Douze

« À toutes les unités, virez sur bâbord de zéro virgule vingt degrés, descendez de quatre et accélérez jusqu’à 0,1 c à T 40. » La première flotte de l’Alliance, meurtrie mais de nouveau prête à affronter ce qui risquait de l’attendre, fonça vers le point de saut que lui avaient assigné les Lousaraignes. Devant elle, les six vaisseaux extraterrestres qui l’accompagneraient conservaient aisément une avance d’exactement une minute-lumière.

La flotte traverserait sans combattre l’espace lousaraigne, de sorte que Geary l’avait disposée en une assez vaste formation elliptique, simple, relativement compacte et d’allure peu menaçante. Une des plus élégantes pour lesquelles il aurait pu opter. Comparée à celle des Lousaraignes, la disposition des vaisseaux humains n’en gardait pas moins un aspect relativement grossier, comme si un ramassis à peine organisé de barbares avait fait irruption au beau milieu d’une salle de bal de l’époque classique, mais ç’aurait pu être pire, eût-il opté pour certains autres choix. Au centre de cette ellipse, protégés par les auxiliaires et les transports d’assaut, les quatre cuirassés attelés au supercuirassé vachours peinaient à suivre la flotte.

Alors qu’ils traversaient l’espace extérieur du système stellaire, la formation lousaraigne principale, visant toujours le point de saut qui menait à l’étoile vachourse Pandora, les dépassa en glissant sur leur gauche. Ses superbes motifs involutés changeaient à mesure que se modifiait l’angle sous lequel les hommes les voyaient, leurs arcs donnant l’impression de pivoter pour se fondre l’un dans l’autre.

« Quatre heures-lumière et demie avant le point de saut, annonça Desjani. Soit quarante-cinq heures de transit si vous voulez maintenir la vélocité à 0,1 c.

— Accélérer puis ralentir de nouveau avant le point de saut nous coûterait trop cher en cellules d’énergie, répondit Geary. Le peu de temps que nous gagnerions n’en vaudrait pas la peine. Et faire accélérer puis décélérer le supercuirassé serait un processus aussi lent que difficultueux.

— Le portail de l’hypernet se trouve à l’étoile suivante ?

— Nos émissaires et nos experts n’en sont pas sûrs. » Geary se remit à observer son écran en s’efforçant de combattre la tension. Il s’attendait à voir surgir des problèmes. Mais aucune unité de propulsion ne flancha, nulle pièce détachée ne se décrocha d’un vaisseau et les manœuvres semblaient se dérouler sans encombre. Il n’en faut pas beaucoup pour me satisfaire ces temps-ci. Voilà un siècle, lorsque j’appartenais encore à une flotte qui vivait dans la paix et dont les vaisseaux étaient conçus pour durer au moins plusieurs décennies, je n’aurais jamais imaginé pouvoir un jour me congratuler de ne pas voir une seule de mes unités se disloquer à l’occasion d’une simple manœuvre de la flotte. « Si ce portail ne s’y trouve pas, nous pourrons employer ce surcroît de temps de transit dans l’espace conventionnel et l’espace du saut à d’autres réparations.

— Vous êtes devenu très fort en matière de rationalisation, laissa tomber Desjani.

— Je n’ai pas le choix. Nous devons absolument atteindre Midway avant les Énigmas, mais il faut nous contenter de cette vélocité restreinte. » Il avait très sérieusement envisagé de laisser le supercuirassé derrière lui, accompagné d’une escorte conséquente, pendant qu’il filerait vers Midway avec le reste de la flotte. Mais le général Charban avait élevé de gros doutes quant à sa capacité de faire comprendre aux Lousaraignes que la flotte humaine comptait se scinder en deux formations distinctes pour traverser leur territoire. En outre, rien ne permettait de prévoir ce qui guetterait la flotte dans chaque système stellaire qu’elle traverserait, en procédant par sauts successifs, pour regagner l’espace humain après avoir emprunté l’hypernet. Que se passerait-il si l’un d’eux était occupé par les Énigmas ? Comment réagiraient-ils en voyant un supercuirassé vachours remorqué par une flotte humaine ? De manière drastique, à coup sûr.

Mais tout s’était bien passé jusque-là et, pendant qu’il regardait toutes ces opérations se dérouler sans à-coup, Geary prit soudain conscience de son épuisement, après ces quelques derniers jours de travail sans relâche. L’effet de la journée de repos qu’il avait ordonnée n’avait pas duré bien longtemps, sans doute parce qu’il n’avait guère eu le temps de s’accorder une pause. « Je vais aller dormir un peu. »

Il descendit dans sa cabine, non sans percevoir les sentiments mitigés, mélange de tension, de soulagement et de joie, qui agitaient les matelots qu’il croisait au passage. Joie de rentrer enfin chez eux. Soulagement parce qu’ils en prenaient le chemin. Et tension parce qu’ils ignoraient ce qui les attendait sur la route.

Le maître principal Tarrini sourit en le saluant. « D’autres questions dont vous cherchez la réponse, amiral ? »

Geary faillit répondre par la négative mais se retint. « Oui, chef. J’ai entendu les matelots se servir d’un mot que je ne connaissais pas…

— Euh… Bon, amiral… Vous savez comment ils sont et…

— Pas ce genre de mot, chef. Je ne crois pas, tout du moins. Savez-vous ce que veut dire “sab” ?

— “Sab” ? répéta Tarrini.

— Oui. Et, à votre ton, je peux dire que vous le savez. »

Le maître principal opina. « C’est l’acronyme de “sale affreuse bestiole”, amiral. C’est comme ça que les matelots commencent à appeler les… euh…

— Les Lousaraignes. » Geary laissa percer son mécontentement. « Ce sont nos alliés, chef. Ils se sont battus à nos côtés, ils ont perdu certains des leurs pour nous défendre et, maintenant, ils nous aident à rentrer plus vite chez nous.

