Quatre

Assis dans son fauteuil de commandement sur la passerelle de l’Indomptable, Geary regardait décroître rapidement sur son écran la distance le séparant de la plus proche forteresse ennemie. La flotte en était encore assez éloignée pour qu’elle ne donnât pas l’impression de grossir à un rythme appréciable à l’œil nu, mais il lui semblait que le croiseur de combat et tous les autres vaisseaux plongeaient droit sur elle. Étrange sensation engendrée par un instinct ancestral, transmis par des aïeux qui foulaient le sol d’une planète encore plus lointaine.

Dans la mesure où la flotte filait sur une trajectoire d’interception du point de saut gardé par la forteresse vachourse, sa course s’incurvait légèrement à la frange du système stellaire. La forteresse paraissait orbiter sur la gauche immédiate de Geary, à bâbord donc de la proue de ses vaisseaux, lesquels s’en trouvaient encore à quarante minutes-lumière. Il avait choisi de maintenir la vélocité de la flotte à 0,1 c, et ils ne l’atteindraient donc pas avant près de sept heures.

Sur un côté de l’écran, mais bien plus en arrière, presque à la moitié de son vaisseau, les silhouettes des bâtiments qui pourchassaient la flotte semblaient en suspension. Ils étaient encore invisibles, mais l’écran affichait leur situation précise à environ une heure-lumière. Leur position relative n’avait pas changé depuis des heures : l’armada était comme figée à côté de l’étoile. En revanche, la distance la séparant de la flotte diminuait régulièrement, puisqu’elle maintenait un cap lui permettant de l’intercepter dans huit heures environ.

Flotte, forteresse et armada formaient les pointes d’un triangle dont les côtés incurvés marquaient les trajectoires qu’elles adoptaient pour se rejoindre ; la longueur de ces côtés changeait constamment à mesure que vaisseaux humains et extraterrestres convergeaient vers la forteresse.

Geary reporta les yeux sur la représentation de la flotte humaine. La formation qu’il lui avait fait adopter n’avait pas manqué de méduser bon nombre de ses officiers. Au lieu de la fragmenter, comme il en avait l’habitude, en de multiples sous-formations manœuvrant indépendamment, il l’avait ramassée en une unique boîte aplatie. Les auxiliaires et transports d’assaut en occupaient le centre, tandis que cuirassés, croiseurs de combat, croiseurs et destroyers étaient disposés sur ses flancs et son fond.

« Qu’essayons-nous exactement de faire ? s’était enquis le capitaine Duellos.

— D’offrir à l’ennemi une cible à la fois distincte et compacte, avait répondu Geary.

— Vous cherchez d’ordinaire à l’éviter », avait fait remarquer Duellos.

C’était la stricte vérité. Mais, cette fois, il tenait à présenter aux Vachours une cible à laquelle ils ne pourraient résister.

Le plus gros écueil de son plan restait la synchronisation. Il lui fallait orchestrer chaque manœuvre avec la plus grande précision s’il voulait que les Vachours réagissent comme il l’escomptait. Geary patienta en s’efforçant de se relaxer, de se vider l’esprit dans l’attente du moment propice. « À toutes les unités. Virez de vingt degrés sur tribord et de cinq vers le haut à T 30. » Ça devrait faire l’affaire.

Il n’y a pas réellement de « haut » et de « bas » dans le vide, et les vaisseaux ne peuvent pas non plus y être orientés vers la gauche ou la droite, si bien que les hommes avaient imposé leurs propres règles à l’espace non balisé. Dès leur arrivée dans un système stellaire, les logiciels de la flotte traçaient un plan englobant les orbites de la plupart de ses planètes et décidaient de ce que seraient le haut et le bas de part et d’autre de ce plan, de manière à ce que chaque vaisseau sût de quoi on parlait, tout comme il savait que « tribord » désignait la direction de l’étoile et « bâbord » celle diamétralement opposée. Grossières, certes, mais simples, ces ordonnées arbitraires que s’était imposées l’humanité opéraient, de sorte qu’elles restaient inchangées depuis des siècles.

Desjani était assise dans son propre siège de commandement, juste à côté du sien. « Au moins, avec la flotte ainsi concentrée, tout le monde recevra-t-il rapidement vos messages.

— Un souci de moins », convint Geary.

Trente minutes plus tard, tous les vaisseaux pivotaient simultanément, sans affecter pour autant la forme de la boîte, tandis que sa trajectoire obliquait vers l’armada ennemie. Geary vit avec une certaine fierté la manœuvre se dérouler sans à-coups. « Bon sang, ils savent piloter.

— Nous avons toujours su manœuvrer un vaisseau, lui rappela Desjani. Vous nous avez seulement réappris à quel point il était important de le faire en synchronisation.

— Enfer, Tanya ! Endormie, vous piloteriez mieux un vaisseau que moi pleinement éveillé.

— Si vous le dites, c’est sûrement vrai. » Elle effectua quelques calculs. « Parfait ! L’armada vachourse se trouve à cinquante-neuf minutes et une poignée de secondes-lumière. Elle nous verra pivoter vers elle dans une heure. Puisque nous nous rapprochons désormais d’elle plus vite, nous devrions la voir réagir… cinquante-six minutes plus tard.

— Ils ne devraient pas mettre longtemps à réagir. Le lieutenant Iger et les experts civils s’accordent à dire, d’après les vidéos que nous avons interceptées, qu’ils forment effectivement un troupeau organisé. Le mâle dominant du troupeau est son chef, purement et simplement. Il ne consultera personne avant de prendre sa décision.

— Et le grand chef se trouve sur la planète, à cinq heures-lumière, si bien qu’il ne peut guère… euh… foncer tête baissée pour intervenir, ajouta Desjani. Que comptez-vous faire au cours des deux heures qui viennent ?

— Attendre.

— J’allais vous suggérer de vous reposer. Vous avez mangé quelque chose ? » Voyant qu’il secouait la tête, elle lui tendit une barre énergétique enveloppée dans un emballage particulièrement brillant. « Goûtez ça. »

Il prit la ration et fronça les sourcils en déchiffrant l’étiquette. « Ce n’est pas une barre énergétique mais un “rouleau de cuisine fusion”. Réservé aux V. I. P. » Geary la fixa en arquant un sourcil. « De combien de ces machins disposons-nous ?

— D’un bon paquet, répondit-elle en mâchant son propre rouleau d’un air appréciateur. L’équipage va enfin trouver une bonne surprise dans ses rations de combat.

— Je sais que je ne devrais pas poser la question, mais comment sont-ils arrivés à bord de l’Indomptable ? »

Desjani haussa les épaules. « Aucune idée.

— Parce que vous n’avez pas demandé non plus, j’imagine ?

