L’autre jour, j’avais froid chez moi, et je suis descendu dans la rue pour marcher un peu. Je n’aime pas tellement marcher pour marcher, non ; je dois même dire que je trouve ça un petit peu ridicule, la position verticale. Je ne sais pas balancer mes bras normalement le long de mon corps, en inversant le mouvement des jambes. Mais puisqu’il faut le faire, je le fais quand même, le mieux possible, et j’essaie de ressembler de toutes mes forces à une espèce de grand oiseau équatorial qui sortirait d’un lac, toutes les plumes collées à la peau, traçant pour le futur des empreintes de pattes fossilisées. Voilà comment je marche.
La rue où j’habite donne sur un quartier populaire, et c’est vers là-bas que je suis allé tout naturellement, sans motif apparent. Je n’y suis pas allé tout de suite, pourtant, parce que je ne veux pas me trouver trop brusquement dans un lieu qui me plaît, sans être préparé. Mon rêve serait d’habiter les faubourgs de la ville, les collines pleines de jardins et d’escaliers. Comme ça j’aurais quelques kilomètres à faire, à pied, avant d’arriver au centre de la ville, et j’aurais eu le temps de m’adapter, tout le long du chemin. Au début, je ne rencontrerais personne, et il n’y aurait presque pas de maisons. Seulement des champs velus, des vieux murs pourris, et des tas d’ordures de loin en loin, au bord des talus. Je verrais tout ça, je sentirais toutes les odeurs, pas encore mélangées. Au besoin, je m’arrêterais de temps à autre sur la route, et je donnerais des coups de pied dans les vieilles boîtes de conserves. Puis je passerais le long d’un cimetière abandonné, et je croiserais au hasard une ou deux vieilles femmes en noir, peut-être même un facteur. Et je continuerais à descendre la colline. Je prendrais des raccourcis à travers champs, je passerais entre des villas où il n’y aurait aucun bruit. Plus bas, je ferais aboyer des chiens.
Alors, je descendrais un grand escalier couvert de feuilles mortes, et je passerais entre des haies de poivriers et de mimosas. Vers la 223e marche, je rencontrerais une colonne de fourmis noires en exode. Et je ne comprendrais pas ce qui les avait forcées à s’enfuir de la villa de gauche, la faim ou les insecticides, pour les conduire dans la villa de droite. Il y aurait aussi un papier froissé, dans le caniveau, sur lequel une main d’écolier aurait écrit :
On the 12th of July 1588 Drake was playing bowls
at Plymouth with some of his officers.
La Manche sépare la France de l’Angleterre.
Il me semble que le bateau se dirige vers l’île.
Avez-vous entendu parler de l’accident ?
Sur les autos anglaises le volant est habituellement
à droite.
Napoléon ne put débarquer en Angleterre parce que
la flotte française avait été détruite à Trafalgar.
et plusieurs mégots de cigarettes. Au bout de l’escalier, je verrais quelques enfants en train de jouer, et des autos arrêtées. Le soleil luirait très bas, tout contre la mer, prêt à s’éteindre. Mais au dernier moment, la cloche de la messe de huit heures, la sortie des élèves, ou quelque chose de ce genre, il obliquerait sur la droite et disparaîtrait derrière le champ d’aviation. Plus bas, toujours plus bas, les hommes et les femmes seraient plus nombreux, les villas seraient de plus en plus proches, jusqu’à ne faire qu’un seul bloc d’immeubles, des étages, des suites de fenêtres et de balcons, des cages d’ascenseur, des toits si hauts qu’on ne peut savoir s’ils sont en tuiles ou en ciment, des garages, des trottoirs, des carrefours, des bouches d’égout, un parc peuplé de femmes et de landaus, plusieurs chats de gouttière, tout cela, de plus en plus serré, de plus en plus ville, jusqu’à ce que, insensiblement, je cesse de marcher sur de la terre pour marcher sur du goudron et du sable.
