Qu’on me rende ma durée.
Que mes cellules ralentissent.
50 ans, 3 mois
Jeudi 10 janvier 1974
Si je devais rendre ce journal public, je le destinerais d’abord aux femmes. En retour, j’aimerais lire le journal qu’une femme aurait tenu de son corps. Histoire de lever un coin du mystère. En quoi consiste le mystère ? En ceci par exemple qu’un homme ignore tout de ce que ressent une femme quant à la forme et au poids de ses seins, et que les femmes ne savent rien de ce que ressentent les hommes quant à l’encombrement de leur sexe.
50 ans, 3 mois, 22 jours
Vendredi 1er février 1974
Depuis toujours, Mona accumule savons liquides, lotions pour le visage (qu’elle appelle « notions pour le village »), crèmes, masques, laits, onguents, shampoings, poudres, talc, mascaras, ombres à paupières, fond de teint, blush, rouge à lèvres, eye-liner, parfums, bref, à peu près tout ce que la cosmétique propose à la femme pour approcher ce qu’elle désire paraître, quand mon seul outil de toilette est un savon de Marseille cubique avec lequel je me fais la barbe et me lave entièrement, des cheveux jusqu’aux orteils en passant par le nombril, le gland, le trou du cul et même mon slip, que je mets aussitôt à sécher. Le territoire de notre lavabo est entièrement occupé par les troupes de Mona : brosses, peignes, limes à ongles, pinces à épiler, pinceaux, crayons, éponges, cotons, houppettes, palettes de couleurs, tubes, petits pots et brumisateurs, qui mènent une bataille sans fin que j’ai toujours interprétée comme une quête quotidienne de l’exactitude. Mona au maquillage, c’est Rembrandt retouchant indéfiniment les autoportraits de sa vie. Moins une lutte contre le temps que le parachèvement du chef-d’œuvre. Tu parles, objecte Mona, Le Chef-d’œuvre inconnu, oui !
50 ans, 3 mois, 26 jours
Mardi 5 février 1974
Quant à moi, après la douche sans laquelle je ne me réveillerais pas, mon premier rendez-vous lucide est pour mon blaireau, un plaisir quotidien qui remonte à ma quinzième année : celui de me raser. Dans la main gauche le savon de Marseille, dans la droite le blaireau, trempé dans une eau tiède où j’ai préalablement plongé mon visage. Lente confection de la mousse, qui ne doit être ni trop liquide ni trop pâteuse. Barbouillage exhaustif jusqu’à obtenir un demi-visage parfaitement chantilly. Puis, le rasage proprement dit, qui consiste à rendre ce visage à lui-même, à retrouver une figure d’avant la barbe, d’avant la mousse, en ratissant large, de la peau du cou soigneusement étirée jusqu’aux bords des lèvres, en passant par les pommettes, les joues et les mâchoires, dont il ne faut pas négliger l’arête maxillaire où le poil ruse, avec la complicité de la peau qui se dérobe en roulant sur l’os. L’essentiel du plaisir tient au crissement du poil sous la lame, aux larges allées de peau dessinées par le rasoir, mais aussi à ce pari de chaque matin : avoir raison de toute la mousse par le seul usage du rasoir, ne pas en laisser le plus petit flocon à la serviette qui me séchera.
51 ans, 1 mois, 12 jours
Vendredi 22 novembre 1974
Je traverserais trois fois Paris à pied après certaines journées de travail ! Ravi par ma démarche si bien graissée, chevilles souples, genoux stables, mollets fermes, hanches solides, pourquoi rentrer ? Marchons encore, jouissons de ce corps en marche. C’est le bonheur du corps qui fait la beauté du paysage. Les poumons ventilés, le cerveau accueillant, le rythme de la marche entraînant celui des mots, qui se rassemblent en petites phrases contentes.
51 ans, 9 mois, 22 jours
Vendredi 1er août 1975
Ce léger sursaut parfois quand, me mouchant, la pulpe de mon doigt fait à travers le kleenex humide une tache rosée que je prends pour du sang dilué. La surprise n’a pas le temps de m’apeurer, le soulagement vient presque aussitôt : ce n’est que le bout de mon doigt ! Cela ne m’arrivait jamais avant mon épistaxis.
52 ans, 2 mois, 4 jours
Dimanche 14 décembre 1975
J’étais, hier soir, en pleine argumentation à la table des R. — peu importe le sujet —, je marquais des points indiscutables (surtout contre l’ennui d’être là), j’étais à deux doigts d’emporter l’assentiment général quand tout à coup… le mot manquant ! Mémoire bloquée. La trappe qui s’ouvre sous mes pieds. Et moi, au lieu de recourir à la périphrase — à la création —, voilà que je cherche bêtement le mot en question, que j’interroge ma mémoire avec une fureur de propriétaire spolié ; j’exige d’elle qu’elle me rende le mot juste ! Et je cherche ce fichu mot avec une telle obstination qu’au moment où, vaincu, j’opte enfin pour la périphrase, c’est le sujet tout entier de la conversation que j’ai oublié ! Par bonheur on parlait déjà d’autre chose.
52 ans, 9 mois, 25 jours
Mercredi 4 août 1976
Avant de sombrer dans le sommeil, j’ai vu très distinctement, posée sur un billot de boucher, une cervelle teintée de sang. Quelque chose m’a fait penser que c’était la mienne et cette pensée m’a procuré un contentement ineffable, qui dure encore. C’était la première fois, je crois bien, que je voyais ainsi ma cervelle. Je me suis même demandé si, un boulet de canon m’ayant arraché un pied, une main ou tout autre organe projeté au loin sur le champ de bataille parmi d’autres débris humains, je l’aurais reconnu avec la même facilité que ma cervelle à l’étal de cette boucherie.
53 ans
Dimanche 10 octobre 1976
Encore pris une année. À qui ? Où sont passées les précédentes ? Les dix dernières, par exemple, pendant lesquelles, paraît-il, la totalité de mes cellules, sauf celles du cœur et du cerveau, se sont renouvelées ? À part les cadeaux des enfants j’ai décliné toute célébration officielle. Pas de dîner, pas d’amis, rien que Mona, une soirée sur notre radeau — qui a pris du poids mais flotte encore. Prévoyant cet accès de mélancolie, Mona a organisé la soirée de longue date ; deux places réservées salle Favart pour voir Bob Wilson : Einstein on the Beach. Cinq heures de spectacle ! Une symphonie de lenteur. Exactement ce dont j’avais besoin : qu’on me rende ma durée, que mes cellules ralentissent. J’ai immédiatement été fasciné par l’entrée millimétrique de la locomotive géante sur la scène, par l’interminable brossage de dents de tous les comédiens et par cette estrade phosphorescente, surtout, qui met une bonne demi-heure à passer de l’horizontale à la verticale dans une pénombre où l’on ne voit qu’elle. Et je l’ai reconnue, cette estrade : c’est l’obélisque qui, la nuit de mes quarante-trois ans, se dressait dans mon rêve avec une lenteur historique !
53 ans, 1 jour
Lundi 11 octobre 1976
En contrepoint d’Einstein on the Beach, un couple assis devant Mona et moi a manifesté une autre conception de la durée. Pas un jeune couple pourtant, pas des amoureux de rencontre, pas un séducteur qui faisait à une conquête récente le coup du tu vas voir ce que tu vas voir, non, deux routards de l’amour unique qui, comme Mona et moi, avaient dépassé le stade de l’épate culturelle et dont une baby-sitter devait garder la progéniture. Ils étaient venus avec une thermos de café et un petit panier d’en-cas qui disaient nettement qu’on savait à quel genre de spectacle on aurait à faire, qu’on était solidement installé dans l’amour, dans le temps, dans le social, dans le goût en général et celui du jour en particulier. Le panier était en osier charmant. Ce n’était pas non plus un couple en fin de parcours venu combler au théâtre une solitude commune : nul doute que dans la grande cour du palais des Papes, en Avignon, ils se fussent pelotonnés sous un même plaid. D’ailleurs, la femme a posé la tête sur l’épaule de son compagnon dès que la vive lumière de la salle a fait place à l’inquiétante lueur boréale de la scène. Tout le monde fut englouti par la durée de Bob Wilson et le couple s’évanouit dans le halo de ma propre fascination. Tout juste vis-je l’homme, d’un très léger haussement de son épaule droite, remettre sa compagne à la verticale. Envoûté par l’entrée de la locomotive, l’interminable brossage de dents, l’estrade phosphorescente et le violon à deux notes de Philip Glass, j’ai perdu la notion du temps, la conscience de mon corps, et celle d’un entourage, quel qu’il fût. J’aurais été incapable de dire si j’étais bien ou mal assis. Mes cellules avaient dû cesser de se renouveler. À quel moment de cette éternité la jeune femme proposa-t-elle à son voisin une tasse de café qui fut refusée par un non sec de la tête ? À quel moment tenta-t-elle une réflexion qui fut tranchée net par un « ts ! » sans appel ? À quel moment gigota-t-elle sur ses fesses jusqu’à s’attirer ce « mais arrrrrête ! » exaspéré qui fit se tourner une ou deux têtes ? Je n’avais de ces brefs épisodes, disséminés sur plusieurs heures, qu’une conscience périphérique. Jusqu’au moment où l’homme hurla une phrase qui, pour quelques secondes, mit le spectacle dans la salle en précipitant le panier d’osier dans l’espace et la jeune femme dans une fuite où rien ne lui résista : Mais fous le camp, bougre de conne ! Voilà ce que venait de crier le compagnon d’harmonie. Et la femme s’enfuit, renversant tout sur son passage, tombant elle-même dans la travée, se relevant, forçant le passage comme on avance dans un courant contraire, une de ces déroutes qui vous font tout piétiner, spectateurs, sacs à main, lunettes (quelqu’un cria « mes lunettes ! ») et même les enfants en bas âge s’il s’en était trouvé.