— Maman n’a pas élevé une oie blanche, affirma-t-elle. Si vous tenez à demander directement au sergent-chef Gioninni comment il les a dénichés, ne vous gênez pas. Mais il vous répondra probablement qu’ils traînaient quelque part à portée de main et qu’il les a sauvés du rebut. Ou quelque chose comme ça. »

Geary en prit une bouchée. Les rouleaux étaient excellents. Bien meilleurs que les rations auxquelles la flotte était accoutumée. « Ah, l’ordinaire du V. I. P ! » Il surprit un regard amusé. « Non, je n’en suis pas un. Alors, comment se fait-il qu’ils ne réapparaissent que maintenant ?

— Ils étaient disponibles au mess des sous-offs depuis notre départ de Varandal. Je les ai…

—… réquisitionnés ?

— J’ai appris qu’on y trouvait ces rouleaux, poursuivit Desjani d’une voix parfaitement sérieuse. Et j’ai aussitôt ordonné au sergent-chef Gioninni de les entrer dans le système de contrôle de l’inventaire des vivres du vaisseau.

— Je vois. » Geary mordit de nouveau dans son rouleau. « Le sergent-chef a-t-il rendu compte de quelque chose relatif à une activité entre les auxiliaires ? »

Desjani secoua la tête. « “Rien qui vaille la peine de déranger l’amiral”, selon ses propres mots. Autrement dit, j’imagine, l’habituel tripatouillage échappant aux senseurs, mais sans plus. » Elle goba la dernière bouchée de son rouleau. « Où en est votre lieutenant aux cheveux verts ?

— Aucune nouvelle du lieutenant Shamrock depuis notre arrivée ici, répondit Geary.

— Shamrock ?

— C’est son surnom. J’ignore pourquoi je me souviens plutôt de son sobriquet. Peut-être à cause de ses cheveux. Le lieutenant… Jamenson. »

Desjani fit la grimace. « Je me félicite que mes ancêtres n’aient pas jugé bon d’implanter des cheveux verts dans leur code génétique.

— Moi aussi. » Geary recouvra son sérieux, se remémorant les mystérieux chantiers spatiaux encore en activité dont le lieutenant Jamenson avait découvert l’existence au milieu de centaines de messages de routine portant sur des détails administratifs et autres broutilles. « Tous les ingénieurs ont travaillé vingt-quatre heures par jour aux réparations de nos avaries. Je doute qu’ils aient eu le loisir d’approfondir les recherches à ce sujet.

— Le capitaine Smyth a probablement élaboré des magouilles dont le sergent-chef Gioninni n’a fait que rêver, l’avisa Desjani.

— Tant qu’elles maintiennent mes vaisseaux en état de fonctionner, je n’en mourrai pas. » Geary avala la dernière bouchée de son rouleau. « Pas vrai ?

— Euh… ouais. Vous en voulez un autre ? »

L’équipage n’appréciait guère que la flotte eût pivoté pour intercepter plus tôt l’armada extraterrestre. Geary sentait peser sur son dos le regard soucieux des officiers de quart sur la passerelle. « Ces Vachours s’attendent certainement à ce que nous leur rentrions dans le lard, déclara-t-il à Desjani, assez fort pour se faire entendre d’eux.

— Ils vont être déçus, répondit-elle sur le même registre avant de baisser le ton. Du moins si ça marche…

— Commandant, nous recevons des relevés des senseurs du dernier projectile cinétique détourné par le dispositif de défense de la forteresse, rapporta le lieutenant Yuon.

— Que disent-ils ? s’enquit Desjani.

— Euh… commandant… que…» Yuon secoua la tête en signe d’impuissance. « Qu’il a été dévié de sa course. »

Desjani se retourna dans son fauteuil pour lui faire face. « C’est tout ?

— Oui, commandant. Ils n’ont rien détecté, sinon le changement de cap qui a interdit au caillou de frapper le fort.

— Transmettez ces relevés à toute la flotte, ordonna Geary. J’aimerais savoir si quelqu’un pourra débrouiller quelque chose là-dedans. »

Yuon hésita. « Amiral, le lieutenant Iger a dit que ces relevés étaient classés top secret et ne devaient être divulgués qu’à un seul utilisateur. »

Le renseignement ne tenait pas à ce qu’on consultât ces nouvelles données ? C’était étrangement assez logique, dans la mesure où les compétences des Vachours dans certains domaines pourraient conférer un énorme avantage à des hommes qui s’aviseraient de les retourner contre leurs propres congénères.

Mais, pour en arriver là, il faudrait encore que la flotte eût réussi à surclasser les compétences en question ; autrement dit, Geary lui-même devait les percer à jour le plus vite possible. « Prévenez le lieutenant Iger que j’outrepasse cette directive. En l’occurrence, comprendre autant que nous le pouvons la technologie de ces extraterrestres est plus vital pour la sécurité de flotte. »

Geary s’adossa de nouveau à son siège pour patienter. Il ne pouvait guère faire mieux pour l’instant.

« Et voilà ! lâcha Desjani. Il leur a fallu moins d’une minute pour changer de cap après nous avoir vus adopter une nouvelle trajectoire. »

Geary hocha la tête, les yeux rivés sur l’écran : les vaisseaux de l’armada extraterrestre s’étaient déportés sur bâbord afin d’opérer encore plus vite le contact avec la flotte. « Minute ! Ils réduisent leur vélocité. Dans quelle mesure ?

— Passablement. » Desjani avait l’air songeuse. Elle tapota quelques touches et de nouvelles données s’affichèrent sur l’écran. « Intéressant. Quand nous avons pivoté les uns vers les autres, la vitesse combinée à laquelle nous entrerons en contact s’est accrue.

— En effet. Jusqu’à 0,25 c si les deux flottes maintiennent leur vélocité actuelle. Trop vite pour permettre à nos systèmes de combat de compenser la distorsion relativiste. » Plus un vaisseau se déplaçait vite dans l’espace conventionnel soumis aux antiques lois de la relativité, plus l’image qu’il obtenait de l’univers extérieur était gauchie. Quand il fallait viser une cible, lors d’une enveloppe d’engagement d’un millième de seconde, la plus infime discordance entre l’image qu’il recevait de l’univers et la réalité se traduisait par un coup manqué. Certes, les systèmes de combat de la flotte pouvaient compenser assez efficacement cette distorsion, du moins jusqu’à 0,2 c, mais, au-delà, ils accumulaient trop d’erreurs pour rester précis. « Je m’attendais à ce qu’ils ralentissent à un moment donné. Mais ils ont tout de suite réduit leur vélocité.

— Et ils continuent de freiner, affirma Desjani. Ces supercuirassés mettent un bon moment à perdre de la vitesse. Lieutenant Castries.