Là-bas, je me suis arrêté sur le bord du trottoir et j’ai regardé bouger les voitures. Il y en avait beaucoup, dans tous les sens. C’était un drôle de carrefour, sans le moindre îlot de verdure au centre, avec une bonne demi-douzaine de feux de signalisation qui s’allumaient à tour de rôle. À un moment, une voiture allemande a accroché une camionnette ; les propriétaires sont descendus, et ils ont regardé leurs pare-chocs pendant quelques secondes, sans rien dire. Ils voulaient commencer à discuter, mais, derrière eux, on s’est mis à klaxonner et ils ont dû partir pour se ranger plus loin. Alors, j’ai allumé une cigarette, sans rien dire, moi non plus, et j’ai attendu la suite. C’était un peu comme si j’avais été à une fenêtre, aux alentours de midi, en train de regarder une rue. Il y avait des mouvements, beaucoup de mouvements, dans tous les sens, et pourtant tout avait l’air bien tranquille. C’était peut-être un rythme, ou le contraire d’un rythme. Le sol était parfaitement lisse, sans la moindre aspérité où l’œil eût pu s’arrêter, où le genou eût pu s’accrocher et saigner. Un peu dans le genre d’un carton glacé, avec des caractères imprimés sous le glaçage. Les voitures roulaient là-dessus sans bruit, sans heurts, presque sans bouger. Puis elles disparaissaient dans les rues, en une fuite douce qui faisait penser à des gouttes d’eau sur une vitre. Les gens passaient aussi très vite, mais pour eux ça faisait plutôt penser à un miroir qui n’aurait rien reflété. Tout ça était liquide. Les choses étaient posées les unes sur les autres, bien à plat, et l’ensemble était harmonieux. Cependant, c’était loin d’être parfait ; il y avait quelque chose qui me gênait dans tout cela ; quelque chose qui me rendait vaguement inquiet. C’était, qu’est-ce que je venais faire, moi, qu’est-ce que je pouvais bien venir faire au milieu de toutes ces choses, dans cette histoire ?
Et, en plus, il faisait froid. J’ai fini de fumer ma cigarette, puis je l’ai jetée sur la chaussée, juste sous la roue avant d’un camion qui passait. J’ai relevé le col de mon veston et je me suis mis à arpenter la rue. J’ai regardé les vitrines des magasins, les unes après les autres. Devant un étalage de chaussures, il y avait une vendeuse. Pour dire quelque chose, je lui ai demandé :
« Combien elles font, les pantoufles ? »
« Les fourrées ? »
« Oui. »
« Quinze francs. »
« Merci. »
J’ai fait ainsi six fois le tour du pâté de maisons. À la sixième, je connaissais presque tout : les 2 cafés, dont 1 bureau de tabacs + la droguerie + 1 marchand de chaussures + 10 réverbères verdâtres + poste de police et objets trouvés + 1 magasin de céramiques de l’Étoile + chaussures André + 56 voitures en stationnement + 11 scooters + 7 bicyclettes + 1 vélosolex + pharmacie de l’angle + 1 magasin de la Guilde + gaines et soutiens-gorge + marchand de journaux et librairie + les affiches + 1 horlogerie-bijouterie Masséna + 1 réparation du trottoir, près de l’angle sud + vins gros mi-gros + boutique de coiffeur + 1 guichet de la Loterie Nationale + « Florence » de Paris + 1 tout-à-1 franc + opticien + l’autre coiffeur hommes-dames + Jean Leclerc chirurgien-dentiste + 1 pâtisserie + l’entrée du garage, noire et crasseuse + « Automatic » + 1 magasin Singer + portes + rez-de-chaussée + fenêtres à barreaux + graffiti + taches + défense de stationner + les sonnettes + thé Lipton + 1 mendiant assis par terre + fenêtres + fenêtres + fenêtres, toutes ces ouvertures et toutes ces excavations à ras de terre qui trouaient les murs de tous côtés ; à la sixième fois, donc, j’ai dû m’arrêter ; j’aurais bien continué comme ça, durant des heures, ou davantage ; mais les agents en faction devant l’entrée du Poste de Police commençaient à me regarder d’un drôle d’air, et j’ai pensé qu’il valait mieux ne plus repasser devant eux.