53 ans, 2 jours
Mardi 12 octobre 1976
Ce que j’ai noté hier n’a pas sa place dans ce journal. Ça fait du bien !
53 ans, 1 mois, 5 jours
Lundi 15 novembre 1976
Tijo, que l’anecdote amuse, me dit avoir vu son camarade R.D. pisser en douce contre la voiture du policier qui lui mettait une contravention. Il pleuvait et, pendant que le flic verbalisait, concentré sur la protection du carnet à souche qu’il ne voulait pas mouiller, R.D. pissait tout son saoul contre la portière ouverte de la voiture de patrouille, sa queue dissimulée par le pan de son imperméable. Évidemment, une telle liberté des sphincters face à l’autorité en action force l’admiration. J’en serais incapable. Pas seulement par peur, mais parce que ce genre d’histoires ne m’a jamais fait rire. Les péteurs, les pisseurs, les roteurs ostensibles m’horripilent plus que les sournois. C’est probablement ce qui m’a tenu à l’écart des sports collectifs. La chambrée, le vestiaire, la cantine, l’autobus d’équipe où fleurit ce perpétuel étalage de virilité, très peu pour moi. Sans doute mon côté fils unique. Ou trop longtemps pensionnaire. Ou tranquillement sournois…
53 ans, 1 mois, 10 jours
Samedi 20 novembre 1976
Bruno me demande tout à trac si j’ai assisté à sa naissance. Au ton de sa voix je sens que ce n’est pas sa curiosité qui m’interroge mais l’air du temps. (Fort suspicieux, l’air du temps sur ce genre de sujets.) De fait, non, je n’ai assisté ni à la naissance de Bruno ni à celle de Lison. Pourquoi ? Par peur ? Par manque de curiosité ? Parce que Mona ne me l’a pas demandé ? Par inappétence pour l’écartèlement des corps ? Par adoration pour le sexe de Mona ? Je l’ignore complètement. À vrai dire, la question ne s’est pas posée, cela ne se faisait tout simplement pas à l’époque d’assister à l’accouchement de sa femme. Mais l’air du temps réclame des réponses, particulièrement aux questions qui ne se posent pas. Suis-je de ces maris qui laissent leur femme gésir seule sur leur lit de douleur ? Suis-je de ces pères qui commencent par le déni de paternité ? Voilà ce que me demande mon fils, derrière ses yeux fixes. Certes pas, mon garçon, j’ai le vertige à la place de ta mère, je m’associe affreusement à ses migraines, à ses maux de ventre, son corps m’a toujours intéressé au plus haut point, et pendant que toi et ta sœur veniez au monde je me suis classiquement tordu les mains dans la salle d’attente de la maternité. Avec ta mère, je suis empathique au possible. Et j’étais fort curieux de ton arrivée. Et de l’arrivée de Lison. Alors ? La naissance de Tijo, les hurlements de Marta sur son lit poisseux, l’ouverture caverneuse et gluante de son con, la face blême de Manès parfumé à la gnôle m’auraient-ils vacciné à jamais contre l’obstétrique ? Peut-être bien. Mais de cela, à votre naissance, je n’avais pas le souvenir. Lot d’images profondément refoulées.
Toute chose que je ne dis pas à Bruno mais qui tournent très vite dans ma tête avant que je m’entende répondre : Assisté à ta naissance ? Non. Pourquoi ?
— Parce que Sylvie est enceinte et que je compte aller accueillir mon fils.
À bon entendeur…
Ma chère Lison,
La relecture de cette passe d’armes entre ton frère et moi me remplit de honte. Ce « Non. Pourquoi ? », qui se voulait spirituel, creusait un peu plus le fossé qui nous séparait. Non seulement je n’ai pas cherché à combler ce fossé mais il semble que j’aie éprouvé un certain plaisir à l’approfondir. Au point qu’il est devenu le tombeau de nos relations. Bruno m’agaçait. J’en faisais une affaire d’incompatibilité. Différence de tempéraments, me disais-je, voilà tout. Et je m’en suis tenu là. Ce genre d’indignité paternelle constitue le fonds de commerce de la psychanalyse. J’aurais dû prendre le temps (l’énergie) de répondre à Bruno.
D’autant qu’en relisant ce journal je n’y trouve aucune description de Mona enceinte. Il me semble que la chose regarde le corps, pourtant ! Eh bien, non, pas la moindre allusion. Comme si Bruno et toi étiez les fruits d’une parthénogenèse. Un avant, un après, mais pas d’avent. Pire, je constate que même en y réfléchissant je n’ai aucun souvenir des deux grossesses de Mona. Voilà ce que j’aurais dû dire à Bruno. Aucun souvenir de ta mère enceinte, mon garçon, désolé, cela me stupéfie moi-même, mais c’est un fait. Et y réfléchir un peu avec lui. La chose ne doit pas être rare chez les hommes de ma génération. (Encore un domaine où je ne me suis guère singularisé.) La femme, en ces temps-là, travaillait seule à sa gestation, entourée d’autres femmes. Les hommes semblaient coincés au début du néolithique, à peine conscients de leur rôle actif dans la procréation. On disait d’une femme qu’elle attendait un enfant comme si c’était l’œuvre du Saint-Esprit. La femme « n’attendait » pas, d’ailleurs, elle travaillait à cet enfantement, c’est l’homme qui attendait et qui, pour tromper son attente, trompait sa femme avant d’en retrouver l’usage. Et puis depuis cinq cents ans l’ombre du concile de Trente voilait l’image de la grossesse : interdiction faite aux artistes de représenter la Vierge grosse, et même donnant le sein ! On ne peint pas ça, on ne le sculpte pas, on ne le regarde pas, on n’en tient pas compte, on ne s’en souvient pas, on l’efface de sa mémoire et on le sacralise ! Honte à l’animalité ! Cachez ce ventre que je ne saurais voir ! La Vierge n’est pas un mammifère ! C’était assez profondément ancré dans l’inconscient catholique de ma génération pour déborder sur le mien, en dépit de mon athéisme affiché. Ma tête était faite au moule de la tête commune.
D’un autre côté, Mona affirme que nous avons fait l’amour très tard pendant que vous étiez en route Bruno et toi. La chasteté n’était pas notre fort et si je ne me souviens pas de Mona enceinte aujourd’hui c’est, dit-elle, pour expier ces jeux amoureux dont elle garde, elle, un très bon souvenir ! C’est elle qui sonnait la fin de nos ébats, à une date précise de sa grossesse au-delà de laquelle elle « peaufinait le moulage final » (sic).
Vois-tu, Lison, à l’époque de votre naissance, nous n’étions pas encore entrés dans l’ère de l’homme enceint inaugurée par votre génération : inversion spectaculaire des rôles opérée par le père matriciel, captation mimétique du personnage de la mère au point, rappelle-toi, que ton ami F.D. se tordait de douleurs abdominales pendant que sa femme accouchait, et que Bruno se déclara beaucoup plus doué que Sylvie pour donner le biberon à Grégoire.
