5 37-49 ANS (1960–1972)

Hors de question que je m’institue le spécialiste de mes maladies.

37 ans, anniversaire

Lundi 10 octobre 1960


Pendant une réunion particulièrement soporifique concernant les problèmes de distribution, j’ai cédé à la tentation de vérifier que le bâillement est un phénomène contagieux. J’ai feint de bâiller, dans un formidable écartèlement de mon visage, suivi d’un bref « excusez-moi », et mon bâillement s’est propagé, disons aux deux tiers des participants — jusqu’à me revenir, en me faisant bâiller moi-même pour de bon !


37 ans, 3 jours

Jeudi 13 octobre 1960


De son côté, Bruno constate que bâiller rend sourd. Quand son instituteur l’ennuie, il bâille, non pour manifester cet ennui mais pour ne plus entendre le maître. Quand ses mâchoires s’ouvrent grand, dit-il, ses oreilles bourdonnent comme si elles étaient traversées par un grand vent. Alors, j’écoute le vent. Il ajoute que les éternuements, eux, le rendent aveugle. Il a observé que ses yeux se ferment à la seconde où ses narines explosent. Il constate qu’il ne peut bâiller et éternuer en même temps. Aveugle et sourd, mais alternativement. Exactement le genre d’observations que j’aurais pu noter à son âge si j’avais joui de mon corps au lieu d’avoir à le conquérir.


37 ans, 4 jours

Vendredi 14 octobre 1960


Affiné l’expérience du bâillement au cabinet G.L.R. Cette fois j’ai bâillé, mais en faisant mine de dissimuler mon bâillement. J’ai donc bâillé sans ouvrir la bouche, mâchoires crispées, lèvres raidies, et j’ai vu comme hier ce bâillement se propager, tentative de dissimulation comprise. Dans certaines circonstances donc, l’acquis se propage aussi naturellement que le geste réflexe. (Accessoirement, ce crépitement bref dans mes oreilles quand je bâille. Le bruit du papier alu autour des tablettes de chocolat.)


37 ans, 7 jours

Lundi 17 octobre 1960


Tijo, à qui je raconte mes expériences sur la propagation du bâillement, me dit qu’en fait de contamination mimétique lui-même s’intéresse depuis quelque temps à ce qu’il appelle la « variation des opinions de connivence ». Deux heures plus tard, il m’en fait la démonstration au restaurant où nous déjeunons avec trois partenaires de chez Z. S’adressant à toute la tablée Tijo déclare : Hier, ma femme (il n’est évidemment pas marié) m’a emmené voir le dernier Bergman, c’est vraiment… Et là, au lieu de conclure, il se tait, donnant à son visage une expression de réprobation qui confine au dégoût (narines pincées, bouche en cul-de-poule, sourcils froncés, visage rétracté, etc.), expression que je vois s’ébaucher aussitôt sur la tête de nos trois convives. Une fois qu’elle y est bien installée, Tijo achève sa phrase en s’exclamant, avec un sourire épanoui : C’est vraiment… génial, non ? manifestation d’enthousiasme qui bouleverse instantanément la géographie des visages, tout à coup ouverts, souriants, éclairés par l’expression d’une totale approbation.


37 ans, 13 jours

Dimanche 23 octobre 1960


Ce qui se lit d’abord sur nos visages quand nous sommes en société, c’est le désir de faire partie du groupe, l’irrépressible besoin d’en être. On peut certes attribuer cela à l’éducation, au suivisme, à la faiblesse des caractères — c’est la tentation de Tijo —, j’y vois plutôt une réaction archaïque contre l’ontologique solitude, un mouvement réflexe du corps qui s’agrège au corps commun, refuse instinctivement la solitude de l’exil, fût-ce le temps d’une conversation superficielle. Quand je nous observe, tous autant que nous sommes, dans les lieux publics où nous conversons — salons, jardins, brasseries, couloirs, métro, ascenseurs —, c’est cette aptitude à dire oui d’abord qui me frappe dans les mouvements de notre corps. Elle fait de nous une bande d’oiseaux mécaniquement opinant : Oui, oui, font les pigeons qui marchent côte à côte. Contrairement à ce que pense Tijo, cette adhésion de surface n’entame en rien notre quant-à-soi. La pensée critique va suivre, peut-être même est-elle déjà à l’ouvrage, mais, par instinct, nous sacrifions d’abord à la cohésion du groupe avant de nous entre-tuer. C’est en tout cas ce que nous faisons dire à nos corps.


37 ans, 6 mois, 2 jours

Mercredi 12 avril 1961


Au-dessus d’un étron irréprochable, tout d’une pièce, parfaitement lisse et moulé, dense sans être collant, odorant sans puanteur, à la section nette et d’un brun uniforme, produit d’une poussée unique et d’un passage soyeux, et qui ne laisse aucune trace sur le papier, ce coup d’œil d’artisan comblé : mon corps a bien travaillé.


38 ans, 7 mois, 22 jours

Vendredi 1er juin 1962


Lison en larmes. Son frère l’a injuriée. Lison est particulièrement sensible aux offenses. Les mots, chez elle, trouvent du sens. Renseignement pris, Bruno lui a dit : Va te chier. J’ai grondé Bruno et me suis renseigné sur l’origine de cette insulte si radicalement physique. C’est José ! Quel José ? Un copain de l’école. Un petit pied-noir, en fait, fraîchement débarqué d’Algérie avec son drame, sa famille, son accent et son vocabulaire. Je ne donne pas dix ans audit vocabulaire pour renouveler de fond en comble le catalogue de nos injures. « Va te chier » a tout de même une autre dimension que « pauvre con » ou « va te faire enculer ». L’impératif du verbe chier conjugué au sens pronominal réfléchi est une arme meurtrière. L’adversaire réduit à n’être que son propre excrément et à qui on ordonne de se déféquer lui-même, qui dit pire ?


38 ans, 8 mois, 7 jours

Dimanche 17 juin 1962


Autre injure ultraphysique du petit José, venu jouer entre-temps à la maison : La mort de tes os.


39 ans, 3 mois, 4 jours

Lundi 14 janvier 1963


Nuit blanche pour cause d’angoisse. Gorge serrée, poitrine pesante, sourde vibration des nerfs ! Levé tôt. Suis allé au boulot à pied en faisant un immense détour : République, Grands Boulevards, Opéra, Concorde, jardin des Tuileries, Louvre, Pont des Arts… Des pas purement mécaniques d’abord, le poids de mon corps tombant sur chaque pied, d’effort en effort, la créature de Frankenstein en vadrouille, l’œil fixe et le souffle bref, jusqu’à ce que ça se dissolve peu à peu, que les mâchoires et les poings se desserrent, que les membres s’assouplissent, que la marche se découple, que les poumons se remplissent, que l’esprit se dégage du corps, que le costume habille le bonhomme social et que le citoyen directeur fasse son entrée légendairement galvanisante au bureau : Bonjour tout le monde, comment va le moral des troupes ?


40 ans, 7 mois, 13 jours

Samedi 23 mai 1964


Accompagné les enfants au jardin du Luxembourg, cet après-midi. Vu du coin de l’œil une joueuse de tennis piquer son odeur sous son aisselle. Elle rentrait au vestiaire, sa raquette sous le bras, et hop, ce geste vif de pigeon, pour aller voir ce que ça sent sous son aile. Et moi, dans un de ces miraculeux instants d’empathie qui nous font tous membres de la même espèce, je sais exactement ce qu’elle éprouve : l’agrément d’un parfum familier aussitôt décodé comme odeur à combattre. Jouir de ses sudations, oui, mais sentir, non ! Dix contre un qu’à peine franchie la porte du vestiaire elle va tartiner son aisselle d’un quelconque déodorant, d’un déodorant qui la rendra quelconque.

Nous nous repaissons en secret des miasmes que nous retenons en public. Ce double jeu vaut aussi pour nos pensées et cette duplicité est la grande affaire de notre vie. Rentré chacun chez nous, ma joueuse de tennis et moi jouirons, chacun de notre côté, d’un de ces longs pets que nous ferons remonter jusqu’à nos narines par la vague que nous savons, de vieille science, imprimer à nos draps.


40 ans, 7 mois, 14 jours

Dimanche 24 mai 1964


Littéralement dévoré Mona des narines et de la langue, cette nuit. Plongé mon nez dans son aisselle, entre ses seins, ses cuisses et ses fesses, respiré à fond, léché, repu de sa saveur, de son odeur, comme dans notre jeunesse.