Alors je suis reparti en ligne droite, le long de la rue principale. J’avais sensiblement moins froid ; au bout de la rue, il y avait une espèce de soleil d’hiver, très bas, qui semblait immobile. En marchant, je l’ai regardé un instant, et j’ai eu envie de savoir tout à coup ce qui pouvait bien se passer pour les gens qui vivaient 5 000 kilomètres plus loin. Pour eux, le soleil devait être encore très haut dans le ciel. Ou peut-être une nappe de nuages voilait-elle la chaleur, mélangeant les doux rayons à des gouttes de pluie. Mais de là où j’étais, en hiver, c’était très dur de savoir. Je me suis mis à marcher très calmement, posant les talons les premiers sur le revêtement de goudron froid, les deux yeux fixés sur la boule blanche qui se noyait près de l’horizon. Ce qui était bizarre, offusquant, c’était que je me sentais vivre, dans la plus profonde évidence, et qu’en même temps, il me semblait être devenu transparent sous la lumière. Les vibrations de l’éclairage passaient à travers moi comme à travers un bloc d’air, et me faisaient onduler doucement du haut en bas. Tout mon corps, tout mon corps vivant était attiré invinciblement par la source lumineuse, et j’entrais longuement dans le ciel ouvert ; j’étais bu par l’espace, en plein mouvement, et rien ne pouvait arrêter cette ascension. J’étais comme construit, brique sur brique, en un haut édifice, en une muraille circulaire qui s’étalait sèchement jusqu’au plus profond des cieux. Ma chair était cimentée sur ce relief du monde, et je la sentais bouger et croître, toute craquante, étirée, paresseuse, vers ce soleil, dans le genre d’un eucalyptus. C’était la liberté, ou quelque chose comme ça. Je croisais des hommes et des femmes dans la rue, et je les distinguais très nettement, découpés en ombres chinoises sur le fond blanc de l’horizon ; ou bien des obstacles, des animaux, des lampadaires, des vieillards cheminant sur place au bord du trottoir venaient à moi au cours de ma marche ; mais au dernier instant, ils paraissaient s’écarter et fondre comme des branchages, et j’étais toujours entrant dans le ciel vide.
J’ai marché très longtemps comme ça, sans m’en rendre compte. Puis la rue a fait un tournant, et la lumière m’a manqué. Je me suis retrouvé au bord d’un mur de béton, un enclos de terrain vague, une palissade de champ de démolition, ou quelque chose de semblable. Je me suis retrouvé comme ça, brusquement, dans l’ombre, nu, refroidi, et il m’a fallu regarder intensément plusieurs objets, et quelques personnes, pour redevenir petit et anonyme.
Quelques minutes plus tard, le soleil s’est couché. Je ne l’ai pas vu disparaître, mais j’ai compris à certaines choses autour de moi que cela s’était fait très simplement. Un demi-ton de couleur avait changé, dans la rue, et sur les façades des maisons. On était passé discrètement de l’ombre au manque de lumière. Et, presque en même temps, les réverbères se sont allumés, les uns après les autres. J’ai regardé un instant l’étoile bleutée qui grandissait à l’intérieur des lampes, tournait au vert, puis au blanchâtre, puis au bleu de nouveau, mais plus cru ; je trouvais ça amusant et familier, ces lumières qui progressaient ainsi doucement dans les rues de la ville. J’avais envie d’être soudain très haut dans le ciel, en hélicoptère, ou bien au sommet d’une colline, pour pouvoir suivre la reptation des points blancs. La ville se serait dessinée pour moi, en relief, et j’aurais pensé à toutes ces maisons et à toutes ces rues où la vie humaine était en action ; j’aurais pensé à tous les dessins qu’on peut faire, en suivant avec un crayon à bille ces séries de pointillés. J’aurais pensé à des tas de lits, de chambres chaudes, de tables, de chaises, de voitures, de charrettes à légumes. J’aurais joué à être ici, ou là, ou ailleurs, en prenant à chaque fois une lumière comme point de repère. Ou bien j’aurais joué à être la ville elle-même, et j’aurais senti sur mon corps plat, plein de boursouflures et de verrues, les picotements aigres de ces lueurs, comme les tracés d’une machine à coudre invisible.