Enfin, ce que surtout j’aurais dit à Bruno si notre conversation avait vraiment eu lieu, c’est qu’à la seconde où je vous ai pris dans mes bras lui et toi, il m’a semblé que vous existiez depuis toujours ! Là est la stupeur : nos enfants datent de toute éternité ! À peine sont-ils nés que nous ne pouvons plus nous concevoir sans eux. Certes nous gardons la mémoire d’un temps où ils n’existaient pas, où nous existions sans eux, mais leur présence physique plonge en nous de si soudaines et si profondes racines qu’ils nous semblent exister depuis toujours. Ce sentiment ne vaut que pour nos enfants. De tous les autres êtres, si proches et tant aimés soient-ils, nous pouvons imaginer l’absence, mais pas l’absence de nos enfants, si nouvellement nés qu’ils soient. Oui, j’aurais aimé pouvoir parler de tout cela avec Bruno.
53 ans, 5 mois, 2 jours
Samedi 12 mars 1977
Sous la douche, ce matin, me vient la chronologie suivante. Jusqu’à huit ou neuf ans Violette me « débarbouillait, » de dix à treize je faisais semblant de me laver, de quinze à dix-huit j’y passais des heures. Aujourd’hui je me douche avant de courir au travail. Retraité, me dissoudrai-je dans mon bain ? Non, nous devenons nos habitudes, c’est la douche qui me réveillera tant que je tiendrai debout. L’échéance venue je serai étrillé par un infirmier, à ces heures où l’hôpital n’autorise pas les visites. Enfin, on fera ma toilette.
53 ans, 7 mois
Mardi 10 mai 1977
Naissance de Grégoire. Naissance de mon petit-fils, nom d’un chien ! Sylvie très fatiguée, Bruno très père, Mona ravie, et moi… Peut-on parler de coup de foudre à la naissance d’un enfant ? Rien, je crois, dans ma vie, ne m’aura autant ému que ma rencontre avec ce petit inconnu si instantanément familier. J’ai quitté l’hôpital, j’ai marché seul trois heures sans savoir où j’allais. Cette impression persistante que Grégoire et moi avons échangé un regard décisif, signé un pacte d’affection éternelle. Deviendrais-je gâteux ? Ce soir, champagne. Tijo, égal à lui-même : Ça ne te dégoûte pas de coucher avec une grand-mère ?
53 ans, 9 mois, 24 jours
Mercredi 3 août 1977
Bruno et Sylvie depuis la naissance de Grégoire. Leur épuisement de jeunes parents : nuits hachées, sommeil aux aguets, rythmes perturbés, attention de chaque instant, inquiétude polymorphe, accès de précipitation (biberons égarés, lait trop chaud, lait trop froid, zut plus de lait ! zut la couche n’est pas encore sèche !), tout cela, ils s’y attendaient. Leur culture les y ayant préparés ils s’imaginaient le savoir d’instinct. Surtout Bruno. Mais la véritable cause de leur épuisement est ailleurs. Ce que le prétendu instinct parental leur a caché c’est la formidable disproportion des forces en présence. Les bébés développent une énergie sans commune mesure avec la nôtre. Face à ces vies en expansion nous faisons figure de vieux vivants. Même dans leurs pires débordements les jeunes adultes veillent à l’économie de leurs forces. Les bébés, non. Énergie prédatrice à l’état pur, ils se nourrissent sans vergogne sur la bête. Hors du sommeil, point de repos. Et justement, fort peu de sommeil chez les parents. Sylvie est vidée, Bruno, arc-bouté sur son rôle de père modèle, a les nerfs à fleur de peau ; ils se sentent dévorés vifs par l’objet unique de leur attention. Sans se l’avouer — grands dieux, jamais ils n’oseraient s’avouer une horreur pareille ! — , ils regrettent ces temps pas si anciens où, « dans nos milieux », comme disait maman qui pourtant n’en était pas, la marmaille était confiée à la valetaille. Siècles heureux où les enfants de la haute tarissaient les mamelles du peuple. N’ai-je pas moi-même été élevé par Violette ? Et en même temps, bien sûr, Grégoire leur fait fondre le cœur. Après tout — mais cela non plus, en parents modernes, ils ne se le disent pas —, monsieur est l’incarnation de leur amour : ils étaient deux pour l’accueillir dans la salle de travail, les voilà trois pour toujours. Ces petits doigts translucides, ces joues épanouies, ces bras et ces mollets potelés, cette paisible bedaine, ces replis, ces fossettes, ces solides fesses d’angelot, toute cette pneumatique si compacte est le fruit de leur amour ! Mais ce regard ! À quelle divinité muette appartient-il le regard que les nouveau-nés posent sur vous sans ciller ? Sur quoi ouvrent-ils, ces yeux à la pupille si noire, à l’iris si fixe ? Sur quoi ouvrent-ils de l’autre côté ? Réponse : sur tous les questionnements à venir. Sur l’insatiable appétit de comprendre. Après la dévoration de leur corps, les jeunes parents redoutent celle de leur esprit. Leur fatigue prend sa source dans la certitude que ça n’en finira pas. Mais chut… Les paupières de Grégoire se ferment… Grégoire s’endort… Sylvie le dépose dans son berceau avec des précautions bibliques. Car la ruse suprême de cette toute-puissance consiste à se faire passer pour le comble de la fragilité.
53 ans, 10 mois, 16 jours
Vendredi 26 août 1977
En rentrant de notre promenade avec Lison et les petits de Robert et d’Étienne, je n’ai pas sauté par-dessus la barrière. C’est la première fois que je ne saute pas cette barrière. Qu’est-ce qui m’a retenu ? La peur de « faire le jeune » devant les jeunes ? La peur de me prendre les pieds dans la barrière ? Une soudaine défiance en tout cas. De quoi ? De mon corps ? Douté de l’influx ? Le corps parle. Que dit-il ? Que s’amenuise la force de l’âge.
54 ans, 5 mois, 1 jour
Samedi 11 mars 1978
Depuis deux jours, Grégoire tripote ses oreilles avec un air fort concentré. Malgré mes efforts pour la rassurer (tous les bébés de ma connaissance jouent avec ce qui dépasse : orteils, nez, bourrelets, prépuce, langue, premières dents, oreilles…), Sylvie diagnostique un début d’otite. Il faut emmener Grégoire de toute urgence chez le pédiatre. Une otite mal soignée cela peut être très sérieux, père, votre ami H. en est devenu sourd ! Ascenseur, voiture, ascenseur, pédiatre. Lequel déclare que non, pas d’otite, ne vous alarmez pas chère madame, les bébés font toujours ce geste à cet âge-là, c’est tout à fait normal. Mais il omet d’expliquer « pourquoi ». Pourquoi les bébés de dix mois se tripotent-ils les oreilles avec une ardeur monomaniaque si lesdites oreilles ne les démangent pas ? Et nous voilà, ma belle-fille et moi, occupés à nous poser très sérieusement la question pendant la sieste de Grégoire. Comme nous ne trouvons aucune réponse convaincante, nous décidons d’étudier nos propres oreilles avec un esprit de découverte délibérément régressif, la question étant de savoir ce que ressent Grégoire depuis trois jours. Pour ce faire il nous incombe de rejoindre Grégoire en sa petite enfance, d’interroger nos oreilles avec l’innocence de nos dix mois. Nous tirons donc sur nos lobes comme s’ils étaient des chewing-gums (leur élasticité est d’ailleurs très relative), nous parcourons l’ourlet — que Sylvie a moins large mais beaucoup plus finement dessiné que moi —, nous triturons le tragus — que j’ai plus épais que Sylvie, et poilu surtout, tiens depuis quand ? Depuis quand ces poils rêches font-ils une crête d’Iroquois à ce triangle de chair dont j’ignorais jusqu’à notre recherche qu’il s’appelait le tragus ? — , nous explorons les profondeurs de la conque — si Bruno nous voyait, murmure Sylvie, les yeux fermés, en passant de la conque au dos bombé du pavillon — et tout à coup, Eurêka, elle trouve ! Je sais ! J’ai trouvé ! Fermez les yeux, père ! (Ce que je fais). Repliez les oreilles, comme un cocker. (Ce que je fais.) Qu’entendez-vous ? demande Sylvie en tapotant du bout de ses doigts le dos de mon pavillon. Du tam-tam, dis-je, j’entends ma belle-fille faire du tam-tam sur le pavillon de mes oreilles et ça résonne furieusement à l’intérieur de mon crâne ! Eh bien c’est ce que Grégoire vient de découvrir ! La musique, père ! La percussion ! Hypothèse que nous vérifions sitôt Grégoire sorti de sa sieste. Pas de doute, c’est bel et bien le dos de ses pavillons que le cobaye mélomane gifle des deux mains d’abord, puis qu’il tapote de ses doigts déliés, comme on pianote sur une table. Sur quoi, avec la déplorable inconstance des apprentis, il entreprend de porter un tracteur en plastique à sa bouche et je propose à Sylvie de descendre au garage goûter un peu la voiture, pour voir.