— Oui, commandant ?

— Surveillez les manœuvres de l’armada ennemie et prévenez-moi dès que sa vitesse sera stabilisée. » Desjani se renversa dans son fauteuil en fronçant les sourcils, le regard aussi fixe que si elle était en train de viser. « Avant, ils avaient déjà cessé d’accélérer plus tôt que je ne m’y attendais. » Elle enfonça quelques touches. « Ouais. Notre vélocité combinée au moment du contact aurait alors été de… 0,17 c.

— 0,17 c. » Geary se frotta le menton. « Je croyais qu’ils attendaient d’être plus proches pour accélérer de nouveau, mais ils ne tenaient peut-être pas à engager le combat à une vitesse supérieure à celle-là.

— Vous voulez parier qu’ils vont encore freiner de manière à nous croiser à 0,17 ? demanda Desjani.

— S’ils s’y résolvent…» Geary sentit poindre un sourire. « Nos systèmes de visée sont meilleurs que les leurs.

— Bien meilleurs. Mais pourquoi croyez-vous qu’ils réduisent si tôt leur vélocité ? Pourquoi ne pas attendre ?

— Bonne question. » La réponse risquait de mettre tout le plan en péril, puisqu’il se fondait sur une charge bille en tête de l’ennemi. Geary transmit la question aux experts civils, dans l’espoir qu’ils auraient peut-être des éclaircissements à lui fournir.

Il se passa près d’une demi-heure avant que le lieutenant Castries ne hèle Desjani : « Leur vitesse s’est stabilisée, commandant.

— Merci. Que disent nos systèmes de manœuvre de la vélocité combinée de nos deux flottes au moment où elles se croiseront ?

— Si aucune n’altère encore la sienne… 0,17 c, commandant. »

Desjani eut un petit rire. « Touché !

— Bien vu, Tanya. » Geary réactualisa son plan en tenant compte de cette nouvelle donnée : l’armada vachourse limiterait sa vélocité à 0,17 c au moment du contact. « Ça reporte notre manœuvre suivante à une heure et demie.

— Quelqu’un d’un transport d’assaut demande à vous parler, amiral, annonça l’officier des trans. Mais vous avez réglé votre unité de com pour bloquer les communications. »

Geary n’avait nullement besoin de distractions pour l’instant, mais il vérifia néanmoins : le docteur Setin, un des experts civils. « Pourquoi mon logiciel bloque-t-il Setin ? » maugréa-t-il.

Desjani l’entendit et décocha un regard noir à l’officier des trans. « Ordonnez aux gens des systèmes de communication de contrôler le logiciel de filtrage de l’amiral et de découvrir pourquoi il bloque ceux qu’il ne faut pas. »

Geary enfonça la touche de dérogation et vit aussitôt apparaître l’image du docteur Setin flanqué du professeur Schwartz. « Amiral, lâcha Setin avec empressement, le docteur Schwartz a émis une assez intéressante hypothèse sur les occupants de ce système. Fondée sur une ample observation et sur l’analyse.

— Docteur, le coupa Geary, je suis en ce moment même au beau milieu des préliminaires d’un accrochage avec ces extraterrestres. Pourriez-vous me résumer cette théorie ? »

Le docteur Schwartz répondit aussitôt : « Les êtres humains que nous sommes ont habituellement affaire à des adversaires qui, quand ils sont menacés ou pourchassés, démarrent avec une certaine accélération pour s’enfuir ou fondre sur leur proie en profitant de cette brève pointe de vitesse. Mais un être intelligent sait – et je parle là d’un prédateur ou d’une proie typiques – que, lorsqu’il a échappé à un danger immédiat ou manqué sa proie au premier bond, il lui faudra s’attendre ensuite à une poursuite prolongée. Lors de cette chasse, tant la proie que le prédateur adoptent l’allure la mieux adaptée, celle qu’ils pourront soutenir durant une longue période. »

Geary réfléchit un instant à ce qu’on venait de lui dire. Son regard se reporta sur l’écran. « C’est ce que font les Vachours ? Au lieu de nous charger à la vélocité maximale, ils la réduisent pour pouvoir engager le combat avec nous avec la plus grande efficacité ?

— C’est ce qu’il me semble, amiral.

— Ça n’a aucun sens, docteur Schwartz. Ils ne sont pas en train de nous pourchasser. Ils sont à bord de vaisseaux. Les systèmes de propulsion ne se fatigueront pas, ni même leur combustible, à moins qu’ils n’aient été conçus pour une endurance ridiculement brève. Nous serons sortis de ce système bien avant qu’ils n’aient épuisé tous leurs moyens de nous poursuivre.

— Amiral…» Le docteur Schwartz s’interrompit puis reprit posément : « Vous partez du principe qu’ils ne comptent poursuivre leur traque que jusqu’au moment où nous aurons quitté leur système. »

Geary dut s’accorder le temps de digérer l’information, car elle lui déplut souverainement. « Vous croyez qu’ils continueront à nous pourchasser après ? En empruntant aussi le point de saut ?

— Ce n’est pas exclu. Du moins tant qu’ils le pourront. Ils s’efforceront de nous anéantir afin que nous ne puissions pas revenir menacer leur troupeau. Ces herbivores ont pris le contrôle de leur planète. Ils ont construit ces forteresses. Ils doivent être opiniâtres, capables de se concentrer longuement sur des problèmes de sécurité et prêts à consacrer toutes les ressources nécessaires à l’élimination d’une menace.

— Merci. C’était une… interprétation très intéressante, mais j’espère que vous vous trompez. » Une fois l’image des deux professeurs disparue, Geary se tourna vers Desjani pour lui transmettre l’hypothèse de Schwartz.

« Oh, magnifique ! » Elle fléchit les doigts comme pour se préparer à un combat manuel. « Je me demande si leurs bâtiments ont assez d’autonomie pour nous poursuivre jusque dans l’espace de l’Alliance.

— Sans auxiliaires pour transporter et fabriquer de nouvelles cellules d’énergie, ou tout du moins le carburant dont ils se servent ?

— Ces supercuirassés sont assez gros pour servir aussi d’auxiliaires, fit-elle remarquer. Énormes capacités de stockage, ateliers et tutti quanti. Ils sont plus futés que je ne le croyais, voyez-vous. Peut-être même font-ils pousser des cultures sur certains de leurs ponts. Des bâtiments autosuffisants, qui peuvent produire tout ce dont ils ont besoin et dont l’endurance est pratiquement illimitée, du moment qu’ils peuvent récupérer des matériaux bruts dans les systèmes qu’ils traversent. »

Geary eut soudain l’impression de regarder les icônes des supercuirassés vachours avec des yeux neufs. « Vous avez raison. Peut-être leur taille n’est-elle pas uniquement due à leurs capacités offensives. Un souci de plus.

