Quinze

Ce n’est jamais qu’une autre étoile occupée par les Énigmas, se disait Geary alors que s’écoulaient les dernières minutes précédant l’émergence à Hua. Nous en avons traversé un bon nombre, même quand ils étaient prévenus de notre irruption. Il en sera de même ici.

« Au moins les Énigmas devraient-ils être surpris de nous voir surgir à Hua, déclara Desjani, faisant inconsciemment écho aux pensées de Geary. Ils doivent encore se féliciter de notre anéantissement en territoire vachours. Vous savez que nous allons trouver un portail de l’hypernet, n’est-ce pas ?

— Ouais, j’en suis conscient. » C’était un système frontalier pour les Énigmas, et, autant que Geary le sût, ceux-ci se servaient des portails comme d’armes défensives, au lieu de fabriquer des supermines comme celles des Lousaraignes.

L’Indomptable sortant de l’espace du saut et les vaisseaux de l’Alliance virant brusquement de bord pour se plier à la manœuvre évasive préétablie, ses idées se brouillèrent un instant. Mais, à mesure qu’il reprenait ses esprits, il constatait l’absence rassurante d’alarmes des senseurs signalant un danger immédiat et de signes sur son écran indiquant la présence de champs de mines ou de vaisseaux Énigmas à proximité du point d’émergence.

« Le voilà », fit Desjani. Un portail de l’hypernet suspendu, menaçant, à trois heures-lumière de là, du côté opposé à celui vers lequel la flotte s’était tournée. « La trajectoire était bien choisie, amiral.

— Merci. » Où étaient donc les points de saut ?

Puis il se rendit compte qu’il n’avait pas besoin d’attendre que les senseurs de la flotte eussent localisé leurs positions. Juste devant, les six vaisseaux lousaraignes bondissaient déjà et accéléraient vers un point de saut sur tribord. Il donna à la flotte les ordres requis pour emboîter le pas à ses alliés extraterrestres en accroissant sa vélocité pour épouser la leur. « Suivons les Lousaraignes.

— Vous attendiez-vous à dire cela un jour ? » Desjani scrutait son écran. « Des défenses fixes éparpillées un peu partout… des quais d’appontement spatiaux çà et là… une grosse base militaire orbitale, dirait-on… des vaisseaux là, là et là.

— Et décidément Énigmas », ajouta Geary. Ils n’étaient que cinq, qui présentaient tous la même silhouette trapue en forme d’écaille de tortue répondant aux vaisseaux de guerre Énigmas. Leur taille allait de celle d’un destroyer à celle d’un croiseur lourd, un peu plus grosse que ce dernier mais toujours très inférieure à celle d’un cuirassé.

« À l’exception de ce foutu portail, les défenses sont beaucoup moins nombreuses que ce à quoi je me serais attendue dans un système stellaire faisant face à un adversaire tel que les Lousaraignes. Le général Charban avait peut-être raison.

— Commandant, appela le lieutenant Yuon. Ce système stellaire semble abriter de très nombreux quais d’appontement réservés à des bâtiments militaires. Apparemment, ces vaisseaux de guerre doivent y grouiller. »

Desjani hocha la tête. « Excellente conclusion, lieutenant. Ils ont dû rameuter leurs forces défensives pour former quelque part une escadre d’assaut. » Elle se tourna vers Geary. « Et nous savons où devrait se rendre une telle escadre. Les Énigmas ont dû se dire qu’ils pouvaient en toute sécurité affaiblir leurs défenses de Hua le temps de dévaster Midway. Nous sommes censés avoir été liquidés par les Bofs, et il ne devait plus rester de notre flotte que quelques estropiés désemparés, cherchant, loin d’ici, à rentrer chez eux en traînant la patte. En outre, les Lousaraignes n’inquiètent pas leurs voisins tant que ceux-ci leur fichent la paix.

— Quand tout a si bonne allure, il faut toujours se demander à côté de quoi on passe, commenta Geary. Et les Énigmas ont oublié que nous risquions de ne pas tenir le rôle qu’ils nous avaient assigné.

— Le portail de l’hypernet est désormais derrière nous, à trois heures-lumière, fit remarquer Desjani. Et la principale installation militaire du système à quatre heures-lumière et demie sur bâbord, un peu plus proche que l’étoile. À quelle distance se trouve ce point de saut ? »

Les écrans mirent plusieurs secondes à livrer l’information.

« Une heure-lumière trois quarts, rapporta Desjani tandis que ses doigts volaient sur ses touches pour transmettre l’information aux systèmes de manœuvre de la flotte. Soit, si nous gardons la même vélocité que les vaisseaux lousaraignes, jusqu’à atteindre 0,15 c avant de freiner… quinze heures de transit. »

Géométriquement parlant, c’était relativement simple : dans quatre heures et demie tout au plus, les Énigmas et leur principale base militaire apprendraient l’arrivée de la flotte humaine. Si l’un de leurs vaisseaux recourait avant cela à ses communications PRL, la marge de sécurité se réduirait sans doute à deux heures. Si cette base envoyait au portail l’ordre de s’effondrer, il mettrait près de cinq heures et demie à l’atteindre, et il faudrait encore à l’onde de choc de l’explosion pas loin de trois heures pour rattraper la flotte qui s’en éloignerait. « Treize heures et demie avant qu’ils ne puissent nous frapper.

— Mettons dix heures seulement si un de leurs vaisseaux les prévient par com PRL », rectifia Desjani.

Geary étudia le système stellaire, auquel les senseurs continuaient d’ajouter des précisions : ni très opulent ni très riche en mondes mais relativement décent. Une planète présentait les cités et villes partiellement occultées des Énigmas, à cheval sur les bords de mer et d’assez impressionnants océans. « Nous ignorons le niveau de précision de leurs communications PRL. Le feront-ils sauter sans avoir eu la confirmation de ce que leur aura appris ce vaisseau ? Surtout s’ils nous voient piquer droit sur le point de saut au lieu de lanterner ou de nous diriger vers un but précis à l’intérieur du système ?