55 ans, 4 mois, 17 jours
Mardi 27 février 1979
Cette petite tache de café sur le dos de ma main, pendant que j’écris. Un brun très dilué. Je la nettoie du bout de l’index. Elle résiste. J’y ajoute de la salive, elle tient bon. Une tache de peinture ? Non, l’eau et le savon n’y font rien. La brosse à ongles pas davantage. Je dois me résoudre à l’évidence : ce n’est pas une tache sur ma peau, c’est une production de ma peau elle-même. Une marque de vieillesse, remontée des profondeurs. De celles qui parsèment les vieilles figures et que Violette appelait des fleurs de cimetière. Depuis quand a-t-elle poussé là ? Que je signe des papiers au bureau, que je mange ou que j’écrive ici à ma table, le dos de ma main est presque constamment sous mes yeux et je n’ai jamais remarqué cette tache ! Ce genre de fleur ne pousse pourtant pas d’une seconde à l’autre ! Non, elle s’est immiscée dans mon intimité sans éveiller ma curiosité, elle a tranquillement fait surface et pendant des jours je l’ai vue sans la voir. Aujourd’hui, voilà qu’un état particulier de ma conscience me la montre vraiment. Beaucoup d’autres fleuriront en douce et bientôt je ne me souviendrai plus à quoi ressemblaient mes mains avant les fleurs de cimetière.
55 ans, 4 mois, 21 jours
Samedi 3 mars 1979
Certains changements de notre corps me font penser à ces rues qu’on arpente depuis des années. Un jour un commerce ferme, l’enseigne a disparu, le local est vide, le bail à céder, et on se demande ce qu’il y avait là auparavant, c’est-à-dire la semaine dernière.
55 ans, 7 mois, 3 jours
Dimanche 13 mai 1979
Tijo, que je complimente pour la présence étonnamment durable d’une sympathique Ariette à ses côtés (mais de quoi je me mêle ?), me laisse parler, puis, une fois achevé mon éloge des sentiments durables, lâche, le plus sérieusement du monde : Le sexe d’un homme ne laisse pas plus de trace dans celui d’une femme que le passage d’un oiseau dans le ciel. Impossible de lire dans ses yeux le sens qu’il donne à ce proverbe aux allures chinoises.
56 ans, anniversaire
Mercredi 10 octobre 1979
À vingt ans, m’étirer c’était m’envoler. Ce matin, j’ai cru me crucifier en m’étirant. Nécessité de me dérouiller. La prédiction de ce prof de gym (Desmile ? Dimesle ?) qui, en seconde, nous affirmait que nous serions rouillés avant l’âge si nous ne faisions pas d’exercices quotidiens… Peut-être. En attendant, quand je vois dans quel état sont mes amis sportifs qui m’étourdissaient de leurs performances (Étienne aujourd’hui perclus de rhumatismes, ses doigts et ses clavicules plusieurs fois cassés, ses épaules de rugbyman ravagées par la capsulite), j’estime que j’ai bien fait de résister à la religion du record et au diktat de l’entraînement permanent, cet onanisme. J’ai toujours détesté le sport comme religion du corps. La boxe m’était une sorte de danse ludique, un art de l’esquive. Et puis, je la pratiquais surtout en solitaire ; c’était contre un sac que je tapais le plus souvent. Et au tennis contre un mur. Quant aux abdominaux et aux pompes, ils étaient mes exercices d’incarnation. Ils offraient un corps au garçon translucide qui avait été le fantôme de son père. Gagner un match de ballon prisonnier, épuiser un adversaire teigneux sur le ring, ridiculiser un bêcheur au tennis, grimper à vélo une côte verticale, c’était venger papa, mais en le tenant à distance, dans la tribune, assis à la place d’honneur. Le sport n’a jamais représenté pour moi une nécessité physique. J’en ai d’ailleurs cessé toute pratique le jour où j’ai rencontré Mona.
56 ans, 9 mois, 27 jours
Mercredi 6 août 1980
Blague entendue tout à l’heure, au bar où je prenais un café, racontée par mon voisin de comptoir, qui lui n’en était pas à son premier pastis : Pas de femmes, dit le médecin à son patient. Pas de femmes, pas de café, pas de tabac, pas d’alcool. Et avec ça, je vivrai plus vieux ? Je n’en sais rien, dit le médecin, mais le temps vous paraîtra plus long.
56 ans, 9 mois, 29 jours
Vendredi 8 août 1980
Varicelle à Mérac, les pustules se sont abattues comme un vol de sauterelles sur la tribu des enfants. Les impacts, avec leurs auréoles. Pas un seul rescapé, ça geint, ça s’endort, ça se réveille, ça se plaint que ça gratte, ça se voit interdire de se gratter, Mona et Lison dans leur rôle d’infirmières de guerre se battent sur tous les fronts. Il y a là Philippe, Pauline, les petits-enfants d’Étienne et trois petits copains. J’ai télégraphié dare-dare à Bruno qu’il nous expédie Grégoire pour le faire profiter de cette vaccination naturelle, mais Bruno a refusé par un télégramme dont la brièveté en dit long. Texte : Tu plaisantes, j’imagine ? Signature : Bruno. Dommage, conclut Mona, la varicelle à plusieurs, c’est un jeu, tout seul c’est une punition.
Je ne peux m’empêcher d’imaginer Bruno choisissant avec soin les quatre mots de sa réponse. À quel âge se remet-on d’avoir un père vivant ?
56 ans, 10 mois, 5 jours
Vendredi 15 août 1980
Combien de sensations inéprouvées ? Au concert, à l’église, une femme aux bras nus, le coude sur le dossier de la chaise voisine restée libre, tiraille rêveusement les poils de son aisselle. J’ai expérimenté. Pas désagréable. Pourrait vite devenir un tic si la région était plus facile d’accès.
57 ans, anniversaire
Vendredi 10 octobre 1980
Charmant cadeau d’anniversaire de Lison. Nous dînons en bande, Mona, Tijo, Joseph, Jeannette, Étienne et Marceline, etc. Assise en face de moi, Lison participe aux conversations avec une joie de vivre qui me semble décuplée par une force étrangère à elle-même. Elle est inspirée. Un bon génie l’habite. Qui la fatigue un peu si j’en juge par ses traits tirés. Après le dîner, je la convoque dans la bibliothèque. (Depuis toujours nous jouons à la solennité de la convocation paternelle. Ma fille, rejoins-moi dans la bibliothèque ! Lison affecte un air penaud et moi une posture de commandeur en refermant la porte sur nous.) Assieds-toi. Elle s’assied. Ne bouge pas. Elle regarde ses pieds. Je parcours les rayonnages de la bibliothèque et en sors Le Docteur Jivago. Je cherche le passage que je veux lui lire, ah ! voilà, nous y sommes ! Neuvième partie, chapitre trois. Ce sont les carnets de Iouri Jivago. Il les écrit à Varykino, fin de l’hiver, approche du printemps. Écoute. Lison écoute.
« Il me semble que Tonia est enceinte. Je le lui ai dit. Elle ne le pense pas mais j’en suis convaincu. Je le vois à des signes imperceptibles, antérieurs aux indices évidents, mais qui ne peuvent me tromper. Le visage de la femme change. On ne peut dire qu’elle ait enlaidi, mais son aspect extérieur, dont elle était complètement maîtresse jusque-là, échappe désormais à son contrôle. Il est entre les mains de l’avenir qui sortira d’elle et qui n’est déjà plus elle-même. »
Je relève la tête. Lison dit : Ça, c’est ce qu’on appelle un père spicace ! Nous tombons dans les bras l’un de l’autre.
Or donc, ma chérie, ton père, qui n’a aucun souvenir des grossesses de ta mère, a deviné celle de sa fille alors que Fanny et Marguerite étaient à peine en route ! À quel genre d’instinct doit-on ce genre de prescience ? Au fond, tu pourrais aussi bien fourguer ce journal à La Nouvelle Revue de psychanalyse, l’ami JB en ferait ses choux gras.