— Nous pourrions les conduire jusqu’au territoire syndic et les y perdre afin de les rendre cinglés, suggéra Desjani. Je plaisante, évidemment.

— Merci de le préciser. » Geary, lui, ne blaguait qu’à demi. La première fois qu’il avait rencontré Tanya, elle gardait encore en elle les atroces séquelles héritées d’un siècle de guerre. Il y avait bien peu d’horreurs qu’elle aurait refusé d’infliger à ses ennemis exécrés des Mondes syndiqués, qu’ils fussent civils ou militaires. Les cicatrices n’étaient pas toutes entièrement refermées, bien qu’elles se manifestassent rarement extérieurement. « Mais, s’ils persistent à nous filer, il nous faudra les conduire là où nous pourrons les anéantir, loin de leurs forteresses et des autres ressources dont ils disposent dans ce système stellaire. »

Desjani hocha la tête avec un petit sourire en coin. « Je constate que vous n’avez pas beaucoup parlé de ce qui nous guettait dans celui vers lequel nous comptons sauter.

— Quoi que ce soit, c’est déjà là. Nous l’affronterons.

— Amiral ? » C’était l’officier des trans. « Le commandant Smyth du Tanuki cherche à vous contacter. Il affirme qu’on bloque ses communications.

— Smyth ? » Geary se tourna vers Desjani. « Je sais que mes réglages n’en sont pas responsables. »

Le visage crispé, Desjani enfonça les touches de son panneau des communications internes. « Maintenance des systèmes, ici votre commandant. Il y a un bug dans le logiciel du commandant de la flotte. Trouvez sur-le-champ de quoi il s’agit, et réparez-moi ça il y a cinq minutes. Vu ?

— Oui, commandant ! » Le personnel de maintenance semblait inquiet. Normal, quand Desjani adoptait ce ton.

« Passez-moi la communication du capitaine Smyth », ordonna Geary à l’officier des trans.

Le visage de Smyth apparut, l’air intrigué. « Des problèmes de com, j’imagine, amiral ? Je vois mal, autrement, comment il m’aurait été impossible de vous contacter.

— Apparemment, répondit Geary. Les responsables des systèmes de l’Indomptable sont en train de vérifier.

— C’est sûrement… Est-ce un problème isolé ? Y a-t-il d’autres manifestations identiques ?

— Au moins un autre pépin récent avec mes réglages.

— Je ne voudrais pas vous alarmer, amiral, lâcha Smyth, dont le visage soucieux semblait pourtant démentir les propos. Ce n’est peut-être pas un défaut du logiciel. Peut-être fonctionne-t-il parfaitement, je veux dire. Mais, si les processeurs et les cartes mémoire du système des communications présentent des défaillances matérielles, ça peut induire un comportement erratique de sa part. »

Tout tombait en panne dans la flotte à mesure que l’équipement arrivait au terme de sa brève espérance de vie intégrée, mais Geary n’avait pas encore rencontré ce problème spécifique. S’il commençait à rencontrer des ennuis avec les communications alors qu’il s’apprêtait à opérer le contact avec une armada extraterrestre… « Capitaine Desjani, le capitaine Smyth m’informe qu’il ne serait pas mauvais que vos responsables des systèmes vérifient le matériel du système de communication. Processeurs et cartes mémoire. »

Desjani fixa un instant Geary avant de réagir, non moins consciente que lui de ce que cela signifiait. « Systèmes ! Vérifiez le matériel ! Ingénieur en chef ! J’exige qu’on contrôle sans délai tous les processeurs associés aux communications, ainsi que le reste de l’équipement ! »

N’entendant pas Desjani, Smyth continuait de s’adresser à Geary. « J’appelle au sujet de l’Orion. Le Kupua a terminé les réparations de la principale unité de propulsion endommagée, et le système de la flotte vous informera que le bâtiment est de nouveau opérationnel à cent pour cent, mais le commandant Miskovic du Kupua vient de m’avouer qu’elle était inquiète.

— Inquiète ? » Elle, inquiète ? Qu’elle essaie donc de se demander si les coms vont fonctionner alors qu’on file droit sur une armada ennemie. « De quoi donc s’inquiète-t-elle ?

— Le test des systèmes est positif, poursuivit Smyth en cherchant ses mots. Mais Miskovic m’affirme qu’elle ne le sent pas.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— Que rien ne cloche pour l’instant dans la propulsion de l’Orion, du moins au niveau des chiffres, amiral, mais qu’un ingénieur expérimenté et talentueux a un mauvais pressentiment. » Smyth eut un geste dépité. « Je n’ai pas besoin de vous rappeler que l’Orion a subi de nombreux dommages l’année dernière, ainsi que de nombreuses réparations, parfois assez hâtives. Une telle accumulation peut parfois avoir des répercussions indéfinissables.

— Je ne comprends pas. »

Smyth parut un instant éberlué puis il reprit contenance. « Bien sûr. Vous n’avez pas passé toute votre carrière à combattre, du moins après la bataille de Grendel. Mille excuses, amiral, mais aujourd’hui les gens tendent à partir du principe que les officiers qu’ils connaissent ont combattu toute leur vie durant. Mais, en ce qui vous concerne, cela signifie que vous n’avez pas une expérience très étendue des systèmes ayant subi des dommages et des réparations répétées. Je serais probablement le premier à admettre que ça ne s’est pas produit aussi fréquemment que ça aurait dû, dans la mesure où tant de vaisseaux ont été définitivement perdus ou démantelés. Mais, avec le temps, ça finit par s’accumuler, tout comme le stress et la fatigue normaux des matériaux. »

Une nouvelle migraine poignait. Geary s’efforça de se décrisper. Laisser la tension l’affecter risquait de conduire à des erreurs et des impairs que ni lui ni la flotte ne pouvaient se permettre. « Qu’est-ce que ça signifie exactement, en l’occurrence ?

— Que, même si tous les tests des systèmes de propulsion de l’Orion prouvent qu’ils fonctionnent correctement, l’ingénieur qui a procédé à ces essais est d’avis qu’ils pourraient flancher sérieusement à tout moment, et ce sans avertissement ou bien peu. Je me suis dit que vous deviez en être informé.

— Est-ce que j’y peux quelque chose ? s’informa Geary.

— Rien, à moins de reconstruire et de remplacer complètement les systèmes de propulsion de l’Orion, répondit Smyth. Ce qui est prévu, bien que ce programme ne cesse d’être reporté. »

Geary opina en même temps qu’il digérait l’information. « Merci, capitaine Smyth. Au moins serai-je mentalement préparé à affronter le problème si les unités de propulsion de l’Orion tombaient brusquement en quenouille. » S’il vous plaît, ô mes ancêtres, demandez aux vivantes étoiles que ça ne se produise pas durant la bataille. « Le commandant Shen a-t-il été prévenu ?

