Dix-neuf

« Midway reconnaît toujours ses obligations envers les traités passés par le gouvernement syndic de Prime, affirmait la présidente Iceni. Néanmoins, puisque nous sommes désormais un système stellaire indépendant, il sera nécessaire de les renégocier. Je puis déjà vous promettre que nous chercherons des arrangements qui nous seront mutuellement bénéfiques, à l’Alliance comme à nous, et je ne prévois aucune difficulté à cet égard. Au nom du peuple, Iceni, terminé. »

Geary comptait laisser Rione s’en charger, mais il lui restait à régler des problèmes touchant la flotte. Il rectifia sa tenue et enfonça la touche lui permettant d’envoyer sa réponse. « Ici l’amiral Geary. Je compte laisser aux deux émissaires du gouvernement de l’Alliance qui nous accompagnent le soin de procéder à ces négociations. Ils vous contacteront très bientôt à cet effet. Dans un souci plus pressant, les réserves en matériaux bruts de mes auxiliaires sont tombées à un niveau relativement bas. J’aimerais que vous les autorisiez à prospecter sur quelques astéroïdes de ce système stellaire pour en extraire ces matériaux bruts afin que nous puissions entreprendre des réparations sur nos vaisseaux endommagés lors des combats qui s’y sont déroulés. »

Certes, toutes les avaries dont souffraient ses bâtiments n’étaient pas le fruit de la dernière bataille, mais Geary se disait qu’un rappel pas trop subtil des dommages et des pertes subis par sa flotte dans la défense de ceux à qui il demandait cette faveur ne saurait nuire.

« Transmettez, je vous prie, à la kommodore Marphissa mes remerciements pour sa collaboration et celle de ses vaisseaux avec les nôtres dans la défense de ce système stellaire. Ils se sont bien battus. » Il s’était laborieusement efforcé de voir en Marphissa autre chose qu’une Syndic, et une telle femme avait droit à ses égards. « En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »

À présent, un autre message : « Capitaine Smyth, je m’attends à une réponse affirmative à ma requête concernant la collecte de matériaux bruts. Préparez-vous à des opérations d’extraction et dépêchez vos bâtiments vers les astéroïdes où vous comptez creuser. »

Pour une raison inconnue, les Lousaraignes suivaient partout ses auxiliaires depuis la fin des combats et se livraient occasionnellement, entre les vaisseaux humains voire au beau milieu de leur formation, à des manœuvres élaborées. Le personnel de la flotte avait pris le pli d’appeler ces manœuvres des « danses ». Tant leur objectif que la signification qu’elles revêtaient aux yeux des Lousaraignes restaient un mystère, mais ces danses étaient bonnes pour le moral, du moins celui des équipages. Depuis que les Lousaraignes avaient réalisé l’impossible exploit de détourner un bombardement cinétique dirigé contre une planète humaine, ils étaient regardés comme des visiteurs à accueillir à bras ouverts plutôt que comme un sujet d’inquiétude et d’interrogations.

Personne ne se servait plus de l’acronyme « SAB ». En revanche, Geary entendait d’innombrables références aux « Danseurs », toujours assorties d’inflexions admiratives ou approbatrices. Il avait sans doute réussi à décourager l’emploi d’un terme désobligeant pour désigner les Lousaraignes, mais pas à l’éliminer entièrement. Dorénavant, les prouesses de ces extraterrestres leur valaient le respectueux sobriquet de « Danseurs ».

Son message à Smyth envoyé, Geary s’affaissa plus ou moins dans son fauteuil, non sans regretter de ne pas s’être accordé un peu plus de repos avant que ses responsabilités ne le rappellent sur la passerelle.

« Pas de repos pour les héros ? s’enquit Rione.

— Non, manifestement. Qu’y a-t-il encore ?

— Notre commandant en chef syndic favori du moment a enfin eu l’obligeance de communiquer avec nous.

— Tout bonnement merveilleux ! » Geary se redressa et cligna des paupières pour chasser la fatigue. « C’est moche ?

— Je n’ai pas encore vu son message. Il vous est personnellement adressé. Mais ce devrait être une bonne nouvelle. »

Le commandant en chef Boyens n’avait guère changé depuis la dernière fois qu’on l’avait vu, lorsque, à la fin de la guerre, on avait libéré les prisonniers de haut rang. Il s’était à l’époque montré d’une solennité de circonstance, mais il souriait à présent à la façon mécanique, affectée et visiblement insincère des commandants en chef syndics, qui devait faire partie de leur formation. Puis, se rendant compte que ses interlocuteurs risquaient de prendre cette mimique hypocrite pour ce qu’elle était, il s’efforça d’afficher un sourire plus franc.

« Pourquoi ai-je l’impression qu’il cherche à me lever dans un bar ? demanda Desjani.

— C’est l’effet que ça vous fait ? s’étonna Geary.

— Plus ou moins. Ça n’a jamais marché sur moi quand j’étais pompette, alors ça ne risque sûrement pas quand je suis sobre. Essayez-vous de me dire qu’on n’a jamais tenté de vous draguer dans un bar ?

— Je ne pense pas que je devrais répondre à cette question. » Boyens entreprenant de s’exprimer sur le ton de la sincérité, Geary se tut.

« Amiral Geary, je vous suis profondément reconnaissant de l’assistance que vous nous avez apportée une nouvelle fois dans la défense de ce système stellaire contre une agression de l’espèce Énigma. Au nom du gouvernement des Mondes syndiqués, je vous présente mes remerciements.

— C’est à vous qu’il les présente, murmura Desjani. Pas à l’Alliance ni à la flotte, à vous. »

Geary aurait pu passer à côté de ce subtil distinguo si Tanya ne l’avait pas souligné, de sorte qu’il prêta une oreille encore plus critique à la suite des propos de Boyens.

« Maintenant que votre tâche ici est achevée, amiral, je serais heureux de détacher une unité de mes forces mobiles pour vous escorter dans l’espace des Mondes syndiqués jusqu’à celui de l’Alliance. Je suis sûr que vous avez hâte de rentrer chez vous. »

Desjani eut un rire étouffé. « Ne vous cognez surtout pas à la porte en sortant, chers amis et alliés. Je préférerais avoir affaire aux Bofs.