41 ans, 2 mois, 10 jours

Dimanche 20 décembre 1964


Dans ce restaurant où nous fêtons avec les enfants l’anniversaire de Mona, Bruno nous demande de lui expliquer cette phrase énigmatique lue dans les toilettes : « Prière de ne pas jeter de serviette hygiénique dans ces lieux. » Deux questions le tarabustent. 1) Les serviettes ne sont-elles pas hygiéniques par nature ? 2) Qui serait assez cinglé pour jeter une serviette dans les cabinets ? Une ombre de sourire glisse sur les lèvres de Lison. Quoi ? aboie Bruno. Lâchement, je laisse à Mona le soin d’expliquer et la phrase et le sourire.


41 ans, 7 mois, 25 jours

Vendredi 4 juin 1965


Les testicules peuvent s’étrangler de peur pour les autres, je l’ai déjà observé à Étretat quand Mona me flanquait le vertige en s’approchant trop près du bord des falaises. Ils m’ont rappelé cette aptitude à l’empathie ce matin, quand j’ai vu un cycliste se faire renverser par un taxi. Il avait grillé un feu rouge, le chauffeur n’a pu l’éviter. Résultat, le choc, un vol plané, une jambe cassée, deux ou trois côtes enfoncées par le rebord du trottoir, le cuir chevelu largement entamé, la joue râpée, et mes couilles qui s’étranglent pendant le vol plané. Il ne pouvait s’agir que d’une peur empathique puisque, après tout, ce n’était pas sur moi que le pauvre garçon tombait. J’en conclus à l’altruisme des couilles, capables de craindre pour la vie d’autrui. Testicules siège de l’âme ?


41 ans, 7 mois, 26 jours

Samedi 5 juin 1965


Repensé cette nuit à mon cycliste volant. Pendant que je le tournais sur le côté et que j’épongeais son sang en attendant l’arrivée de l’ambulance, il m’a plusieurs fois demandé si sa montre était cassée.


42 ans, 3 mois, 19 jours

Samedi 29 janvier 1966


Dîner chez Chevrier, revenu au siège après deux années passées au Pérou ad majorem buxidae gloriam. Il a rapporté de ce pays une collection impressionnante d’ex-voto gravés sur de petites plaques de métal rectangulaires pas plus longues que le pouce : des mains, des cœurs, des yeux, des poumons, des seins, des dos, des bras, des jambes, des intestins, des estomacs, des foies, des reins, des dents, des pieds, des nez, des oreilles, des ventres rebondis de femme enceinte… Des ex-voto sans une prière, juste l’organe à guérir, gravé sur une plaque plus ou moins lourde de métal plus ou moins précieux. Et pas un seul sexe, ni de femme ni d’homme. Les plus nombreux, me dit Chevrier, c’étaient les cœurs, les yeux et les mains. À la question de savoir si j’y crois, je réponds non. Ce qui ne m’empêche pas de choisir une paire d’yeux sans hésiter quand il me propose de me servir.


42 ans, 3 mois, 20 jours

Dimanche 30 janvier 1966


Tout bien pesé, me dis-je dans le noir d’une brève insomnie, je préférerais être aveugle que sourd. Ne plus entendre… passer sa vie dans un aquarium à regarder les autres vivre ? Non, mieux vaut ne pas les voir et continuer, dans mon obscurité, à les entendre parler, bouger, se moucher, être. Entendre la respiration de Mona endormie, les craquements de la maison, la pendule de la bibliothèque, écouter le silence lui-même. Là-dessus, je me rendors, et fais le rêve suivant : je suis allongé sur une table d’opération. Parmentier, penché sur moi, porte une blouse blanche de chirurgien, un calot blanc et un masque qui ne m’empêche pas de le voir sourire. Son assistant assujettit à mes yeux un appareil compliqué qui maintient mes paupières écartées. Pendant ce temps, Parmentier allume un bec Bunsen sur lequel il met à chauffer un petit ballon de cuivre. Je comprends que c’est une sorte de rite initiatique, ou plutôt une ordalie : la Direction veut savoir si je suis digne de devenir une huile ; Parmentier va donc me verser de l’huile bouillante dans les yeux et je ne dois à aucun prix perdre la vue. Heureusement, j’ai à la maison l’ex-voto que m’a offert Chevrier. Je le cherche, aveugle, tâtonnant, fou de terreur, me cognant aux meubles, je le cherche mais n’arrive pas à le trouver. Je me réveille en sursaut et révise aussitôt mon opinion : plutôt sourd qu’aveugle !


42 ans, 4 mois

Jeudi 10 février 1966


Ni cons ni phallus sur les murs des églises sud-américaines, donc. Ma laïcité, hautement méprisante, ricane. Pourtant, de phallus il n’y en a pas non plus sur l’écorché du Larousse que je conserve pieusement depuis mon enfance, ni dans ce livre de sciences très laïquement naturelles que nous avions en classe de troisième et qui était censé traiter de physiologie humaine. J’ai oublié le nom de l’auteur (Dehousseaux ? Dehoussières ?) mais pas ma fureur en découvrant que toutes les fonctions y étaient abordées — circulation, système nerveux, respiration, digestion, etc. — , toutes sauf la reproduction !


43 ans, anniversaire

Lundi 10 octobre 1966


J’ai rêvé cette nuit d’un obélisque qui se dressait si lentement que moi seul pouvais percevoir ce mouvement. À vrai dire, je ne le percevais pas mais j’avais la certitude de cette érection. L’obélisque était couché, son pyramidion pointant l’est, et se redressait millimétriquement, millénairement. Moi, je le fixais, fasciné par cette conviction qu’un jour, dussé-je y passer ma vie, je verrais cet obélisque osciller sur sa base, s’immobiliser enfin, et pointer le ciel comme l’aiguille de midi. Ne te réveille pas, surtout ne te réveille pas avant qu’il soit debout ! J’avais pris le parti de dormir jusqu’à ce qu’il fût parfaitement vertical. Son ascension était si lente que cette nuit promettait d’être la plus longue de ma vie, et je jouissais infiniment de cette lenteur, ne quittant pas l’obélisque des yeux, et cette nuit était ma vie même, et ma vie cette patience entièrement vouée à regarder l’obélisque se dresser. De fait, je me suis réveillé à la seconde où, après une hésitation chancelante, l’obélisque s’est enfin tenu debout sur sa base. Et je me suis aussitôt rappelé la phrase prononcée hier soir par Tijo pendant mon dîner d’anniversaire : Quarante-trois ans, c’est l’âge de ta pointure ! Une année stable ! Tu seras bien dans tes pompes.


43 ans, 2 mois, 20 jours

Vendredi 30 décembre 1966


Depuis une quinzaine, le deuxième orteil de mon pied droit s’orne d’une sorte de loupe jamais vue auparavant. Est-ce l’apparition d’un cor au pied, d’une verrue, d’un durillon ou d’un oignon ? Quoi qu’il en soit, c’est douloureux au frottement et, pour la première fois de ma vie, il me faut choisir mes chaussures en conséquence. Nous ne connaissons jamais le nom exact des maux qui nous affectent. Nous ne disposons que d’un langage générique : un « bouton », des « rhumatismes », des « aigreurs », un « cor au pied ».


43 ans, 2 mois, 25 jours

Mercredi 4 janvier 1967


Renseignement pris, c’est bien un cor. Voilà donc ce qu’on appelle un cor. Il me semble d’ailleurs avoir subi ça dans le maquis : grolles trop étroites.


43 ans, 3 mois, 5 jours

Dimanche 15 janvier 1967


Le corps du père. À un camarade qui passe ici le weekend avec lui, Bruno déclare qu’il ne m’a jamais vu arriver en pyjama à la table du petit déjeuner. Toujours impeccable, papa, rasé peigné cravaté dès l’aube. Cette indiscrétion, un tantinet ironique, m’agace, et j’annonce à mon fils, le plus sérieusement du monde, que Mona et moi avons justement décidé de passer nos prochaines vacances familiales dans un camp de naturistes, je ne te l’avais pas dit ? Effet incalculable de cette plaisanterie idiote. Bruno rougit violemment, pose sa tartine et sort de la cuisine, suivi de son camarade, avec au front une honte biblique : Sem et Japhet marchant à reculons pour recouvrir la nudité du père. Ou trop de corps ou pas assez. Depuis Noé, tout est là.