— Certes, amiral, convint Tarrini. Mais vous connaissez les matelots. Pour eux, il s’agit tout de même de Sabs. Mais je crois que ce sont les fusiliers qui leur ont trouvé ce surnom. Vous savez comme ils sont. »

Geary jeta autour de lui un coup d’œil exaspéré. « Je sais aussi ce qu’il adviendrait si j’ordonnais à la flotte de ne plus employer ce terme.

— Tous les matelots s’en serviraient à qui mieux mieux, répondit Tarrini. Et les fusiliers encore davantage.

— Vous avez quelque chose contre les fusiliers, chef ?

— Sûrement pas, amiral. Je suis restée mariée un bon moment avec un fusilier, jusqu’à ce qu’il s’attaque à un autre objectif, comme ils disent. C’est à peine s’il m’arrive encore de songer à ce sal… à ce personnage, amiral.

— Je vous crois sur parole. » Geary fixa le maître principal dans les yeux. « Rendez-moi un service. Répandez le bruit que j’ai entendu ce terme et qu’il ne me plaît pas. Savoir qu’on l’emploie me met hors de moi.

— Certainement, amiral. » Le maître principal Tarrini salua derechef. « Tout le monde saura que vous aimeriez mieux qu’on ne s’en serve pas. Si quelque chose peut l’interdire, c’est bien ça. Mais il restera. Vous connaissez les matelots.

— En effet, chef. Merci. »

Pendant le reste de son parcours, Geary trouva la force, lorsqu’il retournait un salut, de paraître à la fois insouciant et prêt à tout. Puis, dès qu’il eut regagné sa cabine, il s’adossa un instant à son écoutille, se vautra ensuite sur sa couchette sans se déshabiller et finit par reconnaître que son besoin de sommeil était justifié.

Son panneau de communication bourdonnait avec insistance.

Il se contraignit enfin à émerger pour frapper la touche de mise en attente, conscient qu’en cas de réelle urgence l’appareil aurait émis une sonnerie différente. Il s’accorda le temps de rajuster son uniforme de manière à peu près décente avant de répondre.

Le visage radieux du capitaine Smyth lui parut singulièrement incongru. « Bon après-midi, amiral. J’ai de bonnes nouvelles.

— Elles sont les bienvenues. » Geary s’assit sur sa couchette et se massa le visage à deux mains.

« Nos ingénieurs ont scrupuleusement analysé les défaillances des systèmes qui se sont produites lors des préparatifs du dernier combat. Ils en ont conclu que ce pic dans la courbe des pannes est le fruit du regain d’efforts exigés de systèmes déjà affaiblis par leur approvisionnement supplémentaire en énergie.

— Je croyais qu’on le savait déjà ?

— Bien sûr. » Le sourire de Smyth se fit suffisant. « Mais, amiral, voici ce qu’on ignorait encore : nous avons fait sauter les composants les plus faibles. D’où ce pic. Cela signifie aussi que nous allons maintenant connaître une période de relative accalmie dans ces défaillances. Les composants les plus enclins à tomber en panne ont déjà flanché. Ceux qui ont résisté dureront probablement un peu plus longtemps avant de nous faire faux bond. »

Geary se repassa une première fois cette assertion de tête, puis une seconde pour être certain d’avoir bien compris. « Vous êtes en train de me dire que, la prochaine fois que nous engagerons le combat, nous n’assisterons probablement pas à un subit enchaînement de dysfonctionnements sur de nombreux bâtiments ?

— Pourvu que ce combat ne prenne pas place dans un avenir trop éloigné. S’il a lieu dans le mois qui vient, vous serez à l’abri.

— C’est effectivement une bonne nouvelle.

— Inutile d’avoir l’air aussi surpris, amiral. »

Geary se rendit compte qu’il était en train de sourire et décida de tirer un peu plus sur la corde. « Est-ce à dire que nous avons une petite chance de progresser un peu plus vite dans les réparations et le remplacement du matériel défectueux ? »

Smyth secoua la tête. « Non, amiral. Nous avons pris tant de retard de ce côté que nous risquons de nous emboutir nous-mêmes. Nous continuerons à faire ce que nous pouvons, mais, avant d’avoir reconstruit tant de systèmes internes sur de si nombreux vaisseaux, nous connaîtrons encore d’autres multiples défaillances.

— Je vois.

— Si nous n’avions pas dû passer tout ce temps à réparer des avaries consécutives au combat, ça nous aurait bien avancés, ajouta Smyth.

— Je tâcherai de mon mieux d’éviter cela la prochaine fois, capitaine Smyth. » Geary s’efforça de réfléchir. Il y avait autre chose… « Le lieutenant Jamenson a-t-elle découvert de nouveaux éléments à propos de ce sur quoi elle effectuait des recherches ?

— Des recherches ? Oh, ça ! Je crains qu’elle n’ait été aussi débordée que nous ces derniers temps, amiral. En fait, elle se trouve pour le moment à bord de l’Orion, où elle participe à l’équipe chargée de surveiller l’arrimage des cuirassés au GPS.

— Au GPS ? demanda Geary, en essayant de se rappeler la signification de cet acronyme.

— Le Gros Plein de Soupe, expliqua Smyth. Le vaisseau vachours. »

Je vais devoir trouver un nom officiel à ce machin. « Très bien, capitaine Smyth. Merci pour la bonne nouvelle. »

L’image de Smyth disparue, Geary jeta un regard nostalgique vers sa couchette. Mais la dernière conversation avait soulevé d’autres problèmes dont il devait s’inquiéter. Il appela l’amiral Lagemann sur le supercuirassé vachours.