— Bien entendu, poursuivait Boyens, vous tiendrez certainement à faire un crochet par Prime sur votre trajet de retour, afin de réactualiser le traité de paix en fonction des récents événements et de partager toutes les informations qui pourraient intéresser l’ensemble du genre humain. Si certains des vaisseaux qui vous accompagnent sont les ambassadeurs d’une espèce ou d’une autre, ils voudront eux aussi, naturellement, s’arrêter à Prime sur la route de l’Alliance. Je dois encore régler quelques affaires sur place, puis, pressé moi aussi d’apprendre tout ce en quoi votre exploration aura contribué à la connaissance du cosmos, je vous emboîterai le pas. Au nom du peuple, Boyens, terminé. »

C’était tout simplement insultant. Geary réussit pourtant à s’exprimer d’une voix égale après avoir appuyé sur sa touche de com : « Je vous remercie de votre offre, commença-t-il sans autre préambule de courtoisie. La flotte de l’Alliance est toujours prête à repousser une agression. » Que Boyens et ses supérieurs de Prime lisent donc à leur guise entre les lignes. « Néanmoins, notre travail ici n’est pas entièrement terminé. Nous sommes encore en pourparlers avec les autorités locales. » Autre sujet de réflexion pour Boyens. « Puisque vos forces n’ont joué aucun rôle dans la défense de ce système stellaire, nous n’exigerons pas d’elles qu’elles nous assistent dans nos opérations ultérieures. Comme vous l’avez peut-être remarqué, nous-mêmes escortons d’autres vaisseaux vers l’espace de l’Alliance, et nous choisirons donc librement notre trajet de retour. Nos invités ont exprimé le désir d’être conduits directement aux autorités de l’Alliance, et nous comptons bien exaucer ce vœu. »

Rione se glissa si subrepticement dans l’image aux côtés de Geary que le mouvement donna l’impression d’avoir été répété plusieurs fois. « Vous devez savoir, commandant en chef Boyens, que le traité de paix n’impose aucun trajet précis, ni à l’aller ni au retour, à notre traversée de l’espace entre l’Alliance et Midway. Pas plus qu’il ne restreint la durée de notre séjour. En ma qualité d’émissaire de l’Alliance, je vous remercie de votre offre d’assistance et vous souhaite un agréable voyage de retour vers Prime. En l’honneur de nos ancêtres, Rione, terminé. »

Coupant la communication avant que Boyens eût pu répondre, elle tourna vers Geary un visage contrit. « Vous en aviez fini avec lui, j’imagine ?

— Absolument. »

Une heure plus tard, ils recevaient un autre message où une gracieuse Iceni accordait à Geary le libre accès aux astéroïdes du système aux fins d’extraction, pourvu toutefois que les auxiliaires de la flotte coordonnent leurs activités avec les « autorités des ressources minières spatiales ».

Moins d’une heure après, un nouveau message en provenance de la planète leur parvenait, portant la légende « À l’amiral Geary. Confidentiel ». Il descendit dans sa cabine pour le visionner, en se demandant de quoi il retournait.

Il venait cette fois du général Drakon, assis tout seul, regardant droit devant lui et s’exprimant sans réserve : « Je me permets de vous demander un service personnel, amiral Geary. Je suis conscient que vous n’avez aucune raison de vous fier à un ancien ennemi. Cependant, cette faveur n’est pas destinée à moi mais à un de mes subordonnés. Le colonel Rogero est un de mes officiers les plus méritants et estimables. Il m’a prié de veiller à ce que la pièce jointe à ce message soit remise à l’un de vos officiers. De professionnel à professionnel, et à la lumière de ses loyaux services, je vous demande donc de transmettre ce document à son destinataire. Si jamais cela soulevait des problèmes, la présidente Iceni est informée de l’envoi comme de la teneur de cette pièce jointe et elle ne voit d’objections ni à l’un ni à l’autre. Je suis prêt à répondre à toutes les questions concernant cette affaire pourvu que vous me les communiquiez. »

Drakon s’interrompit, le regard braqué droit devant lui comme s’il voyait réellement Geary. « Je me félicite que nous n’ayons jamais dû combattre l’un contre l’autre durant la guerre, amiral, reprit-il. Je ne suis pas certain que j’aurais survécu à cette rencontre, mais au moins vous aurais-je offert la bataille de votre vie avant son dénouement. Au nom du peuple, Drakon, terminé. »

Geary se repassa la fin du message en prêtant attentivement l’oreille. Le général Drakon ne mettait sans doute pas dans son « au nom du peuple » le même lyrique enthousiasme que la kommodore Marphissa, mais il y avait pourtant, dans son emploi de cette expression privée de sens, davantage qu’un automatisme. Geary crut y déceler à la fois défi et détermination, comme si Drakon était bien résolu à défendre les idéaux qu’elle recouvrait… et que le gouvernement des Mondes syndiqués avait depuis longtemps perdus de vue, si du moins ses dirigeants y avaient jamais attaché quelque importance.

Il revint à la pièce jointe. Un message d’un ex-officier syndic à l’un des siens ? Il savait à qui il serait adressé avant même d’y avoir jeté un coup d’œil. Au capitaine Bradamont.

En sa qualité d’officier et commandant de la flotte, il devait parfois s’acquitter de tâches difficiles, mais lire la correspondance personnelle de deux individus lui fit l’effet de la plus éprouvante des obligations auxquelles il avait dû faire face jusque-là. Il ouvrit le message en tiquant intérieurement, conscient malgré tout que les murs pare-feu et le logiciel de sécurité de la flotte avaient d’ores et déjà vérifié qu’il ne recelait rien de dangereux.