— La logique humaine ne s’est jamais appliquée aux raisonnements des Énigmas, fit observer Desjani.

— Je vous l’accorde. Mais nous savons que le nombre des systèmes stellaires qui leur sont accessibles est limité, puisqu’ils ont une frontière commune avec nous, une autre avec les Vachours, et qu’ils font partout ailleurs face aux Lousaraignes. En outre, en traversant leur espace, nous n’avons trouvé aucun système Énigma victime d’un effondrement de son portail. Ils ne doivent être autorisés à les faire sauter qu’en tout dernier recours. »

La fenêtre de vulnérabilité de la flotte serait donc de deux à cinq heures. Mais on n’y pouvait strictement rien, à part filer vers le plus proche point de saut et décamper aussi vite que possible, ce qu’elle était précisément en train de faire.

Geary n’avait pas bien dormi la veille et la flotte ne risquerait rien avant plusieurs heures. « Capitaine Desjani, je vais descendre me reposer dans ma cabine. Je vous encourage à permettre à votre équipage de m’imiter dans les heures qui viennent. »

Desjani le fixa en fronçant les sourcils, tout en faisant mine d’ignorer les tentatives désespérées de tous ceux de la passerelle pour paraître optimistes. « Laisser se reposer mon équipage ?

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient. » Geary était conscient de la rude besogne que les matelots de l’Indomptable avaient abattue pour maintenir tous les systèmes opérationnels avant l’émergence, les tester, les réparer et les améliorer pour parer le croiseur au combat.

« Non, amiral. Aucun. Ils l’ont bien mérité. À tous les matelots et officiers, ici votre commandant. Quartier libre pendant trois heures. Le travail reprendra normalement au terme de ce délai. » Elle relâcha la touche de contrôle du système audio général et, à l’insu de tous, décocha à Geary un clin d’œil discret. « Profitez bien de votre repos, amiral. Je veille au grain.

— Tanya, vous devriez…

— J’ai très bien dormi la nuit dernière. »

Sans doute le « très bien » était-il un poil exagéré, mais il n’allait certainement pas la traiter de menteuse devant ses officiers.

Geary remontait sur la passerelle à peine deux heures plus tard, et constatait sur le trajet depuis sa cabine que de nombreux spatiaux avaient également regagné leur poste plus tôt que prévu.

« Que croyez-vous qu’ils se disent ? demanda Desjani. Je parle des Énigmas. Nous déboulons ici accompagnés de six vaisseaux lousaraignes, en remorquant un supercuirassé vachours qui a visiblement connu des jours meilleurs.

— Ce qu’en tout cas j’espère, c’est qu’ils se rendront compte que nous avons de nouveaux alliés et que nous avons non seulement vaincu les Vachours, mais encore gardé de la bataille un souvenir assez impressionnant », répondit Geary. Il se demanda un instant quel nom les Énigmas pouvaient bien donner aux Bofs. « Chacun de ces deux constats devrait les inciter à négocier sérieusement avec nous. Ensemble, peut-être suffiront-ils à les convaincre de ne plus nous chercher des poux dans la tête.

— Vous n’avez pas l’air d’y croire vous-même, lâcha Desjani en s’adossant à son siège, les yeux rivés à son écran.

— Non, en effet. » Une vieille impression de futilité s’empara de lui. « Le général Charban pense qu’il nous faudra encore sévèrement défaire les Énigmas avant de les persuader qu’ils ne peuvent pas nous vaincre militairement.

— Où un général des forces terrestres aurait-il bien pu acquérir une telle intime connaissance du raisonnement d’une espèce extraterrestre ?

— Je n’en ai aucune idée. D’autant qu’il est encore célibataire », ne put-il s’empêcher d’ajouter.

Desjani ne se retourna même pas et se contenta de lui couler un regard du coin de l’œil. « Les femmes ne sont pas une espèce extraterrestre.

— J’ai dit ça, moi ? Il se passe quelque chose d’important ?

— À part un amiral qui marche sur la corde raide ? Non, amiral. Vous en auriez été informé. » Elle désigna un vaisseau Énigma. « Ce gars-là se rapproche. Il nous verra le premier, en fait. D’un instant à l’autre maintenant. Et, quand nous le verrons réagir dans quelques heures, nous aurons deux-trois indications sur ce que feront ses congénères. »

Geary se massa le menton d’une main, en regrettant de ne pas disposer dès maintenant d’informations plus précises. On pourrait pourtant croire que je me suis désormais habitué à ces retards. Il enfonça une touche du canal de communication interne. « Émissaire Rione ? Général Charban ? Avons-nous reçu des nouvelles des Lousaraignes ? »

Ce fut le docteur Schwartz qui lui répondit. « Je suis seule ici pour le moment, amiral. Nous n’avons rien capté.

— Que leur avez-vous transmis ?

— Un message, dès notre émergence, leur demandant ce qu’ils comptaient faire. Il nous est encore difficile de donner à leurs pictogrammes et leurs symboles une forme dont nous savons qu’elle ne rend compte que de concepts simples. Il y a environ une heure, avant de quitter leur espace, bien entendu, nous leur avions dépêché un autre message pour leur demander s’ils savaient comment allaient réagir les Énigmas, mais ils n’ont pas répondu sur le moment. Nous nous sommes dit que réitérer la question ne pouvait nuire.

— Pas très diplomatique », maugréa Geary.

Schwartz avait dû entendre : « Nous ne savons même pas si nous avons posé la bonne question et nous ignorons tout des protocoles qui président à leurs rapports sociaux. Quand on pose à un homme une question dont il ignore la réponse, la réaction courtoise normale est “Je ne sais pas” ou une phrase équivalente. Pour les Lousaraignes, c’est peut-être tout bonnement le silence.

— Mais nous n’en savons rien ?