Quand tout a été bien noir, avec ces points blancs des fenêtres et des réverbères, je me suis remis en route. J’ai allumé une autre cigarette, et je l’ai fumée en marchant. J’ai regardé les visages des gens que je croisais dans la rue, ou que je dépassais, ou qui me dépassaient. L’éclairage variait ses angles, et c’étaient tantôt des yeux, avec de lourdes poches sous les paupières, tantôt des cheveux illuminés comme des auréoles, tantôt des mains, des jambes mouvantes, des vêtements devenant râpeux sous la lumière du néon, des silhouettes noiraudes grouillant dans l’ombre, près des murs. J’ai marché longtemps comme ça, en traçant de grands arcs de cercle, à travers la ville. Je suis passé par la périphérie de la ville, loin de la mer, dans un quartier d’usines à gaz et de terrains vagues. C’était désert, et il faisait froid. Puis j’ai abouti à une place, une espèce d’immense place gondolée, couvrant le lit de la rivière, où il n’y avait rien, pas un arbre, pas une maison, pas une boutique de glaces ou un marchand de journaux, rien que des voitures immobiles. J’ai traversé le parking dans sa longueur. J’ai vu des centaines de vitres obscures, des ondulations de carrosserie, noir, bleu, gris, rouge, vert, blanc, des pneus, des pare-chocs, des phares, des essuie-glaces. Là aussi, c’était désert. De temps à autre, au milieu de cette mer de voitures, sous la pluie sale des réverbères, émergeait un homme seul, vêtu d’une gabardine, ou bien un couple, en équilibre contre un capot ; il se dégageait de toutes ces machines à l’arrêt une sorte de rumeur confuse, qui n’était plus du bruit et pas encore du silence. Comme si le grondement continu des deux fleuves parallèles des rues encadrant le parking pénétrait ces masses de ferraille congelée et les faisait résonner sourdement, d’une musique pleine de cambouis et d’éloignement.
J’étais en quelque sorte nourri de cette rumeur. Elle entrait par mes oreilles et par toute ma peau et s’installait à l’intérieur de mon corps, déclenchant des mécanismes inconnus, des rouages. Au bout de quelque temps, j’étais devenu une sorte de voiture, moi aussi, une machine d’occasion sans doute ; ma peau s’était durcie, avait pris des tons métalliques, et, au plus profond de mes organes, c’était une mécanique dansante qui se déchargeait, à droite, à gauche, à droite, à gauche. Des pistons saillaient, des bielles s’emportaient, et à l’intérieur d’un repli de chair solide, dans le genre d’une culasse, un souffle chaud et puissant s’allumait très vite, et s’anéantissait en son propre éclatement, refoulant des vagues de fumée gorgée de suie, lourdes et larges comme des nappes de sang. Alors, pris par le mouvement et par l’automation, j’étais perdu au centre de ce labyrinthe de carrosseries éblouissantes. Je butais contre les pare-chocs chromés, j’étais fusillé par les faisceaux des phares, étalé, écrasé sur le sol par des paires de roues qui passaient sur moi et dessinaient les motifs de leurs pneus sur ma peau. Je bougeais sans cesse, je me faufilais entre les rangées de voitures. Au passage, des noms s’accrochaient à moi et restaient fixes sur mes rétines, De Soto, Pontiac, Renault, Ondine, Panhard, Citroën, Ford. Sans courir, je filais en zigzag sur le macadam, je contournais les formes obèses, les angles des ailes, les pare-brise, les coffres, les roues de secours. Je rampais sous les camions, je raclais mon dos le long des arbres de transmission, dans des clairs-obscurs pleins d’odeurs d’essence et de nappes d’huile. Dans l’ombre grasse et entre les pneus. C’étaient pour moi des chambres minuscules, étouffantes, aux murs de caoutchouc, et dont le plafond, très bas, fourmillait de tubulures et de fils. Et je prenais place dans ces chambres, tout près du sol, et je les habitais entièrement, comme un quadrupède. C’est cela, j’étais une sorte de chat de gouttière effrayé par des bruits et par des lumières, et je rampais tout le temps sous le ventre des voitures.