— Oui, amiral. Il n’avait pas l’air heureux de l’apprendre, mais il faut dire aussi que le commandant Shen n’a jamais l’air heureux. »

Desjani se rapprocha de Geary. « C’était dans les processeurs principaux chargés de la coordination des communications. Plusieurs de leurs cartes mémoire ne retiennent plus les mises à jour. »

Cette fois, Smyth entendit Desjani et hocha la tête de satisfaction. « Et voilà ! Elles perdent leurs capacités de sauvegarde des données. De sorte que votre système de communication persiste à retomber dans ses réglages par défaut. Rien qu’on puisse remarquer d’emblée, mais les problèmes de sauvegarde vont continuer à se répercuter dans tous vos systèmes.

— Mes ingénieurs sont en train de les changer, affirma Desjani. Devraient-ils faire davantage ?

— Remplacer tout le système, répondit Smyth en soupirant. Les défaillances des cartes mémoire sont pour votre système de communication ce qu’était la mort du canari pour les mines de charbon. Ne vous fiez pas aux tests et autres autodiagnostics programmés du matériel. Regardez-le comme défectueux jusqu’à ce qu’on ait pu le remplacer entièrement.

— Capitaine Smyth, fit Geary en observant ce qu’il considérait comme une grande retenue, nous allons combattre. Seriez-vous en train de me dire que je ne peux pas me reposer sur le système des communications de l’Indomptable ? »

Il sentit se crisper Desjani. Elle s’était toujours enorgueillie du statut de vaisseau amiral de son bâtiment, ainsi que de sa propre réputation de commandant capable de garder son matériel et son personnel au top. Si l’amiral devait transférer ce statut à un autre vaisseau à la veille d’une bataille parce qu’il ne pouvait plus se fier au bon fonctionnement d’un équipement critique de l’Indomptable, tant Tanya que tout l’équipage en seraient humiliés.

Mais Smyth, lui, ne comprenait la question que du seul point de vue de l’ingénieur. « Il me faudrait une inspection complète du matériel, assortie d’un test, pour répondre à cette question, amiral. Mais, de toute évidence, l’Indomptable connaît déjà des problèmes. »

Desjani s’était encore assombrie, et elle semblait sur le point de vertement répliquer.

Geary devait-il laisser sa loyauté envers Tanya, sa propre familiarité avec l’Indomptable et son équipage prendre le dessus sur la responsabilité qui lui incombait de disposer d’un vaisseau amiral au système de communication fiable ? Permettre aux sentiments plutôt qu’à la froide logique de trancher pouvait avoir des conséquences extrêmement graves.

Mais il est dans la guerre d’autres facteurs qui échappent à la froide logique. Des impondérables qui peuvent décider du sort d’une bataille. Quel effet aurait sur la flotte sa résolution de transférer le statut de vaisseau amiral à un autre bâtiment que l’Indomptable, dans la mesure où celui-ci était apparemment intact ? Combien de rumeurs portant sur les motifs d’une telle décision courraient-elles aussitôt dans la flotte, et dans quelle mesure affecteraient-elles sa combativité et sa discipline ?

Inconscient de ce dilemme, le visage concentré et le regard fixe, Smyth continuait de parler en même temps qu’il réfléchissait à la question : « Manifestement, l’Indomptable a aussi identifié le problème et s’est attelé à sa résolution. Un autre bâtiment pourrait à tout moment présenter les mêmes défaillances. Mais nul ne saurait dire quel délai exigeraient des réparations, ni même si elles seraient exhaustives…

— Merci, capitaine Smyth », le coupa Geary, conscient de la tension, non seulement de Desjani, mais désormais de tous les officiers sur la passerelle. Pour le meilleur ou pour le pire, il allait devoir cette fois laisser la priorité aux impondérables. « L’Indomptable travaille déjà à la rectification de ces failles. Je me fie à son équipage pour résoudre ces problèmes. Il ne m’a jamais laissé tomber.

— Très bien, amiral. Oh, n’oubliez pas pour l’Orion.

— Faites-moi confiance, capitaine Smyth. Je m’en souviendrai. » Geary s’adossa à son siège et expulsa une bouffée d’air qu’il n’était pas conscient d’avoir retenue. Il se tourna vers Desjani, constata qu’elle parlait dans son unité de communications internes, sans doute en faisant preuve d’une brutale efficacité mais désormais plus détendue. Tout autour de lui, l’équipage œuvrait avec détermination et assurance. « De quoi ça a l’air ? » demanda-t-il à Desjani.

Elle mit fin à sa conversation puis se tourna vers lui. « Encore dix minutes et le remplacement des composants et les tests d’essai du système seront terminés. L’inspection complète exigera davantage de temps mais nous y travaillons déjà, amiral.

— Merci.

— Non, amiral. Merci à vous. » Elle sourit. « Vous avez exprimé publiquement la confiance que nous vous inspirons, mon vaisseau et son équipage. »

Geary haussa les épaules, mal à l’aise, conscient de ce que signifiaient ses paroles pour elle et ses spatiaux. « Je me suis borné à dire la vérité, Tanya. L’Indomptable ne m’a jamais laissé choir. S’il existe réellement un vaisseau invulnérable dans cette flotte, c’est lui. »

Le sourire de Desjani s’effaça. « Et voilà que vous voulez lui porter la poisse.

— Je voulais seulement dire…

— Laissez plutôt tomber, amiral. Je suis sûre que vous vous excuserez plus tard de cette présupposition auprès des vivantes étoiles, mais, pour l’heure, faisons comme si vous n’aviez rien dit et partons du principe que Black Jack n’aurait permis à aucun autre vaisseau d’arborer son pavillon. »

Il faillit hésiter avant de transmettre ses instructions de manœuvre suivantes ; il se demandait si la flotte les capterait ou si les systèmes de communication souffriraient d’autres défaillances. Mais le personnel de Desjani lui avait appris qu’ils fonctionnaient correctement, du moins jusque-là. « À toutes les unités. Déportez-vous de soixante-cinq degrés sur bâbord et de trois degrés vers le bas à T 15. »

Tous les vaisseaux obtempérant, la formation en boîte pivota de nouveau sans s’altérer, s’incurvant pour s’écarter à la fois de l’étoile et de l’armada extraterrestre, distante à présent de vingt minutes-lumière seulement.

« Les Vachours ne vont pas être contents, fit remarquer Desjani.

— Tant qu’ils font ce qu’on attend d’eux…

— Et que préparez-vous exactement ? » s’enquit Victoria Rione du fond de la passerelle.