— Non, amiral. Rigoureusement rien. » Le docteur Schwartz secoua la tête d’un air contrit. « Traiter avec des extraterrestres imaginaires est bien plus aisé. Ils finissent toujours par réagir comme on s’y attend. C’est du moins ce que tous nos “experts” ont découvert au cours de leur carrière antérieure. Mais les Énigmas, les Vachours et les Lousaraignes persistent à ne pas se couler dans le moule que nous voulons créer. Certains de mes collègues ont le plus grand mal à s’y faire. Ils cherchent à les coucher dans un lit de Procuste au lieu d’adapter ce lit à ce qu’ils sont réellement. Je ne peux guère le leur reprocher. Nous fonctionnons ainsi depuis très longtemps.

— Est-ce pour cette raison, à votre avis, que le général Charban a des intuitions aussi fulgurantes ? Parce que son esprit n’est pas entravé par une existence entière consacrée à chercher à comprendre comment devraient raisonner des extraterrestres ? »

Schwartz parut d’abord interloquée puis pensive. « C’est possible, amiral. Serait-il outrecuidant de ma part de vous faire remarquer que j’ai eu moi aussi quelques intuitions ? »

Geary sourit. « C’est vrai, docteur. Je me félicite de votre présence parmi nous et, dès notre retour dans l’espace de l’Alliance, je veillerai à ce que tout le monde soit informé de votre précieuse contribution à cette mission. »

Schwartz éclata de rire. « Si bien que tous mes collègues me voueront une haine qui restera légendaire ! On voit que vous n’avez jamais vu des universitaires à couteaux tirés. Je ne suis pas certaine que je devrais vous en remercier. Mais je le ferai malgré tout. Si jamais le gouvernement décidait d’envoyer une délégation aux Lousaraignes, j’espère que mon nom serait cité parmi les participants.

— Si j’ai mon mot à dire, vous en ferez partie. »

On n’avait toujours rien reçu des Lousaraignes, dont les vaisseaux se maintenaient fermement sur une trajectoire visant le point de saut pour Pele, quand on vit enfin réagir les Énigmas. « Il se retourne, déclara Desjani. On dirait… Je parie qu’il va adopter un vecteur lui permettant de nous intercepter ou, tout du moins, de frôler une interception de quelques minutes-lumière.

— Une vigie, affirma Geary. Chargée de nous filer pour transmettre des données PRL sur le statut de la flotte et permettre à ses chefs, dans ce système stellaire, d’obtenir plus vite des informations sur notre compte. Ce qu’ont toujours fait les Énigmas chaque fois que nous avons traversé un de leurs systèmes.

— Ça ne veut pas dire qu’ils vont faire s’effondrer le portail, observa Desjani.

— Non. Plutôt le contraire. Ils vont nous observer et s’assurer que nous repartons aussi vite que nous sommes venus.

— Ils tiennent donc à ce que nous allions à Pele, ajouta Desjani, vidant ainsi un nouveau seau d’eau froide sur la tête de Geary, dont le soulagement allait croissant jusque-là.

— Si c’est le cas, ils risquent de le regretter à notre arrivée. »

Le vaisseau Énigma qui filait la flotte s’en rapprochait encore quand les Lousaraignes atteignirent le point de saut et disparurent. Quinze minutes plus tard, les vaisseaux de l’Alliance sautaient à leur tour, et le système de Hua cédait la place au néant de l’espace du saut.

« Cinq jours, fit Desjani. Comme l’a dit Neeson, si une flottille Énigma se dirige vers Midway, ceux de Hua l’auront prévenue que nous sommes en chemin.

— Je sais. Cinq jours. » Mais, cette fois, Geary ne redoutait pas ce qui risquait de les attendre à Pele. Il était au contraire avide d’en découdre, d’en venir aux mains avec le dernier obstacle qui s’interposait entre la flotte et le territoire des hommes.

Quand ils émergèrent de l’espace du saut à Pele, tous les nerfs étaient tendus à se rompre, les armes parées à tirer et les regards braqués sur ce qui les y guettait.

« Ils sont bien là, déclara Desjani.

— Pas pour longtemps », répliqua Geary.

La flottille Énigma se trouvait encore très loin sur tribord, à près de trois heures-lumière du point d’émergence de la flotte. Elle piquait vers le point de saut pour Midway à 0,16 c, hors de portée de Geary, et ne s’en trouvait plus qu’à une heure de vol. Dans la mesure où l’émergence des vaisseaux de l’Alliance ne lui apparaîtrait que dans plus de trois heures, elle l’atteindrait et sauterait avant d’apprendre que Geary était arrivé à Pele.

Cela dit, si les ordres de l’ennemi étaient de gagner Midway et de dévaster ce système, peut-être n’en avait-elle cure.

« Deux cent vingt-deux vaisseaux Énigmas, rapporta Desjani. J’imagine qu’ils n’ont pas pu en réunir davantage.

— Oui, je…» Geary s’interrompit, un souvenir venant de lui revenir. « Trois cent trente-trois.

— Quoi ?

— Ces prisonniers humains que nous avons exfiltrés de leur astéroïde prison. Leur nombre était constamment maintenu à trois cent trente-trois. Et voilà que la flottille Énigma se compose de deux cent vingt-deux bâtiments. »

Desjani resta un instant éberluée puis haussa les épaules. « Et alors ? Ils aiment les répétitions, voilà tout.

— Visiblement. Mais pourquoi ?

— Est-ce vraiment important ?

— Oui. Pour tenter de les comprendre. » Il vit Desjani afficher un dédain marqué à cette idée. « Mieux je les comprends, Tanya, et mieux je peux les devancer et prévoir leurs réactions. Ces vaisseaux atteindront Midway plusieurs heures avant nous. J’aimerais connaître un moyen de les distraire et de détourner leur attention de notre émergence, afin de pouvoir les rattraper avant qu’ils aient fait trop de dégâts.

