La première fois que Beaumont dut faire connaissance avec sa douleur, ce fut au lit, vers quelque chose comme trois heures vingt-cinq du matin. Il se retourna sur le matelas, péniblement, et sentit la résistance des couvertures et des draps qui participaient à son mouvement de rotation, mais d’une façon incongrue, en s’y opposant. Comme si une main invisible avait tordu les tissus autour de son torse et de ses hanches immobiles. Après quelques minutes, ou quelques secondes, il essaya, les yeux fermés, de se dégager en tirant avec sa main gauche sur les plis de son pyjama et sur les torsades des draps. Il ne réussit qu’à se rendre davantage prisonnier, et, la mauvaise humeur le gagnant, il rua dans l’enchevêtrement de ce qui devait ressembler de plus en plus à une camisole de force. Ses deux pieds percèrent à la fois et surgirent au bout du lit, livides, plongeant d’un seul coup dans le froid. Les derniers restes de la paresse, l’engourdissement du sommeil, sans doute, le maintinrent encore dans cette position ; mais le sentiment d’un inconfort sournois, un malaise très intellectuel et cependant physique, grandit dans son esprit. Son cerveau recommençait à fonctionner. Des images fugitives, à peine tracées, s’allumaient et s’éteignaient sur ses rétines, à l’abri des paupières jointes, comme des enseignes au néon. Il y avait une barque en bois qui dérivait sur une rivière brumeuse, et il ramait de toutes ses forces ; puis il savait qu’il était sur cette barque, et l’histoire commençait : naturellement, la barque chavirait, l’île nageait doucement vers lui, et des plages, des plaques de vase s’infiltraient sous son ventre et le portaient avec de doux chatouillis. Ou bien ses pas qui martelaient le trottoir, en cadence, en légèreté ; et d’autres pas, d’autres jambes survenaient, la présence dansante d’une jeune femme dont il ne parvenait pas à surprendre le visage, mais qui devait avoir des sortes de longs cheveux blond roux et des bras nus très blancs, presque lumineux. Des mots de phosphore naissaient en silence, enfouis au plus profond de sa tête, vers la nuque peut-être, et ces mots s’allumaient et s’éteignaient, eux aussi, dans la nuit du vide préhistorique, prêts à s’organiser en phrases, prêts à moduler des propositions circonstancielles, conjonctives, interrogatives. Comme si des points de suspension les avaient ligotés entre eux. Quand Beaumont sentit que cette invasion, loin de faiblir, précipitait sa course et progressait de façon continue, il comprit qu’il ne pourrait plus dormir. Ses paupières tremblèrent, se resserrant encore de temps en temps, mais nerveusement, puis, tout à coup, sans qu’il ait pu savoir comment et pourquoi, ses yeux furent grands ouverts. Contrairement à ce qu’on lui avait toujours dit : il faut un certain temps pour que la rétine s’habitue à l’obscurité et pour qu’on distingue les choses, Beaumont vit tout, et d’un seul coup. Il était couché sur le côté droit, à cause du cœur, et la chambre lui apparut comme en plein jour, à cette différence que la lumière avait été remplacée par l’obscurité. C’était une chambre dans le genre d’un négatif de photo, avec un haut plafond noir, quatre murs et un plancher grisâtres, et une nuit blanche qui entrait par bandes à travers les volets. Beaumont resta couché sur le côté, les yeux ouverts, parfaitement immobile dans les nœuds et les strangulations de ses draps. Le bruit de sa montre l’atteignit enfin, progressivement, comme si cela avait été une fuite dans un tuyau d’eau, dont chaque goutte se serait attachée à la précédente pour fabriquer une espèce de stalactite mouvante s’insérant millimètre après millimètre dans sa matière grise. Il entendit « tic-tic, tic-tic, tic-tic, tic-tic, tic-tic » et rejeta les couvertures à ses pieds. Il alluma la lampe de chevet et lut l’heure : trois heures trente-deux du matin. Il y avait donc environ sept minutes qu’il avait fait pour la première fois connaissance avec sa douleur, et il ne le savait pas.
Beaumont se leva, traversa le corridor et les pièces sombres, urina, but un grand verre d’eau glacée dans le réfrigérateur. En retournant vers sa chambre, ses deux pieds nus appliqués alternativement sur le parquet humide, il sentit vraiment qu’il se passait quelque chose. Depuis qu’il était réveillé, il avait compris confusément qu’il y avait un détail anormal, en lui, ou ailleurs, qui avait pris possession de son esprit. Impossible de savoir quoi exactement ; c’était un peu comme l’idée d’un changement, mettons la pluie qui tombe brusquement dehors, ou le souvenir du fracas d’un accident, entre deux voitures, en bas, près du carrefour. Au lieu de retourner dans son lit, et de profiter de la place chaude qu’il y avait creusée, il marcha jusqu’à sa table, tira une chaise et s’assit. Il frissonnait ; le pyjama de finette était trop léger pour la saison. Mais le froid, le silence, ni rien d’extérieur ne pouvait le décider à bouger. Il était préoccupé par un vide intense, qui l’habitait tout entier à présent, et le maintenait dans cette posture méditative, la tête dressée, les deux bras appuyés sur le bord de la table. Il regardait droit devant lui, dans la direction du mur d’en face, respirant à peine ; son cerveau, bizarrement, était devenu une drôle d’espèce d’animal, un ver, par exemple, et cet animal se retournait sur lui-même, à la recherche d’une chose inconnue. Cette bête froide rampait imperceptiblement, puis s’immobilisait, et tordait peu à peu son corps trapu pour regarder en arrière. Pas d’yeux, mais des semblants d’antennes, ou des cornes d’escargot, saillaient tranquilles hors de la masse cartilagineuse et se posaient avec délicatesse sur la paroi crânienne, sur l’objet tapissé de méninges rosées. Beaumont comprit brusquement que ce ver cotonneux qui se tordait dans sa tête, c’était son cerveau, c’était son intelligence, c’était lui-même ; il sentit alors une peur inconnue l’envahir, un sentiment précaire et honteux, qu’il n’avouerait probablement à personne. Il prit de sa main droite un miroir cassé qui traînait sur la table, au milieu des papiers, et il se contempla. Il vit son masque anonyme, trente-cinq-quarante ans, aux traits faibles, ses joues ni grasses ni maigres où la barbe avait déjà poussé, comme sur la face d’un mort. Il écarta ses lèvres et vit ses incisives, enfoncées dans les gencives au milieu d’un léger anneau de tartre. Puis ses yeux, vraisemblablement bleus, fixes dans la masse de chair ridée, pareils à des yeux de poupée. Son front à peine fuyant, ses cheveux, ses oreilles, ses narines, ses deux dépressions symétriques à la place des condyles. Il vit son menton, les commissures des lèvres, la cicatrice d’un ancien grain de beauté, et surtout, de plus en plus, il vit sa peau, cette étendue de peau blanche, perforée de trous, hérissée de poils, la peau élastique et saine, la peau flétrie et brunie, la peau où se forment les pustules et les boutons de fièvre, ce tissu d’inflammations et d’eczémas, cette extraordinaire carte qui était la sienne, et où il se perdait, semblable à un moucheron minuscule en train de marcher sur un corps. Quand il bougea à nouveau, ce fut pour allumer une cigarette ; il aimait se regarder fumer ; aussi, il cala le miroir sur la table, contre une pile de livres, et inséra lentement une cigarette entre ses lèvres. Mais, cette nuit-là, il ne parvenait pas à refaire les gestes habituels selon l’ordre. Il ne tremblait pas, non, mais il n’arrivait pas à se voir. Tout se passait trop vite. Il aurait fallu recommencer, encore, encore, remettre la cigarette dans le paquet, le paquet dans le tiroir. Puis reprendre le paquet, très naturellement, y glisser le pouce et l’index en forme de pince, et choisir la