Lagemann répondit assez prestement, tout sourire, et balaya son environnement d’un geste. « Bienvenue sur la passerelle de mon bâtiment, amiral.

— Avons-nous la confirmation qu’il s’agit bien de la passerelle ?

— Nous en sommes pratiquement sûrs. Les Bofs ont d’intéressantes variantes aux pratiques humaines ordinaires en matière de design. » Il passa la main au-dessus de sa tête. « Leurs plafonds sont aussi bien plus bas que les nôtres. Mon valeureux équipage est victime d’un nombre inhabituel de contusions crâniennes dès qu’il se déplace. Nous souffrons tous de problèmes de posture.

— De quel espace disposez-vous ? s’enquit Geary.

— De cette passerelle. Et de quelques compartiments adjacents. Les ingénieurs ont provisoirement bidouillé des systèmes de survie portables pour ces secteurs. Si nous en sortons, nous devons enfiler une combinaison parce que l’atmosphère dans le reste du vaisseau est devenue aussi fétide que celle d’un bar à matelots. » Lagemann désigna les panneaux qui se dressaient devant lui. « Ils ont aussi fait courir des câbles de communication et de senseurs, reliés à un réseau rudimentaire qui nous permet de voir ce qui se passe dehors.

— Une partie de l’équipement vachours fonctionne-t-il encore ?

— Nous n’en savons rien. » Lagemann tendit la main vers une des consoles de commande du vaisseau mais interrompit son geste avant d’y toucher. « Les ingénieurs ont tout coupé et nous ont fermement déconseillé d’alimenter de nouveau en énergie un de ces systèmes. Ils s’inquiètent de l’éventuelle activation antérieure d’un programme d’autodestruction par les Bofs, qui aurait ensuite été suspendu ou verrouillé avant son déclenchement. Si nous redémarrions un système, ça risquerait de faire sauter ce verrou avec de désastreuses conséquences. »

Geary marmotta une prière de gratitude silencieuse destinée à celui qui y avait songé. « Sinon, comment est-ce que ça se passe ?

— Nous disposons de l’équipement des fusiliers et des rations des fusiliers. Le couchage est correct.

— Et les rations ?

— Meilleures que celles de la flotte, pour ce que ça vaut.

— Pas grand-chose, en effet. »

Lagemann sourit. « Nous sommes un peu à l’étroit et c’est assez inconfortable, mais nous avons vu pire. Pour ce qui me concerne, je me retrouve à la tête du plus grand vaisseau qui ait jamais appartenu à la flotte de l’Alliance. Que du bonheur.

— Si les conditions se détérioraient à bord, si vous tombiez sur quelque chose ou faisiez une découverte dont vous estimeriez que je devrais être informé, faites-le-moi savoir.

— Avez-vous eu l’occasion de prendre langue avec Angela Meloch ou Bran Ezeigwe à bord du Mistral ? demanda Lagemann.

— Très brièvement. Le général Ezeigwe et l’amiral Meloch ont été avisés qu’ils avaient le feu vert pour me contacter dès qu’ils auraient des informations qui pourraient m’intéresser.

— Alors vous êtes entre de bonnes mains. » Lagemann tendit de nouveau le bras vers le rebord d’une console de commande vachours, qu’il caressa légèrement. « Les mécontents du Mistral et du Typhon n’oublieront pas le passé. Ils tiennent à retrouver leur place, à jouer le rôle dont ils avaient rêvé pendant la guerre. Je leur ai affirmé, avant de les quitter, que tout cela était fini. “On ne peut pas réécrire l’histoire. Mais vous pouvez vous trouver de nouveaux rêves, et ils pullulent autour de nous.” Ç’a eu l’air d’en contrarier plus d’un, à l’instar des événements des derniers mois. Si vous nous aviez ramenés chez nous après notre libération, ce retour à la maison aurait été passionnant et très animé. Mais, maintenant que les choses ont eu le temps de se tasser, et nous celui de digérer la nouveauté, vous n’avez plus à vous inquiéter autant de ce côté-là. » Lagemann eut un sourire empreint d’une joie ingénue. « Un vaisseau spatial extraterrestre, amiral Geary. Construit par une intelligence différente de la nôtre. Fabuleux, non ?

— En effet, convint Geary. Compte tenu de tout ce qui se passe, il m’arrive parfois de le perdre de vue. Quand nous aurons ramené ce bâtiment chez nous, et les Lousaraignes avec, nous connaîtrons sans doute les réponses à des questions que les hommes se posent depuis que nos premiers ancêtres regardent les étoiles.

— Vont-elles nous plaire ? Je me le demande.

— Qu’elles nous plaisent ou pas, nous devrons nous en satisfaire. »

Alors qu’ils approchaient enfin du point de saut, près de deux jours plus tard, Geary se surprit à lorgner de façon répétée leur point d’émergence dans ce système stellaire. Il n’arrêtait pas de se demander si d’autres Vachours n’allaient pas en jaillir : une seconde vague d’assaillants, résolus à éliminer ces nouveaux prédateurs qui venaient frapper à leur porte.

Puis ses yeux se portèrent sur les milliers de petits marqueurs de son écran, dont les trajectoires se dirigeaient toutes vers l’intérieur du système et l’étoile : des centaines de dépouilles de la flotte, accomplissant leur dernier voyage vers le brasier de l’étoile pour s’y consumer et, peut-être, renaître dans une autre région de l’univers. « Lumière, ténèbres et à nouveau lumière, murmura-t-il. La nuit n’est qu’un passage. »

Desjani se retourna et lui adressa un regard sombre. « Les ténèbres ne durent pas », lâcha-t-elle. C’était la réponse correcte de la liturgie. Puis son ton changea : « Sommes-nous sûrs que les Lousaraignes ne profaneront pas nos morts ? Ces dépouilles mettront encore des mois à atteindre l’étoile.