Le colonel Roger portait une tenue militaire identique à celle du général Drakon. Bien qu’il s’exprimât sur un ton monocorde comme s’il récitait une tirade préparée ou un discours appris par cœur, il avait l’air aussi franc du collier que son supérieur. « À l’intention du capitaine Bradamont, commandant du croiseur de combat Dragon de l’Alliance, de la part du colonel Rogero des forces terrestres de Midway. Il s’est passé beaucoup de choses au cours des derniers mois. »

Rogero fournissait ensuite un sommaire scrupuleux des événements, en donnant des détails non seulement sur ceux qui s’étaient déroulés à Midway, mais aussi dans des systèmes stellaires environnants. Des combats, des révoltes ainsi que des tentatives des Syndics pour les réprimer avaient pris place un peu partout alentour. Midway avait lourdement trempé dans les rébellions qui avaient agité les systèmes voisins, visiblement pour s’attribuer le premier rôle dans… dans quoi exactement ? Un petit empire personnel pour Iceni et Drakon ? Ou bien, à l’autre extrémité de l’éventail, dans une alliance restreinte de systèmes stellaires affranchis des Syndics ? La dernière hypothèse semblait peu vraisemblable, mais, si c’était la bonne…

Si seulement il en savait davantage sur Iceni et Drakon.

Rogero avait dû se douter que ce message ne serait pas visionné que par la seule Bradamont. Drakon et Iceni avaient dû aussi le pressentir. Il ne s’agissait donc pas uniquement d’un service personnel rendu à Rogero, mais également d’une façon de transmettre, sous ce couvert, des informations à Geary.

Ce qui signifiait, à la même enseigne, que les gens qui avaient autorité sur Rogero et Bradamont manipulaient toujours le sentiment qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Peut-être était-ce anodin aux yeux d’ex-commandants en chef syndics comme Drakon et Iceni, mais Geary, pour sa part et bien qu’il n’en fût pas complice, se sentait légèrement sali.

Le colonel Rogero s’interrompit ; sa façade soigneusement contrôlée se craquelait : « Capitaine Bradamont… je me dois de vous dire que… mes sentiments ne changeront jamais. C’est pourquoi je vous implore de m’oublier, puisque rien n’est possible et que toute cette affaire ne pourrait que vous nuire. Je suis désormais affranchi des puissances qui cherchaient à utiliser nos sentiments à leurs propres fins. J’espère qu’il en va de même pour vous maintenant que la guerre est finie. Sinon, vous pouvez faire part à ces gens que je ne leur fournirai plus jamais d’autres renseignements. Vous-même ne devez plus servir d’informatrice. Vous vous êtes de tout temps conduite en patriote et en cœur noble, et je suis prêt à faire une déclaration officielle et détaillée à cet égard, pour tous ceux qui mettraient en cause votre attitude au cours des dernières années.

» Adieu, capitaine Bradamont. »

Geary se rejeta en arrière en se massant légèrement le front de la main. Ce que Rogero venait de dire corroborait les assertions de Bradamont, elles-mêmes déjà partiellement confirmées par le lieutenant Iger ; cela dit, autant que le sût Geary, Iger ignorait que Bradamont était précisément l’officier qui, dans le cadre d’un programme hautement classifié, avait travaillé pour le renseignement de l’Alliance sous le nom de code de Sorcière Blanche. Quand il verrait ce message, c’est pour le coup que ce lapin sortirait du chapeau.

« Capitaine Bradamont, je dois m’entretenir avec vous aussitôt que possible. »

L’image de la jeune femme, au garde-à-vous, lui apparut au bout de quelques minutes. Dragon et Indomptable se trouvaient trop proches, à une seconde-lumière l’un de l’autre, pour que le bref délai de transmission affectant leurs communications fût sensible.

« Capitaine Bradamont, commença Geary, un poil mal à l’aise, il s’agit d’une affaire à la fois personnelle et professionnelle. Asseyez-vous, je vous prie. »

La jeune femme prit place avec raideur et le dévisagea avec inquiétude. « Est-ce en rapport avec le problème dont nous avons discuté il y a quelque temps ?

— Avec tout ce qui concerne Sorcière Blanche, effectivement. » Geary présenta son unité de com, la posa sur l’accoudoir de son fauteuil et activa le message. « Ce message vous est adressé, bien que certaines parties de son contenu soient manifestement destinées à d’autres personnes à bord. »

Bradamont l’écouta, pendant que Geary s’efforçait de ne pas observer ses réactions. Finalement, oubliant que sa présence virtuelle le lui interdisait, elle tendit la main comme pour se saisir de l’unité de com ; son visage ne révélait plus rien. « Merci, amiral. »

Il coupa le message. « Avez-vous quelque chose à me dire ?

— Je vous ai déjà fait part des circonstances, amiral.

— Avez-vous un souhait à exprimer ? Je peux au moins veiller à faire transmettre une réponse sous la forme que vous choisirez.

— Une réponse ? » Elle secoua la tête. « Que lui dire ? Il a raison. Ça doit prendre fin. C’est d’ores et déjà fini. On ne peut plus se servir de lui ni de moi. La teneur de ce message va probablement alerter le personnel du renseignement de la flotte et révéler ce que je suis réellement. Il me faudra vivre avec. J’ai connu pire. Je dois me passer de lui.

— Vous m’en voyez navré.

— Je sais que vous l’êtes sincèrement, amiral. J’ignore pourquoi ça devait arriver. Je n’ai rien demandé. Je sais que vous pouvez comprendre.

— N’y a-t-il rien que je puisse faire ? »

Bradamont eut un sourire amer. « Black Jack lui-même ne pourrait résoudre ce problème. Pourquoi diable…» Elle s’interrompit brusquement. « Veuillez m’excuser, amiral.

— Oubliez. Je vais attendre un moment avant de transmettre cette pièce jointe au renseignement ou de la montrer à un tiers. Si vous voulez qu’on en parle, appelez-moi.

— Oui, amiral. » Bradamont se remit au garde-à-vous. « Merci. »

Une demi-heure plus tard à peine, l’alarme de son écoutille carillonnait.

Rione entra, se dirigea vers un siège comme si la cabine lui appartenait et s’y assit. « J’aimerais partager avec vous une idée qui m’est venue », déclara-t-elle.

Il la dévisagea avec méfiance, en se demandant ce qui lui valait cette joyeuse désinvolture. Elle ne s’était pas conduite ainsi depuis qu’elle avait rejoint la flotte au début de l’expédition. « Et de quoi s’agirait-il ?

— Affecter ici un officier à longue échéance ne serait-il pas bénéfique à l’Alliance ? Comment appelle-t-on ça ? Un officier de liaison ? »

Qu’avait-elle derrière la tête ? « Un officier de liaison. Qui resterait sur place ?