cigarette qu’il voulait. La porter à ses lèvres, avec une suite perceptible de mouvements d’ascension de l’avant-bras, le coude fiché sur le rebord de la table. Casser une allumette dans la pochette de carton et la gratter du haut vers le bas. Il aurait fallu que l’allumette brûle, rien qu’une fois, mais une bonne fois, définitivement. Et qu’elle embrase l’extrémité de la cigarette, et qu’elle s’éteigne, et que la cigarette fume, fume, dans sa bouche et dans sa gorge, comme un beau geste dramatique. Au lieu de cela, tout se faisait distraitement, comme si ce n’était pas lui qui fumait, qui allait fumer, qui avait fumé, mais quelqu’un d’autre, celui du miroir, par exemple. Beaumont cessa de regarder le morceau de glace brisée. Il repoussa son buste en arrière et s’appuya contre le dossier de la chaise. Dehors, dans le froid et dans l’indifférence, dans l’illumination électrique des rues, un bruit de cascade descendait. Des nappes de bruit, déchirant le silence, qui s’étalaient le long des trottoirs, résonnaient contre les ailes des voitures, rebondissaient de mur en mur, arrachaient des lambeaux aux affiches. C’était la pluie, ou quelque chose du même genre. Peut-être un arroseur public, peut-être une gouttière crevée. Beaumont respirait la fumée de sa cigarette, et ses yeux étaient fixés sur le toit de la table. Avec des picotements douloureux, il déchiffrait les objets épars, les cendriers pleins de cendres, les crayons à bille pêle-mêle dans une vieille boîte de conserves, deux ou trois dessous de verre en carton, et des centaines de feuilles de papier, amoncelées les unes sur les autres. Un feuillet jaune, au premier plan, attira son regard de quelques centimètres, et il se trouva en quelque sorte obligé de lire, avec une peine et un soin infinis :
Nous, nous ne sommes ni des ennemis de notre pays, ni des idéalistes nébuleux, mais des Français pour qui le réalisme consiste à travailler pour la paix avec les armes de la paix, qui sont la vérité, le don de soi et l’amitié avec tous.
Nous nous sentirions obligés à la même protestation pour des détenus appartenant à tout autre parti, classe, nation, confession ou race, car notre action est un témoignage de conscience.
Quand il eut terminé, il s’aperçut qu’il était grand temps, car déjà il ne pouvait plus lire. Dans sa tête, enfoui au fond des membranes rouges des méninges, le gros ver inquiet s’était tordu sur la dernière ligne de la feuille jaune, et il passait son temps à compter les pointillés, à les palper un à un de ses ventouses opaques et de ses antennes blettes. Il les comptait et les recomptait inlassablement, comme si plus rien d’autre n’avait eu d’importance sur terre que cette succession de points, de tirets plus exactement, et comme à la recherche d’un nombre mystérieux, dont il approchait à chaque seconde, qui donnerait enfin une définition à toute la feuille, à tous les papiers écrits ou dessinés, à toutes les confessions, à tous les romans et à toutes les lettres du monde, un nombre pur et majestueux qui paralyserait enfin l’infatigable et haineux mouvement des apparences. Les yeux vides, le visage figé et stupide, Beaumont, tête en avant, cigarette en train de s’éteindre entre deux doigts de la main gauche, semblable à l’homme du miroir, balbutia à haute voix le nom de ce chiffre :
« Quarante-trois. »
Et le mal aux dents s’arrêta.
Ce fut un passage tout à fait mystérieux, je pense, et à peu de chose près fatal. Ce qui n’avait été jusque-là que brouillard, balancement, malaise comme une mer houleuse, dont on ne sait si c’est elle ou si c’est vous qui souffrez, en roulis, en tangages, cette nausée visuelle qui rend âpres et maladifs des kilomètres carrés de vagues et de ciel, tout cela s’éclaircit, et un genre de soleil pointu, un mal précis, se mit à éclore. Dans tout le visage de Beaumont, cela avait une place précise ; c’était dans la mâchoire, au fond de la bouche, probablement sous la dent de sagesse ou sous la molaire dévitalisée, à gauche. Rien de bien grave, pour l’instant. Juste une petite douleur, sèche et définie, peut-être un bouton sur la gencive, ou bien une névralgie éphémère, que le simple contact d’un cachet d’aspirine sur la langue suffirait à dissiper. Beaumont redressa son torse, écrasa la cigarette éteinte au fond d’un cendrier en fer. Il reprit le miroir brisé, mais de la main gauche, cette fois. Il ouvrit la bouche et regarda à l’intérieur. Ce n’était pas très facile, à cause de la buée ; il prit un mouchoir sale sur la table, essuya le morceau de glace, et, retenant son souffle, les poumons gonflés comprimant les fosses nasales jusqu’à laisser sourdre un mince filet d’air qui s’échappait par les narines, il orienta le reflet de l’ampoule électrique vers le fond de sa bouche. Mais il ne distingua rien d’anormal. La plupart des dents étaient plombées, évidemment, mais les gencives semblaient saines. Beaumont changea le miroir de main, et, à l’aide d’un crayon à bille, il se mit à cogner toutes les molaires du côté gauche, afin de déceler la source exacte de son mal. En vain. Sous le choc, toutes les dents se révélaient également sensibles, mais sans plus. Il ne pouvait donc pas s’agir d’une carie à proprement parler. Utilisant le même crayon à bille, Beaumont se mit à frotter les gencives, autour de la molaire et de la dent de sagesse. En vain également. Certes, la sensibilité était plus grande autour de ces deux dents, mais on n’aurait pu qualifier cette sensibilité de douleur. C’était plutôt la réponse normale d’une dentition travaillée par la pyorrhée alvéolaire, par la gingivite et les névralgies de tout genre. En tout cas, rien d’un abcès. Beaumont reposa le miroir, à demi rassuré. Pendant un instant, même, il lui sembla aller mieux. Il se recoucha dans son lit et éteignit la lumière. Mais dans sa tête couchée sur l’oreiller, le mal se réveilla soudain, avec une telle intensité qu’il se mit à grogner. Beaumont n’hésita pas ; il ralluma, sauta hors du lit et fouilla dans le tiroir de sa table. Il en sortit un tube d’aspirine et deux somnifères. Puis il retourna dans la cuisine, avala les cachets, plus un grand verre d’eau glacée, urina encore et revint. Il attendit un moment debout que les médicaments aient pu descendre le long de l’œsophage, et il se recoucha. Il attendit comme ça, caché au milieu des draps, que vienne le miraculeux passage, la fusion de tout son être dans un espace liquide, le chaos diluvien en forme de fanfare, cette traîtrise qui retournerait ses yeux dans ses orbites et lui montrerait au loin, très loin, comme à travers la pluie, le giboyeux présent des songes. Mais la douleur, car c’était une douleur, à présent, avait encore sensiblement augmenté. Et déjà, le visage mobile, une espèce de sueur légère mouillant la paume de ses mains et les côtés de ses pieds, Beaumont sentit s’ouvrir devant lui les portes d’un monde inconnu et tragique, un monde où l’inquiétude est une beauté, un paysage exaspéré que hante le souvenir de l’autre terre, là où règnent le calme et le bien-être, les animaux aux yeux clairs, le silence aquatique des nerfs. Il sentit déjà la tristesse monotone de ce voyage, l’arrachement aux demeures d’autrefois et la chevauchée future vers un petit enfer à espace réduit ; les souvenirs des nuits bien rondes, les doux oublis du temps passé, murmuraient en lui des plaintes nostalgiques, pareilles à de longues rivières bordées de saules où les malards volent bas, entre des haillons de fumées. Dehors, le bruit des nappes d’eau avançait toujours, le long des rues du carrefour. Une automobile passait parfois, traçant des sillons sonores sur le macadam. Ou bien des pas d’homme martelaient le sol, tranquilles, nés de rien et s’acheminant vers rien.