— D’accord. Je reconnais que c’est une bonne raison de vouloir les comprendre. Mais, quel que soit leur mode de raisonnement, le temps dont ils disposeront pour s’amuser à Midway dépendra en partie de ce que nous ferons. » Elle se tourna vers lui, guettant sa décision.

Il savait pertinemment ce qu’elle lui demandait, et aussi que tous les spatiaux de la flotte se posaient la même question à cet instant précis : la flotte allait-elle poursuivre la traque dans son ensemble, ralentie par les cuirassés, les auxiliaires, les transports d’assaut et le supercuirassé capturé aux Vachours ? Compte tenu du nombre des vaisseaux Énigmas, il serait sans doute plus prudent de garder sous la main toute cette puissance de feu. Mais cette prudence risquait aussi de se solder par une intervention trop tardive de la flotte, de sorte que ladite puissance de feu ne servirait de rien. « Aidez-moi à régler ça, Tanya. J’aimerais scinder la flotte en deux : tous les croiseurs de combat, croiseurs légers et la moitié des destroyers d’un côté, pour constituer une force de traque rapide, et tous les cuirassés, croiseurs lourds et destroyers restants de l’autre, suivant au mieux de leur vélocité. »

Le sourire de Desjani, avant qu’elle ne se tournât vers son écran, lui apprit qu’elle appréciait ce plan. Ses doigts s’activèrent sur les touches, le temps d’aider à désigner les affectations.

Geary appela le capitaine Armus avant de s’atteler à son tour à la tâche : « Commandant, je vais diviser la flotte et prendre les devants avec nos vaisseaux les plus rapides afin d’essayer de disloquer l’assaut livré par les Énigmas contre Midway. Vous serez à la tête du reste de la flotte et vous devrez lui faire adopter sa célérité maximale afin de nous y rattraper. J’aurai besoin de la puissance de feu de tous vos vaisseaux dès que vous nous aurez rejoints, mais ne laissez pas en plan le supercuirassé et ses remorqueurs. Des questions ? »

Si Armus avait été homme à rayonner de bonheur, sans doute aurait-il présentement affiché un visage radieux. Les commandants de cuirassé étaient la plupart du temps regardés dans la flotte comme des officiers solides mais sans relief, et les postes de commandement d’une formation attribués la plupart du temps à ceux de croiseurs de combat. Geary avait été le plus souvent contraint d’adopter cette tradition, puisqu’il se retrouvait affligé des officiers dont il avait hérité, de sorte que les commandants de croiseurs de combat seraient probablement les mieux adaptés à ce rôle. Hélas, certains d’entre eux s’étaient parfois aussi révélés les pires.

Mais, au lieu de montrer qu’il accueillait avec enthousiasme une aubaine dont profitaient rarement les commandants de cuirassé, Armus se contenta d’opiner lentement, d’un air résolu, puis, comme frappé par l’esprit de l’escalier, de saluer maladroitement. « Je comprends, amiral. Merci de placer votre confiance en moi. »

Desjani coula un regard à Geary une fois la communication terminée. « Armus ? Jane Geary et lui se valent bien, en termes d’ancienneté, pour cette affectation. C’est pile ou face.

— Je sais. » Et aussi à qui des deux je peux me fier pour rester avec le supercuirassé et ses remorqueurs.

Il se garda bien de le dire à haute voix, mais Tanya avait dû lire dans ses pensées. Cela étant, elle n’éleva pas d’objections ni ne tenta même d’en discuter.

« À toutes les unités, ici l’amiral Geary. Je scinde la flotte. Le détachement rapide d’interception devra gagner Midway au plus vite pour engager le combat avec les Énigmas. Le corps principal suivra. Les instructions concernant la formation vous seront transmises instamment.

— Terminé ! annonça Desjani. Où en êtes-vous de votre côté ? Oh, zut ! Laissez-moi faire ça pour vous.

— J’ai dû m’adresser à la flotte, répondit Geary, sur la défensive.

— Bien sûr. C’est vous l’amiral. Maintenant que vous avez appris à tout le monde, y compris moi-même, ce qu’on devait faire, laissez-nous vous aider à tout mettre en branle. »

Des problèmes de manœuvre dont la solution aurait sans doute exigé de longues heures et la contribution de nombreux cerveaux humains pouvaient être réglés en quelques instants avec l’assistance des systèmes automatisés. Et, si le responsable des opérations avait une bonne compréhension intuitive des manœuvres, c’était encore plus rapide.

Desjani avait cette disposition d’esprit.

« Vérifiez ! »

Geary se livra à un bref contrôle de sécurité de ses calculs, conscient que les petites erreurs seraient automatiquement corrigées par les systèmes de manœuvre. Quant au tableau général… « Ça m’a l’air parfait. » Deux autres tapotements sur les touches de son unité de com et les instructions de manœuvre parvenaient à tous les vaisseaux de la flotte.

Geary avait spécifié que le détachement chargé de la traque devrait épouser une formation ovoïde dont le gros bout serait l’avant-garde. Les vaisseaux désignés filèrent se mettre en position. Les croiseurs de combat s’alignaient sur la ligne médiane, d’où il pourrait aisément les redistribuer partout ailleurs dans la formation. Il ne lui en restait plus que quatorze après la perte de l’Invulnérable et du Brillant, et, sur ces quatorze rescapés, deux autres, l’Illustre et l’Incroyable, avaient été sévèrement molestés à Honneur. S’ils étaient encore techniquement aptes au combat après d’éprouvantes réparations, Geary devait se montrer très prudent dans leur affectation.

Les croiseurs légers se rangeaient autour des croiseurs de combat, tandis que les destroyers dessinaient les flancs, l’avant et l’arrière de l’ovale. « À toutes les unités du détachement chargé de la poursuite, accélérez sur-le-champ jusqu’à 0,25 c. »

Le détachement commença de s’écarter du corps principal, tandis que cuirassés, croiseurs lourds et destroyers restants continuaient d’adopter une autre formation ovoïde, dont le centre était cette fois occupé par le supercuirassé vachours, les transports d’assaut, les auxiliaires et les cuirassés.

