Un

« Si tu traverses l’enfer, avance toujours. »

L’amiral John Geary ne détourna pas les yeux de son écran qui montrait sa flotte livrée à la confusion tentant de reprendre la formation après l’agression des êtres, quels qu’ils fussent, qui vivaient dans ce système. « Tu viens d’inventer ce proverbe ?

— Non, répondit le capitaine Desjani. C’est d’un ancien philosophe. Mon père le citait souvent. »

Geary hocha la tête. Il ne prêtait pas entièrement attention aux paroles de Desjani. Ce qu’elle avait voulu dire était limpide, pourvu qu’on vît l’enfer sous la forme d’une flotte très éloignée de l’espace contrôlé par l’homme, dont la mission était de mesurer la puissance et l’étendue d’une espèce intelligente extraterrestre récemment découverte, et qui, après s’être frayé un chemin jusque-là en combattant, tombait sur une seconde espèce plus hostile encore que la première. Une capsule de survie endommagée quittant son croiseur blessé alors que le compte à rebours de son autodestruction était déjà bien entamé pouvait en être une autre définition, surtout si l’on se retrouvait ensuite congelé, plongé dans le sommeil de l’hibernation, pour être découvert et ranimé au bout d’un siècle, alors qu’on vous croyait mort et à jamais disparu, avant d’apprendre que, durant votre longue absence, on avait fait de vous une légende. L’esprit de Geary revécut ces instants dans une fulgurance, se souvint ensuite de ce qu’il avait éprouvé en apprenant la mort de tous ceux qu’il avait connus et en constatant que la guerre qui s’était déclenchée pendant sa longue inconscience durait encore, tandis que ceux qui avaient « ressuscité » le grand Black Jack Geary attendaient qu’il les sauvât d’une défaite assurée.

Il y était parvenu malgré tout, bien qu’il n’y eût aucun rapport entre la légende de Black Jack et sa propre personne. Il avait réussi à gagner la guerre contre les Mondes syndiqués. Et il venait à l’instant d’arracher la flotte isolée au traquenard qu’on lui avait posé dans un lointain système extraterrestre.

Mais il n’avait rien accompli tout seul. Sans le soutien de la flotte et de gens comme Tanya Desjani, il aurait fait chou blanc. Et ceux qui n’étaient pas morts au combat étaient toujours dans la flotte, à ses côtés.

« J’ai pris note de vos inquiétudes, capitaine, déclara-t-il, chassant les images du passé pour se concentrer sur le présent. Nous ne nous attarderons pas ici plus que nécessaire. » Quoiqu’il en fût, la flotte n’était pas restée inactive. Elle avait accéléré alors que les extraterrestres s’efforçaient de la rattraper et les avait distancés, et, maintenant que les menaces immédiates étaient écartées, de nombreux vaisseaux entreprenaient d’altérer trajectoire et vélocité ; cela dit, à l’instar de ses propres bâtiments, les épaves des agresseurs extraterrestres s’éloignaient de la massive forteresse qui surveillait son point d’émergence. Assujettie au point de saut, cette forteresse orbitait autour de l’étoile et était assez grande pour mériter le titre de petite planète artificielle.

Un escadron de destroyers passa en trombe sous l’Indomptable et le long d’un de ses flancs, assez proche du croiseur de combat pour déclencher ses sirènes d’alarme avertissant d’une collision imminente. « Dites à ces boîtes de conserve de garder leurs distances, ordonna Desjani à son officier des communications. Permission de vous aider à remettre de l’ordre dans la flotte, amiral ? »

Conscient que sa formation évoquait davantage un essaim d’abeilles excitées qu’une force militaire, Geary lui jeta un regard acerbe. « Les systèmes de manœuvre ont déjà transmis des solutions. Débrouiller cet écheveau et esquiver les épaves exigera un certain temps. » Fort heureusement, la majorité d’entre elles appartenaient aux assaillants extraterrestres. Il ne restait pourtant plus rien du destroyer Zaghnal, qui n’avait été touché qu’une seule fois. Les ogives des vaisseaux ennemis étaient si grosses qu’elles l’avaient réduit en pièces. L’Invulnérable avait aussi été frappé de plein fouet, et le croiseur de combat au blindage léger sérieusement endommagé. Mais c’étaient là, heureusement, les plus mauvaises nouvelles. L’Orion avait essuyé à deux reprises des déflagrations qui l’avaient frôlé, alors même qu’il éliminait deux appareils extraterrestres qui allaient atteindre le Titan et le Tanuki, mais, en dépit de dommages secondaires, il restait opérationnel. De nombreux autres vaisseaux avaient également souffert à un degré moindre, le vide de l’espace ne protégeant même pas d’explosions aussi violentes et rapprochées. « On s’en tire plutôt bien, s’émerveilla Geary. Vous avez vu ce qu’a fait l’Orion dans la dernière phase du combat ?

— J’ai raté ça, admit Desjani. J’étais trop occupée à surveiller l’Intrépide, qui a failli m’emboutir.

— J’aurai une autre discussion avec ma petite-nièce dès que cela me sera permis. » Jane Geary avait toujours été, jusque-là, fiable et digne de confiance. Avait. Elle manœuvrait à présent son Intrépide comme si c’était un croiseur de combat, en balançant le cuirassé tous azimuts. Tout en espérant que de nouveaux problèmes n’allaient pas s’ajouter aux anciens, Geary appela le commandant Shen de l’Orion.