Beaumont se rejeta sur le lit, en boule ; espérant quand même quelque chose, je ne sais pas quoi exactement, des osmoses d’acides, des assimilations de glutéthimides, le sommeil, la paix, sans doute. Le mal s’éloigna effectivement ; les images se firent plus rares sur ses rétines ; une torpeur artificielle, au goût un peu amer, envahissait Beaumont. Un très long immeuble se mit à défiler, toutes fenêtres dehors ; la chute semblait éternelle, ou presque. Mais, vers quelque chose comme le trois mille six cent quarantième étage, Beaumont rencontra le trottoir. Sa jambe gauche porta la première et se brisa net. Puis le reste du corps bascula, pivotant autour d’un axe invisible. Le sol frappa le flanc droit, l’épaule, la tête. Il y eut encore deux ou trois dixièmes de seconde, comme des spasmes, et tout fut terminé. Le sang mort sortit par les yeux, les narines et les oreilles, et coula doucement dans la rue, docile, selon la déclivité du ruisseau.
Beaumont avait retrouvé son mal. L’aspirine n’avait pas fait d’effet, ou à peine. En une demi-heure, la douleur avait quintuplé. Ce n’était plus un point précis de la mâchoire, à présent, autour de la dent de sagesse et de la molaire dévitalisée, mais une zone tout entière, qui s’étendait de l’oreille gauche à la pointe du menton. Dans cette zone, tout vibrait ; des ondes incompréhensibles allaient et venaient sans cesse, pareilles à des vagues, puis se brisaient à leurs points d’interférence. Il semblait que cette moitié de mâchoire avait soudain grandi, dans le noir, repoussant tout ce qui l’entourait. Une construction baroque, faite de ciment et de barres de fonte, prolongeait maintenant la joue de Beaumont. C’était un poids réel, qui oscillait dans l’air de la pièce, à chaque mouvement de la tête, et menaçait d’entraîner tout le reste du corps dans une chute sans fond, à travers matelas, planchers, étages, canalisations, croûte terrestre, etc. Il fallait donc garder continuellement l’équilibre et serrer les dents les unes contre les autres, plus fort, plus fort. Beaumont ouvrit les yeux. Malgré la nuit, malgré la douleur, la chambre était toujours aussi nette, dessinée jusque dans le moindre détail. Mais, à présent, il semblait que chaque objet, chaque meuble, chaque surface de plastique ou de bois avait un aspect neuf ; les angles étaient plus sûrs, les ombres et les blancs plus contrastés ; c’était cela, oui, tout était plus évident. Tout avait un soin maniaque, à présent, une volonté d’être soi jusqu’à la limite ; les livres étaient des livres presque caricaturaux, avec leurs couvertures neuves et la colle de la reliure luisant brutalement. La table était une table imbécile, quatre jambes trapues supportant la plaque de bois avec une force bien au-delà du nécessaire. La bouteille d’alcool contenait comme elle n’avait jamais contenu auparavant ; elle ne faisait même que cela, contenir, contenir. Le plafond avait des grâces ridicules de pachyderme, posant avec légèreté sa masse verdâtre sur les quatre murs, tout à fait comme un DC-8 en train de décoller. Les volets étaient clos derrière les fenêtres, mais avec quelle précaution, avec quelle minutie ! Et les vitres étaient transparentes, comme un banquier est honnête. Et l’air était l’air, oxygène + ozone + gaz carbonique + azote. Et la chambre était la chambre, rien d’autre, grave, sérieuse, appliquée à sa tâche. Les lois de la pesanteur étaient parfaites, il n’y manquait rien, absolument rien, ni chute des poussières venues des corniches de plâtre, ni compression des canaux semi-circulaires, près des trompes d’Eustache, pour ressembler à une dissertation de bachot sur les théories de Newton. Beaumont, allongé sur la joue, regardait tout et goûtait tout ; sur sa mâchoire gauche, il travaillait à maintenir en équilibre cet immeuble de béton armé, ce somptueux édifice de plan courant, comme si l’avenir d’une ville entière en avait dépendu. Maintenant, c’était son corps qui vivait dans cette maison, il avait fait de sa mâchoire endolorie une coquille, un habitacle immense et harmonieux. Il allait y vivre, le temps qu’il faudrait, un jour, deux jours, une semaine peut-être, en attendant le dentiste. Pourtant, à cause d’un excès de perfection, un étage de trop, une élégance coûteuse dans la structure des fondations, l’immeuble s’écroula. Il oscilla doucement d’abord, de gauche à droite, puis tout à coup, dans un cri de rage et de douleur, il s’effondra sur le lit, écrasant les couvertures, coupant le monticule blanc de l’oreiller comme un coup de fouet. Beaumont bondit sur ses pieds, des larmes dans les yeux. Il alluma à nouveau, mais la lampe principale cette fois. Fébrilement, il ouvrit le tiroir de la table, trouva un tube de pyramidon, prit un cachet, le posa sur sa langue, déboucha la bouteille d’alcool, probablement de l’eau-de-vie de prune ou quelque chose comme ça, et avala une rasade à même le goulot. Alors il s’assit sur le bord du lit et attendit. Derrière la maison, un clocher d’église sonna quatre heures, avec de longs coups grêles qui se répandaient dans le quartier. Beaumont se leva, circula, alluma une autre cigarette. Il mit un disque sur le pick-up, Enrico Albicastro, Jean Chrysostome Ariaga, Thelonious Monk, ou quelque chose dans ce goût-là. Il entendit les accents se lever dans la chambre ; mais ils n’étaient plus clairs, et l’harmonie qui en résultait était un mélange plein de brouillards et de tristesse, un tumulte assourdi qui traînait lentement entre les meubles, tout tissé de halos et de ronds de fumée. Beaumont écouta le disque jusqu’au bout, sans broncher, prostré dans sa confusion, la joue gauche appuyée sur la paume de sa main. Quand tout fut fini, il se leva, débrancha le pick-up et sortit de la chambre. Il erra un moment dans l’appartement vide, allumant au passage toutes les lumières. Une peur sinueuse s’était logée dans son cerveau ; une peur qu’il croyait avoir oubliée depuis des dizaines d’années ; une angoisse secrète qui le saisissait devant chaque rideau, chaque tenture de laine, chaque repli d’ombre et de crasse. Il avait envie de se transformer soudain en balle de ping-pong et de rebondir follement d’un bout à l’autre du logis, en éclairs blanchoyants, impossible à saisir, impossible à tuer, léger, léger, bien léger. Il tournoyait de plus en plus vite d’une pièce à l’autre, poussé par sa douleur, les yeux fixes, sans la moindre pensée, sans la moindre conscience, mais avec cette peur infâme qui le faisait frissonner des pieds à la tête, au seul frôlement d’une mouche réveillée, au seul bruit d’un ver rongeur écartant les couches mortes d’une moulure de bois.