Quand je suis sorti du parking, en passant sous un Berliet, j’ai vu un jardin public, et, derrière, une grande place entourée d’arcades ; c’est là que j’ai marché pendant vingt minutes. Les gens commençaient à me regarder bizarrement, parce qu’en me traînant sous les automobiles, j’avais taché mes vêtements de cambouis et j’avais déchiré mon pantalon au genou droit. Alors je suis allé au plus dense de la foule, et je me suis laissé porter par le mouvement sans rien dire. Quand j’ai été fatigué, j’ai choisi un banc au bord du trottoir, et je me suis assis. J’ai fumé une cigarette, en regardant les voitures passer. Après un moment, comme je ne savais pas trop quoi faire, et que je n’ai jamais aimé regarder les choses en face trop longtemps, je me suis mis à graver des lettres à la suite dans le dossier du banc, avec un caillou pointu. Ça a donné quelque chose comme :
J’ai vu une petite fille qui s’efforçait à faire du patin à roulettes avec un seul patin. Elle prenait son élan, puis elle s’élançait en avant, les deux bras levés en l’air, et elle glissait sur un seul pied. Mais elle perdait tout de suite l’équilibre, et à chaque fois, manquait de tomber. Elle tomba même deux ou trois fois. Mais cela ne semblait pas la décourager, et elle recommençait toujours, inlassablement ; à un moment, elle passa tout près du banc, et s’y accrocha pour s’arrêter. Je l’ai regardée et je lui ai dit :
« Vous n’avez pas peur de tomber ? »
Mais elle ne m’a pas répondu. Une minute plus tard, comme elle revenait près du banc, je lui ai reposé la même question. Elle m’a dit :
« Il faudrait que j’aie les deux patins, là, je ne tomberais pas. »
Je lui ai demandé pourquoi elle n’avait pas les deux patins. Elle a réfléchi un instant, puis elle a répondu :
« C’est Ivan. Mon petit frère. C’est lui qui a l’autre patin. Vous comprenez, les patins sont à lui, alors il ne m’en prête qu’un à la fois. »
Elle a fait un ou deux aller-retour, comme ça, à cloche-pied, en évitant les passants, puis elle est revenue près du banc.
« Et encore. S’il me prêtait le patin droit ça serait facile. Mais il ne me prête que le patin gauche, alors… »
Je lui ai dit que je ne savais pas qu’il y avait des gauches et des droits dans les patins à roulettes. Je pensais qu’ils étaient interchangeables.
« D’habitude oui. Mais là, c’est des patins spéciaux. Vous voyez », dit-elle en me montrant son pied ; « vous voyez, il y a comme une chaussure dessus. D’habitude, il y a seulement des courroies. Mais dans ces patins-là, il y a une espèce de chaussure pour mettre le pied ; c’est spécial ; c’est pour qu’on ne se fasse pas mal. »
Moi, j’ai dit que c’était bête qu’on ne puisse pas mettre le patin gauche au pied droit, et que ça devait être bien difficile de se tenir comme ça sur la jambe gauche, sauf, bien entendu, pour les gauchers. Elle m’a regardé d’un air un peu apitoyé et elle m’a expliqué :
« Les gauchers, c’est pour les mains, voyons, pas pour les pieds, c’est connu. »
J’ai eu beau essayer de lui dire qu’il y avait des gens qui étaient gauchers des pieds comme des mains, elle n’a pas voulu me croire. Elle m’a dit que c’était idiot, complètement idiot. Alors je me suis seulement contenté de répéter que ça devait être tout de même bien compliqué de faire du patin à roulettes sur le pied gauche. Elle m’a crié :
« Question d’habitude. »
Et elle a recommencé à courir. Elle est allée très loin, cette fois, et un groupe de passants l’a dérobée à mes yeux. J’ai attendu un instant qu’elle reparaisse, parce que je voulais lui demander de me prêter son patin pour faire un tour ; mais elle n’est pas revenue, et, comme je commençais à avoir froid de nouveau, je suis parti, moi aussi.