L’expression de celui-ci ne variait jamais de beaucoup, et Geary ne fut guère surpris de le trouver de mauvais poil. « Comment se porte votre vaisseau, capitaine ? » demanda-t-il. Il aurait pu obtenir cette information par le réseau de la flotte, aussi vite que les dommages étaient enregistrés et évalués, et il se pliait d’ordinaire à ce processus plus simple et rapide. Mais, parfois, il préférait tenir ses renseignements de témoins directs, qui pouvaient lui rapporter des impressions et détails essentiels que contenaient rarement les rapports automatisés.

« L’Orion est encore en état de combattre. » Shen semblait le mettre au défi de démentir cette affirmation. « Soixante et onze pertes dans le personnel, dont trente morts. Cinq des quarante et un blessés le sont grièvement. Deux d’entre eux ont été transférés à l’un des transports d’assaut pour y être soignés. L’infirmerie de l’Orion peut se charger du reste. Notre unité de propulsion principale est H. S., mais réparable. La plupart des dommages ont affecté le quart supérieur bâbord de la proue. Le blindage y a subi une brèche, avec des dommages aux compartiments adjacents allant d’irréversibles à mineurs. Nous scellons ce secteur en attendant de procéder à des réparations définitives. Tous les senseurs et armes de cette zone sont non opérationnels, ce qui, à long terme, réduit de vingt pour cent les capacités de combat de l’Orion. Ailleurs, de nombreux systèmes exigent encore des réparations, suite aux chocs transmis à travers la coque et l’infrastructure, mais nous pouvons y obvier. »

Venant de l’Orion, un tel optimisme était sans précédent, du moins à la connaissance de Geary. « J’ai vu l’Orion sauver le Titan et le Tanuki. Ces vaisseaux n’auraient pas survécu à la frappe d’un missile capable d’infliger autant de dommages à un cuirassé. Vos hommes et vous-mêmes vous êtes conduits au mieux des traditions du service et avez fait honneur à leurs ancêtres.

— C’est ce que sont censés faire les cuirassés, répondit Shen d’une voix bourrue. Nous tirons les croiseurs de combat d’une mauvaise passe quand ils rencontrent des problèmes qu’ils ne peuvent surmonter seuls. Répétez-le au capitaine Desjani, je vous prie.

— Êtes-vous bien sûr de ne pas vouloir le lui dire vous-même ?

— Oui, amiral.

— Elle est à mes côtés.

— Alors elle l’aura sans doute entendu, amiral. » Shen s’interrompit. « C’est un sacré foutoir, ici. Il me semblait pourtant que nous avions perdu bien plus de vaisseaux. Est-ce tout, amiral ?

— Non. Tenez-moi informé de l’état de vos blessés. Je peux vous envoyer le Tsunami si vous avez besoin d’assistance médicale. Et cette unité de propulsion doit être réparée aussi vite que possible. Si nous avons encore maille à partir avec les occupants de ce système, l’Orion aura besoin de sa pleine capacité de propulsion. Le capitaine Smyth vous enverra le Kupua pour vous épauler dans sa réparation.

— Merci, amiral.

— Merci à vous, capitaine. » Geary mit fin à la conversation puis se tourna vers Desjani. « Les réflexions désobligeantes du commandant d’un cuirassé n’ont pas eu l’air de vous affecter.

— Il a bien mérité le droit de faire un commentaire durant ce combat, répondit Desjani. En outre, il m’a déjà sauvé la vie quand nous servions tous les deux à bord du Pavis. Et il m’a dit que vous l’impressionniez, alors, pour une fois, je peux bien passer la main sur les opinions d’un dilettante.

— Il vous a dit que je l’impressionnais ?

— Absolument. À sa manière. »

Geary secoua la tête en regardant s’afficher les dommages infligés à l’Invulnérable. « La chance entre autant que mes propres initiatives dans ces succès.

— Faux, s’insurgea Desjani. Jetez donc un coup d’œil à l’évaluation de cet engagement par nos systèmes de combat, amiral. Quand notre formation s’est dispersée, il a fallu de dix à vingt secondes à l’ennemi pour altérer ses trajectoires et repérer de nouvelles cibles. Nous n’avons pas joué de bonheur. La dissolution de dernière minute de notre formation a décontenancé les extraterrestres, exactement comme vous l’espériez. Ces quelques secondes d’hésitation nous ont donné le temps d’esquiver et de détruire l’ennemi qui n’avait pas encore été anéanti. Les vaisseaux, mis à part ce pauvre Zaghnal, en ont profité pour éviter les frappes. C’est lui, plutôt, qui a joué de malchance.

— Et l’Invulnérable… » Geary ordonna aux systèmes de combat de repasser les quelques instants précédant celui où avait été touché ce bâtiment. L’ordre de dispersion fut donné, instruisant les vaisseaux de la flotte de manœuvrer individuellement afin d’embrouiller l’ennemi. Tout autour de l’Invulnérable, ils altéraient leurs trajectoires, mais le croiseur de combat, lui, au fur et à mesure que défilaient les secondes, ne changeait pas de vecteur. Cinq secondes. Dix. À la quatorzième, ses propulseurs s’allumèrent mais ne parvinrent pas à changer sa trajectoire avant qu’un vaisseau/missile ennemi ne le frappe et n’explose. « Il s’est tétanisé. Au lieu de réagir au quart de tour, le capitaine Vente s’est pétrifié.

— Et cela vous étonne ? murmura Desjani.