Les images défilaient devant ses yeux, la porte, avec son verrou tiré, les volets fermés, hermétiquement fermés, les pièces vides, les penderies naturelles, les fauteuils calmes, les dessous de lit où personne n’est caché, les couloirs silencieux, où l’on voit tout. À la fin, n’y tenant plus, il décrocha le poignard hindou qui servait de panoplie dans la salle à manger et le passa dans la ceinture de son pyjama. Puis, comme il avait froid, il enfila sur son pyjama rayé une sorte d’imperméable. C’est alors que, passant devant le corridor, il aperçut le téléphone. Sans faire un geste de trop, il composa le numéro, décrocha l’écouteur et se mit à répéter, d’une voix d’idiot :
« Allô ? Allô ? Allô ? Allô ? Allô ? Allô ? Allô ? Allô ? Allô ? Allô ? Allô ? » pendant des minutes entières, tandis que la sonnerie bourdonnait là-bas, à l’autre bout du fil. À la fin, une voix de femme éclata, nasillarde.
« Allô ? »
« Allô ? »
« Allô ? Qui demandez-vous ? »
« Allô ? C’est toi, Paule ? »
« Oui, c’est moi. Qui ? »
« C’est toi, Paule ? »
« Ah… c’est toi ? Mais qu’est-ce qui te prend ? Tu es fou ? Téléphoner à une heure pareille ! »
« Paule, Paule, si tu savais ce que je souffre. Je n’en peux plus, je te jure. Je ne peux plus tenir. C’est pour ça que je t’ai téléphoné. »
« Mais qu’est-ce qui t’arrive ? Où as-tu mal ? »
« Je ne sais pas, mais c’est atroce. C’est insupportable. Je t’assure. C’est là, dans la mâchoire, au fond de la mâchoire, mais je ne sais pas ce que c’est. Ça me fait très mal, je ne sais pas comment faire, je… »
« Mais qu’est-ce que tu as ? Où as-tu mal ? »
« Je… je ne sais pas, je t’assure. Dans la mâchoire, ça me fait très mal sans arrêt. »
« Tu as mal aux dents ? »
« Non, non… Pas ça. Ce n’est pas vraiment les dents, non. C’est pire que ça. Je ne sais pas ce que c’est, mais ce n’est pas vraiment mal aux dents. Ça m’élance, tu ne peux pas t’imaginer. C’est absolument atroce, je ne peux plus le supporter. »
« Écoute, je ne sais pas, moi, je…
« Excuse-moi de t’avoir réveillée, Paule, mais je ne pouvais plus dormir, et ça me faisait tellement mal, il fallait que je te parle, tu comprends ? »
« Non, ça ne fait rien, je ne dormais pas vraiment, mais… mais écoute, essaye de dormir quand même, essaye de te reposer, de te calmer. Demain, tu iras chez le dentiste. »
« Mais c’est maintenant qu’il faudrait que j’aille chez le dentiste, Paule, je t’assure, je n’exagère pas, c’est intolérable. »
« Je sais, je comprends, mais attends demain, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? On ne peut pas réveiller les dentistes à… au fait, quelle heure il est ? »
« Mais je t’assure, franchement je ne peux pas attendre, je ne peux plus attendre, il faut faire quelque chose. »
« Quatre heures dix… oui, je sais. Mais qu’est-ce que tu veux faire ? »
« Paule… »
« Qu’est-ce que c’est au juste, ce que tu as ? C’est un abcès ? »
« Je ne sais pas, tu… »
« Tu as regardé ta gencive ? Est-ce que c’est très rouge ? »
« Non, il n’y a rien. Tu penses que j’ai regardé. Je t’assure, je ne sais pas ce que c’est… C’est… Ce n’est pas rouge du tout. Ça me fait mal à l’intérieur de la mâchoire, dans toute la mâchoire. Toute la tête me fait mal, maintenant, je… »
« Tu as pris des cachets ? Prends des cachets. »
« J’ai pris des cachets, un tas de saloperies, aspirine, doridène, pyramidon. Ça ne m’a rien fait. »
« Tu as essayé des suppos ? »
« Non, je n’en ai pas. Mais il faudrait quelque chose de très fort, de la morphine, ou quelque chose comme ça. Mais je n’ai rien chez moi. Et le temps presse, Paule, je ne sais pas ce que je vais faire. »
« Écoute, je ne sais pas, moi. Prends encore des cachets que tu as, et puis essaye de dormir quand même. »
« Je pourrais aller dans une pharmacie de nuit, mais de toute façon, je n’ai même pas d’ordonnance, et il me faudrait un truc comme l’opium. »
« Oui, il faut des ordonnances pour avoir ça. Attends demain. Tu iras voir un dentiste dès demain matin, tu verras, et tout ira mieux. »
« Mais je ne peux plus attendre, Paule, je te jure. Je suis à bout de nerfs. »
« Je sais, mais il le faut. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Si je connaissais… »
« D’ailleurs je suis incapable de marcher, Paule, je t’assure. J’ai mal dans toute la tête, on dirait qu’elle va éclater. C’est atroce. Et puis il y a autre chose, Paule, il y a… Tu m’entends ? Dis, Paule, tu m’écoutes ? Paule ? »
« Oui, je t’écoute. Qu’est-ce qu’il y a ?
« Je ne sais pas, je te jure, c’est complètement idiot. Mais j’ai… j’ai peur. C’est complètement idiot, je sais, mais c’est plus fort que moi, j’ai peur. Je ne peux plus rester seul, je ne sais pas ce que c’est, mais je ne peux plus ; je ne comprends pas ce que c’est, la fatigue, ou quoi. C’est comme si j’allais mourir, tout à coup. Comme s’il allait se passer un événement terrible, une catastrophe. Et je suis sans défense. J’ai peur, Paule. J’ai peur. »
« Écoute-moi. Va te coucher, attends demain matin. Ne t’énerve pas. Tout ça passera bientôt. Mais écoute-moi, il faut que tu ailles te coucher et que tu te reposes. Demain tout sera fini. »
« Non, non, ça ne sera pas fini… J’ai peur, Paule, tu comprends, j’ai peur. Je ne sais pas ce que c’est, c’est la première fois que ça m’arrive, mais j’ai peur. Je ne sais pas de quoi, ou plutôt si, je m’en doute, mais je n’arrive pas à comprendre. C’est là, partout, autour de moi, j’ai l’impression qu’il y a des gens. Ils vont me tuer. Ils sont entrés et ils rôdent partout. Ils se cachent derrière les rideaux, sous les lits, dans le couloir, dans la cuisine, et si je tourne la tête trop vite pour les regarder, ils vont me tuer. Ou bien ils attendent le moment où je me serai recouché. Tu comprends, Paule ? Je ne peux plus me recoucher. Si je me mets dans mon lit, ils vont venir, avec des couteaux, et ils me poignarderont dans le dos. Paule, je te jure, ils vont venir. Ils n’attendent que ça. »
« Je t’en prie. Cesse de faire l’enfant. Calme-toi. Tu sais bien que ce n’est pas vrai. Tu dois avoir de la fièvre. C’est probablement un abcès. Il faut que tu te couches et que tu essaies de te reposer. Prends des somnifères. Et surtout, détends-toi, ne pense plus à rien. Hein ? »
« Mais je ne peux pas, je te l’assure. J’ai peur, c’est plus fort que moi. J’ai mal et j’ai peur. »
« Écoute, je viendrai te voir dès demain matin. Mais il faut que tu te reposes. Tu entends ? »
« Oh, Paule, pas demain. Je t’en prie. Viens maintenant. »
« Mais tu sais très bien que je ne peux pas. Mes parents ne voudraient pas. Tu les as réveillés en téléphonant, et ils sont furieux. Il faut que je te quitte, maintenant. Excuse-moi, mais je t’assure que ça m’est tout à fait impossible de venir maintenant. Je te promets, je viendrai dès demain matin, vers huit ou neuf heures. »
« Tu ne peux pas venir maintenant ? »
« Non, c’est impossible. Si je pouvais, je viendrais, mais je t’assure, ce n’est pas possible. »
« Je ne sais pas. Je ne sais pas ce que je vais faire, maintenant. »
« Va te reposer, va. »
« Je ne sais pas. Il ne fallait pas, il ne fallait pas que je reste seul. Je pensais… »
Pendant quelques secondes, ils ne parlèrent plus. Beaumont s’était assis sur un tabouret, à côté du téléphone ; la moitié de son visage était devenue une sorte de pierre, de granit sans doute, dure et friable à la fois, parcourue de veinules gorgées de bleu, où chaque élément semblait tenir agrégé à cause d’un chant rauque et strident, un cri de douleur et de rage. La voix de la jeune femme entra à nouveau dans son oreille. Il y avait quelque chose de changé dans son timbre, à présent ; de l’éloignement, peut-être, ou bien de la fatigue. Elle dit :
« Comprends-moi, ce que tu me demandes est tout à fait impossible, tout à fait impossible. »
Beaumont restait immobile. Ses yeux étaient figés dans les paupières, comme si les larmes avaient gelé. Il écoutait avidement la psalmodie criarde et triste qui partait de sa mâchoire et l’unissait aux murs du corridor ; déjà sa main droite détachait l’écouteur de son oreille, et il se sentait partir, massacré, raide de stupeur.