— Exactement. » Rione s’interrompit pour réfléchir. « Bien entendu, compte tenu de l’importance de ce poste, il devrait être d’un grade relativement élevé. En outre, étant donné les suspicions que nourrissent encore nos deux peuples l’un envers l’autre, il ne serait pas mauvais qu’il ait déjà un lien avec quelqu’un de ce système.

— Un lien ?

— Une relation personnelle. Peut-être avec un de leurs officiers. Je sais que c’est une idée assez dingue, mais…

— Comment diable avez-vous fait cette fois pour pirater mon logiciel de conférence ? demanda Geary.

— Quoi qu’il en soit, poursuivit Rione comme si elle n’avait pas entendu, il vous faudrait trouver un individu qui consentirait à se plier à un ordre officiel de rester sur place. Quelqu’un qui connaîtrait assez bien les Syndics pour repérer leurs magouilles, parce que, bien que ceux-là aient apparemment retourné leur veste, ils continuent indubitablement de jouer au même petit jeu.

— Un ordre officiel ? » S’efforçait-elle sincèrement de l’aider ?

« L’Alliance a besoin que quelqu’un veille au grain, affirma Rione en même temps qu’elle examinait ses ongles. Quelqu’un qui pourrait conseiller ces gens militairement et politiquement. Qui pourrait leur suggérer des réformes démocratiques. » Elle inclina la tête de côté comme si une idée venait subitement de lui traverser l’esprit. « Voire leur recommander certaines tactiques de combat dont les défenseurs de ce système pourraient avoir l’usage.

— Vous êtes en train de me proposer la solution idéale aux deux problèmes que je dois régler : celui, personnel, du capitaine Bradamont et celui, plus général, du soutien que je dois apporter à ce système. Pourquoi ? »

Rione réfléchit encore, le front plissé. « Sans doute ma nature compatissante qui se réveille.

— Elle n’en est pas coutumière. Surtout ces derniers temps.

— Alors peut-être la garce en moi, guère différente, au demeurant, de celle qui se manifeste ordinairement, s’ingénie-t-elle à saboter les plans de certaines coteries de l’Alliance. » Elle chercha ses yeux. « Un officier de la flotte qui aurait collaboré avec l’ennemi après avoir été libéré d’un camp de travail syndic ? Qui aurait passé des renseignements à l’ennemi ? À un officier syndic pour qui elle aurait des sentiments personnels ? Songez à ce qu’il adviendrait si une telle fuite menaçait d’être découverte. »

Geary se pencha vers Rione. « Si vous en savez autant, déclara-t-il d’une voix de plus en plus dure, alors vous devez aussi savoir que ces fuites se faisaient sur ordre du renseignement militaire et avaient pour but de transmettre aux Syndics des informations erronées.

— Oui, amiral, je sais aussi cela. Mais je sais également qu’on peut faire chanter des gens, surtout quand l’objet même de ce chantage relève du secret défense, tant et si bien que ceux qui en détiennent l’information ne sont toujours pas autorisés à la divulguer, alors même qu’elle est obsolète. »

Geary se rejeta en arrière en se demandant s’il était encore capable de se scandaliser. « Quelqu’un ferait chanter Bradamont ? Vous l’auriez appris ?

— Oui, je le sais, répondit Rione d’une voix sourde en fixant de nouveau ses ongles. Ou disons plutôt que quelqu’un se propose de la faire chanter. Tout est prêt. On lui a déjà fait quelques allusions dans ce sens. De vagues mises en garde la prévenant de ce qui risquait d’arriver si certains agissements étaient publiquement connus. »

Ce qui expliquait sans doute la tension qu’il avait perçue chez Bradamont. « Pourquoi ?

— Pour la contraindre à de nouveau espionner, non plus des Syndics cette fois, mais une personne qui pourrait bien occuper cette cabine, et la forcer à commettre des actes auxquels elle ne consentirait jamais dans des circonstances normales. »

Geary dut s’accorder une pause, le temps d’encaisser puis de réprimer la colère qu’il sentait monter en lui à l’évocation de tels stratagèmes. « Le capitaine Bradamont a reçu le commandement du Dragon avant qu’on ne me retrouve. »

Rione le dévisagea en arquant un sourcil. « Vous croyez-vous la seule cible possible de tels actes d’espionnage et de sabotage ? La plus grande vertu d’une arme pareille, une fois amorcée, c’est qu’on peut s’en servir contre toutes les cibles qu’on juge nécessaires. Si on ne vous avait pas retrouvé et si l’amiral Bloch avait survécu, c’est lui qui aurait été visé.

— Et que serait-il arrivé à l’arme en question ?

— Les armes sont remplaçables par définition », répondit Rione. Le ton dur et plat de sa voix laissait clairement entendre ce qu’elle-même pensait de ces méthodes.

« Si j’ai bien cerné Bradamont, elle cédera au chantage, affirma Geary.

— Et vous perdrez un commandant de croiseur de combat.

— D’une façon comme de l’autre. » Rappelée par le gouvernement, relevée de son commandement jusqu’à la fin de l’enquête sur ces « allégations », tandis que les charges pesant contre elle parviendraient aux médias afin que son nom fût traîné dans la boue, et que la colère et le mépris de ses pairs la poussent peut-être à un suicide « honorable ». « Vous n’aidez pas seulement le capitaine Bradamont dans sa vie amoureuse. Vous épargnez aussi sa vie et son honneur.

— Ne soyez pas ridicule, lâcha Rione. Je protège avant tout l’Alliance et mes propres intérêts. Toute incidence secondaire sur l’existence de cette femme serait pure coïncidence.

— Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé plus tôt ?

— Pour je ne sais quelle raison, les gens qui trempent là-dedans n’ont pas cherché à se servir d’elle avant votre départ de Varandal. Une fois l’espace de l’Alliance quitté, on n’aurait pas pu la contraindre par le chantage à coopérer, du moins à mon insu. »

Information capitale. « Certaines de ces personnes participent à notre expédition ?