43 ans, 5 mois, 19 jours

Mercredi 29 mars 1967


Mes chers polypes. J’en ai expulsé un ce matin en éternuant. Il obstruait ma narine gauche depuis mon dernier rhume — trois mois et quelques. Penché sur mon mouchoir, j’éternue donc à pleins tuyaux. Non pas un de ces éternuements bouche ouverte qui vous vident les poumons et remplissent la maison d’une joyeuse explosion, mais un éternuement purement nasal, bouche close, toute la pression de l’air concentrée dans la narine à déboucher. Habituellement, rien ne débouche une narine où prospère un polype adulte et déterminé. L’air bute sur l’obstacle, reflue et vous bouche hermétiquement les oreilles. C’est comme si votre cerveau se dilatait, rebondissait contre la paroi du crâne avant de retrouver son volume initial. Vous voilà complètement sonné. J’ai éternué quand même. (En matière d’éternuement l’expérience n’a jamais raison de l’espoir.) J’ai éternué avec préméditation. J’ai fermé la bouche et les yeux, j’ai obstrué mon autre narine, j’ai laissé l’envie chatouiller la muqueuse, grimper l’arête de mon nez, gonfler mes poumons, j’ai déployé mon mouchoir le plus largement possible pour prévenir l’éparpillement des projections, et j’ai éternué de toutes mes forces par la seule narine gauche (la fameuse énergie du désespoir). Miracle, elle s’est débouchée ! Un choc mou au creux de ma main, une longue colonne d’air vaporeux qui fuse et, merveille, le chemin du retour lui aussi dégagé ! Pour la première fois depuis toutes ces semaines l’air circule librement dans ma narine ! J’ai ouvert les yeux sur un mouchoir piqueté de rouge au centre duquel nichait ce que j’ai d’abord pris pour un gros caillot de sang mais qui, au contact, s’est révélé charnu. Je ne me suis pas évanoui. Je ne me suis pas dit que je venais de perdre un morceau de cerveau. J’ai nettoyé la chose à l’eau claire, elle s’est révélée tout à fait comparable à la noix d’une coquille Saint-Jacques : molle et dense, d’un blanc rosé, vaguement translucide et discrètement fibreuse. 21 mm de long sur 17 de large et 9 d’épaisseur. Te voilà donc, vieux polype ! Proprement inouï qu’un monstre pareil ait pu loger dans ma narine ! Le bon docteur Bêk (quel âge peut-il avoir ?) à qui je suis allé le montrer a littéralement sauté de joie. Expulsion spontanée d’un polype ? Mais c’est rarissime, vous savez ! Je n’en avais jamais vu ! Il l’a gardé pour analyse et ne m’a pas fait payer la consultation, aussi joyeux que si je lui avais offert une perle géante.


43 ans, 8 mois, 24 jours

Mardi 4 juillet 1967


Trop tiré sur la corde, ces derniers temps : dîners arrosés, soirées tardives, nuits brèves, réveils instantanés, travail acharné, rédaction de deux articles et de ma conférence, présence aux miens, présence aux amis, présence au bureau, présence aux clients, présence au ministère, attention de chaque instant, réactivité immédiate, autorité, aménité, convivialité, efficacité, contrôle, contrôle et cela depuis huit ou dix jours, en une débauche énergivore où mon corps suit sans renâcler l’étendard brandi par mon esprit sur un perpétuel pont d’Arcole.

Ce matin, plus la moindre énergie. Je l’ai senti dès le lever des paupières. L’influx n’y était plus. Après le « tirer sur la corde », voici la tentation du « lâcher prise ». Tout, aujourd’hui, a été question de volonté, tout a été de l’ordre de la décision. Non pas de ces décisions qui s’enchaînent avec naturel le long des journées ordinaires, mais une décision par acte, à chaque acte sa décision, à chaque décision son effort particulier, sans lien dynamique avec la précédente, comme si je n’étais plus alimenté par une énergie intime et continue mais par un groupe électrogène extérieur à la maison, qu’il faut relancer — à la manivelle ! — autant de fois qu’il y a de décisions à prendre.

Le plus exténuant c’est l’effort mental que je dois fournir pour dissimuler cette fatigue à mon entourage, me montrer aussi affectueux avec les miens (qu’elle me rend étrangers), aussi professionnel avec les autres (qu’elle me rend indûment familiers), bref œuvrer à ma réputation d’équanimité, veiller à l’équilibre de ma statue. Si je ne me repose pas, si je n’accorde pas à mon corps sa ration de sommeil, le groupe électrogène lui-même tombera en panne et je lâcherai prise. De jour en jour, le monde pèsera plus que son poids. L’angoisse s’insinuera alors dans ma fatigue et ce n’est plus le monde qui me paraîtra trop lourd, mais moi-même au sein du monde, un moi impuissant, vain et mensonger, voilà ce que murmurera l’angoisse à l’oreille de ma conscience exténuée. Je céderai alors à un de ces accès de colère qui laisseront à mes enfants le souvenir d’un père à l’humeur dangereusement inconstante.


43 ans, 8 mois, 26 jours

Jeudi 6 juillet 1967


Comme prévu, crise d’angoisse. L’angoisse se distingue de la tristesse, de la préoccupation, de la mélancolie, de l’inquiétude, de la peur ou de la colère en ce qu’elle est sans objet identifiable. Un pur état de nerfs aux conséquences physiques immédiates : poitrine oppressée, souffle court, nervosité, maladresse (cassé un bol en préparant le petit déjeuner), bouffées de fureur dont le premier venu peut faire les frais, jurons étouffés qui vous empoisonnent le sang, aucun désir et la pensée aussi courte que le souffle. Impossible de me concentrer sur quoi que ce soit, dispersion extrême, ébauche de gestes, ébauche de phrases, ébauche de réflexion, rien n’aboutit, tout rebondit vers l’intérieur, l’angoisse renvoie sans cesse au cœur de l’angoisse. Ce n’est la faute de personne — ou c’est celle de tout le monde ce qui revient au même. Je trépigne en moi-même, accusant la terre entière de n’être que moi. L’angoisse est un mal ontologique. Qu’est-ce que tu as ? Rien ! Tout ! Je suis seul comme l’homme !


43 ans, 9 mois, 2 jours

Mercredi 12 juillet 1967


Réveil ensanglanté. Le creux laissé par ma tête dans l’oreiller est rempli d’un sang noir en voie de coagulation. Une telle quantité que le kapok n’a pu tout absorber. J’ai dû saigner du nez pendant mon sommeil. Je me lève en douce pour ne pas réveiller Mona. J’escamote l’oreiller que je jette à la poubelle. Les draps ne sont pas tachés. Confirmation dans la salle de bains : ma joue est noire, poisseuse d’un sang craquelé, ma narine gauche encombrée de caillots. Débarbouillage, mouchage, douche, rien d’autre à signaler. Deux heures plus tard, en conseil d’administration, nouvelle hémorragie. Toujours la narine gauche. Le sang coule presque continûment et ma chemise en est maculée. Je reprends mon exposé, la narine bourrée d’un coton hydrophile que Sabine, descendue à la pharmacie du coin, remplace bientôt par une mèche cicatrisante. Elle a acheté une chemise propre par la même occasion. À 14 heures, nouvelle crise, en pleine négociation avec les R., chez V., au moment du café. Une véritable cataracte ! Tout juste si je n’éclabousse pas mes voisins. Nouvelle mèche hémostatique, nouvelle chemise, gracieusement proposée par le maître d’hôtel cette fois. (Ça c’est du service !) Retour au bureau et quatrième hémorragie à 18 heures. Méchage aux urgences ORL des Enfants malades. C’est, affirme Étienne, le meilleur service de Paris. Un interne aux yeux transparents me mèche. Cela consiste à vous fourrer une quantité effarante de tissu dans la narine jusqu’à colmater tous les sinus, lesquels protestent avec la dernière énergie. On n’imagine pas à quel point le crâne est creux ! Une mince croûte osseuse autour d’innombrables cavernes, galeries, fosses, anfractuosités, toutes plus innervées les unes que les autres. L’opération est si longue et si douloureuse que je me retiens de foutre mon poing sur la figure de l’interne. Vous pourriez prévenir, tout de même ! J’en ai les larmes aux yeux. Voilà, c’est fini, dit-il. Mais, au moment de me coucher, nouvelle hémorragie : la gaze compressée s’est gorgée d’un sang qui coule aussi dans ma gorge. Retour à l’hôpital. Nouveau toubib. Qui vous a fait ce méchage ? J’élude et précise que, les hémorragies ayant lieu toutes les quatre heures, celle-ci a respecté le délai. Mon confrère était-il au courant de cet intervalle ? Je ne me rappelle pas le lui avoir signalé. C’est embêtant, il va falloir vous remécher et vous garder cette nuit en observation. La perspective d’un second méchage ne m’enchante pas mais en matière de douleur je préfère l’appréhension à la surprise. L’intérêt que j’y prends rend la chose plus supportable. Pour autant que soit supportable une pelote d’aiguilles qu’on vous enfonce dans la narine comme les canonniers de jadis bourraient leurs pièces d’artillerie. Brève vision de Pierre Bezoukhov errant parmi les artilleurs russes à Borodino. Évocation du rat d’Orwell aussi, brave bête occupée à creuser une galerie dans le nez d’un supplicié pour accéder à son cerveau. Au fond, contrôler la douleur c’est admettre le réel pour ce qu’il est : riche en métaphores pittoresques. Combien de temps les métaphores font-elles diversion ? Tout est là. Il faudrait ordonner aux médecins de prévenir leurs patients : Un méchage, mesdames et messieurs, c’est trois minutes et quarante-huit secondes d’une douleur à grimper aux rideaux, pas une seconde de plus ; moi, je vous le fais en trois quinze, chrono en main, accrochez vos ceintures ! Et le médecin égrènerait le compte à rebours, comme on annonce aux astronautes l’imminence d’une mise à feu : plus que douze secondes… cinq, quatre, trois, deux, une… Voilà, c’est fini. On vous garde cette nuit, donc.