La voix continuait, très nasillarde :
« Écoute-moi. C’est absolument impossible, je te jure. Mais je viendrai te voir dès demain matin à la première heure. Tu n’as qu’à m’attendre et à te reposer. Je téléphonerai au dentiste, si tu veux. Tu verras, tout ira bien. Ne t’en fais pas, repose-toi. »
Un bourdonnement électrique coupait les paroles de la jeune femme, s’immisçait entre les mots comme une sorte de mouche à viande prise entre un rideau de tulle et le verre d’une vitre.
« Dis, tu m’entends, hein ? Tu m’entends ? Allô ? Réponds-moi. Je t’en prie, comprends. » Puis : « Allô ? Allô ? Tu es là ? Allô ? Allô ? Tu m’entends ? Allô ? »
Le bras de Beaumont pendait tout à fait le long de son corps, maintenant. Au loin, très au loin, il entendait les grésillements du téléphone ; mais il n’avait plus envie d’écouter et de comprendre. La seule idée d’avoir à relever l’écouteur jusqu’à son oreille lui semblait dégoûtante, nauséabonde. Il regardait le papier qui tapissait le mur du couloir, les yeux brûlants de fatigue. Le chant de sa mâchoire était plus grave, désormais ; il vibrait avec de longues ondes paresseuses, qui descendaient le long de la colonne vertébrale, des bras, des jambes, qui terminaient leur course dans chaque extrémité, et plus particulièrement, tout en haut de la tête, à la pointe du cerveau, en une faible explosion sans couleur qui se répandait comme une flamme d’essence. Beaumont était submergé par ces ondes ; il se noyait ; très loin encore, ou peut-être plus exactement comme parvenu de derrière une cloison, il écouta le claquement du téléphone que la jeune femme avait raccroché là-bas, chez elle, avant de resserrer autour d’elle peignoir et chemise de nuit de nylon noir, et de marcher vers sa chambre, et de chuchoter, par la fente de la porte entrebâillée, à sa mère surgie des oreillers : « Maman. Ce n’est rien. Ce n’est rien. Bonne nuit. »
Abandonné sur son tabouret, dans le corridor, Beaumont se sentit envahir par une fureur étrange, quelque chose de froid et d’aigu, une décharge électrique dans la main droite, par exemple, et qui le jeta debout, seul, sur le parquet, détaché du téléphone, couvert de muscles et de tendons, comme dépouillé soudain non seulement de son pyjama, de son imperméable et du couteau hindou, mais aussi de sa peau, de sa longue peau blanche, fiévreuse et distendue. Mâchoire en avant, il progressa sur le sol, en direction de sa chambre. Un courant d’air très mince passait dans sa bouche ouverte, descendait jusque dans ses poumons, puis ressortait, tiède, chargé d’odeurs et de gaz, et s’enfonçait au milieu de l’atmosphère, modifiant doucement des pourcentages et des températures. C’était cela, la vie, rien du tout, un phénomène uniforme et vague, si facile à réduire ; et la douleur, cette passion incohérente faite de vibrations et de graphiques, la douleur coulait dans ce filet d’air, liait les poumons aux objets voisins. C’était une plante à doubles racines, l’une fichée dans les chairs humaines, l’autre tatouée dans la matière, comme une fleur sur la tapisserie d’un mur. Avec cet organe nouveau, imprévu, en train de grandir dans et hors de lui, Beaumont recevait l’indication de sa propre mort ; sournoisement, on lui montrait la pierre et le plâtre, les papiers, les étoffes et les verres, on les lui faisait connaître, on le poussait vers eux, vers le calme inhumain, vers l’ordre mystérieux où le temps ne coule plus, où les mouvements sont imperceptibles, les sensations, éternelles. C’était lui, cette plinthe, c’était lui, cette couleur jaune sale, ces décombres, ces meubles, ces morceaux de bois rongé, ces plaques de peinture malade. Ce lit, ce tas de chiffons, plein de drap et de laine, où il tombait maintenant, et qui balançait tranquillement le poids de son corps. Sans même éteindre la lumière, Beaumont rampa sur le matelas, jusqu’à l’oreiller. Puis il posa la tête sur la masse moelleuse et ferma les paupières.
Dans le noir, la souffrance grandit encore, si c’était possible. Elle cessa d’être multiforme, architecturée. Elle devint un symbole bien droit et bien net, clair ou sombre, une espèce d’I triomphal sur quoi il était empalé tout entier. La position était assurée, à présent, et jusqu’à la fin, jusqu’au chirurgien-dentiste, stomatologue, etc., il devait la garder, tournant autour d’elle désespérément ; la violence verticale. N’importe ce qu’il allait faire, ce qu’il faisait effectivement, c’est-à-dire se lever de nouveau, s’asseoir sur le bord du lit, se regarder dans la vitre du poste de radio posé sur la table de nuit, prendre une cigarette, puis la rejeter par terre, sans avoir eu le courage de l’allumer, il ne cesserait pas d’être debout, debout sur ses deux jambes, raide, paralysé, hagard.
Alors il prit la bouteille d’alcool et se mit à boire. Sa mâchoire ne le quittait pas, non, mais l’ivresse le faisait reculer. Vers quatre heures et demie, il était à environ deux mètres de sa mâchoire ; un peu comme si un grand clou avait été planté dans l’os et dans les gencives, et qu’il avait dû tirer, de toutes ses forces, pour élonger la blessure et prendre du champ. De l’autre côté de la fenêtre, les rumeurs étaient plus fréquentes. La cascade d’eau s’était tue depuis quelque temps, mais elle avait été remplacée par les glissades des pneus de voitures, par des pas humains, par des fracas de rideaux métalliques qu’on soulève. Encore deux heures-deux heures et demie, et il ferait jour. Vautré sur le lit, Beaumont finissait la dernière gorgée d’alcool. Il parlait tout seul, de temps à autre, non pas avec des phrases, mais avec de petits mots qu’il grognait en buvant, dans le genre de « aïe », « aïe-aïe-aïe », « oh », « ah mal mal », « hola-aïe », « aïe-ouh ». Le liquide coulait dans son œsophage, et lui, était sec ; autour du lit, chaque centimètre carré s’était vidé de sa teneur en eau ; le parquet, le papier, les plâtres, les volets, les cendres, tout était desséché, désert. C’était comme de grandes plaques d’ardoise, rêches et poussiéreuses, où l’air frottait avec des bruits de papier émeri ; pareil à un sac d’aspirateur, le cube atmosphérique de la chambre regorgeait de particules, pellicules, cheveux, flocons, braises, échardes, limaille, rouille, d’une espèce de sable âpre et érosif qui entrait partout, bloquait des roulements à billes, soudait des espaces, cimentait les éléments les uns aux autres.