— Je n’ai aucune certitude à cet égard. Je sais seulement que je n’ai pas entendu parler d’elles. Vous avez… deviné qu’on me forçait la main en me faisant chanter, et que je ne consentais à me plier aux desiderata de ces gens que si mes agissements ne risquaient pas de vous nuire, à l’Alliance ni à vous. Tirez-en vous-même les conclusions. Si cette Bradamont avait été menacée d’un chantage alors que nous étions sortis de l’espace de l’Alliance, je l’aurais su et vous en auriez eu vent aussitôt. Contrairement à la croyance populaire, il existe des méthodes que je n’approuverai jamais. »

Il ne put s’empêcher de sourire. « Et, contrairement à la croyance populaire, vous avez aussi un cœur.

— Mensonge, amiral. Je vous serais reconnaissante de ne pas le répandre, encore que je doute fort qu’on y accorderait foi si vous vous y risquiez. » Rione se leva. « Si mon mari se remet, ce sera grâce à vous. Me croyez-vous vraiment assez froide pour oublier que je vous suis redevable d’au moins cela ? Appelez Bradamont, offrez-lui le poste. Je peux vous garantir que tant les émissaires que le gouvernement de l’Alliance approuveront la nomination d’un agent de liaison dans ce système, car ce sera véritablement profitable à l’Alliance. »

Rione sortit sans rien ajouter, en refermant hermétiquement l’écoutille derrière elle.

Geary médita encore quelque cinq minutes puis tendit la main vers son panneau de communication. « Capitaine Bradamont, je dois m’entretenir avec vous en privé. » Il allait lui faire cette offre et, si elle l’acceptait, tout le monde en sortirait gagnant. Sauf ceux qui voulaient recourir au chantage, et ceux-là ne méritent jamais de gagner.

Cela prit un bon moment mais, cette fois, Boyens répondit à son message. Il affichait toujours le même sourire pas franchement sincère et indubitablement forcé. « J’ai le regret de devoir rappeler à l’amiral Geary et aux représentants du gouvernement de l’Alliance que le traité de paix entre l’Alliance et les Mondes syndiqués, s’il autorise effectivement vos vaisseaux à voyager librement entre votre territoire et le système de Midway, ne le permet pas aux bâtiments relevant d’autres gouvernements… ou d’autres espèces. Un vaisseau de guerre extraterrestre vous accompagne, qui n’est pas un bâtiment de l’Alliance et ne relève donc pas de ce traité. En vertu de mes responsabilités de citoyen des Mondes syndiqués, j’insiste pour que vous rameniez tout vaisseau n’appartenant pas à l’Alliance à Prime, où mon gouvernement pourra alors décider des dispositions à prendre à son égard.

» Ma flottille restera en position à proximité du portail de l’hypernet. Il serait tragique qu’il arrivât malheur à ce portail en conséquence d’une agression ou d’une négligence.

» Au nom du peuple, Boyens, terminé.

— S’imagine-t-il vraiment que nous allons livrer la délégation lousaraigne et le supercuirassé vachours aux Syndics ? s’enquit Charban, un tantinet éberlué.

— Ça s’appelle la diplomatie, répondit Rione. Il fait une demande outrancière dans l’espoir que nous transigerons et conclurons un marché accordant au moins un petit quelque chose aux Mondes syndiqués. Et, comme je l’avais prévu, il tente de prendre en otage le portail de l’hypernet afin que nous cédions à ses exigences. Je ne suis pas spécialiste en juridiction spatiale, amiral, mais me trompé-je en présumant que le supercuirassé vachours est désormais la propriété de l’Alliance ?

— Absolument pas, dit Geary. Nous l’avons capturé par la force. Nous l’avons armé. Et il s’appelle désormais l’Invulnérable.

— Et l’Invulnérable diffère-t-il des vaisseaux de l’Alliance autrement que par sa facture ?

— Non. Je donne des ordres et l’amiral Lagemann, son commandant, les exécute. Ce bâtiment faisait partie de notre formation durant la bataille. Il a essuyé des dommages comme nos autres vaisseaux.

— Excellent. Quant à ceux des Lousaraignes, ils ne nous appartiennent pas. En aucune façon. Si je puis me permettre, amiral, je serais heureuse d’envoyer au commandant en chef Boyens et au gouvernement des Mondes syndiqués une réponse à cette dernière proposition.

— Faites donc, répondit Geary. Je crains fort que mes propres talents de diplomate ne soient pas à la hauteur, s’agissant d’y répondre convenablement. »

Tant le maintien que la voix de Rione restèrent d’un immuable professionnalisme lorsqu’elle transmit la réponse : « Malheureusement, nous ne sommes pas en mesure d’accéder à votre requête concernant les six vaisseaux qui regagnent avec nous l’espace de l’Alliance. Les occupants de ces appareils ne relèvent pas de notre autorité et nous ne pouvons pas les contraindre, ni en votre nom ni en le nôtre. Ils ont exprimé le désir d’accompagner notre flotte et nous ne sommes que trop heureux d’y répondre. Néanmoins… (Rione décocha alors à Geary un sourire si glacial qu’il en eut froid dans le dos) nous leur avons promis de les protéger. Si d’aventure quelqu’un tentait de leur forcer la main ou de les inciter à agir contre leur gré, nous nous verrions obligés, en vertu de nos engagements et de notre honneur, de les défendre au mieux de nos capacités, et de prendre pour ce faire toutes les dispositions nécessaires à leur sauvegarde.

» Quant au bâtiment en qui vous voyez un “vaisseau de guerre extraterrestre”, je vous informe qu’il s’agit en tout état de cause d’un bâtiment de la flotte de l’Alliance, armé par nos soins d’un équipage appartenant à ses forces militaires, répondant au nom d’Invulnérable et placé sous le commandement de l’amiral Geary. Légalement, il ne diffère en rien des autres vaisseaux de cette flotte. Bien entendu, toute requête exigeant que nous livrions un vaisseau de guerre de l’Alliance au gouvernement des Mondes syndiqués ne serait pas seulement grotesque mais contreviendrait au traité de paix qui préside à nos décisions et ne pourrait en aucun cas être prise au sérieux.