— S’il est encore en vie, Vente a perdu son dernier commandement dans la flotte », répondit Geary, en percevant lui-même la férocité de son intonation. Pourquoi ne l’ai-je pas relevé plus tôt de ses fonctions ? Pourquoi n’ai-je pas trouvé une bonne raison de le faire ? Qui sait combien de matelots de l’Invulnérable ont trouvé la mort aujourd’hui parce que Vente n’était pas qualifié pour le commander ? Son incompétence sautait aux yeux, mais je n’ai pas réagi à temps. C’est autant ma faute que la sienne, bon sang !

« Non, ce n’est pas votre faute, lâcha Desjani.

— Comment avez-vous fait pour…

— Je vous connais. Écoutez, c’est le QG qui lui a confié ce commandement. Vous le soupçonniez de n’être pas assez qualifié, mais on ne relève pas un officier de son commandement sur de simples soupçons. Sinon vous auriez déjà privé l’Orion de Shen. Il vous faut un motif pour le faire. Il en est ainsi depuis très longtemps, et pour une bonne raison. » Elle le scruta. « Vu ?

— Non. Ça reste ma faute. Nous avons peut-être perdu l’Invulnérable parce que j’ai trop tardé à agir. » Une alarme se mit à clignoter sur son écran, comme obéissant à ses dernières paroles. « Un message du Tanuki, amiral, annonça l’officier des trans.

— Affichez », ordonna Geary. Un instant plus tard, l’image du capitaine Smyth apparaissait devant lui. Commandant de l’auxiliaire Tanuki et ingénieur le plus haut gradé de la flotte, Smyth s’était départi pour une fois de son attitude désinvolte. « J’ai personnellement contrôlé les dommages infligés à l’Invulnérable, amiral. Vous n’allez certainement pas apprendre avec plaisir que vos choix sont simples et limités.

— Il a à ce point souffert ? »

Compte tenu de l’immensité de l’espace, les vaisseaux étaient souvent séparés par des minutes voire des heures-lumière, induisant, à mesure que les messages franchissaient des millions ou des milliards de kilomètres à la célérité de la lumière, des blancs exaspérants dans les conversations. La formation de la flotte était cette fois assez resserrée pour qu’il ne se passât que deux secondes avant que Smyth hausse les épaules. « Tout dépend de la section du bâtiment dont on parle. De manière assez surprenante, nombre de ses armes sont encore en très bon état. Mais, le plus important, ce sont les dégâts infligés par ces vaisseaux/missiles à son infrastructure et à ses propulsions. Ils sont gravissimes. L’Invulnérable ne peut plus se déplacer seul et, si l’on tentait de le remorquer, il risquerait de se démantibuler en plusieurs grandes sections. Avec un chantier naval et quelques mois de travail, je pourrais sans doute le remettre en état. » Bien que ces deux conditions fussent clairement hors de sa portée, Smyth semblait regretter de ne pouvoir réparer le vaisseau endommagé.

« Nous n’avons ni le temps ni les installations », répondit Geary en reportant les yeux sur la partie de son écran montrant un nombre considérable de vaisseaux ennemis, parfois massifs mais fort heureusement assez éloignés. La flotte s’étant promptement écartée de la forteresse orbitale qui gardait le point de saut, cette menace se trouvait désormais à sept minutes-lumière, et la distance se creusait à chaque seconde. Certaines unités extraterrestres étaient sans doute à trois heures-lumière des siens, mais l’armada principale, elle, à près de quatre heures-lumière de la plus grosse planète habitée du système. Elle ne verrait l’image de la flotte humaine que dans trois heures et, même si elle accélérait aussitôt pour tenter de l’intercepter, il lui faudrait plusieurs jours pour arriver à sa portée, à moins que Geary ne décide de se retourner pour l’affronter. Mais, incapable de manœuvrer, l’invulnérable ferait une cible facile, même si les extraterrestres se trouvaient encore à une semaine de distance. Au vu des bâtiments monstrueux qui occupaient le centre de la formation ennemie (des supercuirassés trois fois plus massifs que les plus gros vaisseaux humains), Geary n’avait aucunement l’intention de s’en rapprocher davantage qu’il ne le devrait. « Quelles sont exactement nos options, alors ?

— Soit faire sauter l’Invulnérable, soit l’abandonner à ces… euh… gens qui vivent ici. » Smyth avait l’air (et était sans doute) contrit de devoir lui soumettre cette malencontreuse alternative.

Geary était conscient d’afficher son dépit sur sa figure, mais il s’efforça de ne pas le laisser percer dans sa voix. Nul n’aime annoncer de mauvaises nouvelles, mais il savait depuis longtemps qu’en s’en prenant un peu trop âprement au messager porteur d’une vérité déplaisante, un chef pouvait aisément décourager un subalterne de transmettre une information capitale. « Nous ne pouvons pas le laisser ici. Les occupants de ce système ont largement donné la preuve de leur hostilité spontanée à notre encontre. Je vais ordonner aux rescapés de l’Invulnérable d’évacuer sur-le-champ leur vaisseau. Ordonnez à vos ingénieurs de se préparer à le saborder, et veillez à ce qu’il soit totalement détruit. Qu’il ne reste rien d’intact. »

Smyth hocha la tête. « Le réacteur de l’Invulnérable est encore opérationnel. Nous pourrions activer son régime jusqu’à la surcharge afin de nous assurer qu’il n’en reste que poussière. Malgré tout, j’aimerais en débarquer tout ce que je pourrais avant l’explosion. Il y a beaucoup de matériel à son bord qui pourrait resservir, au lieu de fabriquer de nouveaux composants pour les bâtiments qui en auraient besoin. »

La décision aurait dû être facile à prendre. Aux yeux de l’ingénieur qu’était Smyth, il était tout bonnement raisonnable de récupérer dans l’équipement de l’Invulnérable les pièces détachées qui manqueraient à d’autres vaisseaux. Mais… « Tanya ?