Mona m’apporte un pyjama, une trousse de toilette et de quoi lire. Tous les lits d’adultes étant occupés, je partage une chambre avec deux enfants malades (une otite et une morsure de chien) qui torpillent mon projet de lecture. Ce vieillard au pif tumescent est une fameuse source de distraction. Ainsi, les adultes aussi peuvent tomber malades ? Au point de partager la chambre des enfants à l’hôpital ! En réponse à leurs questions je leur propose de résoudre le problème des robinets qui fuient dans mon crâne. Sachant que ces robinets produisent toutes les quatre heures vingt centilitres de sang, calculez la quantité globale écoulée en vingt-quatre heures. Étant donné par ailleurs que le corps humain contient en moyenne cinq litres à l’âge adulte, combien de temps faudra-t-il au patient pour se vider jusqu’à la dernière goutte ? Allez, au boulot, je ne veux pas entendre une mouche voler ! Comme souhaité, ils s’endorment pendant le calcul et je peux me mettre à ma lecture, où je retombe sur cet aveu de Hobbes qui me va comme un gant : « La peur aura été la seule passion de ma vie. »

Après un ultime méchage, l’interne du matin me renvoie dans mes foyers, aussi optimiste que s’il m’installait dans une vie toute neuve. Mais, à peine rentré chez moi, un écoulement sirupeux me laisse au fond de la gorge un goût métallique qui ne trompe pas. Quatre heures plus tard, retour aux urgences, quatrième méchage. (Qui dit qu’on ne s’habitue pas à la douleur ?) Cette fois, l’interne est sceptique : Je vous le fais par acquit de conscience, monsieur, mais vous ne saignez pas. Docteur, je saigne à l’intérieur, toutes les quatre heures. Monsieur, c’est une impression, vous faites une épistaxis, comme en font la plupart des enfants, vous n’êtes pas en avance pour votre âge mais ce n’est pas plus grave que ça ; le méchage a jugulé l’hémorragie, vous ne saignez plus.

Nouveau retour dans mes foyers. Où la sanglante « impression » se manifeste comme devant, avec la même régularité. Étienne m’envoie un de ses amis du Samu. Comme nous sommes entre deux vidanges l’ami confirme le diagnostic du spécialiste : Vous ne saignez pas, c’est bel et bien une impression, probablement due à un effet de panique, ne vous affolez pas, dormez, ça va passer. Je ne m’affole pas, je m’étiole. Je m’étiole et Mona s’alarme. Elle décide de retirer la mèche pour en avoir le cœur net. Elle veut calculer la quantité de sang perdue. Nouvelle hémorragie : je remplis un bol de famille. Toujours par la narine gauche. Quatre heures plus tard, deuxième bol. Nous retournons à l’hôpital flanquer ces bols sous les yeux du toubib et lui demander si ce sont des impressions. Inutile, nous tombons sur un autre médecin. Nouveau méchage au prétexte que le précédent a dû être mal fait. C’est plus délicat qu’il n’y paraît le méchage, mais ne vous inquiétez pas monsieur, l’épistaxis est une affection tout à fait bénigne.

Le lundi matin mon corps retourne au travail dans son impeccable costume de chef. Je m’isole toutes les quatre heures pour saigner tranquillement, comme on va pisser. Avec mon sang, je perds mes forces. Avec mes forces, je perds le moral. Une irrépressible tristesse succède à chaque hémorragie. On dirait que la mélancolie remplit l’espace laissé vacant par le sang perdu. Je me sens gagné par la mort. Elle prend, lentement mais sûrement, la place de la vie. J’aurais tant aimé passer encore une dizaine d’années avec Mona, voir grandir Bruno, consoler Lison en ses premiers chagrins d’amour. C’est sur ce point que se fixe mon spleen d’agonisant : les amours de Lison. Je ne veux pas que Lison souffre. Je ne veux pas qu’un salopard profite de sa grâce un peu maladroite, de sa fébrile attention au monde, de sa recherche si têtue d’une vérité dans le bonheur. Simultanément à cette angoisse, une certaine paix me gagne, je lâche la rampe, je me laisse aller dans le courant, emporté par mon propre sang, la mort, me dis-je, la mort est un paisible endormissement…

Le lendemain, plus la force de me rendre au bureau. Passe Tijo, que Mona a alerté et qui m’emmène aussitôt à Saint-Louis où officie un infirmier de sa connaissance, lui-même en cheville avec un ORL grand patron chirurgien de la face, lequel, sidéré par la quantité de sang perdue pendant ces deux jours, conclut à une erreur de diagnostic — c’est bien d’une épistaxis qu’il s’agit, mais d’une épistaxis postérieure qui nécessite de toute urgence une opération sous anesthésie générale. La main de Mona lâche la mienne à la frontière du bloc opératoire.

À mon réveil, ma tête est une citrouille criblée de flèches. Je suis prodigieusement énervé. Mon corps, apparemment immobile, ne tient pas en place. Je ne cesse de gigoter en moi-même, comme si j’étais habité par un autre, lequel, selon Mona, a copieusement déliré. Cet effet de possession est une réaction fréquente à la morphine, m’explique l’infirmière de service, à qui je demande donc de supprimer la morphine. Impossible, monsieur, vous aurez trop mal ! Si c’est le cas on y reviendra. Morphine éliminée la douleur remonte, ascension que chacun de mes nerfs suit avec le plus vif intérêt. Un saint Sébastien dont les archers ne viseraient que le visage. Ils tirent tous entre les deux yeux. Leur carquois vide, le supplice se révèle supportable pourvu que je reste immobile. Compte tenu de mon faible taux d’hémoglobine le chirurgien souhaite me garder une dizaine de jours, histoire de me retaper pour éviter la transfusion. Il me prie d’excuser l’Académie pour ces erreurs de diagnostics : Que voulez-vous, c’est très rare une épistaxis postérieure et la médecine n’est pas une science exacte. En matière de diagnostic, ajoute-t-il, il faut toujours garder sa place au doute, comme au théâtre celle du pompier. Hélas, les jeunes internes ne l’apprennent que sur le tas.


43 ans, 9 mois, 8 jours

Mardi 18 juillet 1967


Dix jours d’hospitalisation dont la moitié passée à roupiller et l’autre à écrire ce qui précède. Au début, les énormes moustaches de gaze qui passent par l’intérieur de mon nez et me sortent par les narines me font une tête de Turc à l’ancienne. On me gave de fer, je bouquine, je déambule mollement dans les couloirs, j’apprends le nom des médecins et des infirmières, je retrouve les rythmes et les coutumes du pensionnat, je renoue avec la gastronomie de cantine, je m’abandonne et me repose, délivré de toute impatience. Seul bémol, qui ajoute le désespoir à la maladie, la laideur rayée de mes pyjamas. (Mona m’affirme que le magasin n’offrait pas d’autre modèle.)