— Nos experts et nos émissaires affirment unanimement que les Lousaraignes comprennent l’importance que nous accordons à la sécurité de leur dernier voyage, déclara Geary. Par mesure de précaution, nous leur avons transmis des scans complets de notre espèce, ainsi que des informations d’ordre biologique. Ils ne tireraient de ces corps aucun renseignement que nous ne leur ayons déjà fourni.

— Nous ont-ils retourné la politesse ?

— Pas encore.

— Des politiques et des civils ! grommela-t-elle.

— Arrivée au point de saut dans cinq minutes », rapporta le lieutenant Castries.

Geary ouvrit son unité de com. « À toutes les unités, ici l’amiral Geary. Nous ne nous attendons pas à une réception hostile dans le prochain système stellaire et nous ne devons pas non plus adopter un comportement menaçant dans l’espace contrôlé par les Lousaraignes. Nulle manœuvre évasive n’est donc préétablie et exécutable à notre émergence, et aucune arme ne devra être activée à notre sortie de l’espace du saut. Néanmoins, tous les boucliers devront être portés au maximum de leur puissance et le personnel prêt à tout. Les unités sautent dans l’ordre prévu. »

L’instant du saut se présentant, les étoiles disparurent et ce brutal transfert d’un point du cosmos à un ailleurs indéfini fit se contorsionner les organismes et les esprits humains.

On aurait sans doute le temps de se reposer dans l’espace du saut, mais sans excès. Les ingénieurs des auxiliaires ne pourraient plus passer d’un vaisseau à l’autre pour travailler, mais ils consacreraient leurs heures ouvrées à manufacturer des pièces détachées et du matériel de remplacement ; la demande était très forte dans les deux cas, tout comme les besoins en nouveaux missiles et cellules d’énergie. Quant aux matelots des autres vaisseaux, ils s’emploieraient le plus souvent à leurs réparations internes et à la maintenance.

Geary fixait celui de ses écrans qui montrait l’extérieur de l’Indomptable. La morne grisaille de l’espace du saut s’étendait de toutes parts, néant infini. Certes, on pouvait sortir du bâtiment dans l’espace du saut et travailler sur sa coque. Mais si quelque chose (ou quelqu’un) avait le malheur de perdre le contact avec le vaisseau, fût-ce pendant une seconde, il était à jamais perdu. Il se trouvait toujours dans l’espace du saut mais ailleurs. Tout comme, au demeurant, les appareils qui composaient cette flotte et voyageaient tous vers le même point de saut mais ne pouvaient ni se voir ni même exercer une action conjuguée, sauf pour échanger de très brefs et rudimentaires messages.

La seule différence, c’était que les vaisseaux, eux, avaient les moyens de quitter l’espace du saut à leur arrivée à destination. Tout ce qui perdait le contact avec eux en était incapable.

En conséquence, on n’y effectuait aucun travail sur la coque. En cas d’urgence, on pouvait sans doute recourir à des robots, mais il fallait s’attendre à les perdre à tout jamais.

Était-ce cela, ces mystérieuses lueurs de l’espace du saut ? De frénétiques fusées de détresse lancées par quelque chose ou quelqu’un piégé dans ce néant pour l’éternité ? Cette pensée faillit lui arracher un frisson. Qu’elles eussent plutôt une signification mystique était autrement supportable.

Savoir qu’aucune menace externe ne pouvait les y atteindre était également rassurant. Pour l’heure, Geary pouvait enfin véritablement se pencher sur d’autres problèmes.

« Je vais descendre dans ma cabine, dit-il à Desjani. Reste-t-il encore quelques-uns de ces rouleaux pour V. I. P. ?

— Pas à ma connaissance.

— Je devrais peut-être prendre un repas au mess pour sonder le moral de l’équipage.

— Le moral est au beau fixe, amiral. Voilà des jours que je n’ai pas eu besoin de faire fouetter un homme pour l’améliorer.

— C’est bon à savoir, commandant. »

Le trajet jusqu’au compartiment du réfectoire réussit presque à le détendre : manifestement, la perspective de s’éloigner des Bofs et de rentrer chez eux inspirait aux matelots un soulagement égal au sien. Il bavarda avec quelques-uns durant le repas, s’enquit de leur planète natale. La plupart venaient de Kosatka, et certains se trouvaient déjà à bord lors de ces brèves mais mémorables journées que Tanya et lui avaient passées sur ce monde en guise de lune de miel. « Je n’ai pas payé une seule consommation à l’époque, lui avoua un des spatiaux. Il me suffisait d’entrer dans un bar en uniforme et, dès qu’on voyait ma pucelle de l’Indomptable, on m’offrait à boire.

— J’ai même eu deux demandes en mariage, renchérit une fille. J’ai répondu à toutes les deux que j’étais partante mais que mon mari ne le verrait sûrement pas du même œil. »

Lorsque les rires s’éteignirent, les questions se portèrent sur d’autres sujets. D’habitude, quand ils avaient un amiral sous la main, les spatiaux s’intéressaient plutôt à leur vie à bord, à l’ordinaire, aux quartiers libres et aux conditions de travail, mais, en l’occurrence, ils abordèrent des problèmes plus vastes. Les milliers de fusiliers montés à bord du supercuirassé vachours avaient largement répandu leurs histoires, et tous en connaissaient un rayon à propos de ces êtres. Mais certaines inquiétudes restaient pendantes : « Allons-nous retourner chez les Bofs, amiral ? »

Geary secoua la tête avec fermeté. « Non. » Il vit aussitôt, devant cette réponse sans ambiguïté, se détendre les spatiaux qui l’entouraient. « Tout vaisseau humain qui se rendra là-bas dans un avenir prévisible devra être complètement automatisé. Je n’ai nullement l’intention de risquer d’autres vies humaines en affrontant de nouveau les Vachours.