58 ans, 28 jours
Samedi 7 novembre 1981
Dans les magasins de nos quartiers chics, il est rare aujourd’hui d’entendre une injure raciste à caractère délibérément physique. Pourtant, ce matin, boulangerie, Tijo et moi achetons croissants et brioches. En l’absence de Lison, nous allons garder Fanny et Marguerite pendant la matinée. Boulangerie, donc. Deux dames comme il faut et un vieil Arabe devant nous. Derrière, la file s’étire jusqu’à la porte. (Boulangerie réputée.) De l’autre côté du comptoir, la boulangère en blouse rose, une de ces commerçantes qui placent toute leur distinction dans l’usage du conditionnel. Dites-moi ce qui vous ferait plaisir. Et avec ça que vous faudrait-il ? Une fois les deux clientes servies, c’est le tour du vieil Arabe. Djellaba, babouches, à quoi s’ajoutent un fort accent et une indécision propre à son grand âge. Fin du conditionnel. Bon, alors, qu’est-ce qu’il veut ? Il se décide ? Réponse de l’intéressé difficile à saisir. Quoi ? L’homme désigne un palmier. Ce faisant, il détourne le regard vers le gâteau convoité. La rose boulangère en profite pour se pincer ostensiblement le nez et faire avec la main droite le geste d’une puanteur que l’on chasse. Elle saisit le palmier avec une pincette de métal, l’emballe en un tournemain, annonce le prix en le jetant devant le client. Qui soulève sa djellaba pour chercher de la monnaie dans la poche de son pantalon. Il n’a pas la somme exacte, replonge pour faire l’appoint, s’y perd, visite une autre poche, en sort une vieille paire de lunettes. Eh ! On n’a pas la vie devant nous ! Vous voyez pas les gens ? Geste large balayant la clientèle. Il s’affole. Des pièces tombent. Il se baisse, se relève, étale en désespoir de cause toute sa monnaie sur le faux marbre de la caisse. Elle pioche la somme dite. Il quitte le magasin l’œil bas. Faut pas vous excuser surtout ! Et là, ce coup de clairon à la compagnie : Ces Arabes, non seulement ils viennent nous sucer le sang, mais ils laissent leur odeur ! Silence général. Probablement atterré, mais silence tout de même. (Dont le mien.) Jusqu’à ce que s’élève la voix de Tijo. C’est vrai, ils sont dégueulasses, ces Arabes ! (Pause.) Il faut vraiment être dégueulasse pour sucer le sang de Madame ! (Pause.) Au jeune cadre derrière nous : Franchement, monsieur, vous le suceriez, vous, le sang de Madame ? Le cadre blêmit. Non ? Je vous comprends, parce que vu ce qu’elle sort par la bouche ça doit être quelque chose le sang de Madame ! Terreur générale, à présent. Tijo à une autre cliente : Et vous madame, vous le suceriez ? Non ? Monsieur non plus ? Eh bien c’est que vous n’êtes pas des Arabes ! Du coup, plus une goutte de sang ne circule dans le corps unique de la clientèle. Ces visages craignent les coups car ces mots sont physiques. Je décide d’arrêter le massacre quand Tijo sans transition s’adresse à la boulangère avec une voix du dimanche : Chère madame, vous nous feriez un immense plaisir en nous vendant quatre de vos croissants et autant de vos brioches.
58 ans, 29 jours
Dimanche 8 novembre 1981
L’homme ne craint vraiment que pour son corps. Dès qu’un offenseur comprend qu’on pourrait lui faire ce qu’il dit, sa terreur est sans nom.
58 ans, 1 mois, 5 jours
Dimanche 15 novembre 1981
Mona et moi étions de garde, hier soir, auprès de Grégoire et de son copain Philippe, quatre ans et demi l’un et l’autre. Hormis le dîner, les dents à faire brosser, l’histoire à raconter, l’extinction des feux à 9 heures pile et la porte de leur chambre à garder entrebâillée sur la lumière du couloir, il nous a fallu leur donner le bain. En les séchant j’ai constaté que Grégoire pesait beaucoup plus lourd que Philippe. Ils sont pourtant d’un gabarit identique. Pour en avoir le cœur net, je les ai pesés. Surprise, à cinquante grammes près (d’ailleurs au profit de Philippe), ils pèsent le même poids : dix-sept kilos et des poussières. Grégoire n’est pas plus lourd mais infiniment plus dense que Philippe. Pauvre Philippe ! Je suis persuadé que ce défaut de densité lui prépare une existence de grande incertitude, de doute permanent, de convictions volatiles, de culpabilité latente, d’angoisse récurrente, bref, de considérable encombrement de soi, tandis que Grégoire, bien posé dans ses chaussures, suivra un tranquille destin de tank. La douleur d’être pour Philippe, un hédonisme stable pour Grégoire. Affaire de densité. Mona a beau me dire que mon observation ne repose sur aucun argument, ce matin encore le souvenir de ces deux masses si tragiquement disproportionnées m’a conforté dans ma conviction.
58 ans, 6 mois, 4 jours
Mercredi 14 avril 1982
Âpres et longues négociations avec le Japonais Toshiro K. Quel âge peut-il avoir ? Il est si maigre que son kimono marron semble une écorce autour d’une brindille. Ses gestes ont des lenteurs de lémurien et son stylo est une bûche entre ses doigts. Impressions contradictoires : cet homme qui n’a plus la force de vivre semble avoir le temps pour lui. La longueur de ses silences, l’extrême lenteur de son élocution et de ses gestes ont ressuscité l’image de mon père qui soulevait une montagne quand il portait une cuiller à sa bouche. Quatre années de guerre et les gaz allemands l’avaient vidé de sa substance aussi complètement qu’un siècle entier l’a fait de ce vieillard japonais. Bref, mon père est venu s’asseoir à la table des négociations ; il s’est installé dans les silences de Toshiro K. Ôte-toi de là, papa, tu me déranges. Je le vois s’arc-bouter contre le buffet de notre cuisine, mais le buffet ne bouge pas d’un millimètre. Monsieur Toshiro K. me laisse regarder mon père épuiser ses dernières forces dans ce combat domestique. Papa, s’il te plaît, ton fils négocie. Papa est assis à la table familiale à présent. Maman et moi ne pouvons quitter des yeux la mouche qui s’est posée sur son nez. Elle me prend déjà pour mon cadavre, dit-il sans faire un geste pour la chasser. Maman quitte la table en renversant sa chaise. Elle crie vous êtes odieux. Il murmure mais non. Le petit garçon que je suis embrasse la main qu’il tend vers lui. Monsieur Toshiro K. attend. Papa fait durer les négociations. Dans l’avion du retour, mes collaborateurs loueront ma patience avec le vieux Japonais.
58 ans, 6 mois, 5 jours
Jeudi 15 avril 1982
Mon père au corps d’écorce. Pas de poumons, muscles sans chair, câbles distendus. Et moi, grand petit garçon aux membres mous, tout en imitation de son extrême lenteur, je me déplaçais en me cognant aux meubles, jeune fantôme de mon père, que ma mère fuyait, la pauvre, terrorisée par ces deux inconcevables.
59 ans
Dimanche 10 octobre 1982
Depuis la fin de l’été, cette démangeaison parfois violente sous l’omoplate gauche, qui semble venir d’une vertèbre, mais qui se manifeste surtout quand j’ai trop mangé. J’ai attendu pour en parler ici qu’elle devienne récurrente.
59 ans, 1 mois, 8 jours
Jeudi 18 novembre 1982
Morphologie de l’embauche. Je viens d’engager un rédacteur au curriculum troué comme un manteau d’aventurier. Mais son œil malin, sous une arcade sourcilière néandertalienne, m’a inspiré confiance. Bréval (féru de psychomorphologie) lui préférait un beau gars élancé, au crâne harmonieux, bardé de diplômes et chaleureusement recommandé par le ministre en personne. Mais, dès ses premiers mots, j’ai su que le beau gosse tombait — avec une molle fatuité — de la dernière pluie. Entre un squelette flambant neuf et une ossature qui a survécu au paléolithique, je n’ai pas hésité une seconde.
59 ans, 1 mois, 14 jours
Mercredi 24 novembre 1982
De l’agrément de se gratter. Pas seulement pour cette montée orgasmique qui s’achève dans l’apothéose du soulagement mais pour le délice, surtout, de trouver au millimètre près le point exact de la démangeaison. Cela aussi c’est « se bien connaître ». Très difficile de désigner à l’autre l’endroit précis où vous gratter. Dans ce domaine, l’autre déçoit toujours. Comme souvent, il est légèrement à côté du sujet.
59 ans, 1 mois, 15 jours
Jeudi 25 novembre 1982
Nous pouvons nous gratter jusqu’à la jouissance mais chatouille-toi tant que tu veux, tu ne te feras jamais rire.