Geary se retourna pour lui faire face. « Nous nous efforçons de les contraindre à réagir comme nous le souhaitons. Vous n’avez toujours pas de leurs nouvelles, j’imagine ?

— Non, répondit Rione. Pas même un “meuuuh” de défi à vous glacer les sangs. Je crois que vos experts ont raison. Ces êtres ne communiquent pas avec leurs ennemis. Ils les éradiquent. »

Sur ces mots, le général Charban se pointa aussi sur la passerelle. « Et tant pis pour tous ceux qui n’en sont pas. Cela dit, je soupçonne leur définition de ce terme d’être assez large. Je viens d’avoir une discussion passionnante avec le docteur Schwartz.

— D’autres éclaircissements ? » s’enquit Geary. Il n’assisterait que dans quarante minutes à la réaction des Vachours à ses dernières manœuvres, de sorte qu’il pouvait aussi bien, pendant qu’il patientait, s’efforcer d’intégrer de nouvelles données.

« Rien de bon, affirma Charban.

— Pourquoi les explications du docteur Schwartz sont-elles si rarement encourageantes ? »

Charban sourit. « C’est là une question à laquelle je ne saurais répondre. Mais je peux au moins vous dire ce que nos experts ont conclu de leur analyse de la surface de cette planète habitée. Vous savez déjà qu’elle est recouverte de bâtiments.

— En effet. Dont les toits sont cultivés.

— Toujours les mêmes cultures, amiral. Il n’en existe que peu de variantes, voire aucune, dans toutes les zones que nous avons pu étudier.

— Nulle part ? »

Desjani avait entendu. Elle eut une exclamation incrédule. « Ils ont anéanti tout le restant ? Il n’y a plus sur cette planète qu’eux et ce qu’ils font pousser pour se nourrir ?

— Peu ou prou, admit Charban. Non seulement ils ont éliminé tous leurs prédateurs, mais aussi toutes les espèces qui pouvaient rivaliser avec la leur. Sur les vidéos que nous avons interceptées, nous avons aperçu de temps en temps des créatures ressemblant à des oiseaux et de petits animaux qui ont l’air apprivoisés, mais, eux mis à part, on ne trouve que des Vachours. Oh, à l’exception de certains spectacles, probablement historiques. Les Vachours y portent des armures primitives et engagent le combat avec d’autres créatures. Ce sont manifestement des effets spéciaux numérisés, des images de synthèse représentant les prédateurs dont ils se sont débarrassés.

— Des combats ? » Nouvelle occasion de se faire confirmer leurs choix stratégiques. « Pourriez-vous m’en transmettre un ?

— Certainement, amiral. » Charbon tapota quelques touches puis lui adressa un signe de tête.

Desjani se rapprocha de Geary pour visionner la vidéo avec lui ; elle ignora délibérément le regard mauvais que lui adressa Rione en réaction à cette promiscuité.

Dans la fenêtre virtuelle qui s’ouvrit devant lui, Geary vit des rangs serrés de Vachours portant boucliers et longues lances progresser d’un pas assuré vers des ennemis qui se heurtaient vainement à ce rempart. De temps à autre, un des prédateurs affolés bondissait assez haut pour dépasser les boucliers mais s’empalait aussitôt sur une des lances du champ mouvant d’épieux qui cliquetait derrière.

« Un impressionnant témoignage de discipline, fit remarquer Charban. Tous les Vachours conservent leur position dans la formation, marchent au pas et réagissent sans délai aux ordres.

— Je ne vois pas où est le ressort dramatique, lâcha Desjani. Ils se contentent de repousser les prédateurs en les submergeant sous le nombre, puis de les encercler et de les transpercer de leurs lances.

— Il ne se passe rien d’autre, déclara Charban. Toutes ces vidéos historiques se ressemblent. Nous n’avons pas vu un seul cas où un Vachours isolé jouerait les héros. Ils prennent manifestement plaisir à assister aux mouvements de masse de leurs armées. J’ai vérifié, et l’on trouve de grossières analogies dans l’histoire humaine. Une société antique de la vieille Terre, par exemple, se battait ainsi en formation serrée, sans aucun intervalle entre les boucliers ; tout le drame et l’héroïsme se résumaient à cette seule question : chaque soldat tiendra-t-il sa position dans la formation au moment du choc frontal ?

— Ils ne sont donc pas si différents de nous, affirma Rione. Nous pourrions sans doute trouver un terrain d’entente s’ils acceptaient de nous parler. Mais notre première évaluation de ces herbivores, selon laquelle ils ne nous attaquent que parce que nous leur semblons des prédateurs, me semble incomplète.

— Vous voyez une autre raison ? » s’enquit Geary.

Elle indiqua d’un geste la direction générale de la planète des Vachours. « Nous pourrions aussi être des rivaux, amiral. Ils ne tolèrent aucune compétition. Ils ont anéanti tous leurs concurrents sur leur planète natale et, s’ils n’y étaient pas cloués par la présence des Énigmas, sans doute se seraient-ils déjà répandus dans l’espace contrôlé par l’humanité, en coupant l’herbe sous le pied de toutes les formes de vie différentes qu’ils rencontreraient.

— Et dans les autres directions ? Devons-nous présumer qu’ils sont entourés par l’espace Énigma ?

— On peut toujours l’espérer, déclara Rione. Et, oui, je sais qu’aucun de vous n’y aurait rêvé avant d’atteindre cette étoile, mais les Énigmas me semblent à présent un moindre mal.

— Pandora, marmonna Desjani.

— Quoi ? » Geary réagissait au nom de toute la passerelle.

« Une antique légende, expliqua-t-elle. De celles qui reprochent aux femmes tous les maux de l’humanité. En ouvrant une boîte, Pandora aurait délivré une foule de maux entassés à l’intérieur. Le nom me paraît bien choisi pour cette étoile.

— Ces vieilles légendes n’attribuent pas aux femmes tous les maux de la terre, argua Charban. Elles ne blâment que celles qui ont… désobéi.

— Distinction cruciale, admit sèchement Rione. Après tout, il n’est pas toujours aisé de souligner l’importance de la docilité chez la femme. »

L’embarras de Charban arracha un sourire à Desjani ; elle se rendit brusquement compte qu’elle avait pris le parti de Rione dans cette affaire et reporta son attention sur Geary. « Plus que cinq minutes avant d’observer leur réaction. »

Refusant de se laisser embringuer dans ce débat sur le comportement « convenable » de la femme, débat qu’avait ouvert Charban de manière si irréfléchie, Geary se contenta de hocher la tête avant de se concentrer sur son écran. Les Vachours devraient normalement réagir à sa dernière manœuvre en se déportant sur bâbord et en piquant légèrement vers le bas, pour ensuite accélérer de nouveau sur une autre trajectoire d’interception de la flotte.