» Nous vous sommes reconnaissants de vous soucier de la sécurité matérielle du portail de l’hypernet de ce système. D’autant que les autorités de Midway en ont accordé la copropriété à l’Alliance. Dans la mesure où il lui appartient désormais conjointement, tout dommage qui lui serait infligé constituerait une agression contre l’Alliance et déclencherait aussitôt des hostilités entre elle et le gouvernement auquel appartiendraient les vaisseaux responsables de cette agression.

» Je vous souhaite encore une fois un agréable voyage de retour vers Prime. Ne vous attardez pas plus longtemps dans ce système en raison de notre présence, je vous prie, car, si vous restiez, il nous serait difficile d’en partir. En l’honneur de nos ancêtres, Rione, terminé. »

Geary la fixa. « Ils nous ont accordé une part du portail de l’hypernet ? s’étonna-t-il. Iceni et Drakon ?

— Je le leur ai suggéré, confirma Rione non sans une certaine suffisance. En soulignant les avantages que cela procurerait aux deux parties, et ils ont d’ores et déjà accepté.

— Je me félicite que vous soyez de notre bord, émissaire Rione. »

« Iceni et Drakon ont indubitablement élargi leur influence au-delà de Midway, rapporta le lieutenant Iger. Des opérations offensives ont pris place en dépit de leurs capacités militaires limitées. Si jamais celles-ci augmentaient, ils pourraient ultérieurement étendre encore, par la conquête, leur contrôle à d’autres systèmes stellaires.

— Mais l’autorité syndic n’existe plus ou est en passe de disparaître dans les systèmes voisins, déclara Geary. D’importants combats ont été livrés dans certains. Celui-ci semble le plus stable de la région. Avez-vous déniché la preuve que le nouveau régime de Midway aurait usé de méthodes syndics répressives ? »

Iger eut un geste dépité. « Difficile à dire, amiral. Nous tirons pratiquement tout ce que nous savons de sources que nous ne pouvons que ponctionner de façon aléatoire et qui peuvent être aisément sous contrôle, telles que les bulletins d’informations. Un régime dictatorial est parfaitement capable de ne laisser transpirer que les nouvelles qu’il entend voir filtrer. Cela dit, pour un système stellaire dirigé par les Syndics, les médias ont une activité largement supérieure à la moyenne. Depuis notre dernier passage, le nombre des organes de presse et des individus isolés rendant compte des événements et exprimant leur opinion a considérablement augmenté, ce qui va dans le sens d’un affaiblissement du contrôle qu’exerce le pouvoir sur la société. Mais il pourrait aussi s’agir d’un camouflage, d’une sorte d’écran de fumée où toutes ces voix apparemment indépendantes créeraient l’illusion d’un monde plus libre.

— Avez-vous découvert autre chose sur les états de service d’Iceni et Drakon ?

— Rien que des allusions fragmentaires dans notre base de données, amiral. Drakon était un officier des forces terrestres stationné en première ligne, de sorte que son nom apparaît en plusieurs occurrences dans les communications interceptées, mais dont les plus récentes datent déjà de plusieurs années. Il n’est plus jamais fait mention de lui ensuite au sein des forces qui nous combattaient, tant et si bien que nos archives en ont conclu qu’il était mort ou s’était rendu coupable de quelque déviationnisme qui se serait traduit par son bannissement ou son emprisonnement dans un camp de travail. »

Les dernières paroles d’Iger réveillèrent un souvenir en Geary. « Boyens nous a dit qu’il avait été exilé à l’intérieur de l’espace syndic et affecté à la flottille chargée de garder Midway. Qu’on y envoyait les individus tombés en disgrâce parce que ce système était trop éloigné pour permettre aux bannis d’influer sur les événements ou de regagner les faveurs des autorités.

— Effectivement, amiral. C’est peut-être aussi l’explication de la présence de Drakon, mais, si c’est le cas, nous ignorons le motif de sa déportation.

— Et pour Iceni ?

— Rien, à part que son nom est cité à deux reprises lorsqu’elle commandait à des flottilles des Mondes syndiqués. Mais elle semble avoir consacré la plus grande partie de son temps à d’autres affectations.

— Pourtant, on l’a aussi envoyée à Midway. » Geary hocha la tête, davantage pour sa gouverne que pour celle du lieutenant Iger, en se rappelant qu’Iceni avait refusé d’évacuer Midway lors de la première attaque des Énigmas et préféré rester avec ses subordonnés et la population civile incapables de se soustraire à l’agression. Compte tenu du peu qu’on savait sur son compte, on ne pouvait voir dans ce geste et cette sollicitude à l’égard de ses subalternes, si contraires à l’attitude traditionnelle des Syndics, qu’un témoignage de sa véritable nature. « Le capitaine Bradamont a-t-elle été informée de tout, comme je l’ai demandé ?

— Oui, amiral, répondit Iger, visiblement mal à l’aise. Mais, si le capitaine Bradamont était impliquée dans une opération cloisonnée d’espionnage sous le nom de code de Sorcière Blanche…» Il laissa sa phrase en suspens, cherchant le mot juste.

« Je suis au courant, déclara Geary. Dans la mesure où elle a déjà fait office d’informatrice, le renseignement ne verra certainement aucune objection à lui attribuer un poste lui permettant de rendre compte de ce qui se passe dans ce système.

— C’est… C’est vrai, amiral. Mais je me sens contraint de vous prévenir : le personnel du renseignement, au QG de la flotte, ne verra peut-être pas votre décision d’un très bon œil.

— Merci, lieutenant. Je suis certain qu’on me le fera savoir, si jamais on la désapprouve. » Bien sûr, cela leur serait impossible avant le retour de la flotte dans l’espace de l’Alliance et avant qu’un bon nombre de rapports se fussent frayé un chemin jusqu’à diverses autorités.

Maintenant que Geary avait couvert toutes ses bases et s’était renseigné autant qu’il le pouvait sur les personnages d’Iceni et Drakon ainsi que sur la nature du régime qu’ils avaient instauré à Midway, il était plus que temps pour lui de porter deux questions critiques à l’attention de ces dirigeants.

Il se composa une contenance puis activa son unité de com.