59 ans, 3 mois, 12 jours
Samedi 22 janvier 1983
J’apprends à Grégoire à manger ce qu’il déteste. En l’occurrence ces endives braisées que Bruno s’obstine à lui servir pour lui « former le goût ». J’ai donc entraîné Grégoire à interroger patiemment le goût des endives braisées. En d’autres termes à s’intéresser à cette horreur, comme je l’avais fait, en son temps, avec Dodo, mon petit frère fictif, pour pouvoir les avaler moi-même. Mange-les en les goûtant vraiment, en cherchant vraiment à comprendre le goût qu’elles ont. Tu verras, c’est intéressant de savoir pourquoi on n’aime pas quelque chose. (Dans ce genre d’exercice, je me surprends à parler en italiques, comme le faisait papa.) On y va ? On y va ! Une toute petite bouchée d’abord, suivie d’une description minutieuse de ce goût-là, en l’occurrence cette amertume qui rebute la plupart des enfants (sauf les petits Italiens, peut-être, entrés tôt dans la culture de l’amargo). Une deuxième bouchée, un peu plus copieuse, pour vérifier le bien-fondé de cette description, et ainsi de suite (sans aller jamais jusqu’à la grosse bouchée par laquelle en croyant abréger le supplice on provoque le haut-le-cœur). Grégoire est venu à bout de son assiette avec une satisfaction tout intellectuelle. Il prétend que les endives ont un goût de clou rouillé. Va pour le clou rouillé, pourvu qu’il bouffe ses endives sans moufter tout en continuant à les trouver dégueulasses.
Un goût de clou rouillé… Ça m’a rappelé ces colosses qui mangeaient leur vélo dans les foires de mon enfance. Je le raconte à Grégoire. L’un d’entre eux avait même entrepris d’avaler une voiture, une Juvaquatre. Grégoire me demande si sa mère était au courant, la mère du colosse, pour la Juvaquatre.
60 ans
Lundi 10 octobre 1983
Mon anniversaire. Pourquoi fête-t-on les dizaines avec tant de faste ? Mona a rameuté le ban et l’arrière-ban. Seront-ils aussi nombreux à mon enterrement ? Selon Tijo, la fête s’impose doublement, chaque dizaine étant à la fois enterrement et naissance. Tu étais un vieux quinqua te voilà un jeune sexagénaire, dit-il en levant son verre à ma santé. Un marmot dans ton nouvel âge. Vive toi ! Pas si mal vu. Souffle tes soixante bougies, bonhomme, tu renais pour dix ans !
60 ans, 10 mois, 6 jours
Jeudi 16 août 1984
Le crissement du gravier sous un pas nonchalant, entendu dans le jardin de l’hôtel T., vers une heure du matin, Mona endormie contre moi. Ce crissement fait partie des sons apaisants de ma vie.
61 ans, 7 mois, 2 jours
Dimanche 12 mai 1985
Hier après-midi, j’ai emmené Grégoire voir Greystoke, une énième version de Tarzan. Grégoire ravi et moi frappé par la scène suivante : lord Greystoke, grand-père gâteau de Tarsinge l’homme Zan (la blague date de toute éternité mais Grégoire, admiratif, croit que je suis le premier à la faire), plonge son blaireau dans un bol de café noir avant d’épandre la mousse sur son visage. J’ai expérimenté la chose ce matin même. Résultat saisissant ! Les pores de la peau se rétractent sous l’effet astringent du café et en conservent l’arôme pendant une vingtaine de minutes. Peau de bébé parfumée au café. Mona, ravie. Elle me trouve de plus en plus raffiné.
61 ans, 7 mois, 17 jours
Lundi 27 mai 1985
Accident stupide. Lundi de Pentecôte. Nous prenions le thé chez Madame P., vieille amie de la défunte mère de Mona, qui va sur ses cent deux ans. Villa néovictorienne, le thé servi dehors sous un platane poussé au beau milieu d’un court de tennis ! L’image est d’autant plus saisissante qu’autour de ce platane le court, en terre battue, continue d’être entretenu à l’ancienne, arrosé, roulé, les lignes dûment tracées à la chaux, comme si de rien n’était. Boire le thé sous cet arbre c’est s’installer tout vivant dans un tableau de Magritte. Le jeu consiste à ne pas s’en étonner auprès de la vieille dame. Si toutefois un indiscret questionne Madame P., elle répond : Que voulez-vous, mes hommes sont morts, plus personne ne joue, cet arbre a poussé là, il faut accepter ce qui vous quitte comme ce qui vous échoit. Bref, nous sirotions notre thé quand un chien a fait irruption dans la propriété. La vieille dame l’a repéré du coin de l’œil et s’en est offusquée. Qui donc me débarrassera de cet animal ? Ici, l’accident. Je bondis sur mes pieds, fonce vers le chien en moulinant des bras avec force vociférations, mais un obstacle invisible me stoppe en plein élan, au niveau du front. Mes deux pieds décollent, je tombe à plat dos, ma main et mon crâne heurtant violemment le sol. Quelques secondes d’étourdissement, douleur cuisante sur toute la largeur du front et, conscience revenue, me voilà aveuglé par un rideau de sang. Premiers soins de Mona qui m’éponge. Explication : l’obstacle était un fil de fer tendu à hauteur d’homme, reste de l’ancien grillage qui limitait jadis le tennis. C’est alors que je vois ma main. Le médius, figé à la verticale de la paume, montre le ciel. Il ne peut pas se remettre en place. Un morceau de moi qui rompt l’alignement. Ce n’est rien, dit Mona, tu t’es cassé le doigt. Hôpital : ébahissement du médecin de garde devant la diversité des dégâts : « Que vous est-il arrivé ? » Difficile à expliquer en quelques mots : le thé, le tennis, Magritte, le chien, la vieille dame, le fil de fer, bref, le plus gigantesque désastre de l’histoire du thé mondain. Piqûre antitétanique (le fil de fer était rouillé), huit points de suture le long de la calotte crânienne, On a voulu vous scalper ? Radio du crâne, pansement pyramidal pour maintenir la poche de glace contre la bosse, radio de la main, pas cassée finalement, doigt foulé replacé dans l’alignement (un peu brutal), attelle et pansement.
Plus tard, Mona me demande ce qui m’a pris de bondir comme ça.
— Je crois que je m’ennuyais un peu.
— Ce fil de fer aurait pu te décapiter.
61 ans, 7 mois, 22 jours
Samedi 1er juin 1985
À la fin de Greystoke, le vieux lord, pendant un réveillon de Noël, se tue en glissant dans l’escalier du château, assis sur un grand plateau d’argent qui lui tient lieu de luge. Enfant, il dévalait sur ce même plateau toutes les marches depuis la nursery, mais il n’a plus l’âge, ne contrôle plus sa trajectoire et se tue dans un virage. Sa tête heurte un lourd pilier de bois. Gros chagrin de Tarzan. (Et de Grégoire.) Le vieux lord a été victime d’une attaque d’enfance. C’est ce qui a dû m’arriver hier quand j’ai brusquement joué à effrayer ce chien. Très souvent, l’enfant bondit en moi. Il présume de mes forces. Nous sommes tous sujets à ces accès d’enfance. Même les plus âgés. Jusqu’au bout, l’enfant revendique son corps. Il ne désarme pas. Des tentatives de réappropriation aussi imprévisibles que des raids. L’énergie que je déploie dans ces moments-là est d’un autre temps. Mona s’effraie de me voir courser un autobus ou grimper aux arbres pour cueillir un fruit hors de portée. Ce n’est pas que tu le fasses qui me fait peur, c’est qu’une seconde avant tu ne songeais pas à le faire.
61 ans, 7 mois, 27 jours
Jeudi 6 juin 1985
On retire les points de suture. La cicatrice fait à mon crâne une auréole rose, comme si — dixit Grégoire — quelqu’un l’avait ouvert pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. Plus tard dans l’après-midi, Mona est alarmée par la démarche de Grégoire. Elle me le montre, par la fenêtre, jouant avec Kopek, dans le jardin. Le gosse est arythmique, disloqué, ralenti, et comme désorienté. Le chien semble impressionné de voir son maître marcher de travers. Affolé, je me précipite : Grégoire déclare alors, en désignant ma cicatrice, qu’il est le petit-fils de Frankenstein.