— Amiral ?

— Si certaines pièces détachées de l’Invulnérable servaient à des réparations ou à des remplacements sur l’Indomptable, qu’en diriez-vous ? »

Tanya secoua la tête. « Nous n’avons pas besoin de porte-poisse de ce genre, amiral. »

Geary s’était attendu à cette réponse. Les marins et les spatiaux étaient restés les mêmes pendant des milliers d’années. Pourquoi auraient-ils changé au cours du siècle qu’avait passé Geary en sommeil de survie ? Mais il n’en tenta pas moins de réfuter son argument. « Durant la guerre contre les Syndics, n’était-il pas d’usage d’utiliser les pièces de récupération ?

— De les cannibaliser, rectifia-t-elle. Non. On n’en avait guère l’occasion et ça valait mieux. Quand j’étais à bord du Tulwar, en dépit de toutes nos objections, on a fait installer des composants récupérés sur l’épave du Boudeur à l’occasion d’une remise en état d’urgence entre deux engagements. Tout le matos a flanché dès que nous sommes passés à l’action.

— Besogne bâclée ?

— Ils avaient passé les tests mais venaient d’un vaisseau mort. Nous avons perdu le Tulwar quand ils nous ont sauté à la figure. Nul dans cette flotte n’aimerait récupérer les pièces de l’Invulnérable. Surtout pas d’un Invulnérable. »

Geary aurait aimé procéder malgré tout au sauvetage de ce matériel, mais il savait que la flotte tout entière réagirait comme Tanya. D’autant que le vaisseau incriminé était le dernier Invulnérable. N’accordant aucune foi à la superstition populaire selon laquelle les bâtiments portant ce nom tendaient à être détruit plus vite que les autres dans le feu de l’action, il avait consulté les statistiques et découvert qu’elles corroboraient plus ou moins cette croyance. Les vaisseaux de guerre semblaient n’avoir qu’une espérance de vie de deux ans tout au plus, compte tenu du sanglant match nul qu’était devenue la guerre contre les Mondes syndiqués avant qu’il ne prît le commandement de la flotte, et celle de tous les bâtiments portant le nom d’Invulnérable était apparemment encore plus brève que la moyenne. Sans doute les vivantes étoiles trouvaient-elles trop orgueilleux et provocant de la part des hommes d’attribuer ce nom à l’un de leurs vaisseaux.

Il secoua la tête puis se tourna vers Smyth. « Non. Videz les compartiments de l’Invulnérable contenant des pièces détachées, mais ne désossez pas l’équipement déjà en place. Je ne peux pas me permettre l’effet désastreux qu’aurait sur le moral la réutilisation du matériel de ce bâtiment. »

Smyth afficha l’expression d’un homme contraint de traiter avec des mortels irrationnels d’un rang inférieur au sien. « Ce n’est jamais que du matériel, amiral. Ce n’est pas vivant. Ni hanté.

— Mais ça ne vaut pas les migraines qu’il risquerait de m’infliger, capitaine Smyth. » Le moral de la flotte était déjà sur le fil du rasoir. Tous ces gens auraient dû être rentrés chez eux, à jouir des fruits de la victoire au terme d’une guerre d’un siècle avec les Mondes syndiqués. Mais Geary avait reçu l’ordre de conduire ces vaisseaux par-delà le territoire exploré et contrôlé par l’humanité pour en apprendre davantage sur la menace que lui posait l’espèce extraterrestre connue sous le nom d’Énigma. Il s’y était plié, tout comme les vaisseaux placés sous son commandement, mais les officiers et les matelots étaient las de la guerre et malheureux. Le plus infime détail risquait de faire tomber leur moral à un niveau encore plus calamiteux et, aux yeux des spatiaux, le recyclage des pièces détachées d’un vaisseau mort n’était pas une bagatelle.

« Le Tsunami se range déjà le long de l’Invulnérable pour exfiltrer ses blessés, apprit-il à Smyth. Je vais lui ordonner de l’évacuer entièrement, mais il n’aura peut-être pas la place de recueillir tout l’équipage. Puisque le Tanuki en est déjà proche, j’aimerais qu’il en récupère sa part avant que nous ne répartissions ses matelots sur les autres vaisseaux de la flotte.

— À vos ordres, amiral. » Smyth s’interrompit puis secoua la tête. « Ces matelots aussi viennent de l’Invulnérable, fit-il remarquer. Vous comptez les réutiliser ?

— Merci, capitaine Smyth.

— Voulez-vous que je laisse le capitaine Vente à son bord en guise de cas particulier ? Je présume que vous n’êtes pas très pressé de le réutiliser, et le commandant Badaya de l’Illustre n’a pas l’air non plus d’en vouloir.

— Ne me tentez pas. » Avant même son dernier manquement, l’arrogance et le peu d’empressement de Vente lui avaient valu l’exécration de presque tous les officiers de la flotte. Il avait aussi l’habitude de rechigner à obéir aux ordres de Badaya, responsable de la sixième division de croiseurs de combat à laquelle appartenait l’Invulnérable. « Est-ce tout, capitaine Smyth ?