Beaumont était assis maintenant sur un monticule de gravier, et son corps semblait vieillir dans le genre des momies. Sa mâchoire blessée était un curieux os, un peu jaune et sale, où les nerfs étaient hérissés comme des herbes. Sa peau même, autrefois si vivante, cette peau où la sueur et les tiédeurs profondes avaient habité, n’était plus qu’une couverture de laine, une vieille couverture de cheval mangée par les mites, usée, pleine de nœuds et de trames grossières. Le monde était devenu lentement une drôle de symphonie de flanelles, les unes grises, les autres rouges, ou brunes, ou bleuâtres, qui s’irritaient et se grattaient mutuellement. La laine des murs contre l’écru de l’air ; la broderie orange, toute seule, un point rond, de l’ampoule électrique ; la toile à sac de la nuit usant le tricot des volets, ou la finette des toits de tuiles ; les nylons des vitres sur la laine des murs ; l’écru de l’air contre la satinette du parquet obscur. Et des couvertures, encore des couvertures, ici et là, des draps, des lainages, des fils d’Écosse, des suédines, des velours épais et durcis, des cotonnades, du tergal, des mousselines, des fourrures, des toiles, toujours des toiles, partout, se limant les unes les autres, en d’imperceptibles mouvements qui répandaient autour d’elles des nuées de poils et de poudre, en même temps qu’un chant monotone de l’usure, un son unique et discordant où fourmillaient les grattements, les raclages, les hachures, sans cesse, sans but, jusqu’à couvrir tous les autres bruits de la ville. Pris dans ces mandibules, dans ces mâchonnements, Beaumont était un ourlet de tenture, une boule de laine mêlée, quelque chose de mort et de consumable, recroquevillé dans le coton de son pyjama rayé, enserré dans les pans de toile cirée de son imperméable comme dans un suaire, et il vivait là, à plat, cousu sur ces décombres de machine à tisser, sentant les choses bouger autour de lui.
C’est ainsi qu’il vit le jour arriver, s’installer dans sa chambre. La lumière électrique brûlait toujours au même endroit, dans la poire de verre pendue au bout de son fil, là où dorment les mouches. Les sons métalliques, les martèlements de talons, le brouhaha des voitures avaient augmenté ; parfois un cri, encore insolite, fusait d’une bouche grande ouverte qui appelait vers les fenêtres : « Jérôme. » Ou bien une sorte de glas traînait le long des façades, probablement les matines.
Vers sept heures dix, Beaumont se leva ; il n’avait plus de mâchoire, plus de gencive, de dent de sagesse, de molaire dévitalisée, rien. Sa barbe était assez longue, maintenant, plus épaisse sur la joue droite. En titubant, il avança dans le couloir ; il semblait repousser quelque chose devant sa bouche, l’haleine chargée d’alcool sans doute, et qui s’échappait en forme de triangle. Il prit l’écouteur qui pendillait au bout du fil, et composa un numéro avec sa main droite. 80-10-10. Il attendit debout, sans rien dire. Le téléphone sonna cinq ou six fois, là-bas, dans le studio face à la mer, près du lit blanc où des vêtements traînaient comme des dépouilles. Mais personne ne répondit, et Beaumont raccrocha. Il le fit très simplement, presque sans regret, les yeux voilés par la brume. Puis son index retourna vers le disque aux dix chiffres. 89-22-81. Le téléphone sonnait. Au-dessus de la tête de Beaumont, épinglée au mur, il y avait une vieille photographie découpée dans un livre, un homme barbu vêtu d’une soutane blanche, avec écrit en dessous :
À la quatrième fois, une voix répondit :
« Allô ? »
« Allô ? » dit Beaumont, d’une voix si faible que l’autre n’entendit pas.
« Allô ? » répéta la voix.
« Allô ? » redit Beaumont.
« Allô, qui est à l’appareil ? »
« Beaumont », dit Beaumont.
« Qui ça ? »
« Beaumont. Je… »
« Qui, Beaumont ? Qui demandez-vous ? » cria la voix.
« Voilà. Je vais vous expliquer », dit Beaumont ; « je n’ai pas dormi de la nuit. J’ai une douleur horrible, là, dans la mâchoire. Une douleur terrible. Je n’ai pas pu dormir cette nuit. J’ai… j’ai même dû me saouler pour pouvoir le supporter. Vous comprenez ? Alors j’ai essayé de téléphoner à… à une amie. Je voulais qu’elle vienne me voir. Vous comprenez ? J’avais peur. J’ai eu beau lui demander, lui expliquer, elle n’a pas voulu. Elle m’a dit ce qui lui passait par la tête, enfin, la première excuse venue, qu’il était trop tard, que ses parents ne voulaient pas qu’elle sorte la nuit, et cætera, et elle… »
« Mais qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, et d’abord qui êtes-vous ? »
« Elle n’a pas voulu. Il était quatre heures du matin et elle avait envie de dormir. Vous comprenez ? Elle a préféré dormir. Elle m’a dit… »
« Écoutez. Qui êtes-vous ? Et pourquoi me téléphonez-vous ? »
« Je suis Beaumont, je vous l’ai déjà dit. Je… »
« Je ne connais pas de Beaumont, moi, et puis… »
« Non ! Écoutez-moi avant de raccrocher. Ne raccrochez pas tout de suite. »
Beaumont sentit tout à coup la présence du poignard hindou, là, contre sa hanche. La futilité de cette arme, ou bien quelque chose d’autre, inconnu, lui apparut, et il l’ôta de sa ceinture. Le couteau tomba sur le sol, près de ses pieds, à l’endroit où il devait rester jusqu’à la fin. Beaumont continua à parler, lentement, avec peine ; les mots traversaient difficilement la zone empestée de sa bouche, cette zone maintenant dépeuplée de sa face dans le froid.
« Allô ? Oui. Écoutez : je vais vous expliquer, j’ai eu tout à coup tellement peur, cette nuit. Ça ne m’était encore jamais arrivé. La solitude, ça devait être ça, la solitude. J’étais tout seul dans cet immense appartement, c’était impossible à supporter. Et j’avais ce truc dans la bouche, cette tumeur qui me torturait. Est-ce que vous pouvez imaginer une chose pareille, est-ce que vous pouvez seulement imaginer ? Alors j’ai téléphoné à cette fille dont je vous ai parlé, mais elle n’a pas voulu venir. Alors j’ai pris une bouteille d’alcool et j’ai commencé à boire. Je ne me suis pas arrêté jusqu’à maintenant. Je suis noir, je suis complètement noir. Mais ça n’a pas d’importance. J’ai l’impression que je suis fini, que tout est fini. Je ne peux plus rien faire, je vous jure, c’est la vérité, c’est terrible, c’est… J’ai déjà été malade, vous comprenez, non, j’ai déjà été malade, dans ma vie, mais je ne savais pas ça. Je ne savais pas ce que c’était. J’ai déjà été saoul, aussi, mais pas comme ça. Pas comme ça. J’ai déjà eu mal aux dents, et tout, mais ça n’était pas pareil. Vous comprenez. Vous comprenez. Ce n’était pas comme aujourd’hui, ce vide, ce silence, tout ça, cet abandon. Alors j’ai pris le téléphone et j’ai fait un numéro, au hasard. Je ne sais plus quoi faire exactement maintenant, mais… »
« Oui », dit la voix ; tout ça était ridicule, dans le genre du courrier du cœur, des lettres des lecteurs, avec ton de voix faux, hésitations, presque littérature.