« Présidente Iceni, général Drakon, je dois vous soumettre deux problèmes », déclara-t-il sur un ton officiel. Vêtu de son plus bel uniforme, il était assis derrière un des plus luxueux bureaux que pût offrir l’Indomptable ; Tanya Desjani n’avait donné son approbation à ses dehors qu’après l’avoir minutieusement passé en revue, comme s’il était une nouvelle recrue et elle son sergent instructeur.

« Avant tout, présidente Iceni, je dois vous informer que, durant notre séjour dans l’espace contrôlé par l’espèce Énigma, nous avons pu localiser et libérer des humains qu’ils retenaient prisonniers, manifestement pour les étudier. Tous, à l’exception de ceux d’entre eux nés en captivité, provenaient de vaisseaux ou de colonies syndics. Tous ont aussi été examinés aussi scrupuleusement que possible, sans qu’on découvre aucune trace de contamination, biologique ou autre. » Prendre la décision d’en faire part à Iceni et Drakon n’avait pas été facile, mais, tout bien pesé, il voyait mal comment justifier un refus de rendre à leur mère patrie des gens à qui un trop long emprisonnement avait interdit ce soulagement.

Il prit une profonde inspiration. « Il me paraît important de souligner que ces personnes ne savent rien des Énigmas. Elles étaient claquemurées à l’intérieur d’un astéroïde creux et n’ont jamais vu leurs geôliers. Elles ne peuvent donc rien vous en dire. Toutes ont été traumatisées, mentalement, physiquement et affectivement, par leur longue captivité. Compte tenu de leur état, j’ai l’intention d’en ramener la majorité vers l’Alliance, où je pourrai prendre des dispositions pour les faire soigner et transférer ensuite dans leurs systèmes stellaires natals des Mondes syndiqués. Néanmoins, trois de ces prisonniers affirment venir de Taroa, eux ou leurs parents, et quinze autres de Midway. Nous souhaitons exaucer leurs vœux, mais j’aimerais d’abord savoir tout ce que vous pourriez me dire sur les conditions régnant à Taroa et, ensuite, connaître vos intentions s’agissant des quinze ressortissants de Midway. Il me semble de mon devoir de veiller à ce qu’ils soient bien traités maintenant qu’ils ont été libérés. »

Il s’accorda une pause. « Le second des deux problèmes a trait à l’officialisation de nos relations avec le nouveau gouvernement de Midway. Je me propose d’affecter ici un officier de l’Alliance chargé de la représenter, afin de rendre pleinement visible notre engagement envers ce système stellaire et de vous prodiguer toute l’assistance et les conseils dont vous auriez besoin dans le domaine de sa défense et lors de sa transition vers une forme plus libre de gouvernement. Cet officier est le capitaine Bradamont, qui a servi en tant que commandant du croiseur de combat Dragon. C’est un excellent officier et, dans la mesure où elle a été pendant un certain temps votre prisonnière de guerre, elle a eu des contacts avec certains officiers des Mondes syndiqués et peut donc travailler avec eux. Elle a d’ores et déjà accepté son détachement, mais il me faut votre consentement pour cette affectation qui, selon moi, devrait profiter à toutes les parties prenantes. Les émissaires du gouvernement de l’Alliance qui accompagnent la flotte ont déjà donné leur approbation, eux aussi, à la nomination du capitaine Bradamont à cette fonction, de sorte que nous n’attendons plus que l’accord de votre gouvernement.

» Dans l’attente de votre réponse à ces deux questions. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »

Il ne regrettait pas fréquemment de n’être pas présent à la réception d’un de ses messages, mais, cette fois, la réaction d’Iceni et Drakon risquait d’être intéressante.

Quant à celle du colonel Rogero…

Lorsqu’on reçut enfin des nouvelles du commandant en chef Boyens, les auxiliaires de l’Alliance s’affairaient à extraire des matériaux bruts de plusieurs gros astéroïdes et à les transformer en cellules d’énergie et en pièces détachées presque aussi vite qu’on les entassait dans les soutes. La flotte de l’Alliance s’était resserrée en une seule formation orbitant autour de l’étoile Midway, tandis que tous se concentraient à nouveau sur les réparations, tant des dommages infligés au cours des combats que des avaries de systèmes devenus trop vétustes maintenant qu’ils avaient dépassé leur limite d’âge préprogrammée.

Geary avait parcouru les rapports provenant de ses cuirassés. Il n’en avait perdu aucun, mais la frontière entre « perdu corps et biens » et « pilonné à mort » semblait de plus en plus mince. Certains avaient été si durement frappés qu’ils étaient tout juste aptes au combat, et quelques-uns ne pourraient plus participer à aucune bataille, du moins avant d’avoir subi des réparations majeures dans un chantier spatial.

Et il y avait encore l’Invulnérable, qui, s’il était quasiment indestructible, n’en méritait pas moins le sobriquet d’« aimant à danger ». Tant que Geary ne l’aurait pas ramené dans l’espace de l’Alliance, le supercuirassé vachours attirerait tous les agresseurs possibles, avides de découvrir ce que l’on pouvait apprendre de la technologie des Bofs. Geary avait même le méchant pressentiment que le gouvernement syndic lui-même, en dépit de ses moyens désormais limités, risquait de tenter un mauvais coup, en vertu de la valeur inestimable qu’attribueraient sans doute à l’Invulnérable tous ceux qui songeraient à mettre la main dessus.

Les Lousaraignes semblaient parfaitement capables de veiller sur eux-mêmes, mais un accident peut toujours arriver, et la collision d’un de leurs vaisseaux avec une mine à la dérive ou une menace du même acabit serait difficilement explicable tant que la communication avec eux se limiterait à des notions simples. Et, tant d’expérience qu’au vu des rapports portant sur les systèmes stellaires voisins de Midway, certains des individus qui héritaient des lambeaux de son ancienne puissance militaire à mesure que s’écroulait l’empire des Mondes syndiqués étaient fort loin d’inspirer la confiance et leurs réactions restaient imprévisibles. Un groupe de fanatiques risquait à tout instant de lancer une attaque surprise, d’autant que Geary ne pouvait pas maintenir les vaisseaux lousaraignes en sécurité, douillettement abrités derrière un bouclier de ses propres bâtiments. Les Danseurs allaient où bon leur semblait.