— Pourquoi devons-nous haler ce vaisseau gigantesque, amiral ? s’enquit un autre matelot. Il nous ralentit, pas vrai ?

— Un peu, reconnut Geary. Mais il est d’une valeur inestimable. C’est un filon de technologie vachourse. Quand on aura le temps de tout analyser, à notre retour dans l’Alliance, on y découvrira peut-être des choses stupéfiantes, ou des méthodes différentes pour aborder certaines questions. Voire des ressources que nous aurions crues inaccessibles jusque-là. »

Un technicien des systèmes blanchi sous le harnais hocha la tête. « Une technique révolutionnaire à laquelle nous n’aurions pas pensé. Vous vous rendez compte de la valeur que ça aurait ?

— Exactement. Et, si nous n’y trouvons rien qui dépasse nos capacités présentes, nous connaîtrons au moins les limites de celles des Vachours. »

Cette affirmation lui valut d’autres coups de tête approbateurs, et une spatiale lui présenta son unité de com, sur laquelle s’affichait une photo. « Amiral, est-ce vraiment à ça que ressemblent les Sa… les êtres qui nous ont aidés ? »

C’était une assez bonne représentation d’un Lousaraigne, probablement extraite d’un des messages qu’ils avaient envoyés à la flotte lors de son arrivée à Honneur. Mais, si cette fille avait eu la présence d’esprit de ne pas les traiter de « Sabs » devant Geary, ce sobriquet péjoratif avait de toute évidence toujours cours. « Oui. C’est à cela qu’ils ressemblent. Aussi laids que le péché, n’est-ce pas ? lança-t-il en s’efforçant de désamorcer les réactions prévisibles. Du moins en apparence. Intérieurement, ils semblent avoir plus de points communs avec nous que les Vachours ou les Énigmas.

— Quelques-uns ont tenté d’aider une capsule de survie du Balestra, fit remarquer un matelot.

— Ce en quoi ils sont déjà préférables aux Syndics », affirma un autre.

Les rires, cette fois, se firent plus nerveux. « Le fond de l’affaire, c’est qu’ils ont combattu à nos côtés et qu’ils se sont aussi efforcés de nous épauler de bien d’autres façons, déclara Geary en y mettant toute la conviction dont il était capable. Ils nous permettent d’emprunter leur hypernet pour rentrer chez nous bien plus vite que nous ne pourrions le faire autrement. On juge les gens sur leurs actes, pas sur leur apparence.

— Dites ça à mon maître principal à la prochaine revue, amiral.

— Oui, amiral. Je peux lui citer cette phrase de vous ? »

Geary s’esclaffa puis se leva et, d’un geste de la main, éluda les questions suivantes, empressées ou blagueuses. « Je ne suis qu’un amiral. Je peux commander aux sous-offs mais pas les bousculer. En outre, d’après le capitaine Desjani, vous êtes les meilleurs spatiaux de la flotte. Pourquoi devrais-je exiger qu’on vous applique un traitement de faveur ? »

Il se sentait certes beaucoup mieux en sortant du réfectoire, mais les questions des matelots avaient ravivé ses propres inquiétudes. En arrivant dans sa cabine, il appela un officier à bord de l’Indomptable et lui demanda de passer le voir le plus tôt possible.

« Amiral ? » Au moins le général Charban en profitait-il pour se reposer, lui. Dans la mesure où les vaisseaux se retrouvent isolés les uns des autres dans l’espace du saut, on ne le mettait plus à contribution pour communiquer sans interruption avec les Lousaraignes. « Vous vouliez me voir ? demanda-t-il en entrant.

— Oui. » Geary lui fit signe de s’asseoir. « Je craignais que vous ne fussiez déjà dans les bras de Morphée.

— Après toutes ces journées où j’ai dû rester éveillé pour participer aux négociations, mon métabolisme va mettre quelques heures à ralentir assez pour me permettre de trouver le sommeil, répondit Charban en prenant place. Je pourrais sans doute l’assommer à coups de médocs, mais je préfère laisser à mon organisme le soin de revenir plus naturellement à la normale.

— Très avisé de votre part, laissa tomber Geary. J’aimerais obtenir de vous une réponse franche, sans personne pour exercer une pression sur vous. Vous êtes sans doute celui qui a eu jusque-là le plus de contacts avec les Lousaraignes, non ?

— En fait, l’émissaire Rione est la seule qui ait eu un réel “contact” avec eux, fit remarquer Charban. Encore que ce distinguo n’ait pas eu l’heur de sauter aux yeux du personnel médical qui nous a fait subir toute cette panoplie d’analyses et de tests. Pour me préparer à cette entrevue avec eux, j’avais lu un certain nombre de comptes rendus portant sur de prétendues rencontres avec des extraterrestres remontant à un lointain passé. Ces vieux récits affirmaient qu’ils se servaient de sondes et d’autres instruments très intrusifs pour procéder à des examens physiologiques. En réalité, les Lousaraignes se sont montrés très courtois. Ce sont plutôt nos médecins qui nous ont sondés à tire-larigot.

— Vous m’en voyez navré. » Geary s’assit en face de Charban. « Général, j’aimerais connaître les impressions qu’ils vous ont faites qui ne seraient pas consignées dans votre rapport officiel.

— Les impressions, amiral ? Dans quel domaine précis ? Je pourrais vous en parler pendant des heures, mais savoir ce qui vous intéresse exactement me faciliterait la tâche.

