Daniel Pennac JOURNAL D’UN CORPS

AVERTISSEMENT

Mon amie Lison — ma vieille, chère, irremplaçable et très exaspérante amie Lison — a l’art des cadeaux embarrassants, cette sculpture inachevée qui occupe les deux tiers de ma chambre, par exemple, ou les toiles qu’elle laisse à sécher pendant des mois dans mon couloir et ma salle à manger sous prétexte que son atelier est devenu trop petit. Vous avez entre les mains le dernier cadeau en date. Elle a débarqué chez moi un matin, a fait place nette sur la table où j’espérais prendre mon petit déjeuner et y a laissé tomber une pile de cahiers légués par son père récemment disparu. Ses yeux rougis indiquaient qu’elle avait passé la nuit à les lire. Ce que j’ai fait moi-même la nuit suivante. Taciturne, ironique, droit comme un i, auréolé d’une réputation internationale de vieux sage dont il ne faisait aucun cas, le père de Lison, que j’ai croisé cinq ou six fois dans ma vie, m’intimidait. S’il y a une chose que je ne pouvais absolument pas imaginer de lui, c’est qu’il ait passé son existence entière à écrire ces pages ! En état de sidération, j’ai sollicité l’avis de mon ami Postel, qui avait longtemps été son médecin (comme il fut celui de la famille Malaussène). La réponse tomba, instantanée : Publication ! Sans hésitation. Envoie ça à ton éditeur et publiez ! Il y avait un hic. Demander à un éditeur de publier le manuscrit d’une personnalité passablement connue qui exige de garder l’anonymat n’est pas chose facile ! Dois-je éprouver quelque remords d’avoir extorqué une telle faveur à un honnête et respectable travailleur du livre ? Vous en jugerez par vous-même.

D.P.

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