62 ans, 29 jours
Vendredi 8 novembre 1985
Ce matin, j’ai oublié le code de ma carte bleue. Pas seulement le code mais le moyen mnémotechnique concocté pour le retenir. Et le parcours de mes doigts sur le clavier. Frappé de stupeur devant le distributeur. Complètement ébranlé. Nouvelle tentative ? Quelle tentative ? Aucun souvenir. Pas la moindre piste. Comme si ce code n’avait jamais existé. Pire, comme s’il existait ailleurs, en un lieu auquel je n’ai pas accès. Panique mêlée de fureur. Je demeure sur le trottoir, devant la machine, à ne savoir que faire. Derrière, on s’impatiente. L’appareil me rend ma carte. Je dis : Il est détraqué, je crois. La honte d’avoir prononcé cette phrase, de m’y être cru obligé ! Je me dégage en rasant le mur. J’ai tout perdu : mémoire, dignité, self-control, maturité, je suis complètement dépossédé. Ce code, c’était moi. Je renvoie la voiture et décide d’aller au bureau à pied. La fureur et la honte me font marcher vite. Je traverse au vert. Klaxons. Impossible de me raisonner. Impossible de ramener l’événement à sa juste proportion : une saute de courant, sans conséquence à long terme. À l’heure où j’écris ces lignes (le code est revenu de lui-même prendre sa place dans ma mémoire), les mots me manquent pour décrire l’état de terreur où m’a flanqué ce bref oubli.
62 ans, 1 mois
Dimanche 10 novembre 1985
Ces disparitions soudaines d’une donnée acquise, code de ma carte bleue, codes de portes amies, numéros de téléphone, noms ou prénoms, dates de naissance, etc., me percutent comme des météorites. La surprise plus que l’oubli provoque un ébranlement de toute ma planète. Bref, je ne m’y fais pas. En revanche, je ne suis pas surpris du tout de répondre juste aux questions de ces jeux radiophoniques ou télévisés que j’écoute d’une oreille distraite. Grégoire : Alors tu sais tout grand-père ? Tu te souviens vraiment de tout ?
62 ans, 4 mois, 5 jours
Samedi 15 février 1986
Coiffeurs. Dans ma jeunesse, ils ne vous massaient pas le crâne. Ils vous lavaient rudement la tête avant de la transformer en brosse, que le Pinto, une colle en bâton, maintenait raide jusqu’à la coupe suivante. (Non, le Pinto, c’était plus tard, dans les premières années de l’après-guerre.) Quoi qu’il en soit, le métier s’est féminisé, donc raffiné, et voilà qu’en vous lavant les cheveux des doigts habiles se sont mis à vous masser le crâne. Moment d’abandon où, pour peu que la masseuse soit experte, tous les rêves deviennent possibles. Je crois même avoir murmuré un jour, au bord de l’extase : Arrêtez, s’il vous plaît. Vous n’aimez pas qu’on vous masse ? a demandé ingénument la jeune coiffeuse. Je crois avoir bafouillé : Si, si, mais non. Quand je dis « ingénument » je n’en crois pas un mot, car si j’étais jeune fille et masseuse de cuir chevelu, ils m’amuseraient beaucoup ces messieurs voués à ma dextérité et que leur position dans le fauteuil empêche de porter sur leur braguette l’œil qui chavire sous mes doigts. De fameuses occasions de rigolade entre copines ! Si ça se trouve, elles font des concours, pour se désennuyer de leurs interminables journées. Et le tien, il a bandé en combien de secondes ?
62 ans, 9 mois, 16 jours
Samedi 26 juillet 1986
Angoisse tenace, toute la matinée. Grégoire en a fait les frais. J’ai presque sursauté quand — nous faisions le marché — il m’a demandé, au bord des larmes, si j’étais fâché. Quelle tête lui ai-je donc opposée ? Quelle mine réprobatrice ? Quel masque haineux ? Et depuis combien de temps ? D’ailleurs, quelle tête faisons-nous quand nous faisons la tête ? Et quelle tête faisons-nous quand nous ne la faisons pas ? Nous vivons derrière nos visages. Ce que l’enfant voit de la figure adulte, lui, c’est un miroir. Et, dans le cas présent, le miroir renvoyait à Grégoire l’image de son énigmatique culpabilité.
— Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Tu as fait, tu as fait que tu mérites une bonne glace. À quoi la veux-tu, vanille ? chocolat ? fraise ? pistache ?
— Noisette !
Et deux glaces à la noisette, deux !
De l’angoisse au sentiment de culpabilité… Mona, à qui je raconte la chose, m’apprend que le verbe « culpabiliser » s’est installé dans la langue française en 1946. Et le verbe « déculpabiliser » en 1968. Quand l’Histoire parle d’elle-même…
62 ans, 9 mois, 17 jours
Dimanche 27 juillet 1986
L’autre peut être un remède à l’angoisse, à condition qu’il nous soit intimement étranger, un peu indifférent. Il n’est pas une journée de travail qui n’ait raison de mon angoisse. Dès que je franchis les portes de la boîte, l’homme social prend le dessus sur l’homme angoissé. Je suis aussitôt réceptif à ce que les autres attendent de moi : attention, conseils, félicitations, ordres, encouragements, plaisanteries, engueulades, apaisement… Je deviens interlocuteur, partenaire, rival, subalterne, bon patron ou croquemitaine, j’incarne l’image même de la maturité. Le rôle a toujours eu raison de mon angoisse. Mais les proches, eux, les nôtres, trinquent à tous les coups, parce qu’ils sont nôtres précisément, constitutifs de nous-mêmes, victimes propitiatoires du marmot que nous restons toute notre vie. Grégoire en a fait les frais l’autre jour.
62 ans, 9 mois, 23 jours
Samedi 2 août 1986
En parlant — assez souvent — de l’angoisse dans ce journal, je ne parle pas de l’âme, je ne fais pas même de psychologie, je demeure plus que jamais dans le registre du corps, cette foutue pelote de nerfs !
63 ans
Vendredi 10 octobre 1986
Pissé dans un café de la rue Lafayette. La lumière s’éteint au milieu de mon affaire. Deux fois. Je me demande sur la base de quelle moyenne d’âge est calculé le temps d’éclairage minimum accordé à un pisseur par les installateurs de minuteries. Se peut-il que je sois si lent ? Se peut-il que j’aie été si rapide ? Saloperie de jeunisme qui affecte jusqu’à la production de ces moulins à temps ! L’observation vaut aussi pour les minuteries d’escalier et pour les portes d’ascenseur qui se referment de plus en plus vite.
63 ans, 1 mois, 12 jours
Samedi 22 novembre 1986
Que ferai-je de mon angoisse, la retraite venue ? Plus d’employeur, plus d’employés ; qui combattra la ronce ontologique quand je serai privé de cette compagnie qui m’est si nécessairement indifférente ?
63 ans, 6 mois, 9 jours
Dimanche 19 avril 1987
Marguerite s’est égratigné le genou en tombant sur le gravier. J’ai nettoyé sa plaie en pratiquant la technique de Violette : hurler à la place du blessé. Marguerite n’a rien senti, mais, une fois pansée, elle a dit, un rien fataliste, comme si elle doutait que je pusse désormais tirer profit de cette donnée objective : Tu sais, grand-père, je crois que tu es un peu fou. Ce que Fanny a confirmé.
63 ans, 6 mois, 11 jours
Mardi 21 avril 1987
Le mollet de Marguerite dans ma main et l’intuition que cette petite boulotte va pousser en longue fille.
63 ans, 11 mois, 7 jours
Jeudi 17 septembre 1987
Fond de l’œil chez le docteur L.M. Elle m’annonce un début de cataracte. Qui progressera sur une douzaine ou une quinzaine d’années, jusqu’à ce que l’opération devienne nécessaire. Pour l’instant, l’effet m’en est insensible, je vois aussi clair qu’avant. Vous avez du temps devant vous. Et puis ce n’est rien aujourd’hui cette opération, une formalité. (Image fugitive de tante Noémie dans son petit appartement de la rue Chanzy. Craignant la cécité, elle s’entraînait à marcher les yeux fermés. Quand elle devint aveugle, elle ne pouvait plus marcher.)