Mon voisin de chambre est un jeune pompier tombé sous les matraques de la police pendant les manifestations du début du mois. Il prétendait s’interposer entre les forces de l’ordre et un groupe de manifestants. Comme il n’était pas en uniforme, la loi lui a fait sauter les dents, démis la mâchoire, fracturé la cloison nasale, enfoncé une orbite, brisé quelques côtes, cassé la main et la cheville. Il pleure. Il a si peur. Il pleure de terreur. Je suis incapable de l’apaiser. La voix de canard émise par mes bandages nuit à la sagesse de mes consolations. Ses parents et sa fiancée, une gamine noyée de larmes, ne font pas mieux. Ce sont les copains de sa brigade qui le ramèneront à la vie. Chaque soir, une demi-douzaine de pompiers débarquent, travestis en Bretonnes, en Alsaciennes, en Savoyardes, en Provençales, en Algériennes, happening folklorique fêté par toutes les infirmières de l’étage : cornemuses, fifres, tambourins, youyous, danses locales, galettes au beurre, couscous, choucroute, Kronenbourg, thé à la menthe et vin d’Abîme, rigolade générale dont on craint d’abord qu’elle n’achève notre petit pompier (ses mâchoires et ses côtes mettent son rire au supplice) mais qui le ressuscite.


43 ans, 9 mois, 17 jours

Jeudi 27 juillet 1967


Retour d’hôpital. Fêté au lit avec Mona. Mais, hémoglobine 9,8 au lieu de 13. Le soupçon me prend qu’on ne m’a pas suffisamment retapé en globules pour irriguer mes corps caverneux. C’est compter sans la tropicale hospitalité de Mona. Je bande magnifiquement ! Nous battons même un record de durée.

Je bande mais c’est autre chose qui survient : un flot de larmes en guise d’orgasme ! Sanglots irrépressibles, ponctués d’excuses qui les redoublent. Même phénomène à la boîte où je dois quitter une réunion de synthèse pour aller pleurer tout mon saoul dans mon bureau. Un chagrin sans objet, pure douleur d’être, m’assaille par vagues inattendues, dévastatrices comme des ruptures de barrage. Dépression nerveuse post-opératoire, tout à fait prévisible, paraît-il, liquéfaction de mon âme après la vidange de mon sang. Solution ? Du repos, monsieur, beaucoup de repos, vous êtes passé sous un rouleau compresseur qui vous a complètement essoré, il faut du temps pour vous remettre en forme, foie de veau, monsieur, une cure de foie de veau, riche en fer, foie de veau, steak de cheval, boudin noir et repos, ne forcez pas sur les épinards, leur légende est trompeuse, ils ne contiennent pas de fer, évitez les émotions, faites plutôt du sport, relancez votre corps dans la course à la vie !

Me voilà donc à Mérac, où les larmes tarissent. De longues randonnées ont raison des derniers suintements mélancoliques. Couchés dans l’herbe, Mona et moi nous offrons des crépuscules d’avant notre progéniture. Jardinage, marmaille (les enfants de Marianne et nos adolescents à nous), fricassées de mousserons, musique, on n’en finirait pas d’énumérer les petites joies qui alimentent l’instinct de vivre.


43 ans, 10 mois, 1 jour

Vendredi 11 août 1967


Mes vêtements me grattent furieusement autour de la taille. Piqûres d’insectes ? L’aoûtat invisible, l’araignée sournoise, le taon silencieux, la tique embusquée auraient-ils profité de nos ébats herbeux ? Vérification : point de tique mais une ceinture de petits boutons à tête translucide qui, partant de l’aine droite, courent dans mon dos jusqu’au niveau de mon rein droit. Diagnostic : zona. En d’autres termes un virus de la varicelle qui jouait dans mon corps la Belle au bois dormant et que la dépression a réactivé sous forme d’inflammation nerveuse. C’est fréquent, paraît-il. Ça ne se soigne pas. C’est une de ces affections qui se soigneront un jour. D’ici là, il faut attendre que ça passe. Résumons : une épistaxis déclenche une anémie qui provoque une dépression, laquelle réveille un virus qui joue au zona. À quoi dois-je m’attendre, à présent ? Une tuberculose de légende ? Le dévoué cancer ? La lèpre et que mes orteils tombent en poussière ?


43 ans, 10 mois, 7 jours

Jeudi 17 août 1967


Injure de Bruno après un mouvement d’humeur de Lison : « Tu as tes ragnagnas ou quoi ? » Lison, qui peut-être avait ses règles — qu’elle a parfois douloureuses —, reste muette de saisissement. Et Bruno rougit. Un invariant historique, ces plaisanteries des petits mecs sur les règles des filles. Ils flairent là un mystère féminin dont ils sont exclus, l’intrusion d’une complexité qui fonde la femme en mystère… L’injure à la fille devenue femme quand on se sent encore loin d’être soi-même un homme, c’est la vengeance commune des garçons. Mais, la puissance normative produite par la double homonymie du mot « règle » les intimide. Cette sœur que j’affecte de mépriser est détentrice de la règle. Elle possède l’outil de mesure. Elle édicte les règles. Elle règle le cours des astres. Les petits gars voudraient que le mot règle dégoûte, mais ses homonymes en imposent. D’où des substituts plus ou moins dégradants qu’on lui a trouvés au fil des générations : ours, affaires, doches, anglaises, ragnagnas… Toujours phonétiquement, le terme générique « menstrues » évoque, lui, une monstruosité vaguement répugnante, de celles que l’on « montre », en ricanant.

Les menstrues… Est-ce de m’être documenté très tôt sur elles ? Est-ce à cause du silence qui niait leur existence dans mon entourage familial ? Est-ce d’avoir entendu les blagues salaces que faisaient à leur propos mes camarades plus âgés ? Est-ce parce qu’elles ne nous ont jamais gênés, Mona et moi, dans la pratique de l’amour ? Toujours est-il que, loin de m’en faire la représentation satanico-répugnante qui était la norme historique de notre civilisation jusque dans ma jeunesse, j’ai pris les règles en sympathie. Quand j’ai compris que les femmes avaient des règles et à quoi servaient les règles en question, que par ailleurs elles vivaient sensiblement plus âgées que les hommes en dépit de leurs accouchements répétés et des effets épuisants de la domination masculine, bref, quand j’ai fait la somme de ces éléments, j’ai attribué aux menstrues la vertu de faire vivre les femmes plus longtemps que les hommes. Superstition que je nourris encore aujourd’hui et qui, que je sache, ne repose sur aucune observation scientifique. C’est que j’ai très tôt assimilé le sang à un carburant. Or, de savoir que chaque mois les filles renouvelaient une partie de ce carburant, purifiant ainsi la totalité de leur réservoir, quand notre sang à nous tourne en vase clos dans un corps qui s’encalmine par conséquent plus vite que le leur (d’où mon épistaxis carabinée), de postuler cela, dis-je, m’a persuadé que les règles étaient la garantie première de la longévité féminine. Croyance dont je n’ai jamais démordu. Je ne doute pas que ce soit une idiotie mais à ce jour je n’ai trouvé personne pour me le prouver. Le monde de mon enfance était un monde de veuves, ce qui allait dans le sens de cette conviction. Celui d’aujourd’hui aussi, si j’en juge par toutes ces vieilles sans vieux. Que je sache, ces veuves n’ont pas toutes assassiné leurs maris, et les guerres, si ravageuses soient-elles, ne suffisent pas à expliquer cette constante de l’humanité : les femmes vivent, en moyenne, plus longtemps que les hommes. Grâce à leurs règles, dis-je.

Je songe à cela chaque fois que je tombe sur des tampons dans un tiroir de la salle de bains ou dans la trousse de toilette de Mona quand nous voyageons. Ce n’est pas que je les considère avec ravissement ou affection, mais ces cartouches d’avenir, sagement alignées dans leur boîte, avec leur petit cordon bickford, me rappellent immanquablement ma conviction : grâce à leurs règles, les femmes vivent plus longtemps que les hommes.


43 ans, 10 mois, 8 jours

Vendredi 18 août 1967


Selon Mona, si je m’accroche à cette croyance, c’est tout bonnement parce que le veuvage ne me tente pas : Tu préfères que ce soit moi qui me lamente sur ta tombe. C’est bien les hommes, ça ! Toujours à maquiller vos trouilles en vertu. Toujours selon Mona, les femmes se sont mises à vivre plus vieilles quand elles ont cessé de mourir en couches, tout simplement. Nous dépasser aujourd’hui en âge n’est qu’une façon de rattraper les millénaires perdus.