Geary s’aperçut que son détachement gagnait rapidement du terrain sur la formation lousaraigne moins importante, qui avait jusque-là gardé la tête. « Général Charban, émissaire Rione, nous devons avertir la délégation lousaraigne que ce détachement regagne l’espace de l’Alliance à haute vélocité afin d’engager le combat avec les Énigmas.

— La teneur de ce message excède le vocabulaire dont nous disposons, mais nous ferons de notre mieux », répondit Rione.

Quoi d’autre ? Quelque chose qu’il avait laissé derrière lui. Nouvel appel. « Amiral Lagemann. »

S’il avait l’air un peu plus hagard que la dernière fois, Lagemann n’en restait pas moins enjoué. Compte tenu des assez rudes conditions d’existence régnant à bord du supercuirassé, Geary s’étonna même que son homologue n’offrît pas plus mauvaise apparence. « Je passe devant. Le capitaine Armus reste aux commandes de la formation à laquelle vous appartenez. Il ne laissera rien vous approcher.

— Merci, amiral, répondit Lagemann. Si quelque chose perçait ses défenses, je dispose à bord de mon bâtiment d’une troupe impressionnante de fusiliers. Jamais je n’aurais imaginé devoir combattre un jour à bord d’un pareil engin.

— Nous nous efforcerons de vous éviter le combat. »

Lagemann embrassa son environnement d’un geste. « Eh bien, dans le pire des cas, au moins pourrons-nous interposer bon nombre de cuirasses et une masse pour le moins volumineuse entre nos assaillants et nous. Vous ai-je dit que j’avais baptisé mon vaisseau ?

— Non. Vous lui avez donné un nom ?

— Oui. Mieux adapté. Je suis las de l’entendre surnommer le GPS, le LCCO, le TGCL ou le…

— Le TGCL ?

— Très Grosse Cible Lente. Je lui ai trouvé un bien plus beau nom. » Lagemann sourit. « C’est le tout dernier Invulnérable, amiral. »

Lagemann trouvait sans doute ça drôle, mais Geary pressentait que Desjani et de nombreux autres spatiaux n’apprécieraient pas la plaisanterie. « Êtes-vous sûr que c’est une bonne idée ?

— Sûr et certain. D’abord parce qu’il est foutrement gros et pratiquement indestructible. Ensuite, parce qu’il a été vaincu et arraisonné une première fois. Il a donc d’ores et déjà donné la preuve qu’il n’était pas vraiment un Invulnérable. Peut-être les Bofs le croyaient-ils, mais nous leur avons démontré le contraire. » Lagemann sourit encore. « Comme vous le constatez, en le baptisant de ce nom, nous nous inscrivons en faux contre l’erreur qu’ils ont commise en s’imaginant qu’ils pouvaient construire un vaisseau trop massif et coriace pour être vaincu. »

Étrangement, ça semblait faire sens. « Vous présumez que les vivantes étoiles sauront apprécier l’ironie.

— Par les cieux, amiral, regardez donc le cosmos ! Si celui ou ceux qui l’ont créé ne comprennent rien à l’humour, comment expliquer certains phénomènes ? Le genre humain, par exemple. »

Lagemann marquait un point. « Qu’en pense votre équipage ? » Celui-ci n’était pas très important, comparé à la taille du supercuirassé : une centaine environ d’officiers et de matelots en dehors des fusiliers.

« Mon équipage l’accepte, d’assez surprenante façon. Quelques-uns de mes hommes viennent du dernier Invulnérable et tous envisagent avec plaisir de rompre avec la malédiction. Et, bien sûr, l’idée d’attirer le danger comme un aimant plaît beaucoup aux fusiliers.

— Vraiment ?

— Bon, mettons que ça ne les enflamme pas tous à ce point, mais ils apprécient malgré tout l’épaisseur du blindage de ce machin… pardon, du nouvel Invulnérable.

— Je vais donc vous souhaiter bonne chance. Nous nous reverrons à Midway. » Geary coupa la communication et se tourna vers Desjani. « Vous avez entendu ? »

Tanya affichait une expression horrifiée, qui s’estompa graduellement pour céder la place à l’incrédulité. « Il veut réellement le faire ? Il est encore plus cinglé que Benan.

— S’il baptise ce Léviathan Invulnérable, la flotte ne pourra plus donner ce nom à aucun autre nouveau vaisseau, n’est-ce pas ? »

Le masque de Desjani se fit calculateur. « C’est vrai. Je crois. Et ces supercuirassés sont sacrément coriaces. » Elle indiqua son écran. Geary constata qu’elle avait ouvert une grande fenêtre virtuelle montrant une image du supercuirassé vachours… de l’Invulnérable, rectifia-t-il en son for intérieur. Il voyait en gros plan la même coque blindée que celle qu’il avait visualisée la dernière fois, durant l’assaut des fusiliers. Il émanait de cette sombre surface de métal et de composites, tantôt piquetée ou vérolée par des frappes, tantôt si lisse et brillante que les étoiles elles-mêmes semblaient s’y refléter, une impression de grande puissance.

« Comment s’y prend-on pour fabriquer un blindage aussi épais ? se demanda-t-il.

— C’est sans doute ce que nos ingénieurs et nos scientifiques chercheront à comprendre, entre autres choses, répondit Desjani. Ce n’est pas ma tasse de thé. J’apprécie la vitesse et la maniabilité autant que la puissance. Mais, même moi, quand je vois cette coque et la taille de ce vaisseau, je ne peux m’empêcher de me dire : “Wouah, génial !”

— N’empêche qu’il n’est pas réellement invulnérable.