« Il reste une petite chance pour que cette armada décroche et laisse à leur forteresse le soin de se charger de nous, déclara Desjani.

— Je sais. Mais notre manœuvre suivante nous rapprochera d’eux davantage. Si ce que nous savons de cette espèce et ce que nous croyons en deviner est exact, ils devraient continuer de nous poursuivre. »

L’armada vachourse altéra sa trajectoire très exactement au moment escompté, en procédant avec précision aux ajustements requis pour une nouvelle interception en même temps qu’elle gagnait en vélocité. Geary lui laissa le temps de se stabiliser sur ce nouveau cap mais donna à la flotte l’ordre d’exécuter la manœuvre suivante alors que l’ennemi accélérait encore. « À toutes les unités, déportez-vous de trente-quatre degrés sur tribord et de cinq vers le haut à T 27. »

Cette fois, la flotte humaine obliqua largement vers l’armada vachourse, chacun de ses vaisseaux pivotant sans déformer la boîte. « Ils sont encore à dix-huit minutes-lumière, rapporta Desjani, mais nous les contacterons aussi vite sur cette nouvelle trajectoire, à la vélocité combinée de 0,24 c. Et ils continueront d’accélérer jusqu’à ce qu’ils nous aient vus nous retourner vers eux. »

Geary hocha la tête mais il concentrait toute son attention sur la forteresse extraterrestre. La flotte humaine s’en était aussi graduellement rapprochée, de sorte qu’elle n’était plus qu’à vingt minutes-lumière, sa position relative se trouvant dans le quart bâbord des vaisseaux de l’Alliance en train de se stabiliser sur leur nouvelle trajectoire. L’armada vachourse, elle, était à tribord des proues des vaisseaux humains, si bien que forteresse, flotte et armada s’alignaient pratiquement, la flotte humaine désormais prise en sandwich entre les deux forces vachourses. « Nous allons devoir manœuvrer plus vite dorénavant, et en grande partie à l’instinct, car nous n’aurons plus le temps d’observer les réactions de l’ennemi avant chaque décision. Si jamais vous avez l’impression que quelque chose cloche, faites-le-moi savoir.

— Vous êtes plus doué que moi pour les manœuvres de la flotte, fit remarquer Desjani. Beaucoup plus.

— Mais vous pouvez au moins me dire si l’Indomptable va dans la bonne direction. Tous les autres bâtiments s’alignent dessus, de sorte que si lui-même manœuvre comme nous le souhaitons, eux aussi.

— Oui, amiral. »

Soixante-quinze minutes avant le contact, ou un peu plus de soixante-dix si les Vachours continuaient d’accélérer.

Geary avait instruit ses commandants de vaisseau de ce qui allait se produire. Au cours des deux prochaines heures, la flotte humaine se livra à une succession de zigzags sur bâbord puis tribord et ainsi de suite, contraignant les vaisseaux vachours en approche à altérer fréquemment leur trajectoire et leur vélocité. Si ces êtres étaient un tant soit peu semblables aux hommes, leur dépit et leur colère devaient sans cesse croître devant cette persistance de la flotte humaine à se retourner comme pour opérer plus vite le contact, avant de se détourner à nouveau pour les contraindre à une plus longue traque. Certes, les commandants de Geary risquaient d’éprouver eux aussi les mêmes sentiments. Mais chaque passe de manœuvres rapprochait un peu plus la flotte des vaisseaux vachours et ces deux forces de l’énorme forteresse orbitale. Il fallait espérer que la présence de ces menaces jumelles contraindrait les plus agressifs à maintenir leur position dans la formation au lieu de charger l’ennemi.

La flotte virant de nouveau largement sur bâbord, Geary réfléchit aux vertus de la stratégie vachourse : chaque combattant restait exactement à la place qui lui était assignée et obéissait strictement aux ordres de son commandant. Il devait être rafraîchissant de ne jamais avoir à s’inquiéter d’en voir un faire une bêtise ou refuser d’obtempérer.

Mais il se serait alors retrouvé à la tête d’une flopée de commandants encore plus incompétents que le capitaine Vente, incapables de prendre une initiative quand les circonstances l’exigeaient, paralysés, attendant des instructions précises ou obéissant aveuglément aux ordres même s’ils étaient manifestement peu judicieux. Trop ou trop peu de discipline sont les deux revers de la même médaille et ne conduisent qu’à la débâcle.

« Le commandant de cette armada doit être fou furieux, lâcha Desjani. Vous jouez avec lui au lieu de lui rentrer dans le lard.

— C’est le but de la manipe. » Ça n’allait d’ailleurs plus tarder. La formation en boîte de la flotte humaine avait tourné autour de la forteresse, de manière à ne plus s’en trouver qu’à quelques minutes-lumière mais dans une position presque diamétralement opposée à celle de l’armada, laquelle pivotait à présent désespérément sur tribord pour revenir sur les vaisseaux de l’Alliance, les massifs supercuirassés vachours exigeant pour se retourner un très grand rayon de braquage, tandis que les vaisseaux plus petits qui les entouraient conservaient exactement la même position relative. Geary, en même temps qu’il louvoyait, avait fait plonger alternativement sa formation vers le haut et le bas, et sa dernière manœuvre l’avait conduite plusieurs degrés en dessous du plan du système.

Sur son écran, il pouvait constater que tous les ingrédients de cette bataille jusque-là sans effusion de sang convergeaient vers l’alignement auquel il avait travaillé toute la journée. La course de la flotte humaine piquait doucement vers la forteresse et, au-delà, vers le point de saut qu’elle espérait atteindre, désormais pratiquement aligné sur elle, le dernier virage visant à lui faire raser la forteresse. À bâbord de celle-ci et de la flotte de l’Alliance, la trajectoire incurvée de l’armada vachourse la menait lentement, non seulement vers la flotte humaine mais aussi vers sa forteresse. Ça ne risque pas d’inquiéter le commandant vachours. C’est moi qu’il veut. Moi et la flotte. Il n’a pas à se soucier d’être attaqué par la forteresse, lui. Et celle-ci me surveille également, attendant que la flotte soit en bonne position pour larguer des centaines de ses missiles suicides.

Ils ne s’intéressent pas l’un à l’autre parce qu’ils n’en ressentent pas le besoin.

Du moins je l’espère.

Allons-y.