44 ans, 5 mois, 1 jour

Lundi 11 mars 1968


Jamais de poignée de main quand nous nous croisons, Decornet et moi, dans les couloirs de la boîte : juste un hochement de tête, bonjour au revoir. Il se débrouille toujours pour avoir les deux mains prises. Dans l’une le parapluie, dans l’autre l’imperméable. Une trousse à outils et un gobelet de café. Une chaise de bureau et un combiné téléphonique. Une machine à écrire et une plante verte.

Le fin mot de l’affaire — je l’ai su aujourd’hui par Sylviane — c’est que Decornet a horreur de serrer des mains. Horreur, en vérité, de tout contact physique. Ce bon géant, sosie de Jacques Tati, vit dans la terreur constante d’attraper quelque chose — un microbe, un virus, une maladie infectieuse. Il se lave les mains vingt à trente fois par jour et ne se sépare jamais d’un petit flacon de désinfectant au cas où, par malheur, de la chair viendrait à toucher sa chair. Il est alors contraint de déployer des ruses de Sioux pour nettoyer la souillure sans être vu. Combien de temps tiendra-t-il dans cette boîte sans sacrifier au rituel shake hands ? Pour ma part, je n’ai jamais connu ce genre de phobie, persuadé depuis toujours que l’ennemi qui me tuera est déjà dans la place. Et c’est avec une certaine curiosité que je me demande par où mon corps va commencer à se déglinguer.


44 ans, 5 mois, 12 jours

Vendredi 22 mars 1968


Sylviane, toujours elle, m’apprend qu’une des sténos de la comptabilité vient de quitter son mari parce que en toutes circonstances il mangeait ses crottes de nez. Même à table. Un psychiatre ferait ses choux gras de cette persistance d’enfance. Et de cette épouse qui demande le divorce pour une raison aussi manifestement détournée.


44 ans, 6 mois

Mercredi 10 avril 1968


Découvert sur l’intérieur de mon avant-bras droit, là où la peau est la plus tendre, trois taches millimétriques d’un rouge très vif, qui dessinent très exactement la constellation du Triangle d’Été. Et qui m’ont rappelé mes jeux amoureux avec cette jolie fille, cadeau d’anniversaire de mes vingt-trois ans, Suzanne, ma Québécoise. Qu’est-elle devenue, Suzanne ? Je n’ai pu m’empêcher de réunir, au stylo bille, ces trois points rouges.


44 ans, 6 mois, 17 jours

Samedi 27 avril 1968


Ce sont, me dit le dermatologue, de minuscules angiomes dénommés taches rubis, qui vont se multiplier dans les années à venir. Un effet de l’âge, dit-il, en guise d’explication : la peau vieillit en s’allumant. Et d’ajouter mélancoliquement que, depuis des temps immémoriaux, les Chinois lisaient l’avenir dans la répartition de ces taches rubis sur le corps, mais que cette pratique a sans doute été bannie par la Révolution culturelle.


44 ans, 6 mois, 23 jours

Vendredi 3 mai 1968


« La peau vieillit. » Cette phrase anodine a fait mouche. C’est une vieille peau, disait maman en parlant des gens qu’elle n’aimait pas (qui aimait-elle ?). Vieille peau, vieille baderne, vieux con, vieille carne, vieux schnoque, vieux débris, vieux machin, vieux croûton, vieux cochon, vieille ganache, vieux dégoûtant : les mots, la langue, les expressions toutes faites laissent entrevoir quelque difficulté à entrer dans la vieillesse d’un cœur léger. Quand y entrons-nous, d’ailleurs ? À quel moment devenons-nous vieux ?


Mai 1968

La rue serait-elle en train d’écrire le journal du corps ?


44 ans, 9 mois, 24 jours

Samedi 3 août 1968


Ce matin, à Marseille, ma première impression d’été : la rapidité avec laquelle je me suis habillé. Deux temps, trois mouvements, slip, pantalon, chemise, sandales : c’est l’été. Ce ne sont pas mes vêtements en eux-mêmes, si légers soient-ils, qui m’ont procuré cette sensation de joie estivale, c’est la rapidité avec laquelle j’ai sauté dedans.

En hiver, m’habiller me prend un temps de chevalier à l’armure. Chaque partie de mon corps exige la congruence du tissu protecteur : mes pieds sont tatillons quant à la laine des chaussettes ; mon torse, lui, veut la triple protection du tricot de peau, de la chemise et du pull-over. M’habiller en hiver consiste à trouver l’équilibre entre ma température intérieure et celle des différents dehors — hors du lit, hors de la chambre, hors de la maison… Il s’agit de baigner dans son juste jus de chaleur ; rien de plus désagréable ni de plus répréhensible que d’avoir trop chaud en hiver. Ce harnachement hivernal demande une attention et un temps considérables. « Sauter dans ses vêtements » est une expression estivale. En hiver on les met, verbe rudimentaire ; on les met et on les porte. Car il y a le poids, aussi. Bien avant ses vertus calorifuges, c’est le poids de mon manteau qui me protège contre le froid.

(Du point de vue du temps qu’ils y passent, les toréadors sont les seuls à s’habiller en été comme si c’était l’hiver. Un toréador ne saute jamais dans ses vêtements. Fichu métier.)


44 ans, 9 mois, 26 jours

Lundi 5 août 1968


« À trente-cinq ans j’aimais toujours », écrit Montesquieu dans ses Pensées. Je songeais à cela pendant que nous faisions l’amour, Mona et moi. Qu’entendait-il par là ? Aptitude à tomber amoureux comme en sa prime jeunesse ? Constat d’une virilité inentamée ? Dans ce cas, que faut-il penser de ce « toujours » ? Était-il fréquent, au XVIIIe, de ne plus bander au-delà de trente ans ? C’est à cela que je songeais dans les bras de Mona, le désir en pleine ascension, quand tout à coup dévissage, l’alpiniste dégringole… Comme au temps de mes coups d’essai. Monsieur a le sexe ailleurs, conclut Mona qui s’est toujours intéressée à cette énigme masculine. Quant à moi j’atteins une fois encore aux limites de ce journal : la frontière entre le corps et la psyché. De la panique d’être trop jeune à la terreur d’être trop vieux, en passant par la maladie d’impuissance qui tua Pavese et envoya l’Octave de Stendhal mourir pour l’indépendance de la Grèce, l’esprit et le corps s’accusent mutuellement d’impuissance, en un procès effrayant de silence.


44 ans, 9 mois, 29 jours

Jeudi 8 août 1968


Emmené les enfants à la mer, sur la petite plage de Cagnes. Bien longtemps que je ne m’étais baigné ! Nagé sous l’eau, aussi longtemps que je le faisais à vingt ans. Sous l’eau je renoncerais volontiers à la respiration et à toutes les obligations de surface. Cette caresse totale de ma peau par la peau de la mer j’aurais pu en faire une passion exclusive, apprendre à ne pas respirer, mener une vie de marsouin, filer dans cette soie une existence sans pesanteur, ouvrir le bec parfois et me laisser aller à me nourrir. Mais nous faisons des choix qui réduisent nos passions les plus prégnantes à des idées de bonheur. Il suffit que je me sache bien sous l’eau pour me dispenser de baignade. C’est à quoi je pensais, ce matin, sous la Méditerranée, avant de reprendre pied sur la plage. Reprendre pied… Tu parles ! Dès que je sors de l’eau, les galets me disloquent comme un de ces petits jouets de bois — girafes le plus souvent — que les enfants font dégringoler sur eux-mêmes en appuyant sur leur socle. Pendant que je me retrouve à quatre pattes, Bruno et Lison, pieds nus comme moi, jouent au volley avec d’autres adolescents en galopant comme s’ils couraient sur du sable.