— Pouvons-nous leur faire confiance ? » La question parut surprendre Charban et Geary s’en rendit compte. « D’accord, ils nous ont aidés à combattre les Vachours. Mais à présent ? L’espace du saut ne m’inspire pas une très grande méfiance. Nous savons où nous allons. Mon instinct me souffle que nous n’avons pas à y redouter un piège ou une embuscade de leur part. Mais nous entrerons ensuite dans leur hypernet et nous dépendrons d’eux pour en sortir.

— Je vois. » Charban eut un regard désabusé. « Amiral, avez-vous déjà rencontré des gens qui vous semblaient dangereux parce qu’imprévisibles ? Vous voyez le genre : pas seulement parce qu’ils étaient capables de faire le mal mais aussi de frapper n’importe qui à tout moment. Ou de se livrer à des actes parfaitement inattendus. »

Geary opina ; l’image de Jane Geary puis celle du capitaine Benan venaient de lui traverser l’esprit. Mais il se garda bien de prononcer ces deux noms.

« Cela dit, certaines personnes, comme le général Carabali, sont dangereuses en raison de leurs compétences et ne prennent pour cibles que des individus précis. Carabali ne frappera qu’après avoir mûrement réfléchi à ses options et décidé de frapper de telle façon plutôt que d’une autre.

— Bien sûr, admit Geary. J’ai connu des gens appartenant à ces deux catégories.

— Les Lousaraignes me semblent foncièrement relever de la seconde. Ils peuvent être mortellement dangereux mais calculent toujours leur coup avec précision. Ils agissent toujours pour parvenir à leurs fins, et leurs objectifs et leurs projets sont clairement définis. Prenons par exemple cette théorie du motif que nos experts civils ont élaborée : raisonner en ces termes, en réfléchissant à la manière dont un acte pourrait non seulement avoir des conséquences sur l’environnement immédiat mais encore sur tout ce qui pourrait s’y rattacher, exige un haut degré de planification. Vous et moi pourrions sans doute agir de cette manière parce que nous trouverions cela plus intelligent. Mais les Lousaraignes, eux, le font parce qu’ils en éprouvent le besoin. J’en suis convaincu. »

Geary réfléchit un instant, tandis que Charban attendait patiemment. « Un tantinet effrayant, non ? finit-il par répondre. Une espèce intelligente qui se sent obligée de réfléchir à ce qu’elle fait, d’envisager les conséquences de ses actes. Ça fait sans doute d’eux des êtres plus intelligents que nous.

— Plus intelligents ? Peut-être. Tout dépend de votre définition de l’intelligence. » Charban secoua la tête. « Prennent-ils des risques ? Je ne le crois pas. Pas comme nous les concevrions. Actes de foi ? Peu vraisemblable à mon sens. Actions spontanées ? Brusques fulgurances conduisant à des réactions immédiates ? Non, je ne pense pas. Tout est soigneusement planifié et réfléchi.

— Des ingénieurs, lâcha Geary. D’excellents ingénieurs. Qui planifient avant d’agir. Ne construisent rien qui pourrait ne pas fonctionner. Nous pourrions sans doute prévoir leurs réactions.

— Ou du moins les déjouer. » Charban se pencha pour regarder Geary droit dans les yeux. « Mais voici ce qui me semble le plus important dans mon évaluation, amiral. Une espèce qui prévoit toujours tout à l’avance, n’aime pas l’imprévu ni les événements ou les conséquences incontrôlées et tient à être sûre de ce qu’il adviendra, déclarerait-elle une guerre par choix ? »

La réponse était facile. « Non.

— Non, répéta Charban. La guerre, c’est le chaos. La guerre est imprévisible. J’ai entendu une histoire sur un roi de jadis qui aurait demandé à un oracle infaillible ce qu’il adviendrait s’il envahissait un royaume voisin du sien, et l’oracle aurait répondu que, s’il s’y risquait, un puissant royaume s’effondrerait. Présumant que cette réponse lui assurait la victoire, le roi déclencha l’invasion, son armée fut écrasée et son royaume détruit. Il n’avait pas envisagé que l’oracle pût évoquer sa propre chute.

— Circonstances imprévues, laissa tomber Geary.

— Exact. Si le genre humain était rationnel, il s’inspirerait des exemples de sa propre histoire et nul ne ferait plus la guerre. Mais certains persistent à se dire que ce sera différent “cette fois” et qu’ils peuvent en toute confiance en prévoir l’issue. Pourquoi le Conseil exécutif syndic a-t-il déclaré la guerre à l’Alliance voilà un siècle, alors qu’il aurait dû se rendre à l’évidence qu’il ne pouvait pas la gagner, même avec l’aide des Énigmas ? Et qu’elle se solderait inéluctablement par un match nul meurtrier. Mais nous autres hommes trouvons toujours le moyen de nous leurrer. Je ne pense pas que les Lousaraignes raisonnent de cette façon. Bien au contraire, leur haine de l’imprévisible devrait leur interdire toute agressivité à l’encontre de leurs voisins. »

Geary hocha la tête. « Mais la légitime défense pose un tout autre problème. L’absence de moyens de défense appropriés pourrait déboucher sur un dénouement indésirable ou laisser planer au moins une incertitude sur une éventuelle agression.

— Certes. Mais tout cela constitue une réponse bien emberlificotée à votre question initiale. Oui, je crois qu’on peut se fier aux Lousaraignes. J’ai la conviction qu’ils ne tiennent pas à déclencher une guerre contre nous. Si, en revanche, nous entamions les hostilités, ils riposteraient sans doute avec toute l’intelligence et les compétences qui sont les leurs. Mais eux ne la déclencheront pas. Ils ne savent pas dans quelle mesure elle risquerait d’affecter le motif cosmique. »

Ça tenait debout. « Par égoïsme ?

— Je vous demande pardon ?