— Non. Bien sûr que non. Mais l’amiral Lagemann a peut-être raison. C’est une manière de dire aux vivantes étoiles : “On a compris. On sait parfaitement que ce nom ne convient pas non plus à ce vaisseau parce qu’on en a déjà donné la preuve”. »

Un appel interrompit leur discussion. Geary vit s’afficher le visage solennel du docteur Nasr. « Deux autres Vachours sont morts durant notre saut depuis Hua, lui apprit le médecin chef. Autant que nous puissions le dire, les doses de sédatifs étaient trop fortes, mais ce n’est pas une certitude. »

Ne restaient donc plus que trois prisonniers bofs en vie. Geary détourna les yeux, l’estomac révulsé. « Pourquoi refusent-ils de se laisser soigner ?

— Nous en avons déjà discuté, amiral. À leurs yeux, nous nous efforçons seulement de les sauver pour les manger plus tard. Sous forme de viande fraîche.

— J’aimerais votre opinion sincère, docteur. Quelle serait la meilleure façon de procéder en l’occurrence ? »

Nasr soupira. « Amiral, ne pas nuire à autrui est la règle d’or de ma profession. On peut n’y voir qu’une règle simpliste, mais tout médecin un peu expérimenté vous dira que, si on la prend au sérieux, elle peut déboucher sur de très graves dilemmes. Nous avons voulu bien faire, du moins selon notre propre conception, en soignant les blessures des Vachours et en nous efforçant de leur sauver la vie. Et nous n’obéissions pas seulement à un intérêt égoïste puisque nous aspirions sincèrement à une chance d’établir la communication avec leur espèce. Mais vous connaissez le proverbe : l’enfer est pavé de bonnes intentions. Les nôtres ont créé une situation où toutes les options sont défavorables.

» Ils vont tous mourir, amiral. Nous n’en savons pas assez sur leur métabolisme et leur organisme. Soit nos doses de sédatif sont trop fortes, soit elles sont insuffisantes. Un seul et bref instant de lucidité et ils mettent fin à leurs jours. Ou bien, dans le cas contraire, ce sont les surdoses qui les tuent. »

Geary fixa le médecin. « Êtes-vous en train de me dire que je devrais les laisser mourir ?

— Non, je ne peux pas faire cela. Ce que je m’efforce de vous faire comprendre, c’est qu’ils mourront de toute façon. Où et quand, telle est la seule question. Vous pouvez m’ordonner de réduire ou d’augmenter leur sédation. Ou encore de continuer à marcher sur le fil du rasoir afin de les maintenir en vie le plus longtemps possible.

— Je ne peux pas vous ordonner de les tuer, docteur. Souffriront-ils si nous continuons de faire pour le mieux ?

— Souffrir ? Non. Ils passeront simplement du coma provoqué à la mort, ou à la reprise de conscience puis à la mort. J’ignore si leur agonie est douloureuse, mais, d’après les relevés dont nous disposons sur celui qui a mis fin à ses jours et son autopsie ultérieure, le processus ne semble pas traumatisant. Bien au contraire, car leur organisme se sature alors de produits chimiques et d’hormones qui bloquent la douleur et provoquent peut-être des hallucinations, en même temps que l’arrêt assez rapide des fonctions métaboliques. »

À l’entendre, c’était presque agréable. Pas de souffrance. Peut-être même des visions, de celles auxquelles aspirait l’agonisant. Un réconfort. Mais même provoquer cela sciemment… « Persévérez dans vos tentatives pour les maintenir en vie. Ce sont nos règles à nous, je le reconnais. Mais aussi les seules auxquelles je puisse me plier.

— Nous leur permettons de s’éteindre s’il n’y a plus aucun espoir et si le patient refuse toute intervention artificielle, fit remarquer Nasr.

— Il reste de l’espoir », laissa tomber Geary en se demandant s’il y croyait lui-même.

Le médecin hocha la tête. Geary n’avait jamais réussi à obtenir du personnel médical qu’il adoptât le salut réglementaire. « Il y a un autre problème, amiral. Ces citoyens des Mondes syndiqués que nous avons arrachés aux Énigmas, avez-vous pris des dispositions à leur égard ?

— Non, docteur. Je viens déjà de jouer à l’arbitre divin avec les Vachours. Dois-je réitérer avec les Syndics ?

— Oui, amiral. Si vous les remettez aux autorités des Mondes syndiqués, vous savez ce qu’il adviendra d’eux. On les traitera en cobayes de laboratoire, en leur faisant subir un sort pire que celui auquel les vouaient les Énigmas. »

Geary secoua furieusement la tête. « Pareil si je les ramenais à l’Alliance ! Nos chercheurs parlent peut-être de respect de la dignité humaine, mais ça reviendrait au même. » Il afficha un rapport qu’il se souvenait d’avoir lu et parcourut les informations pour rafraîchir ses souvenirs. « On a demandé à ces gens de choisir, et tous ont répondu qu’ils préféraient rentrer chez eux.

— Voulez-vous rentrer chez vous, amiral ?

— Je…» Oui. Mais je n’ai plus de chez-moi. Ma patrie n’existe plus depuis longtemps. Et, si je me rendais là où elle se trouvait auparavant, je n’aurais pas un seul instant de paix. Exactement comme ces trois cent trente-trois malheureux Syndics. « Je comprends, docteur. Sincèrement. Je vous promets de ne rien faire sans avoir d’abord mûrement réfléchi au bien-être de ces gens.

— Merci, amiral. Je ne peux guère en demander plus. »

Las de devoir prendre de dures décisions, d’autant que le plus grand flou régnait dans les deux cas, Geary se laissa retomber en arrière.

« Amiral, le héla Desjani à voix basse.

— Oui.