« Je… je ne vois pas ce que je peux faire pour vous. Je regrette. Au revoir. »
Et l’autre raccrocha. Beaumont ne fut pas blessé, ni même troublé par la rupture. Presque sans bouger, il recomposa un autre numéro : 88-88-88. Loin sur des kilomètres de fil téléphonique, un disque se mit à tourner, répétant la même phrase : « Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numé… » Beaumont reposa l’appareil. Puis ajouta de nouveaux chiffres, 8 + 0 + 1 + 0 + 3 + 3 =
« Allô ? »
« Allô ! est-ce que je pourrais vous parler ? »
« Oui, heu… C’est de la part de qui ? »
Peut-être Beaumont se trompait-il, mais c’était une voix toute fraîche et toute neuve, une voix de très jeune fille, quinze-seize ans sans doute, qui traversait la carapace de bakélite en accents purs, modulés vers l’aigu, avec parfois de doux chuintements graves dans la prononciation des occlusives, surtout des dentales. Beaumont écouta la voix réitérer sa demande, et une espèce de tristesse calme envahit sa face, se mêlant doucement avec la colonne de sa douleur. Il respira.
« Je m’appelle Beaumont », dit-il ; « je ne vous connais pas, je vous ai téléphoné au hasard, absolument au hasard. J’ai fait un numéro, comme ça, sur l’appareil, et c’est vous qui avez répondu. Je ne me rappelle même plus quel numéro j’ai fait, mais ça n’a pas d’importance, ça n’a pas d’importance puisque, de toute façon, dans un moment tout ça sera fini. Est-ce que vous acceptez de m’écouter, est-ce que vous voulez bien continuer à m’écouter jusqu’au bout ? »
« Je ne comprends pas, je… »
« Si vous ne voulez pas, ça ne fait rien, raccrochez. Vous n’avez qu’à raccrocher la première et j’essaierai un autre numéro. »
« Je veux bien, mais pourquoi faites-vous ça ? »
« Pourquoi je téléphone comme ça au hasard ? »
« Oui. »
« Je ne peux pas vous expliquer exactement, non, je ne peux pas. Parce que je ne le sais pas très bien moi-même. Je veux dire, si, il y a des trucs que je sais… je suis seul, et j’ai mal, et j’ai peur, vous comprenez, je suis complètement seul, je me sens complètement seul, et j’ai peur. »
« Et vous… »
« Oui, c’est ça, vous savez, ça a l’air ridicule de dire tout ça, comme ça, mais je ne peux plus me permettre, je ne peux plus me permettre d’avoir peur du ridicule. De toute façon, vous ne me connaissez pas, vous ne m’avez jamais vu, et dans quelques instants ça sera fini, oublié. Vous comprenez ? Je ne sais pas comment dire ça, mais j’ai mal. J’ai vraiment très mal, à peine si je peux parler. Ça a commencé hier soir, non, même pas, pendant la nuit, vers quatre heures du matin. Je me suis réveillé avec ce mal aux dents et ça s’est mis à enfler, à enfler. Je ne sais plus où j’en suis, je… j’ai essayé d’appeler une fille que je connais, je voulais qu’elle vienne me voir, parce que je ne pouvais pas supporter d’être tout seul, comme ça, avec mon mal aux dents. Mais elle… mais elle n’a pas voulu venir, elle a dit qu’elle ne pouvait pas, parce que c’était quatre heures du matin et tout. Alors je ne sais plus ce que j’ai fait, mais c’était terrible. J’ai bu toute une bouteille d’eau-de-vie de prune, mais ça n’a rien fait. J’ai passé la nuit comme ça, assis sur un lit sans rien faire. Si seulement elle avait pu venir, si seulement elle avait voulu. C’était nécessaire, vous comprenez, c’était vraiment nécessaire. Jamais de ma vie je n’avais eu ça. C’était la seule fois, oui, je vous jure, c’était vraiment la seule fois de ma vie où j’aurais eu besoin qu’elle soit là. Maintenant, c’est différent. Je n’ai plus besoin de personne, vous comprenez. Maintenant, quand je veux, je pourrai aller chez le dentiste, et il me soignera. Il me fera une radio, et il me dira : vous avez un abcès sous la dent de sagesse, ou sous la molaire dévitalisée, ou quelque chose comme ça. Un abcès. Rien qu’un abcès. Et vous êtes si douillet. Pire qu’une femme. Et il ne comprendra jamais ça. Il ne saura pas ce que c’était, cette nuit, dans ma chambre. Si je lui disais, il ne croirait pas. Ça le ferait rire. C’était ça, mon vieux, un abcès, rien qu’un abcès. On va vous extraire la dent. Il faut vous faire une piqûre, j’espère que vous supportez les piqûres, hein ? Vous voyez ? La vérité, la vérité, c’est horrible. Quand on commence avec elle on ne peut plus s’arrêter. Et on peut rester ainsi des heures, sans rien faire d’autre, assis sur le bord du lit. C’est pour ça, c’est pour ça que je vous parle. Au début, malgré tout, malgré tout ce vide, je pensais encore qu’on pourrait faire quelque chose. Je pensais qu’on pourrait arrêter cette machine, cette espèce de machine, en parlant, en bougeant, en buvant du schnaps, en téléphonant, ou en faisant des trucs de ce genre. Mais maintenant, ça y est, j’ai compris. Il y a un état qu’on ne doit jamais dépasser, et moi je l’ai dépassé. Je ne peux plus revenir en arrière. J’ai besoin de ma douleur, maintenant, je ne suis plus rien que par elle. Et je l’aime. Il y a des choses qu’on ne doit pas connaître, et moi, maintenant je les connais. Cette nuit. Vous savez… »
« Mais pourquoi, pourquoi dites-vous cela ? »
La voix hésita, paraissant construire et détruire simultanément, puis continua :
« Pourquoi ? pourquoi me dites-vous cela ? Qu’est-ce que vous allez faire, à présent ? »
Sans la moindre émotion, respirant parfaitement entre chaque proposition, Beaumont répondit :
« Je ne sais pas encore. Franchement je n’en sais rien. Je vous ai dit tout à l’heure, c’est différent, à présent, je n’ai plus besoin de personne. Maintenant je suis seul, je suis vraiment seul, tout seul. J’ai encore mal, bien sûr, mais je ne sais plus. Peut-être un peu moins mal, peut-être toujours pareil. Mais c’est oublié, déjà, c’est presque oublié. J’ai un genre de paix, vous savez, une espèce de petit calme triste et silencieux. Pour vraiment souffrir, il faut aimer quelqu’un. Et moi je ne connais plus personne au monde, tout m’est devenu régulier, indifférent. Je suis seul, et en même temps, je suis déjà partout. Oui, partout. Partout où il y a des gens, du soleil, des gens qui vont et viennent. Des travaux, des souffrances. Je suis tout ce qui se passe sur la terre, toutes les horreurs, et tous les plaisirs. Tout ce qu’on y dit et tout ce qu’on y veut. Je vous assure, tout. Parce que je suis vide, vide, vide. Et que tout peut venir en moi. Vous comprenez. Comme un magnétophone, tout à fait comme ça. Ou comme un appareil de téléphone. Les bruits des voix humaines courent en moi, pendant des kilomètres, des kilomètres. Vous comprenez ? Les voix des autres vont passer en moi, et moi je serai froid et silencieux, tout le temps. Je ne saurai plus rien. Je ne dirai plus rien. Une feuille de papier blanc, très blanc. Je vous laisse ça. Vous pourrez y écrire ce que vous voudrez. Mon nom, par exemple, Beaumont, Beaumont. Ou bien un jardin, avec des cailloux et des herbes. Et moi enterré dedans, sous une petite plaque de marbre, et des couronnes, et des fausses orchidées. Ou bien encore une fenêtre, vous savez, une fenêtre ouverte sur ce que vous voudrez, un paysage de neige, une rue grise avec les poubelliers qui passent. Du soleil, de la pluie, le mistral, les gens qui reviennent du cinéma, le soir, et un autocar qui s’en va. Vous entendez ? »
« Vous vous appelez Beaumont ? » dit la jeune fille.