— Par intérêt personnel bien compris, expliqua Geary. Comment réagissent toutes les espèces intelligentes non humaines ?

En fonction de ce qu’elles croient être leur propre intérêt. Les Énigmas sont persuadés que dissimuler tout ce qui les concerne est pour eux d’une importance vitale, de sorte qu’ils sont capables de tout pour nous interdire d’en apprendre plus long sur eux. Les Vachours s’imaginent que nous voulons les dévorer, si bien qu’ils font leur possible pour nous en empêcher. Et les Lousaraignes, quant à eux, croient qu’en travaillant avec nous la main dans la main, ils obtiendraient de l’aide pour mieux ancrer leur motif cosmique, tandis que nous risquerions de gravement le disloquer s’ils nous combattaient. Leur seul point commun à toutes, c’est leur insistance à défendre leurs propres intérêts. »

Le général Charban s’adossa pour réfléchir. « Ce n’est pas moins vrai des humains. Pourquoi sommes-nous là ? Parce que nous avons jugé vital d’apprendre si l’on pouvait traiter avec les Énigmas sans leur faire la guerre, et d’évaluer en même temps l’étendue de leur puissance. Prendre le risque de sacrifier cette flotte durant cette mission était dans notre intérêt.

— Celui de l’humanité en son entier, voulez-vous dire, lança Geary, qui prit aussitôt conscience de son ton acerbe.

— Exactement, reconnut Charban. Cette expédition n’est pas faite pour promouvoir les intérêts des seuls gens de la flotte. Peut-être ne sommes-nous pas si différents des Lousaraignes ou des Vachours à cet égard. L’humanité est tout aussi disposée qu’eux à sacrifier certains des siens pour le bien du plus grand nombre. Si cela ne vous dérange pas, je vais passer le mot à nos experts civils. Cette hypothèse pourrait nous offrir un créneau, un levier nous permettant d’établir le contact même avec la plus étrangère des espèces.

— Très bien. » Geary tendit à Charban, qui allait pour se lever, une main réticente. « À propos des experts civils…

— Je crois que nous pouvons nous fier à eux, amiral, blagua Charban avant de remarquer la réaction de Geary. Cela vous inquiéterait-il ?

— Je n’en sais rien. Ils m’ont fait ces derniers temps des impressions très diverses. Ceux du moins avec qui j’ai eu des contacts réguliers. Sauf avec les professeurs Setin et Schwartz, je n’ai guère de rapports avec eux.

— Je vois. » Charban se rassit. « J’ai travaillé avec tous. Vous savez sans doute qu’ils se partagent depuis toujours en trois factions. La moins importante était déjà persuadée, avant même que nous ne rencontrions une espèce extraterrestre, que cette rencontre déboucherait sur une lutte à mort. Singulièrement, tout ce que nous avons appris depuis lui fait l’effet de corroborer cette opinion. La deuxième s’est convaincue depuis le tout début que l’univers nous accueillerait à bras ouverts, dans la paix et l’amitié. Elle aussi campe sur ses positions et elle met mécaniquement tous les problèmes consécutifs à un contact sur le dos de nos propres bévues.

— Celles des militaires, voulez-vous dire, rectifia sèchement Geary.

— Bien entendu. Et puis il y a la troisième faction, qui, à divers degrés, tergiverse et attend d’avoir une preuve solide sous les yeux avant de tirer une conclusion. Je serais surpris si ses partisans étaient très nombreux parmi nous, mais c’est sans doute dû aux efforts entrepris par le docteur Setin pour catéchiser ceux d’entre eux qui nous accompagnent. » Charban garda un instant le silence. « Les Énigmas et les Vachours ont fortement ébranlé les convictions de ce dernier groupe. Tout jusque-là portait à croire que la faction prônant l’hostilité avait raison. La découverte des Lousaraignes et notre collaboration avec eux ont largement contribué à restaurer leur foi en l’univers et dans cette mission.

— Vous pensez donc que tout va bien ? Que je n’ai pas de soucis à me faire ?

— Je n’ai pas dit cela, amiral. » Charban eut un sourire sans joie. « Dès que nous serons rentrés dans l’espace de l’Alliance, les feuilles universitaires et les journaux populaires se noirciront d’articles pondus par nos experts, qui fustigeront le comportement aberrant des militaires et de certains de leurs propres confrères, et affirmeront que seule la présence des auteurs de ces lignes a évité un désastre total.

— Je constate que l’université n’a guère changé en un siècle, déclara Geary.

— Non. Bien sûr que non. » Charban médita un instant, les yeux rivés à l’écran des étoiles. « Le docteur Setin a été jusque-là notre plus ferme soutien parmi les experts civils. Mais la boucherie qui s’est déroulée à bord du supercuirassé vachours l’a rudement secoué. Selon moi, il a dû comprendre que vous n’aviez pas le choix, que vous ne pouviez qu’ordonner cette intervention et que nous avons fait tout ce que nous pouvions pour obtenir des Vachours qu’ils se rendent au lieu de combattre jusqu’au dernier ; mais, émotionnellement, il a le plus grand mal à l’admettre. Il n’en reste pas moins un homme honnête à l’esprit ouvert. Il finira par surmonter, je crois.

— Et le docteur Schwartz ?

— C’est de tous votre meilleure alliée, amiral. Vous lui avez offert non pas une, ni même deux, mais trois espèces intelligentes non humaines à étudier. Certes, les circonstances entourant certaines de ces rencontres n’ont pas toujours correspondu à ce que nous aurions souhaité, mais le docteur Schwartz est de ces rares universitaires qui sont capables de faire la différence entre l’univers de leurs théories et celui de la réalité.