— Pendant que vous discutiez avec le médecin, vous avez reçu un autre message hautement prioritaire. Le capitaine Jane Geary demande à vous rencontrer le plus tôt possible. »

Oh, super ! Mais il l’avait vu venir et, maintenant que les croiseurs de combat s’éloignaient régulièrement des cuirassés, plus il repousserait cet entretien, plus les délais de réception d’un vaisseau à l’autre s’allongeraient et plus la conversation deviendrait fastidieuse. « Je vais l’appeler de ma cabine.

— Ne tournez pas autour du pot. Ne cherchez pas à ménager sa susceptibilité. Soyez aussi clair et brutal que possible. Et, pour l’amour de nos ancêtres, n’allez surtout pas lui dire que je vous ai donné ce conseil. »

Il resta quelques minutes encore sur la passerelle, à regarder la flottille Énigma sauter vers Midway et disparaître. Certes, l’événement s’était produit des heures plus tôt, mais y assister au moment où l’image de cette disparition atteignait enfin la flotte lui conférait une manière d’immédiateté. « Très bien. Je vais aller parler à ma petite-nièce. »

Il vérifia à deux reprises les paramètres de sécurité de son logiciel de communication avant d’appeler l’Intrépide, sachant d’expérience que ces communications n’étaient jamais totalement sûres. Néanmoins, il devait s’efforcer de garder cette conversation aussi privée que possible.

L’image de Jane Geary apparut dans sa cabine. Elle n’avait pas l’air contente, mais il s’y attendait. « Amiral, je dois respectueusement vous demander pour quelles raisons vous ne m’avez pas confié le commandement du corps principal de la flotte. » Soit il donnait à sa réponse une touche personnelle, soit il l’entourait de ce même écran de fumée professionnel dont Jane Geary s’était si souvent servie pour dissimuler ses sentiments. En dépit du conseil de Desjani, il opta pour prendre d’abord le second parti. « Capitaine Geary, commença-t-il sur un ton officiel, j’ai choisi celui de mes officiers qui, selon moi, était le mieux placé pour faire exécuter les ordres assignés au corps principal.

— Si c’est à cause de ces rumeurs selon lesquelles vous me favoriseriez, je trouve injuste de me pénaliser parce que d’autres ont répandu de fausses accusations, amiral. »

Geary dut réfléchir avant de répondre. Des bruits courraient faisant état de mon népotisme en faveur de Jane Geary ? Pourquoi Tanya ne m’en a-t-elle pas parlé ? Mais peut-être n’est-elle pas au courant. Qui irait lui rapporter de tels ragots ?

Et sur quoi se fonderaient-ils, d’ailleurs ? Certes, j’ai fait son éloge après la bataille d’Honneur, mais qui pourrait bien y objecter ?

« Capitaine Geary, je vous garantis que ma décision n’a pas tenu compte de ces rumeurs. » Puisqu’elles ne sont jamais parvenues jusqu’à mon oreille, je n’ai jamais été plus proche de la vérité.

Au tour de Jane Geary d’hésiter. « Pourquoi ne serais-je pas l’officier le mieux placé pour commander au corps principal ? » finit-elle par demander.

Allait-il lui dire la vérité ? S’il s’en gardait, ne porterait-il pas l’entière responsabilité de ce qu’elle ferait par la suite ? Il voyait déjà, dans sa tête, le regard furieux que lui décocherait Tanya.

Soyez aussi clair et brutal que possible. « Je vais me montrer très direct, capitaine Geary. La commandante de l’Intrépide que j’ai rencontrée pour la première fois à Varandal aurait sûrement reçu cette affectation. Elle était agressive, intelligente, fiable et compétente. J’aurais su avec certitude comment elle agirait. Mais, depuis que nous avons quitté Varandal pour mener notre mission à bien, les doutes m’assaillent de plus en plus quant à vos réactions possibles dans une situation donnée. »

Jane pâlit puis rougit. « En quoi ai-je failli à mon devoir ? Dans quelle mission ai-je échoué ? On ne m’a jamais reproché mon intervention à Honneur, que je sache.

— Nul ne pourrait vous la reprocher. Comme je l’ai évoqué dans mon éloge, vous vous êtes comportée selon les plus hautes et belles traditions de la flotte de l’Alliance. Mais, ajouta-t-il avant qu’elle ait eu le temps de reprendre la parole, je n’ai pas à savoir si un de mes commandants peut ou ne peut pas se conduire héroïquement. Ma tâche consiste précisément à tenter de l’éviter. Quand j’y échoue, alors quelqu’un peut effectivement se trouver contraint d’intervenir comme vous l’avez fait. Le hic, capitaine Geary, c’est que vous vous êtes mis martel en tête de faire acte d’héroïsme même quand ce n’est pas nécessaire. Vous voulez devenir une héroïne. Rien n’est plus dangereux pour un vaisseau, un équipage et une flotte qu’un commandant qui aspire au statut de héros. »

Jane le dévisageait. Geary vit pratiquement se fissurer puis s’émietter sa cuirasse de professionnalisme. « Vous… bredouilla-t-elle. Vous êtes Black Jack. Il…

— Je ne suis pas cette figure de légende. Tout ce que j’ai fait, je ne l’ai fait que parce qu’on l’exigeait de moi et parce que je le devais, non parce que je l’avais cherché.

— Tout le monde ne voit pas cela sous cet angle ! » Elle n’avait pas l’air de se rendre compte qu’elle hurlait quasiment.