« Je m’appelais Beaumont, oui », dit Beaumont calmement.
« Eh bien, Beaumont. Je… je penserai à vous. »
« Quand je mourrai », dit Beaumont.
« C’est ça, quand vous mourrez », dit-elle.
Comme il n’y avait plus rien d’autre à faire, ou à dire, et que c’était vraiment le matin, maintenant, Beaumont raccrocha l’appareil. Puis il retourna dans sa chambre, là où régnaient les draps en désordre, les couvertures tachées de cendres de cigarettes, et l’odeur pharmaceutique de l’eau-de-vie. Il marcha autour de sa table, quelques minutes, avec de grosses jambes lourdes de fatigue et des yeux cuisants. À la fin, il s’assit encore sur la chaise, comme il l’avait fait quatre ou cinq heures auparavant, au début de sa douleur. Le matin, cela existait vraiment ; cela avait des bruits de motocyclettes qui démarrent, des klaxons, des cris d’hommes, des lumières blanchâtres et fades, des odeurs de fumée qui perçaient les fenêtres fermées. Un suaire, oui, une espèce de suaire. Sur une carte de visite, où il y avait d’écrit :
Il dessina une petite série de spirales et griffonna quelques mots. C’étaient :
Je suis content d’avoir
connu ces choses
Maintenant je
les aime.
À bientôt.
Beaumont.
Et il se replia à l’intérieur de sa gencive.
Les battements de son cœur, là-bas, au fond de sa poitrine, l’emportaient en rythme à travers ses artères. Chaque coup sourd qui s’ébranlait depuis le plus profond de son corps faisait mouvoir une vague large de sang épais, et cette vague le refoulait en lui-même ; vers un point inconnu, très petit, situé sur le bord de sa mâchoire, et qui portait à peu près tous les signes de la vie. Beaumont devenait minuscule, comme un gant qui s’effacerait à mesure qu’on le retourne. Ses pieds et ses mains entraient dans la dent, par l’émail ouvert, et filtraient vers le fond, en aspirations caoutchoutées. Puis ses jambes, ses bras, son tronc disparaissaient à leur tour. Les épaules et la nuque suivirent, après, lentement et méthodiquement. Les yeux fondirent, les oreilles s’aplatirent et s’anéantirent, comme gommées ; les cheveux, dépeignés, et le front, et le nez, et la bouche, les lèvres lippues, les pommettes, les joues rayées de barbe, toute la face s’éteignait. Cette chair et ces os étaient digérés par une espèce de serpent dégingandé, un vrai boa de six mètres, un intestin vivant qui vivait caché dans sa mâchoire ; le visage n’était plus qu’une bouillie informe, mobile, qui fuyait vers le bas, vers l’orifice, à la manière d’une eau de lessive s’engloutissant par la bonde ouverte d’un lavabo.
Quand il fut installé dans sa dent, au centre d’une aire pulpeuse pleine de sommeil et de peine, Beaumont se sentit extrait de son malheur ; il était lointain et fluctuant, prisonnier d’une petite cage d’ivoire, et avide d’être souffrant dans la souffrance. C’était l’harmonie perdue le jour de sa naissance, et soudain retrouvée sans désir, sans souci, comme s’il avait été condamné par un tribunal d’hommes et de bêtes ; un genre d’hiver blanc et triste, mais où tout était infini, élégant, majestueux. Les chants clairs n’habitaient plus ses oreilles ; il n’avait plus d’oreilles, et il était la chanson. Il était fier de son nouveau corps, celui de dans-la-dent ; il s’amusait à le mouvoir dans tous les sens, pour le seul plaisir de découvrir ce dont il était capable ; il allait sans cesse dans les genres les plus divers, de l’Opéra-Comique au negro spiritual ; il était la trompette bouchée, la clarinette, le saxo-alto, ou bien le craquement sec d’un ongle qu’on casse. Très grand et machinal, comme Albinoni, ou plutôt sec et ramassé, comme Shelly Manne. Des sons de gong, piétinant brutalement sur d’entières surfaces planes, des tubulures, ou bien des ronflements, des gargouillis, des hoquets. Un seul sifflement aigu, dans le genre des criquets tout seuls dans la nuit. Le rythme mou et dur à la fois de la contrebasse, hachant le silence en doubles sons, Charlie Mingus, repris sans cesse l’un sur l’autre, bougeant, échafaudant des gammes, un barrage, puis temps de valse, et pluie de notes descendant simultanément sur deux cordes différentes, et souffle, souffle des poumons qui se déploient, jusqu’à l’union, jusqu’à la jonction, le point A, où, sombrement, dures, très dures, douloureuses, les couples de grondements s’assèchent d’un seul coup, avec un drôle de miaulement qui s’épanouit comme une douche. Ces cris et ces tumultes, qu’il avait choisis, étaient dans le genre d’un bonheur bizarre ; quelque chose d’infini, et pourtant de désespéré, dont il n’avait la maîtrise qu’à contrecœur.
Beaumont, assis dans sa dent, bien au chaud, bien au mal, les deux jambes encastrées dans les rainures des racines, était emporté par un autre mouvement ; celui du souvenir du soleil, par exemple, ou du temps qui presse. Il y avait au centre de sa chanson multiforme comme un animal particulier, un ver à pattes qui ne pouvait mourir. Il gardait avec lui le monde des rumeurs et des lumières, les bruits et la poussière, les rues éventées, le froid, l’épanchement des égouts. Et les cohortes des premiers hommes du matin, marchant vers leurs bureaux, serrés dans des imperméables.
Beaumont quitta sa chaise, son lit, ses cendriers et sa chambre ; sur les toits de la maison, qu’il avait pu gagner grâce à la fenêtre mansardée du palier du dernier étage, il marcha un instant. Il longea la gouttière et atteignit la zone que le soleil levant frappait de ses rayons. Il devait être quelque chose comme huit heures, huit heures et demie. Le vent, assez froid, venait de face et plaquait contre lui l’imperméable et le pyjama rayé. Beaumont vit la rue, sous lui, et la maison d’en face ; les volets étaient encore presque tous fermés. Sur le trottoir, à côté de la pharmacie, une petite fille leva la tête et regarda dans sa direction. Beaumont se plaqua contre la pente du toit pour se dissimuler. Puis, la fatigue aidant, il s’assit sur ses talons, en se maintenant de la main droite à une rainure de tuile afin de ne pas tomber. Il resta ainsi, assez longtemps, au soleil, assis sur le toit parmi les excréments d’oiseaux.