— Pas tout à fait. » Smyth sourit. « Nous pourrions régler l’explosion de l’Invulnérable pour qu’elle se produise au moment où les extraterrestres l’aborderont. »

C’était encore plus tentant. Le regard de Geary se reporta sur la liste des pertes survenues lors du dernier engagement. Les extraterrestres avaient attaqué avant même de chercher à déterminer les intentions de la flotte humaine, et, jusque-là, ils avaient refusé de communiquer et de répondre à ses messages.

Mais, pour une décision de cette importance, la soif de vengeance est une bien triste raison. « Non, capitaine Smyth. Nous ignorons encore si nous ne pourrons pas un jour nous entendre avec ces êtres. Un tel traquenard risquerait de saboter à jamais toute chance d’établir avec eux des relations pacifiques, encore qu’il me faille reconnaître qu’elles sont bien minces pour l’instant.

— Une leçon édifiante, portant sur ce que nous sommes capables de faire à ceux qui nous cherchent des noises, pourrait les convaincre de ne pas nous sous-estimer, amiral », avança Smyth.

C’était un solide argument. Geary le médita un instant. Desjani s’exprima alors qu’il y réfléchissait encore : « Nous ignorons ce dont eux-mêmes sont capables. Nous ne savons rien de leur technologie. Peut-être sauraient-ils désamorcer notre piège. Auquel cas ils détiendraient l’Invulnérable et toute la technologie humaine encore intacte à son bord. »

Smyth fronça les sourcils puis opina. « Effectivement. Vous marquez un point.

— En ce cas, réglez-le pour se saborder dès que nos vaisseaux auront dégagé le secteur, ordonna Geary.

— Très bien, amiral. On s’en occupe. Oh, le Kupua vient de m’annoncer qu’il a procédé à la vérification de la principale unité de propulsion de l’Orion et qu’elle sera réparée sous dix heures. D’ici là, ce bâtiment pourra nous suivre, du moins tant que la flotte ne se livrera pas à une manœuvre trop audacieuse. » Le capitaine Smyth soupira de manière appuyée juste avant de couper la communication : « Tout ce matériel à bord de l’Invulnérable ! »

Geary se tourna vers Desjani. « J’aurais cru que vous soutiendriez son projet de piéger l’Invulnérable. »

Elle lui décocha un petit sourire en coin. « Je vous laisse le soin de le deviner. En outre, je me montrais seulement pragmatique. » Sur ces mots, un nouveau message leur parvint. Le médecin en chef de la flotte fixait Geary, radieux. « Amiral, des sondes automatisées examinent des restes des assaillants extraterrestres. Peu nombreux et pour la plupart à l’état de fragments, mais nous devrions pouvoir partiellement reconstituer le puzzle. »

Guère prometteur. « Pouvez-vous déjà dire s’ils sont d’origine humaine ou Énigma ? »

La question parut sidérer le médecin. « Non, absolument pas. Nous nous efforçons encore de déterminer ce qu’ils sont, mais je peux déjà vous dire ce qu’ils ne sont pas. »

Ainsi, il existait une autre espèce extraterrestre intelligente qui, elle aussi, réagissait par l’hostilité à sa rencontre avec le genre humain. « Ces vaisseaux avaient donc un équipage. Tous ? Ils n’étaient pas automatisés ?

— Un équipage ? Oui. S’agissant de l’appareil que nous avons pu examiner, en tout cas. Il ne reste plus grand-chose de beaucoup de ces vaisseaux. Nous aurions préféré disposer de spécimens moins endommagés, amiral, ajouta le médecin d’une voix presque ulcérée.

— Je tâcherai de m’en souvenir la prochaine fois que nous subirons une attaque éclair de la part d’un nombre supérieur d’appareils appartenant à une espèce extraterrestre inconnue.

— Merci, répondit le médecin, faisant fi de l’ironie. Je peux comprendre que c’était un tantinet malaisé et que les conditions étaient loin d’être idéales pour récupérer des spécimens en bon état. S’agissait-il de kamikazes ?

— En effet. » Tactique ressemblant désagréablement à celle employée par les Énigmas. Toutes les espèces extraterrestres qu’ils rencontreraient seraient-elles aussi peu soucieuses de la vie, non seulement des humains mais encore de la leur ? « Dans quel délai pourrons-nous voir une image ? »

Le médecin eut un geste exprimant son impuissance à répondre. « Nous cherchons à reconstituer un puzzle sans savoir à quoi ressemble l’image d’origine, amiral. Impossible de dire combien de temps ça prendra.

— Merci. Dès que vous aurez quelque chose d’identifiable, faites-le-moi savoir. » Il risquait de regretter ultérieurement cet ordre, car les médecins ont la fâcheuse habitude d’examiner sans s’émouvoir ce qui retournerait l’estomac d’un individu ordinaire. Geary avait appris à ses dépens, quand il était encore jeune enseigne de vaisseau, qu’on ne s’assoit pas impunément à la table de toubibs en train de parler boutique.

Mais cette conversation soulevait une autre question. Il risquait de passer à côté de l’essentiel tant les événements s’accéléraient. Il enfonça sa touche des communications. « Capitaine Tulev ? »

À bord du Léviathan, son croiseur de combat, Tulev releva les yeux vers lui. Son visage ne trahissait aucune excitation, rien que calme et compétence. « Oui, amiral ?

— Nous ne devons rien laisser derrière nous. Je veux que vous mandatiez vos croiseurs de combat, ainsi que les destroyers et croiseurs que vous jugerez nécessaires, pour récolter tous les débris et fragments des vaisseaux de l’Alliance détruits. Attelez-vous à la tâche jusqu’à ce que vous l’estimiez remplie de manière satisfaisante, même si la flotte s’ébranle. » Les croiseurs de combat, croiseurs et destroyers la rattraperaient bien plus aisément que les cuirassés et auxiliaires. « Assurez-vous en particulier qu’aucun corps ne flotte encore dans le vide alentour.