« Tout le monde ne me connaît pas. J’ai tenté de mieux vous cerner, d’établir avec vous une relation personnelle, mais…

— Pourquoi n’êtes-vous pas retourné à Glenlyon ? On vous y attendait. C’est moi qu’on a reçue à votre place. La petite-nièce tout juste bonne à commander un cuirassé. J’ai dû m’appuyer d’interminables louanges de Black Jack et de mon héros de frère qui avait combattu sous ses ordres ! »

Geary bondit littéralement de son fauteuil, l’estomac noué de colère. « Vous avez combattu sous mes ordres à Varandal, et fichtrement bien. Vous avez fait ce qu’il fallait à Honneur, Jane. Ce qui me chiffonne, c’est que vous prenez les mêmes risques quand c’est inutile. Dites-moi la vérité. Quand vous êtes intervenue à Honneur, songiez-vous à autre chose qu’à ce que vous deviez faire ? »

Jane le fixa un instant, les muscles des mâchoires crispés, puis répondit d’une voix étranglée : « J’étais terrifiée. La seule chose à laquelle je pensais, c’était qu’il n’y avait que ce seul moyen. Je ne croyais pas que les projectiles cinétiques y changeraient grand-chose, mais j’étais désespérée. Et, depuis, alors que tout le monde me félicite de la bravoure avec laquelle j’ai conduit cette charge, je ne revois que la terreur que j’éprouvais. Voilà. Vous vouliez la vérité, vous l’avez. Je ne suis pas une héroïne. Même pas un bon officier. Quand j’ai fait face à cette situation, je crevais de peur. »

Geary la dévisagea à son tour puis éclata de rire. Il vit la stupeur puis une colère bouillante s’afficher sur ses traits. « Jane… je vous en prie… Je ne suis pas… Les ancêtres nous préservent. Que croyez-vous donc que soit le courage ?

— Ne pas avoir peur du danger ! Tout le monde sait ça…

— Eh bien, tout le monde se trompe. » Geary se rassit pour la scruter. « Vous étiez terrifiée ? Savez-vous au moins à quel point je l’étais à Grendel ? Mon vaisseau était mitraillé et se délabrait littéralement sous mes pieds, avec pour seul équipage les cadavres et moi-même, l’autodestruction de son réacteur avait été activée et je n’arrivais pas à mettre la main sur une capsule de survie intacte.

— Vous ne trouviez pas de… ? On ne m’en a jamais parlé.

— Personne ne le sait ! Sauf Tanya Desjani. Et vous maintenant, Jane. Quand j’étais bien plus jeune, mon père m’a dit quelque chose. Nous parlions justement de héros. Je me rappelle avoir lu des récits historiques et lui avoir déclaré que j’admirais ces gens qui n’avaient eu peur de rien au moment d’affronter les plus grands défis. Et mon père a éclaté d’un rire encore plus âpre que le mien tout à l’heure, avant de m’affirmer que courage n’est pas absence de peur. Le vrai courage, la vraie bravoure, c’est de trouver le moyen de faire ce qu’il faut malgré la peur. Je ne l’ai pas cru sur le moment. Pas vraiment. » Geary inspira profondément. « Jusqu’au jour où je me suis retrouvé sur le Merlon et où j’ai ordonné aux survivants de mon équipage de l’évacuer pendant que je continuerais à combattre. Et où, ensuite, je me suis traîné dans une coursive jonchée de débris et de cadavres en cherchant un moyen d’abandonner ce vaisseau agonisant, prêt à exploser d’une seconde à l’autre. »

Jane Geary fixait le pont. « On me l’a dit aussi. Et je n’ai pas cru ces gens non plus. J’ai l’impression d’être une truqueuse.

— Vous êtes humaine, Jane. Et vous êtes aussi un excellent officier quand vous n’essayez pas de donner la preuve de votre héroïsme. Vous l’avez amplement démontré lors de cette charge à Honneur, en ne songeant qu’à faire le nécessaire malgré votre frayeur. » Le croyait-elle ? Impossible de s’en assurer.

Lorsqu’elle reprit la parole, ce fut d’une voix si sourde qu’il l’entendit à peine. « Michael a-t-il eu peur, lui aussi ?

— Quand il a mobilisé le Riposte pour tenir les Syndics en échec et permettre au reste de la flotte de fuir ? Oui.

— Pourquoi ne me l’avez-vous jamais dit ? »

Pourquoi, en effet ? Il comprit brusquement la raison de cette réticence. « Parce que, déclara-t-il lentement, si vous n’aviez encore rien connu de tel, vous dire qu’il avait eu peur aurait pu sonner comme une critique désobligeante au lieu du certificat de courage qu’est en réalité cet aveu. Bon, il est des gens qui s’impliquent tellement dans ce qu’ils doivent faire et se concentrent à ce point sur les gestes consécutifs à exécuter qu’ils n’ont pas le temps d’avoir peur. Tanya Desjani en fait partie. Eux aussi sont courageux, mais d’une manière différente, parce qu’ils noient leur peur le temps de faire le boulot. Mais n’avoir peur de rien ? Les machines seraient alors le courage incarné. »

Jane y réfléchit un instant puis reprit d’une voix ferme : « Que dois-je faire ? »

La réponse était facile. « Redevenez l’officier que j’ai découvert à Varandal. Je n’ai nullement besoin de quelqu’un qui s’efforce de prouver qu’il est Black Jack Geary. En revanche, j’ai besoin de Jane Geary. »

Elle releva les yeux, soutint un instant son regard puis opina. « Je crois me souvenir de cet officier. Elle essayait aussi de prouver autre chose. Ce qu’elle n’était pas.

— Nous nous efforçons tous de prouver quelque chose. Tout le temps. » Geary avança d’un pas et chercha ses yeux. « Jane, nous devons absolument ramener chez nous ce supercuirassé, ce nouvel Invulnérable. Vos cuirassés seront la dernière ligne de défense de ceux qui le remorquent. Ne les laissez pas en plan. Ils auront besoin de vous pour repousser les assauts. »

Elle leva lentement le bras pour saluer. « Si jamais quelque chose passe au travers, ce ne sera pas ma faute. »

Elle mit fin à la communication et Geary continua un instant de fixer l’endroit où s’était tenue son image. Il lui avait de nouveau ordonné de résister jusqu’à la mort. Après cette conversation, il était persuadé qu’elle s’y résoudrait, non pas pour lui obéir mais en raison de ce qu’elle était. Il ne s’en sentirait pas moins coupable si, cette fois, elle mourait en exécutant ses ordres.

Загрузка...