Aux environs de la gare, j’ai rencontré une amie d’enfance ; elle s’appelle Germaine, Germaine Salvadori. Je ne l’avais pas vue depuis très longtemps, à cause de ce voyage que j’avais fait en Bulgarie. Nous avons vaguement parlé, de choses insignifiantes, comme ça, debout sur le bord du trottoir. Elle m’a dit qu’elle était mariée, à présent, et qu’elle avait une petite fille, nom Élodie. J’ai dit que c’était un nom curieux, etc., mais en réalité, c’était faux, je trouvais ce prénom prétentieux et cabotin. Elle m’a proposé d’aller prendre un verre, probablement en souvenir du temps où j’étais sorti avec elle. J’avais soif et j’ai accepté. J’ai écouté tout ce qu’elle m’a dit, son expédition en Espagne, son mariage, le nom de son mari, son gosse, l’éducation, le métier, tout ça passionnément, comme si ç’avait été la vérité. Il y avait quelque chose que je ne comprenais pas, derrière tous ces mots, une sorte de drame qu’on m’aurait tenu caché. Je voulais intensément le découvrir, écarter des quantités de remparts, épuiser toutes les voies du labyrinthe, méthodiquement, une à une, forer un trou avec ma tête dans l’obstacle de l’oubli. C’était épuisant. Après une heure, j’avais mal à l’intérieur du cerveau, derrière les yeux, et les lumières et les bruits du café bougeaient autour de moi comme des personnes. Je me sentais cuirassé, hermétiquement clos contre je ne sais quoi, imperméable aux feux d’artifice des autres hommes et de cette femme. Elle m’a dit :
« J’ai appris ton succès avec ta pièce de théâtre, tu sais. J’ai lu ça dans les journaux, et ça m’a rappelé le temps de la propé. Comment elle s’appelle, ta pièce, déjà ? Je ne me souviens plus… »
« Avant-Propos. »
« Ah oui, Avant-Propos. Je me rappelais que c’était en deux mots, mais je ne trouvais qu’Abat-jour, ou Ex-voto, ou Arrière-pensée, ou quelque chose comme ça. Enfin, ça a bien marché, tu es content ? »
« Oui, finalement, je suis content », ai-je dit.
« Je ne l’ai pas lue, tu sais, mais on en a beaucoup parlé dans les journaux au moment où elle est sortie. C’est sur le problème de la passion, je crois ? »
« Oui, c’est ça. C’est sur le problème de la passion. »
« Et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire ? »
« Tu veux dire, au point de vue théâtre ? »
« Oui. »
« Oh, je ne sais pas. J’attends. »
« Tu dois avoir des propositions intéressantes, non ? »
« Oui, mais je préfère attendre encore un peu. »
« Ah oui, tu laisses venir l’inspiration. »
« Oui, c’est ça, je pense qu’il vaut mieux attendre encore un peu. »
« Tiens, je me rappelle l’essai que tu avais fait, en propé, tu te souviens ? L’essai sur le Bateau ivre ? Tu avais des idées un peu trop originales, à ce moment-là, j’ai l’impression. Ça dépassait nettement le niveau de la classe, tu ne crois pas ? D’ailleurs, Berthier ne t’avait pas raté à l’examen, cette année-là. Tout le monde croyait que tu étais un fumiste, mais moi, je savais que tu étais quelqu’un. Franchement, non, c’est vrai, je savais que tu ferais quelque chose. »
J’ai souri humblement, j’ai fini mon verre de bière, et fui dit qu’il valait mieux que je parte, à présent, à cause d’un rendez-vous important. Si je lui avais dit tout d’un coup que j’en avais assez d’être assis là, à cette table, dans ce café, au milieu de ces gens, en face d’elle, elle n’aurait pas compris ; mais en prétextant un rendez-vous important, j’étais sûr qu’elle ne protesterait pas. Elle appela le garçon, paya les consommations, et se leva. Nous sortîmes ensemble, et sur le seuil, nous nous dîmes au revoir. Je l’ai regardée s’en aller à gauche, puis se perdre dans la foule, entre un kiosque à journaux et une vitrine de bijoux pleine de néons brutaux.