— Merci, général. Vous pouvez à présent vous retirer et permettre à votre métabolisme de se détendre afin de pouvoir enfin prendre un peu de repos. »

Les trois jours et demi qu’ils passèrent ensuite dans l’espace du saut s’écoulèrent sans surprise. Geary remarqua que Desjani, si elle mettait son équipage à contribution, lui accordait néanmoins de larges plages de loisir pour permettre à tous de souffler un peu. Il s’efforça lui-même de se détendre de son mieux, en dépit des inquiétudes qui le rongeaient, s’agissant tant du délai séparant les Énigmas de Midway que de l’ultime décision des Lousaraignes, qui, à tout moment, risquaient de juger les humains trop imprévisibles pour s’en faire des amis ou des alliés.

Il se trouvait sur la passerelle de l’Indomptable quand la flotte émergea dans un système stellaire que tous les humains auraient vraisemblablement regardé comme parfait : douze planètes gravitant autour d’une étoile dont la fournaise semblait aussi stable que possible ; une des douze orbitait à un peu moins de huit minutes-lumière, dans une zone idéale pour abriter la vie telle que les hommes la connaissaient, tandis que deux tournaient l’une autour de l’autre et de l’étoile à neuf minutes-lumière de celle-ci. Ces deux-là devaient être assez froides et présenter des marées impressionnantes, mais elles n’en restaient pas moins habitables. Ce qui ne pouvait qu’être un portail de l’hypernet se dressait dans le vide à deux heures-lumière de là, un peu en retrait.

« Joli ! » approuva Desjani en même temps qu’elle cherchait d’éventuelles menaces du regard. Le système stellaire était rempli de vaisseaux lousaraignes qui, tous, présentaient la même sublime silhouette dépourvue de toute aspérité, mais qui, dans leur grande majorité, adoptaient des trajectoires laissant entendre qu’il s’agissait de cargos circulant entre deux planètes.

Hormis les six bâtiments qui accompagnaient la flotte, on n’apercevait que deux autres vaisseaux de guerre lousaraignes à proximité du point d’émergence.

Geary secoua la tête. « Nous savions qu’ils avaient dépêché des vaisseaux au-devant pour prévenir de notre arrivée, mais je m’attendais malgré tout à trouver ici une force plus importante, fût-ce sous la forme d’une prétendue garde d’honneur. Verriez-vous d’un bon œil une flottille extraterrestre traverser votre territoire ?

— N’oubliez pas ces énormes mines furtives dont disposaient les Lousaraignes à Honneur, fit observer Desjani. Ils en ont peut-être truffé l’espace environnant et, si nous tentions un mauvais coup, nous nous en mordrions sans doute très vite les doigts.

— Je prends note de la mise en garde et je vous en remercie », déclara Geary. Desjani avait raison. Ce n’était pas parce qu’il ne repérait pas les mesures de sécurité des Lousaraignes qu’elles n’existaient pas. « Émissaire Rione et général Charban, veuillez contacter nos amis Lousaraignes pour leur demander si nous sommes censés gagner directement le portail de l’hypernet. »

Des fenêtres virtuelles apparurent autour de Geary. Le professeur Setin, le lieutenant Iger, le capitaine Smyth… tous désireux de profiter d’une occasion exceptionnelle d’étudier longuement tout ce qu’on pouvait apprendre sur un système stellaire occupé par les extraterrestres. Geary coupa toutes ces communications, de nouveau reconnaissant à la touche de dérogation dont bénéficiait le commandant de la flotte. « Nous sommes en train de contacter les Lousaraignes pour leur demander quelle trajectoire il nous faut adopter à l’intérieur de leur système. Nous devons nous soumettre à leurs instructions. Nos senseurs et autres moyens de recueillir des informations pompent toutes les données qui nous sont accessibles, et nous continuerons de les engranger tant que nous resterons dans ce système. Je ne peux pas vous en promettre davantage. »

Desjani désigna son écran : « Notre escorte pique vers le portail. Devons-nous la suivre ?

— Oui. » Les émissaires mettraient sans doute un certain temps à rétablir le contact, et, entre-temps, il lui faudrait épouser le cap le plus salubre possible. Il ordonna à la flotte de pivoter pour marcher sur les brisées des six vaisseaux de l’escorte lousaraigne et vit avec plaisir les quatre cuirassés attelés au supercuirassé vachours exécuter la manœuvre sans à-coup.

« Eux aussi nous surveillent, vous savez ? fit remarquer Desjani alors que la flotte adaptait sa trajectoire à celle des vaisseaux alliés.

— Je sais. » Il observait les deux bâtiments qui les avaient attendus au point d’émergence. Tous deux accélérèrent sans préavis pour s’immiscer dans la formation humaine puis filer et louvoyer entre ses vaisseaux avec toute la grâce et l’aisance de dauphins remontant un bras de mer sans obstacle.

« Ils piquent vers le GOBA.

— Le GOBA ?

— Le Gros Objet Balourd Arraisonné. »

Le supercuirassé vachours, comprit Geary. Il enfonça quelques touches. « À toutes les unités, ici l’amiral Geary. N’intervenez pas et n’engagez pas le combat avec les vaisseaux lousaraignes. N’ouvrez le feu que sur un ordre direct de ma part. Ne verrouillez aucun de vos systèmes de visée sur un de leurs appareils. »

Les deux bâtiments lousaraignes freinèrent pour épouser la vélocité du supercuirassé vachours et des cuirassés qui le halaient, et s’arrêter ensuite à côté du premier alors même qu’ils se déplaçaient tous à 0,1 c. Ils se divisèrent avec une délicate précision, chacun se rapprochant d’un des flancs de l’ex-vaisseau vachours afin de l’examiner longuement et très soigneusement. Ils l’étudiaient encore quand Rione héla Geary.

« Les Lousaraignes demandent l’autorisation de monter à bord du bâtiment vachours arraisonné. »

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