— Oui, amiral. J’y veillerai. Nous récupérerons tous les restes humains. »

Geary se rejeta en arrière, se fiant avec gratitude à Tulev pour s’acquitter froidement de la récupération de toutes les dépouilles ou fragments, qu’ils fussent organiques ou matériels. Mais cela ramenait au premier plan la question des extraterrestres. Les deux émissaires du gouvernement de l’Alliance se trouvaient encore là. Le général retraité Charban regardait droit devant lui, le visage inexpressif. L’ex-sénatrice Rione se tenait à côté de lui. Ses propres traits, comme à l’ordinaire, ne révélaient strictement rien. « Des réponses à nos tentatives de communication ? leur demanda Geary.

— Non, répondit Rione. Ce sont peut-être des alliés des Énigmas. Ce qui expliquerait pourquoi ils nous ont attaqués dès qu’ils nous ont vus. Les Énigmas se sont sans doute servis de leurs communications PRL pour les prévenir de notre arrivée. »

Charban se renfrogna. « C’est possible, mais… » Il fixa de nouveau le néant droit devant lui, comme s’il pouvait voir à travers la coque de l’Indomptable. « Ces forteresses à chacun des points de saut et surtout à notre point d’émergence… Elles n’ont pas été construites durant la nuit. Elles donnent à penser que, si ces êtres sont des alliés des Énigmas, ce sont alors des alliés bien méfiants.

— Ne vous méfieriez-vous pas d’eux vous-même ? s’enquit Desjani.

— Assurément, commandant », répondit Charban.

Rione hocha lentement la tête en signe d’assentiment. « Ils devraient déjà être là, lâcha-t-elle. Les Énigmas qui nous poursuivaient. Mais ils ne sont pas venus se joindre à l’assaut qu’on nous livrait. Je me trompais.

— Avez-vous d’autres suggestions ? s’enquit Geary en se demandant si Rione n’allait pas enfin sortir de l’étrange passivité qu’elle observait depuis le début de la mission.

— Oui. Quittez ce système dès que vous le pourrez.

— On me l’a déjà conseillé. Et j’en ai bien l’intention. Vous autres émissaires, continuez d’essayer de contacter les gens à qui nous avons affaire ici, quels qu’ils soient. Dites-leur que nous voulons seulement nous en aller, mais que nous serions heureux de nouer avec eux des relations pacifiques. Que nous partirons le plus discrètement possible, mais que, s’ils persistent à poursuivre les hostilités, nous prendrons toutes les mesures nécessaires. »

Sur l’écran de Geary, le tourbillon confus de vaisseaux humains recommençait à assumer une formation identifiable, sauf là où, près de la carcasse brisée de l’Invulnérable, s’attardaient le Tanuki du capitaine Smyth et le transport d’assaut Tsunami, et là où le capitaine Tulev dirigeait un détachement chargé de récupérer les corps et les débris.

Ne restait plus qu’une tâche urgente à remplir. Geary enfonça cette fois la touche de contrôle de ses communications internes. « Renseignement ? Le lieutenant Iger est-il là ?

— Ici, amiral. » Iger avait l’air harassé, mais il réussit à reprendre contenance. « Nous analysons tout ce que nous pouvons, amiral.

— Que pouvez-vous me dire des occupants de ce système ?

— Rien encore, amiral, avoua Iger. Beaucoup de vidéos sont émises, mais dans un format très étrange que nous n’avons pas encore réussi à craquer. Non pas cryptées comme celles des Énigmas, juste différentes de notre façon de procéder. Nous y parviendrons. Tout ce que je peux vous affirmer avec certitude, c’est qu’ils sont très nombreux dans ce système. »

Une autre fenêtre s’ouvrit près de celle de l’officier du renseignement ; elle montrait la principale planète habitée gravitant autour de cette étoile. L’image grossit sur un ordre d’Iger, révélant un décor étrangement rectiligne. « Ce sont des immeubles, amiral. Tous. Il y a des cultures et des plantations sur les toits, mais, autant qu’on puisse le dire, la quasi-totalité de la surface terrestre de cette planète est couverte de bâtiments et de routes. D’après quelques chantiers de construction ou de réparation que nous pouvons voir en entier, il appert que tous ces bâtiments s’enfoncent d’au moins plusieurs niveaux dans le sol et s’élèvent d’autant au-dessus. »

Geary s’efforça en vain d’évaluer la densité d’une telle population. « Où trouvent-ils leur nourriture ?

— Les immeubles, amiral. Certains d’entre eux ou quelques-uns de leurs étages sont des fermes verticales. On distingue des plantations sur presque tous les toits.

— Combien sont-ils, selon vous ? »

Iger faillit hausser les épaules puis se reprit. On ne hausse pas les épaules devant un amiral. « La planète est petite selon les normes terrestres, amiral, et les zones émergées sont moins étendues. Mais tout dépend de la taille des habitants. Individuelle, je veux dire. Si elle est peu ou prou comparable à celle des hommes… » Il consulta des chiffres sur un côté de l’écran. « De l’ordre de vingt milliards.

— Vingt milliards ? Sur une planète de cette dimension ?

— S’ils sont à peu près de notre taille, précisa Iger.