Il commençait à être tard, à ce moment-là, neuf ou dix heures. Déjà l’on percevait à travers l’étendue de la ville les signes de silence qui allaient venir. Le sommeil entrait dans toutes les choses et s’y lovait doucement. Une matière glacée et calme, qui venait de nulle part, du fond du ciel, peut-être, ou de ce point à l’horizon, de cette tache noire et profonde, à l’opposé de l’endroit où avait disparu le soleil. Comme des bêtes habitées par une étrange inquiétude, tout à fait comme un vol de pigeons ou de mouches, les hommes et les femmes rôdaient le long des trottoirs, tantôt obscurs, tantôt éclairés par la lumière blafarde d’un magasin. Et les réverbères commençaient à brûler tous seuls dans la nuit compacte.
Moi, quand j’ai eu vu ces choses étalées partout, sous mes yeux, j’ai senti une espèce de tristesse claire et nette s’emparer de mon esprit. J’ai compris que tout était évident, pur et glacé, se consumant éternellement sans chaleur ni scintillation, comme des étoiles dans le vide. J’ai compris que le temps passait, que j’étais sur la terre, et que je m’épuisais chaque jour davantage, sans espoir mais sans désespoir. J’ai compris que quand revient cycliquement l’automne, je ne suis plus rien.
Alors, je suis revenu sur mes pas, et j’ai pris le boulevard qui mène à la rivière. Là-bas, j’ai descendu les marches d’un petit escalier, et j’ai cheminé sur le lit sec de la rivière. J’ai marché sur les galets, entre des broussailles et des flaques d’eau pourrie ; au fond, à gauche, il y avait le courant de l’eau sale qui coulait tranquillement. Parfois, entre les monticules de pierres, on voyait des sortes de rigoles boueuses où flottaient des brindilles. L’air était noir et, par plaques, sentait la fumée. À côté de tas d’immondices, des brasiers, des caisses déclouées attestaient la présence d’une vie humaine secrète. Plus bas, en direction du centre de la ville, le fleuve passait sous une place couverte, et des clochards vivaient là tous ensemble. Quand l’hiver venait, au fur et à mesure du froid, ils reculaient à l’intérieur de l’abri ; parfois, une crue subite enflait la rivière, et tous étaient noyés, ou à peu près.
J’ai erré un moment comme ça, à travers ce dépotoir ; j’avais très soif, et j’ai bu de l’eau dans une des flaques boueuses. Si j’attrape la typhoïde, tant mieux, c’est une fin comme une autre. Puis je me suis assis sur un tas de cailloux, et j’ai fumé une cigarette. J’ai regardé la ville encore une fois et j’ai senti comme de l’amusement. J’ai pris des cailloux à pleines mains et je les ai jetés sur une boîte de conserves qui traînait au sommet d’un monticule. Quand j’ai eu fini, je me suis allongé sur le dos, sur les galets froids, et j’ai regardé le ciel noir. Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis rappelé d’un seul coup un poème qu’avait écrit mon frère Eddie, avant de partir, il y a six ou sept ans. Je l’ai récité à haute voix, pour moi et pour les clochards. C’était :
amer ou quoi
je retire mes désirs
je laisse filer ma gloire
j’entrouvre la porte au non
je m’en fous que les oiseaux volent.
Je n’aime plus le rouge
le destin est un marchepied
pour les incapacités.
Je prends le train demain
pour la capitale des cloques.
Après, je suis resté très longtemps allongé sur les pierres. Je n’ai plus senti le froid, ni les odeurs. Il n’est plus resté de moi qu’un emplacement, posé léger comme une feuille morte. Puis plus rien. Et maintenant, je viens revoir tous les soirs, du haut de la balustrade, sur le lit desséché de la rivière, parmi les galets les herbes et les ordures, l’endroit d’où j’ai disparu.