoux traînant dans les gravillons, les mains enfoncées jusqu’aux poignets dans la matière mouvante et dure, la tête devenue tout à coup si lourde, si grosse, qu’il arrivait difficilement à la soulever au-dessus de la terre. Les cris des enfants le traversaient de plus en plus vite, le blessant à chaque fois en une nouvelle parcelle de sa chair, comme des flèches, tout à fait comme des flèches. Il était l’animal traqué, l’espèce de gros éléphant surpris au centre d’une clairière, et que les nains vidaient peu à peu de son sang, en le piquant avec leurs dards.

« Allez, vas-y ! »

« Creuse ! Creuse ! »

« Allez ! Allez ! »

« Allez ! Cherche, Médor, cherche ! Ouah ! Ouah ! »

« Plus loin ! Plus loin ! »

« Creuse ! Fouille le sable ! Allez ! »

« Ouah ! Ouah ! Cherche ! Cherche ! Sniff ! Sniff ! Ouah ! Ouah ! »

« Allez Grosse-Tête ! »

« Non, à gauche ! À gauche ! Creuse plus fort ! »

« Allez, du nerf ! »

« Creuse ! Creuse ! Creuse ! »

« Plus vite, Grosse-Tête ! Plus vite ! »

« Avec ton nez, Grosse-Tête ! Avec ton nez maintenant ! »

« Allez, plus vite ! Plus vite ! »

« Vas-y, Médor ! »

« Hé ! Tu brûles ! Tu brûles ! »

« C’est ça ! Vas-y ! Cherche par-là ! »

« Allez, La Taupe ! Vas-y ! Creuse ! Creuse ! Creuse ! »

« Ouah ! Ouah ! »

Martin était tombé à plat ventre dans le sable, maintenant. Et il creusait. Doucement, d’abord, en ramant faiblement avec les mains dans la matière liquide et poussiéreuse. Puis plus vite, fouillant avec tous ses bras, faisant jaillir dans sa figure des pelletées de poudre odorante. Avec frénésie, enfin, tout son corps devenu machine à creuser, devenu insecte se débattant, se tordant au milieu du terre-plein, forant des trous de toutes parts, avec les bras, les jambes, les épaules, les hanches, la tête même. Il enfonçait son menton dans le sable, puis son museau entier, il mangeait, il donnait des coups de boutoir, il respirait le sable, il suffoquait, grouillait, se noyait ! Le délire l’avait pris totalement, et c’était comme un gouffre sans fond, comme un puits devenant de plus en plus grand à mesure qu’il tombait. Il était installé dans la chute, dans l’axe de l’abîme même, il était sa propre caverne, de plus en plus caverne, et rien ne pouvait l’arrêter. Le temps avait passé, il l’avait fait la victime incohérente de cette métamorphose, et rien ne pouvait le faire revenir en arrière.

Pourtant les forces lui manquèrent. Il resta étendu au centre de la lice, à plat ventre dans le sable, ne bougeant presque plus les membres. Seul un léger frémissement des bras indiquait qu’il était encore vivant. Le soleil inondait son corps immobile, et se mêlait au sable qui couvrait sa peau et ses vêtements. Martin était tout gris, à présent, gris comme une vieille dépouille de lézard, d’un gris terne et sale qui semblait l’arracher au monde des vivants.

Presque instinctivement, les enfants se turent. Ils restèrent groupés autour du terre-plein, regardant l’espèce de cadavre de Martin sans bouger. Ensuite, Pierre mit le bout de son espadrille à l’intérieur du terre-plein et, d’un mouvement sec de la cheville, envoya une giclée de sable sur Martin. Le sable retomba sur le corps inerte, un peu partout, sur les cheveux emmêlés, sur la nuque, sur les épaules, sur les oreilles. Quand il vit que Martin ne bougeait plus, Pierre tira de sa poche les lunettes et les lança sur le sable, près du corps étendu ; puis il descendit au milieu de ses camarades. Il n’eut pas besoin de prononcer un mot : le signal fut compris tout de suite ; les enfants s’enfuirent en courant et quittèrent la cour de l’immeuble.

Cinq minutes plus tard, Martin se releva sur le tas de sable. Il regarda autour de lui, hébété, sentant les petits ruisseaux de grains de pierre qui coulaient délicatement le long de ses habits, à l’intérieur des sous-vêtements, et sur sa peau. Il marcha à genoux, comme ça, à l’intérieur du terre-plein. Puis il rencontra le fil de fer de ses lunettes, et les posa sur son nez, machinalement. Le monde redevint clair, tout à coup, nu, dur et luisant de toutes ses forces, plein d’objets carrés, de lignes droites et tranchantes, de couleurs poissantes comme des nappes de confiture. Le ciel aussi était très beau, très blanc et très fixe, dans le genre d’une fenêtre ouverte brutalement sur vos rétines. Tout cela était si calme, et si éclatant que ce devait être immuable, éternel, rempli à tout jamais d’une vieillesse incomparable. Derrière ses lunettes, les yeux de Martin redevinrent troubles soudain. Des larmes, mais étaient-ce bien des larmes ? Car cela venait du plus profond de lui-même, cela coulait facilement et sans honte à la manière d’un liquide naturel, cela était eau en vérité, source de son être, sa propre vie qui s’épanchait tranquillement et se répandait au-dehors.

« Dieu, ô Dieu ! » dit Martin. « Je t’ai trop blasphémé ! Si tu es là, si c’est cela que tu veux, viens, prends ma vie ! Emporte-moi ! Emporte-moi ! »

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