— Si vous obtenez d’autres informations, faites-le-moi savoir, ordonna Geary avant de se rasseoir en se massant le front. Qu’est-ce que j’oublie ? demanda-t-il à Desjani.

— La forteresse.

— Je n’ai pas oublié cette fichue forteresse. Elles sont sacrément impressionnantes, je vous l’accorde, mais elles n’en restent pas moins des cibles sur orbite fixe. Nous pouvons leur balancer des cailloux. » Geary s’interrompit en voyant Desjani secouer la tête. « Quoi ?

— Vous avez raison. Ce sont des cibles. Alors pourquoi les a-t-on construites ? Et pourquoi sont-elles encore là ? Comment se fait-il que personne ne les ait encore fait exploser ? Je déteste les Énigmas, mais je les sais assez futés pour arroser de cailloux des cibles de la taille d’une petite planète. Pourtant, ceux qui vivent ici se sont donné un mal fou pour bâtir ces forteresses. Avez-vous remarqué qu’il n’y avait pratiquement pas d’astéroïdes dans ce système stellaire ? Ils ont dû s’en servir pour les construire et, à moins d’être complètement cinglés, ils ne l’auraient pas fait s’il s’agissait seulement de cibles. »

Geary fixa l’écran montrant le système. « Ils disposeraient d’un moyen de défense contre les cailloux ?

— Nous serions bien avisés de le présumer, amiral.

— Tâchons de le découvrir. Quel est le plus gros caillou à bord de l’Indomptable ? »

Desjani sourit. « Nous avons un projectile cinétique d’un demi-tonneau.

— Pouvons-nous le balancer sur la plus proche forteresse sans endommager nos autres vaisseaux ? »

Elle effectua une simulation de la trajectoire puis hocha la tête. « Permission de tirer ?

— Lancez-le », ordonna Geary.

Le projectile cinétique n’était qu’un gros bloc de métal solide, assez lourd pour que l’Indomptable fasse une légère embardée quand il en fut expulsé, à une formidable vélocité, sur une trajectoire visant la plus proche forteresse ennemie, celle-là même qui avait déclenché une attaque contre la flotte. « Soixante-cinq minutes avant impact », rapporta une Desjani toujours souriante.

Au moins était-elle à nouveau de bonne humeur.

S’il avait pu regarder par un hublot ouvert dans le flanc du vaisseau – du moins si un tel hublot avait existé, au lieu de senseurs alimentant en données les écrans et autres fenêtres virtuelles de l’Indomptable, et si sa passerelle s’était trouvée plus proche de la coque au lieu d’être enfouie dans ses entrailles –, les étoiles ne lui auraient pas donné l’impression de bouger. Et, si Geary avait affiché une image de l’Indomptable vu depuis les autres vaisseaux de la flotte, le gros vaisseau humain lui aurait paru minuscule, ainsi suspendu dans le vide et apparemment immobile. Rien n’aurait indiqué que le croiseur de combat se déplaçait à une vélocité de 0,05 c, soit quinze mille kilomètres par seconde. Vitesse sans doute invraisemblablement rapide à la surface d’une planète, mais qui, compte tenu des énormes distances stellaires, semblait se réduire à une reptation entre les étoiles. Si les hommes avaient dû se contenter de ces vélocités, les voyages interstellaires auraient exigé des années et des décennies.

Et Geary ne se serait pas retrouvé coincé ici, si loin de l’espace contrôlé par l’humanité, à affronter une autre espèce extraterrestre qui ne semblait guère exaltée par la perspective de se retrouver nez à nez avec celle-ci.

Au moins l’Alliance ne pourrait-elle pas se plaindre qu’il n’avait pas obéi aux ordres. Il avait assurément découvert la frontière de l’espace Énigma, du moins dans cette direction.

Geary regardait la flotte reprendre sa formation autour de l’Indomptable en se servant du vaisseau amiral comme d’un pivot. Il puisait un certain réconfort dans la familiarité de cette manœuvre et la compétence dont faisaient montre ses vaisseaux.

« Pardonnez-moi, amiral », intervint soudain Desjani.

Arraché à cette impression d’un répit provisoire et se demandant toujours ce qu’il avait bien pu négliger, il s’efforça de ne pas tressaillir. « Quoi ?

— Les supercuirassés de ces extraterrestres… Il y a quelque chose en eux qui me chiffonne. Avez-vous noté que leur propulsion n’était pas proportionnelle à leur masse ? »

Geary lui jeta un regard. « Moins que chez les nôtres ?

— Oui. » Elle pointa son propre écran du doigt. « Nos systèmes évaluent leurs manœuvres comparativement à celles de nos cuirassés et de nos croiseurs de combat. Il leur faut bon moment pour accélérer et ils pivotent comme des gorets qui viennent de se goinfrer. »

Geary scruta le secteur de l’espace où les massifs vaisseaux extraterrestres orbitaient toujours, à des heures-lumière de là, apparemment oublieux de la flotte de l’Alliance mais certainement prêts à se retourner et accélérer pour l’intercepter dès que l’image de son irruption les atteindrait. Puis il observa chacun des points de saut qui lui permettraient de s’échapper de ce système stellaire où gravitait, évoquant un gardien de prison meurtrier, une forteresse monstrueuse de la taille d’une petite planète. « Nous pourrions les semer, mais nous n’avons nulle part où fuir.