64 ans, 1 mois, 11 jours
Samedi 21 novembre 1987
En allant chercher les résultats des analyses sanguines prescrites par le docteur P. je me suis avisé que je n’ai jamais parlé ici de la cérémonie particulièrement humiliante que constitue pour moi l’ouverture de l’enveloppe. Un oubli qui en dit long sur la honte où me plonge ce moment de pure terreur. Si ceux qui, dans mes bureaux, me croient le maître de leur carrière pouvaient me voir alors ! Ah ! il est beau le grand chef impavide, héros de la Résistance, gardien du moral des troupes ! Un marmot penché sur une enveloppe avec au ventre une peur de démineur. C’est une mine antipersonnel qu’il me faut chaque fois désamorcer. Un jour ou l’autre l’enveloppe me sautera à la figure. Veuillez trouver ci-joint votre condamnation à mort. Car il n’y a pas d’autre ennemi que l’ennemi intérieur. L’enveloppe tranchée, mon œil se porte instantanément sur les deux premières lignes, globules blancs et globules rouges (ouf ! juste moyenne, pas trace d’infection majeure), puis je saute directement au bas de la dernière page, sur le marqueur de la prostate, autrement dénommé PSA, chiffre fétiche des sexagénaires. 1,64 ! 1,64 quand il était de 0,83 l’année dernière à la même époque. Le double, en somme. Certes très en deçà de la norme supérieure, (6,16), mais le double, tout de même ! En un an ! Soit, si la tendance se confirme, 3,28 l’année prochaine, 6,56 l’année suivante, avec, à brève échéance, explosion cancéreuse et projection de métastases jusque dans les replis de mon cerveau ! La bombe est là, bel et bien, invisible et réglée pour sauter à l’heure dite. Et s’il n’y avait que la prostate ! Quand bien même me tromperais-je dans mon exponentielle prostatique, que faut-il penser du taux de sucre ? C’est qu’il y a le sucre, aussi ! Glycémie 1,22 g/l contre 1,10 l’année dernière (le chiffre supérieur de la norme, déjà !), et en progression constante depuis des années. Diabète en perspective, donc. Piqûres quotidiennes, cécité, amputation (il est très « diminué », le pauvre)… À moins qu’il ne faille compter sur une offensive de la créatinine, très au-dessus de la moyenne acceptable, et envisager la faillite de mes reins et la dialyse à vie. Un cul-de-jatte aveugle et dialysé, charmante perspective d’avenir ! Et il faudrait ouvrir cette enveloppe en souriant ?
64 ans, 6 mois, 4 jours
Jeudi 14 avril 1988
Atterrissage problématique à l’aéroport de Vancouver. Train d’atterrissage crevé, sortie de piste, passagers cul par-dessus tête, avalanche de bagages, panique à bord, etc. M’en suis sorti sans contusion et, je dois dire, sans grande frayeur. Comment nous y prenons-nous, pusillanimes comme nous le sommes, pour confier en toute quiétude notre vie à des objets (avions, trains, paquebots, automobiles, ascenseurs, grand huit) sur lesquels nous n’avons pas le moindre contrôle ? Le nombre d’usagers, sans doute, fait taire notre inquiétude. Nous nous en remettons à l’intelligence de l’espèce. Tant de compétences ont concouru à la construction de cet appareil, et tant d’intelligences critiques lui confient quotidiennement leur corps, pourquoi pas moi ? À quoi s’ajoute l’argument statistique ; on court infiniment moins le risque de se rompre le cou en s’entassant là-dedans qu’en traversant la rue. Il faut compter aussi avec la séduction du fatum. Nous ne sommes pas fâchés de confier notre sort aux hasards de la mécanique. Laissons l’innocente machine décider de mon sort à la place de mes cellules, soupçonnées, toutes, de malignité. Dorénavant je consulterai mes analyses sanguines à onze mille mètres d’altitude, par grandes turbulences et si possible dans un avion en flammes.
64 ans, 6 mois, 5 jours
Vendredi 15 avril 1988
Le souvenir de cette conversation, tout de même, avec B.P., ingénieur d’essai en vol, qui a passé sa vie à tester des avions. Il faut être complètement cinglé pour grimper là-dedans, disait-il en substance. Savez-vous ce que nous faisons quand un avion vibre au point de se disloquer en plein vol ? Eh bien, nous le détruisons et nous reconstruisons le même, exactement le même, et celui-là, va savoir pourquoi, ne vibre pas. Quant à moi, concluait-il, chaque fois que je descends d’un avion de ligne avec les autres passagers, je ne me dis pas que je suis arrivé, je me dis que je m’en suis sorti.
64 ans, 10 mois, 12 jours
Lundi 22 août 1988
Trouvé dans l’Histoire naturelle de Pline cette particularité des blaireaux qui, dans la bataille, retiendraient leur respiration pour ne pas sentir les blessures que leur adversaire leur inflige. Cela m’a rappelé cet exercice de mon enfance qui consistait à retenir mon souffle en traversant les orties pour qu’elles ne me piquent pas. C’était Robert qui m’avait montré le truc. Je raconte ça à Grégoire. Tout ce qu’il trouve à répondre : C’est ton côté blaireau, grand-père.
64 ans, 10 mois, 14 jours
Mercredi 24 août 1988
Grégoire fort occupé à lire Tom Sawyer en se curant le nez… Ses narines ? La grotte de Joe l’Indien. Ses crottes de nez ? Le trésor qu’il y a planqué. Comme moi, il associera toute sa vie le plaisir du curage de narine à celui de la lecture.
64 ans, 10 mois, 20 jours
Mardi 30 août 1988
Pline, toujours lui, écrit qu’il était interdit aux Romains de croiser les jambes en public, ce qui me ramène une soixantaine d’années en arrière. Je porte des culottes courtes (mais peut-être est-ce Dodo ?) et papa n’est pas encore complètement rongé de l’intérieur. Nous recevons des invités pour le thé. Assis dans un fauteuil, je croise les jambes comme tous les adultes autour de moi. Maman s’écrie : Veux-tu te tenir comme il faut ! Ça ne se fait pas, de croiser les jambes ! Le soir, dans mon lit, je réitère l’expérience et m’aperçois que mon petit sexe me procure bien du plaisir si je le fais aller et venir du bout de mes doigts entre mes cuisses croisées.
64 ans, 11 mois, 15 jours
Dimanche 25 septembre 1988
Tijo, si petit de taille et qui physiquement n’a jamais rien eu du costaud des Batignolles, m’aura toujours stupéfié par sa puissance musculaire, sa rapidité, sa précision et sa délicatesse de fauve. Hier après-midi nous promenions Fanny et Marguerite au bord de la Seine. Une mouette jouait à nous frôler. Une fois, deux fois, à la troisième Tijo lève le bras gauche et chope l’oiseau en plein vol. Interruption nette d’une trajectoire. Stupeur dans l’œil de la bête. (Une vraie stupeur de dessin animé. Gloups !) Regarde-moi cette beauté ! Ça drague, ça drague, et ça croit que c’est sans risque ! Tijo frotte son nez contre le bec de la belle, puis il la montre aux jumelles qui lui caressent le dos et il la relâche. La mouette s’envole, un peu étourdie mais pas blessée. Nous continuons notre promenade en évoquant certaines farces, toutes très physiques, que Tijo me faisait quand il était enfant. Dont celle-ci, à l’âge, à peu près, qu’ont les petites aujourd’hui. Nous flirtions Marianne et moi, au Briac, quand Tijo nous est tombé dessus à coups de figue en hurlant Mort aux boches et Vive la Résistance ! (Été 43.) Une embuscade éclair. Le temps que je coure au figuier de Lulu pour riposter, il m’avait touché à l’œil, au front, à la mâchoire, et avait disparu. Plus question de flirter avec Marianne, j’étais si poisseux que j’attirais les guêpes dont elle avait une peur bleue. J’ai dû me récurer de la tête aux pieds et enfourner mes vêtements dans la lessiveuse. En fin de saison la figue est à la fois dense et molle, l’impact la fait exploser comme une grenade et répandre son jus dans tous les interstices. Sans parler des pépins dans les cheveux. Et ces lambeaux de peau collés à vous comme de la chair sanglante ! La lapidation à coups de figue, c’est l’homme goudronné de l’Ouest américain. Ma vengeance fut terrible. Nazie, pour tout dire. Une froide répression d’occupant. J’ai fait provision de munitions, j’ai capturé Tijo à l’heure où il s’y attendait le moins (il allait porter le lait chez les Douvier), je l’ai ligoté au platane de Peluchat et lui ai signifié — en allemand ! — sa condamnation à mort. Il a crié « Vive la France ! » et, pendant que je le fusillais, il s’est montré aussi stoïque que le Petit soldat d’Andersen que je lui avais lu le soir précédent. C’est qu’il croyait son supplice limité à cette exécution, le pauvre. Erreur. Quand je l’ai eu transformé en pot de confiture, je l’ai détaché, et je l’ai plongé dans l’abreuvoir de Douvier où je l’ai décrassé des pieds à la tête. Beaucoup moins stoïque, le petit soldat ! L’hygiène n’était pas son fort et la famille était peu regardante. L’eau était si froide et le client claquait si fort des dents que le bourreau lui-même fut pris d’un vague remords.
Tu n’aimais pas te laver quand tu étais petit ? demande Marguerite. Petit, moi ? répond Tijo en se hissant sur ses pointes, je n’ai jamais été petit !
Au fond, ma chérie, je trouve drôle d’avoir tenu ce journal toute ma vie. Ce qui ne veut pas dire que je le trouve drôle.