44 ans, 10 mois, 2 jours

Lundi 12 août 1968


Ce matin, je m’avance vers la mer après avoir refusé les affreuses sandales de plastique translucide que Mona me propose. Je me tiens (me maintiens) le plus droit possible sur les galets, un peu raide peut-être, un rien cambré, feignant la démarche rêveuse du type qui jouit de l’horizon avant de se décider à plonger. La plante de mes pieds, en accord avec mes chevilles, teste chaque dos de galet — consistance, température, surface, rotondité —, transmet ces renseignements aux genoux qui informent aussitôt les hanches, et ça marche, je marche, jusqu’à ce que la somme des informations à transmettre devienne telle que mon cerveau s’y perd et que le caillou inattendu, plus pointu que les autres, lui commande d’envoyer mes bras à la recherche de l’équilibre. Et c’est ainsi, mes bras moulinant l’air, que je me trouve réincarné en Violette ! Je ne pense pas à Violette, je n’évoque pas Violette, je ne me souviens pas de Violette, je suis Violette, oscillant sur les galets lorsque nous allions pêcher. Je suis le vieux corps flageolant de Violette, Violette marche en moi — pas avec moi, en moi ! Une absolue possession, délicieusement consentie. Je suis Violette en sa démarche branlante vers le pliant que je reculais toujours de deux ou trois mètres pour la taquiner. À mon âge toi non plus tu ne tiendras plus debout sur les galets, disait-elle, mais moi je pourrais toujours tenir un poisson vivant dans la main ! Sauf que quand tu auras mon âge, je serai morte. Oh, Violette ! Tu es là ! Tu es là !


44 ans, 10 mois, 3 jours

Mardi 13 août 1968


Au fond, il me plaît de penser que nos habitus laissent plus de souvenirs que notre image dans le cœur de ceux qui nous ont aimés.


44 ans, 10 mois, 5 jours

Jeudi 15 août 1968


Toujours la plage. Je lis, allongé sur ma serviette. J’y vais, dit Mona. Je la regarde marcher vers la mer. Quelle merveille, cette continuité du corps féminin que rien ne vient interrompre ! Il faut dire que Mona ne porte jamais de ces maillots deux pièces qui tranchent les femmes en cinq.


45 ans, 1 mois, 2 jours

Mardi 12 novembre 1968


Après un dîner silencieux Bruno part se coucher sans un mot, avec, au visage, une absence d’expression qui se voudrait expressive. La situation se répète souvent, ces temps-ci. Nous sommes en adolescence. Nous nous souhaitons un faciès qui nous dispense de la corvée orale. Nous travaillons le silence signifiant. Nous promenons notre visage comme une radioscopie de notre âme. Hélas, les visages ne disent rien. À peine des fonds de toile où se mire la susceptibilité du père. Qu’ai-je donc fait à mon fils pour mériter cette tête d’enterrement ? se demande le père que cette énigme infantilise ; encore un peu il s’écrierait : C’est pas juste !

La tête de Bruno me rappelle ce court métrage de Kouletchev (ou Kouletchov, enfin ce cinéaste russe) où l’on voit le visage d’un homme filmé de face, en gros plan, alterner avec la photo d’une assiette pleine de nourriture, d’une fillette morte dans un cercueil et d’une femme alanguie sur un sofa. Le visage de l’homme est parfaitement inexpressif mais, quand il est au-dessus de l’assiette, le spectateur trouve que ce visage exprime la faim, à la vue de la petite fille morte qu’il exprime le désespoir, et un désir ardent à la vue de la femme alanguie. C’est pourtant le même plan du même visage, tout à fait inexpressif.

Parle, mon fils, parle. Crois-moi, c’est encore ce qu’on a trouvé de mieux pour se faire comprendre.


45 ans, 1 mois, 7 jours

Dimanche 17 novembre 1968


Décrypter les rares mimiques de Bruno pour qu’il dispose lui-même du lexique qui lui permettra, le jour venu, de lire sur le visage de son propre fils.

Haussement d’épaules, associé à diverses moues :

1) Et alors ?

2) Je m’en fous.

3) Je ne sais pas.

4) On verra bien.

5) Ça ne me regarde pas.

Hochements de tête latéraux, sourcils haussés, regard droit devant, 30o au-dessus de l’horizon, plus léger soupir :

Qu’est-ce qu’il faut pas entendre ! (Si le soupir est plus appuyé :) Vous dites vraiment n’importe quoi !

Brefs hochements de tête verticaux, avec évitement du regard :

Cause toujours, tu m’intéresses.

Regard fixant un point quelconque, doigts pianotant sur la table :

Ça, tu me l’as déjà dit cent fois.

Fin sourire intérieur, regard fixé sur la nappe :

Je ne dis rien mais je n’en pense pas moins.

Sourire en coin :

Si je voulais, je vous lacérerais des traits de mon ironie.

Rôle des yeux :

Œil roulant du fils incompris, œil écarquillé du fils incrédule, paupières tombantes du fils exténué…

Rôle des lèvres :

Lèvres pincées de la colère contenue, sourire inversé du mépris, lèvres gonflées du soupir fataliste.

Rôle du front :

Rides verticales de la concentration vaine (J’essaie de vous comprendre, mais vraiment, non…). Rides horizontales de la stupeur ironique (Ah ! oui ? Vraiment ? Sans blague ?). Front lisse : au-delà de toute expression…

Etc.


45 ans, 3 mois, 1 jour

Samedi 11 janvier 1969


Lison s’entaille le doigt en mangeant des crustacés. Tijo le lui saisit d’autorité et le plonge dans du poivre moulu très fin. Le sang coagule aussitôt sans que Lison ressente la moindre douleur. Et demain tu ne verras même pas la cicatrice. Je demande à Tijo qui lui a appris ça. Qui veux-tu que ce soit ? Violette, pardi !


45 ans, 5 mois, 9 jours

Mercredi 19 mars 1969


Dix-sept heures de négociations. Je vais en rester muet pendant trois jours. Ce qui est le plus fatigant dans ce genre de sport, ce n’est pas l’effort fourni pour garder à l’esprit la pleine connaissance des dossiers, ni l’attention sans faille portée aux arguments des uns et des autres, ni les brusques régressions sur tel point que l’on croyait acquis, ni même l’heure qui tourne en n’annonçant aucun répit, non, le plus crevant c’est le fardeau de la retenue chez tous ces tempéraments priapiques. Car ils n’en finissent pas de bander, tous autant qu’ils sont. C’est même cette érection permanente qui les a placés à ce niveau de pouvoir. Ils n’en peuvent plus de tendre leur froc sans avoir la liberté de sortir leur queue pour marteler leurs convictions. Ils s’épuisent en circonvolutions diplomatiques tout en rêvant de s’enculer à sec. Dans leurs bureaux, c’est autre chose, ils peuvent éjaculer sans dommage sur le petit personnel, mais ici… Le ténor politique est priapique par nature. C’est par cette énergie-là que se conquiert le pouvoir, ou par son exact contraire, la glaciale impuissance d’un Salazar, puceau résolu. Quand Khrouchtchev tape avec sa godasse sur la table de l’ONU, il ne pique pas une crise, il dégorge, sa façon à lui de s’offrir un moment de repos. Je le comprends, en dix-sept heures, mes pieds ont doublé de volume.


46 ans, 2 mois, 29 jours

Jeudi 8 janvier 1970


À la façon très particulière dont Chevrier s’est mis à me regarder, à midi, alors que nous commentions Genève devant nos tranches de foie de veau, j’ai su qu’un bout de persil était resté collé quelque part du côté de ma lèvre inférieure. Ce qui m’a fait repenser à un certain Valentin, qui m’épatait fort à l’époque où je préparais le concours. Un puits de science, des digressions enchanteresses sur l’amour courtois, les poètes de la Renaissance ou la Carte de Tendre. Mais lui ne comprenait pas ce genre de regard et il mangeait comme un cochon. À la fin du repas nous lisions le menu sur sa barbe. C’était absolument répugnant. Et un signe avant-coureur de la clochardisation qui devait le conduire des années plus tard en hôpital psychiatrique, lui, le major de sa promotion.


46 ans, 8 mois, 7 jours

Mercredi 17 juin 1970


Si éprouvantes soient-elles, mes insomnies me rappellent ma très ancienne joie de me rendormir. Chaque réveil m’est une promesse d’endormissement. Entre deux sommes, je flotte.