« À toutes les unités, virez de trente-cinq degrés sur tribord à T 49. Et accélérez à 0,15 c. »

Les propulseurs s’activèrent à plein régime, la flotte de l’Alliance interrompant son virage sur bâbord pour revenir sur tribord dans un monstrueux louvoiement. Les propulsions principales entrèrent en action, forçant les vaisseaux à accélérer en même temps qu’ils viraient sur l’aile. Geary ne quittait pas des yeux ses pesants auxiliaires, au centre de sa formation, conscient que cette manœuvre allait exiger le maximum de leurs capacités. Si un seul échouait à épouser le mouvement, il lui faudrait ajuster les trajectoires en plein élan pour sauvegarder la formation.

Mais, alors même que les gros auxiliaires hurlaient des alarmes relatives au stress de leur coque sur le réseau de la flotte, ils continuaient de pivoter à l’unisson. Geary inspira profondément et, sans même s’en rendre compte, croisa les doigts pour invoquer la chance. « À toutes les unités. Exécutez sans délai la formation Hôtel modifiée. »

À bâbord de la flotte de l’Alliance, l’armada vachourse, désormais beaucoup trop proche, se retournerait en assistant à sa dernière manœuvre, mais pas assez vite, toutefois, pour éviter ce coup-ci le contact. Elle la verrait également altérer sa vélocité et accélérer pour tromper ses systèmes de visée et rendre l’interception plus ardue. Et, à présent, elle devait aussi voir s’effriter les franges extérieures de la boîte, tandis que les vaisseaux humains modifiaient tous leur position en même temps, et continuaient de virer et d’accélérer.

Des centaines de vaisseaux humains plongeaient ou grimpaient, se dépassant ou se croisant les uns les autres, semblant adopter chacun une trajectoire individuelle alors même que, coordonnés, tous leurs mouvements ne tissaient qu’une unique toile. Les cuirassés qui ne se trouvaient pas encore au sommet de la formation piquaient vers le haut pour rejoindre ceux de la couche supérieure et établir comme un mur de force. Les croiseurs de combat formèrent, à l’avant et à l’arrière de la formation, des groupes prêts à défendre ces positions et renforcer les cuirassés. Les croiseurs lourds plongeaient pour constituer une sorte de coquille aux auxiliaires et aux transports d’assaut, tandis que destroyers et croiseurs légers s’éparpillaient pour se mêler aux cuirassés et aux croiseurs de combat.

Mais la masse de la formation restait relativement compacte alors que sa trajectoire se stabilisait et qu’elle fondait droit sur la forteresse extraterrestre, dans l’intention de passer dessous.

Le silence régnait sur la passerelle de l’Indomptable. Chacun observait son écran, guettait la réaction de l’armada ennemie et le moment où la forteresse larguerait sa puissante vague de missiles.

« Point de non-retour », marmonna Desjani. Ils étaient désormais trop lancés sur cette trajectoire et ne pouvaient plus tourner assez vite le dos à la forteresse et à l’armada ennemie pour éviter le choc.

« Les voilà », dit Geary.

L’armada vachourse avait pivoté et réduisait à présent sa vélocité. Ses énormes et encombrants supercuirassés épousaient poussivement la manœuvre. La courbe marquant sa trajectoire prévue s’incurva encore légèrement pour passer directement sous la forteresse. Mais les massifs vaisseaux vachours ne pouvaient pas ralentir assez vite. « Estimation de la vitesse combinée d’engagement : 0,19 c, annonça Desjani, dont le calme avant la bataille restait toujours aussi surnaturel.

— À toutes les unités, engagez le combat avec toutes les cibles qui entrent dans votre enveloppe de tir », ordonna Geary.

Des jours, des heures puis des minutes s’étaient écoulés et, maintenant, dans quelques secondes seulement, les trois protagonistes de ce combat se rueraient l’un vers l’autre. La forteresse lancerait-elle ses missiles à temps pour obtenir une interception parfaite de la flotte humaine qui passait à sa portée, ou bien… ?

« Ils arrivent, lâcha Desjani. Descendez tout ce qui s’approche », ordonna-t-elle à ses officiers.

Les missiles commençaient déjà de bondir de la surface de la forteresse, mais les largages avortèrent et ils s’arrêtèrent en chancelant : dans sa poursuite aveugle de la flotte de l’Alliance, l’armada vachourse s’était massivement interposée entre elle et la forteresse, sabotant ainsi leur trajectoire alors que les deux forces se rapprochaient l’une de l’autre à une vélocité combinée d’environ cinquante-sept mille kilomètres par seconde. Geary avait planifié cette tactique à l’instar d’une antique corrida, en rendant le taureau fou furieux pour l’amener là où il souhaitait le conduire, jusqu’à cette ultime passe où il s’en écartait, tandis que la bête écumante dépassait en titubant la position où il avait cru encorner son adversaire.

Les tirs ne durèrent en réalité que quelques millièmes de seconde, trop vite pour que les sens humains les enregistrent : les systèmes de combat automatisés sélectionnaient des cibles et visaient des ennemis qui n’étaient plus là un instant plus tard. Les rayons de particules traçaient des chemins mortels entre les vaisseaux, les missiles spectres frappaient des cibles trop proches pour qu’elles pussent les esquiver en manœuvrant, et, parfois même, la mitraille touchait des cibles suffisamment rapprochées, ses billes métalliques martelant blindages et boucliers avec une énergie prodigieuse. L’Indomptable tangua dans le sillage d’explosions déjà très loin derrière lui, et Geary hurla de nouveaux ordres avant même d’avoir eu le temps d’évaluer les dommages infligés à la flotte. « À toutes les unités, freinez au maximum jusqu’à 0,1 c. »

Les vaisseaux de l’Alliance pivotèrent sur place, leurs propulsions principales s’échinant à réduire suffisamment la vélocité pour emprunter le point de saut à l’approche.

« Beaucoup de coups manqués, rapporta Desjani en respirant lentement et profondément. On dirait bien que la plupart des tirs des Vachours ont mis à côté de la plaque. »

Geary jeta un bref coup d’œil aux relevés indiquant l’état de la flotte. Les vaisseaux humains avaient concentré leurs tirs sur les missiles dont le largage avait réussi, anéantissant cette vague partielle juste avant qu’elle n’atteignît ses cibles, mais ils avaient subi quelques dommages dus à des explosions proches. Les Vachours, eux, handicapés par des systèmes de contrôle de tir moins efficaces que ceux des humains à une vitesse combinée d’engagement de 0,19 c, avaient beaucoup moins souvent fait mouche en dépit de la terrifiante puissance de feu déversée par leurs supercuirassés.

Il reporta le regard sur l’écran des manœuvres, constata que ses vaisseaux réduisaient lentement leur vélocité, désormais proche de 0,1 c, tandis que le point de saut, droit devant, arrivait très vite sur eux.

« On va réussir, marmonna Desjani.

— D’un cheveu. » Mais cela suffirait. « À toutes les unités. Sautez maintenant. »

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