Tout cela expliquait sans doute pourquoi Geary n’était pas d’humeur très réceptive lorsque arriva le dernier message de Boyens.

Le commandant en chef Boyens non plus, apparemment. Il le dévisageait ouvertement d’un œil furibond, sans chercher à dissimuler son mécontentement ni s’embarrasser de témoignages de feinte camaraderie. « Je suis malheureusement lié par le traité de paix signé entre l’Alliance et les Mondes syndiqués, encore qu’il appert visiblement que seuls les Mondes syndiqués s’intéressent à en honorer la lettre et l’esprit. Cependant, je ne puis appliquer aucune des mesures que j’aimerais prendre pour défendre leurs citoyens et eux-mêmes contre une force militaire étrangère d’une insupportable arrogance. »

Geary avait prié Desjani de visionner ce message avec les émissaires et lui-même, et elle semblait à deux doigts de défaillir d’allégresse. « Oh, je t’en prie, défends-les donc contre nous. Je t’en supplie.

— Votre voyage de retour risque de n’être pas aussi paisible que vous le prévoyez, poursuivait Boyens. Dans la mesure où vous avez décliné mon offre d’assistance, je ne prendrai pas la peine de vous divulguer les renseignements auxquels je peux avoir accès et qui pourraient vous le faciliter. Je vais pourtant vous faire part d’un élément d’information dont je crois que vous le trouverez d’un grand intérêt. »

Il s’interrompit, jouissant manifestement de l’expectative où l’écoute de son message allait certainement, selon lui, plonger son auditoire. « Vous apprendrez sans doute avec une joie extrême qu’un de vos collègues officiers n’a pas trouvé la mort, comme vous le croyiez, lors d’une des batailles qui se sont déroulées dans le système stellaire central des Mondes syndiqués. » Michael ? Son arrière-petit-neveu serait toujours en vie ? Aurait-il survécu à l’anéantissement du Riposte ? Geary n’aurait su dire si son cœur avait raté quelques battements ou s’il l’avait seulement imaginé.

Il sentit comme une pression, baissa les yeux et vit que Tanya, l’air angoissée, avait tendu la main pour serrer la sienne.

Puis Boyens, qui sans doute avait pressenti les espérances que susciterait sa déclaration, sourit. « Oui, plusieurs officiers qu’on croyait morts au cours de cette bataille ont survécu, et un vaisseau les rapatrie en ce moment même. Il a quitté Prime avant que ma flottille n’arrive ici. »

Une petite minute…

« Pourquoi nous annoncerait-il une bonne nouvelle ? » marmonna Desjani. Son étreinte sur la main de Geary se resserra en même temps qu’elle exprimait oralement ses doutes.

Assise de l’autre côté de Geary, Rione affichait une mine sévère. « Plusieurs officiers ?

— Savez-vous de quoi il parle ? demanda Geary.

— Je vous souhaite un passionnant voyage de retour, reprenait Boyens. Et je peux vous promettre qu’en rentrant vous découvrirez qu’il se passe au sein de l’Alliance des événements des plus intéressants. Au nom du peuple, Boyens, terminé. »

Desjani poussa un juron sotto voce.

« Le nouveau Conseil exécutif des Mondes syndiqués intervient dans l’espace de l’Alliance, lâcha Rione d’une voix âpre. Exactement comme le faisait l’ancien avant le début de la guerre.

— Que mijote-t-il ?

— Vous pouvez le déduire aussi bien que moi. Le sénateur Navarro m’avait fait part de certaines de ses craintes avant notre départ. Il soupçonnait les Syndics de se mêler de la vie politique de l’Alliance, de se livrer à un sabotage économique et de semer la zizanie partout où ça leur était possible. Il n’en avait aucune preuve, mais, dans son empressement à vous appâter, Boyens vient de nous apporter la confirmation flagrante des projets de ce qui reste des Mondes syndiqués. Ils ont perdu la guerre mais n’ont aucunement l’intention de laisser l’Alliance profiter de la paix.

— Quel officier aurait-il survécu ? redemanda Geary.

— Peut-être celui que vous espérez, répondit Rione, biaisant. Mais certaines rumeurs laissent entendre que quelques-unes des exécutions auxquelles nous avons assisté n’étaient que des simulacres.

— Bloch ? s’enquit Desjani, sidérée de s’adresser directement à Rione. L’amiral Bloch ?

— Je n’en sais pas plus que vous. Mais, en toute probabilité, quelqu’un dont Boyens s’attendait à ce qu’il nous crée des problèmes. Peut-être essaie-t-il seulement de nous tourmenter, de nous pousser à nous ronger les sangs. Vous savez combien l’Alliance est branlante après cette guerre, amiral. Elle a brisé les Syndics et elle a failli nous briser, nous. Certains, pour des raisons personnelles, n’hésiteraient pas à donner un petit coup de pouce pour affaiblir encore les câbles qui la retiennent au bord de l’abîme. Pouvons-nous rentrer très vite chez nous ?

— Moins vite que je ne le croyais, j’en ai peur », répondit Geary. Se pouvait-il que l’amiral Bloch fût réellement encore en vie ? Certains sénateurs de l’Alliance le soutenaient par le passé, soit parce qu’ils lui donnaient raison, soit par ambition personnelle. Ou bien Boyens jouait-il avec leurs pires appréhensions ? « Nous ne pouvons pas quitter ce système sans avoir procédé aux réparations requises, car nous risquerions de perdre d’autres vaisseaux en chemin. Et, une fois que nous serons partis, Boyens a plus ou moins laissé entendre que des barrages ont été dressés sur notre route.

— Ils lorgnent l’Invulnérable, déclara Desjani. Peut-être si désespérément qu’ils sont prêts à tenter un mauvais coup sur notre trajet de retour. Et nous devons veiller à ce que les Danseurs ne pâtissent pas de quelque “accident” pendant qu’ils sont encore à portée des Syndics. »

Trop de joueurs, souvent cachés, se disputaient maintenant l’échiquier ; un échiquier où venaient tout juste de s’aligner de nouvelles pièces qui risquaient de saborder de nombreuses stratégies, voire de faire basculer l’Alliance elle-même.

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