48 ans, 6 mois

Lundi 10 avril 1972


Réveillé tôt ce matin par un sifflement assez pareil à celui d’une cocotte-minute oubliée sur le feu. J’ai pensé que cela venait de dehors et me suis rendormi. Nouveau réveil une heure plus tard. Toujours le même sifflement. Aigu, continu, une buse, un sifflet à vapeur, quelque chose comme ça. Je m’en plains à Mona. Quel sifflement ? Tu n’entends pas ? Je n’entends pas. Tu es sourde ? Elle tend l’oreille. Un sifflement, comme un filet de vapeur, très aigu, non ? Non, je t’assure, non. Je me lève, ouvre la fenêtre, écoute la rue. En effet, le sifflement est dans la rue. Je referme la fenêtre, le sifflement demeure ! Même intensité. Mona, vraiment tu n’entends pas ? Vraiment, elle n’entend pas. Je ferme les yeux. Je me concentre. D’où cela peut-il provenir ? Je vais à la cuisine préparer le café, j’y retrouve le sifflement, toujours sans pouvoir en déterminer la source. Je vérifie le branchement du gaz, la veilleuse du chauffe-eau, l’étanchéité des fenêtres… Sur le chemin de notre chambre, la cafetière à la main, j’ouvre la porte du palier : il est là comme partout ailleurs, d’une constance entêtante, un trait tiré à la règle entre mes deux oreilles. Alors, je le reconnais. C’est un de ces sifflements que j’entends parfois dans ma tête à la fin des repas. Mais ceux-là ne font que passer. Ils naissent et s’éteignent comme des étoiles filantes. Certaines trajectoires sont plus longues que d’autres mais toutes finissent par s’évanouir dans l’espace infini de mon crâne. Cette fois-ci, non. Je me bouche les oreilles : le sifflement est bien là, dans ma tête, installé à demeure, entre mes deux oreilles ! Panique. Deux ou trois secondes d’imagination folle : et si cela durait toujours ? L’idée d’entendre ce son toute ma vie, sans pouvoir le couper ni le moduler, est parfaitement terrorisante. Ça va passer, dit Mona.

Et en effet ça passe : le boucan de la rue, les chuintements du métro, le brouhaha des couloirs, les conversations de travail, la sonnerie du téléphone, les négociations qui s’ensuivent, les protestations de Parmentier, les litanies d’Annabelle, cette passe d’armes particulièrement pénible entre Raguin et Garet sur les frais de fonctionnement, l’interminable diatribe de Félix pendant le déjeuner, toute cette rumeur citadine et professionnelle a eu raison de mon étoile filante, elle s’y est désintégrée.

Mais quand la porte de l’appartement s’est refermée sur moi, ce soir (Mona était chez N. et Lison à son atelier), le sifflement était là, tendu entre mes deux oreilles, rigoureusement pareil à ce qu’il était ce matin. La vérité est qu’il ne m’a pas quitté de la journée. Il a juste été couvert par les rumeurs de la vie publique.


48 ans, 6 mois, 4 jours

Vendredi 14 avril 1972


L’ORL que m’a recommandé Colette est, bien entendu, le meilleur dans sa spécialité. Après trois quarts d’heure d’attente, le meilleur des ORL m’annonce en quatre points :

1) Que je souffre d’un acouphène.

2) Que cinquante pour cent des acouphènes ne guérissent jamais.

3) Que cinquante pour cent des patients atteints d’acouphènes permanents optent pour le suicide.

4) Que ces bonnes nouvelles me coûteront cent francs, veuillez payer au secrétariat.

Nuit blanche, évidemment. Une chance sur deux d’avoir un acouphène définitif, autrement dit une radio ouverte en permanence dans la tête, dont le programme unique produit chez moi un sifflement continu, chez d’autres un hululement, chez d’autres du tam-tam, chez d’autres des carillons, des castagnettes ou de l’ukulélé. Il ne me reste plus qu’à patienter. Attendre que ça passe ou que ça se confirme, que le programme demeure au stade du sifflement ou que tout l’orchestre s’installe dans ma boîte crânienne.


48 ans, 6 mois, 5 jours

Samedi 15 avril 1972


Je refuse d’aller fureter dans les librairies médicales. Je refuse de me documenter sur les acouphènes. Hors de question que je m’institue le spécialiste de mes maladies.


48 ans, 7 mois, 12 jours

Lundi 22 mai 1972


Ces derniers jours Mona me trouve d’une telle anxiété qu’elle me conseille de consulter. Dans nos milieux, le verbe consulter réduit à lui-même ne désigne qu’une catégorie de médecins : les psychiatres.


48 ans, 8 mois, 7 jours

Samedi 17 juin 1972


La neuropsychiatre consultée hier semble plus inquiète pour la santé de l’ORL que pour la mienne. À vrai dire, cher monsieur, il aurait mieux valu que ce soit ce confrère qui vienne me voir. Son cas me paraît autrement préoccupant que le vôtre. Selon elle, les acouphènes permanents sont des maux si répandus qu’ils deviendraient la première cause de mortalité s’ils poussaient la moitié des malades au suicide.

Sur quoi, changeant de sujet, elle me demande depuis combien de temps je respire sans me préoccuper des polypes qui encombrent mes fosses nasales. Ma foi, depuis toujours, je crois bien. Non, cher monsieur, pas depuis toujours. Selon elle, j’ai tout simplement oublié les débuts d’une affection chronique contre laquelle je ne peux pas grand-chose, qui me fait légèrement nasiller et me donne la sensation de respirer à travers une paille. Mais je m’en accommode. Mon cerveau s’y est habitué comme il s’habituera à ces acouphènes qu’il classera bientôt dans la catégorie silence. En réalité, cher monsieur, aujourd’hui c’est la surprise qui vous affecte le plus, la nouveauté de ces acouphènes et la crainte de leur permanence vous terrorisent, mais, conclut-elle, personne ne vit dans un état de surprise permanent.

Et de m’en dire davantage sur sa spécialité, qui consiste précisément à convaincre ses patients qu’ils s’habitueront à ce qu’ils jugent, pour l’heure, insupportable. Le chapelet d’affections et de traumatismes qu’elle égrène alors est si impressionnant par sa variété et sa monstruosité que, par comparaison, mon acouphène prend des allures d’animal de compagnie. Je la quitte lesté d’une ordonnance de somnifères et de ce que tante Huguette appelait des « calmants ».

— Revenez me voir si vous continuez d’avoir peur.


48 ans, 11 mois, 22 jours

Lundi 2 octobre 1972


Le ministre G., fort courroucé par une plaisanterie du pauvre Berthelot, hausse le col et baisse dangereusement le ton :

— Mais enfin, savez-vous à qui vous parlez ?

Berthelot, rouge de confusion, se rétracte dans sa coquille. Et moi je me remémore l’expression du petit José : Va te chier, ministre de mes fesses.

— Enfin, siffle le ministre en me fusillant du regard, si cela amuse votre hiérarchie !

Non, ce qui bêtement m’amuse, monsieur le Ministre, c’est ce réflexe scatologique que provoquent toujours chez moi les manifestations d’orgueil statutaire. Vous voudriez qu’on vous envisage en buste romain, or les statues me font chier et l’idée de chier au pied d’une statue me fait sourire. Un sourire d’idiot contentement, je vous l’accorde, mais en a-t-on jamais d’autre quand on chie bien ?


49 ans, anniversaire

Mardi 10 octobre 1972


Comme l’avait prédit la psychiatre, trois mois ont passé et je me suis habitué à mon acouphène. La plupart de nos peurs physiques ont ceci de commun avec nos miasmes qu’on les oublie une fois le vent passé. Nous paissons dans le champ de nos affaires en nous figeant comme des biches aux abois dès que le corps parle. Sitôt l’alerte passée nous retournons à la pâture avec des mines de prédateurs.


49 ans, 20 jours

Lundi 30 octobre 1972


Nos maladies sont comme ces histoires drôles dont nous nous croyons les seuls dépositaires alors que tout le monde les connaît. Plus je parle d’acouphènes (en faisant mine de chercher le sens de ce mot pour cacher que j’en souffre), plus je croise des gens qui en sont atteints. Étienne, hier, par exemple : Je te remercie de me poser cette question, ça réveille le mien ! Il me confirme qu’on s’y habitue très bien. Enfin, corrige-t-il, on vit avec. On est tout de même privé du silence. Chez lui comme chez moi, tout a commencé par une immense terreur. Il utilise la même image que moi : J’avais l’impression d’être branché sur une radio allumée et l’idée de mener une vie de baffle ne me souriait guère.


49 ans, 28 jours

Mardi 7 novembre 1972


Mes acouphènes, mes aigreurs, mes angoisses, mon épistaxis, mes insomnies… Mes propriétés, en somme. Que nous sommes quelques millions à partager.

Загрузка...