— Oui, mais… » Desjani eut un geste trahissant une indécision qui ne lui ressemblait guère. « Ces vaisseaux sont ainsi conçus pour une bonne raison. Celle qui préside à leur destination. Quel emploi réserveriez-vous à un tel bâtiment ? »

Geary secoua la tête. Il se dépeignait un accrochage avec ce Léviathan. « Il entrerait dans la flotte comme dans du beurre. Nous ne pourrions pas l’arrêter. Est-ce dans ce but qu’ils sont conçus ? Pour charger au travers de n’importe quoi ? » Une sonnerie des trans carillonna. « Excusez-moi, capitaine Desjani. » L’image du médecin en chef de la flotte reparut devant lui.

Le docteur Nasr rayonnait de satisfaction. « Nous avons partiellement reconstitué une de ces créatures, amiral. Avec un niveau de confiance assez élevé quant à la précision de cette reconstitution.

— Comment avez-vous fait pour recoller les morceaux ? s’enquit Geary en espérant que la réponse n’allait pas lui soulever le cœur.

— Il y a diverses manières de… Oh, cette fois-ci, voulez-vous dire ? Nous n’avons pas encore eu le loisir de mettre la main sur les véritables débris pour les manipuler. Ils sont toujours en quarantaine. Mais nous disposions de copies virtuelles et nous avons pu jouer avec jusqu’à ce que nous ayons trouvé le moyen de les assembler correctement. » À l’entendre, le médecin semblait trouver passionnant le passe-temps qui consistait à articuler les morceaux d’un être vivant.

Une grande image s’afficha près du chirurgien.

Geary la fixa, momentanément privé de voix. S’étant enfin remis de sa surprise, il pressa une touche pour retransmettre l’image. « Voilà à quoi ils ressemblent, Tanya. »

Elle lui jeta un regard atone puis, avant de prendre la parole, scruta un instant l’image que Geary venait de lui envoyer. « Vous voulez rire ?

— Non.

— Des ours en peluche. » Elle désigna d’un geste l’être potelé et velu. « Nous avons été attaqués par des ours en peluche ? »

La créature, du moins dans sa reconstitution virtuelle, devait mesurer un mètre de haut et elle était couverte d’une courte fourrure bouclée. On ne voyait pas de sang ni d’organes internes exposés, mais une sorte de remplissage flou, parfois assez étendu, là où c’était nécessaire. Les yeux pétillants entre deux joues rondes, au-dessus d’un museau en spatule évoquant davantage celui d’une vache que d’un ours, la créature avait l’air… adorable.

« Ce sont des carnivores ? demanda Geary au toubib.

— Non. Des herbivores.

— Des herbivores ?

— Des vaches, traduisit Desjani d’une voix sourde. De jolies petites vaches. De mignons oursons vachards et homicides qui construisent des machines de guerre géantes. »

Geary examina encore l’image, tandis que, d’imagination, il attribuait aux adorables quinquets de l’ourson en peluche aux joues potelées un pétillement espiègle. « Transmettez ça à nos spécialistes des espèces extraterrestres intelligentes », ordonna-t-il au médecin. Les experts en question ne savaient rien des véritables espèces extraterrestres intelligentes avant que la flotte ne fût entrée, encore assez récemment, dans l’espace Énigma, mais Geary n’avait pas mieux sous la main à leur offrir. « Ainsi qu’au lieutenant Iger des renseignements, s’il vous plaît. »

Quand il vit le gros projectile cinétique largué par l’Indomptable atteindre la plus proche forteresse, la flotte s’en était encore éloignée de trois minutes-lumière. De sorte qu’il n’assista aux événements qu’au terme d’un délai de près de dix minutes après leur déroulement.

Le bloc de métal de cinq cents kilos, façonné à l’image d’une fusée au cas où ce profil aérodynamique lui serait nécessaire pour traverser l’atmosphère d’une planète ciblée, piqua sur la forteresse extraterrestre en décrivant un arc de cercle. Se déplaçant à des milliers de kilomètres par seconde, il accumulait une terrifiante énergie cinétique qui serait libérée lors de l’impact.

Mais, à plusieurs milliers de kilomètres de sa cible, la trajectoire du projectile commença bientôt de s’incurver, de sorte qu’il la dépassa en trombe sans lui causer de dommages, la manquant bel et bien.

« Comment ont-ils fait cela ? s’étonna Geary.

— Bonne question, répliqua Desjani. Espérons que les senseurs auront capté assez d’informations pour y répondre.

— Mouais.

— Et nous devrons aussi débattre avec différents interlocuteurs de ce qu’ils ont vu ou raté pour engranger plusieurs points de vue, ajouta-t-elle.

— Je vais devoir tenir une réunion stratégique, n’est-ce pas ?

— J’en ai peur. »

La principale armada extraterrestre ne verrait l’image de l’arrivée de la flotte humaine que dans deux heures, sans doute au moment même où elle recevrait un message de la forteresse orbitale la prévenant de la présence d’intrus dans le système stellaire. Les vaisseaux les plus proches l’auraient sûrement déjà repérée, mais l’image de leur réaction n’atteindrait pas ceux de Geary avant des heures.

Cela dit, il ne se faisait aucune illusion sur la manière dont ils réagiraient. Toutefois, la menace d’un engagement ultérieur avec ces extraterrestres resterait toujours aussi lointaine jusqu’au départ de la flotte. Il n’aurait jamais une meilleure occasion de partager ses projets avec ses commandants de vaisseaux et d’obtenir leur avis.

Geary fit une annonce générale, non sans regretter à demi de ne pouvoir plutôt combattre à nouveau les extraterrestres, et en redoutant plus ou moins aussi de voir toutes ses options suivantes tourner en eau de boudin.

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