Ponctuation amoureuse de Mona :
Confiez-moi cette virgule que j’en fasse un point d’exclamation.
Ma chère Lison,
Tu constateras un trou de deux ans après cette agression. C’est que Fermantin et ses petits camarades sont venus me chercher à Mérac figure-toi, pour me faire un mauvais sort. Par bonheur, Tijo qui les avait repérés (il avait alors neuf ans mais déjà toute la vivacité d’esprit que tu lui as connue) m’a prévenu à temps et j’ai pu filer. Après quoi, bien sûr, pas d’autre solution que de prendre le maquis. C’est Manès qui m’y a introduit. J’ignorais que Robert et lui faisaient partie de la Résistance. Manès feignait d’en dire beaucoup de mal, et Manès était du genre que l’on croit sur parole. Comme il ne disait pas de bien de l’occupant pour autant, il gardait sa réputation de sauvage solitaire qu’il ne fallait pas emmerder. L’adhésion de Manès au Parti aura été une des grandes surprises de ma vie. Il a d’ailleurs été communiste jusqu’au bout, malgré le mur de Berlin, malgré la Hongrie, malgré le Goulag, malgré la déstalinisation, malgré tout. Manès n’était pas l’homme aux trente-six idées.
Si je ne vous ai jamais parlé de cette période de ma jeunesse, c’est qu’après tout je n’ai été qu’un résistant de circonstance. Sans la petite bande de Fermantin je serais sans doute resté à taper dans mon sac de sable et à piocher dans mes bouquins jusqu’à la fin des hostilités. Exceller dans les études, collectionner les diplômes, conquérir une situation c’était le tribut que je devais payer à la mémoire de mon père. Certainement pas entrer en guerre ! Il m’aurait maudit ! « Ce qui me navre le plus chez l’espèce humaine, disait-il, ce n’est pas qu’elle passe son temps à s’entre-tuer, c’est qu’elle y survive. » Il aura fallu l’impact d’un crachat pour me jeter dans la tourmente. Mon engagement tient aux lois de la balistique, rien de plus.
Bref, du printemps 43 au printemps 45 (engagement dans l’armée de Lattre), j’ai dû laisser tomber mes études et cesser de tenir ce journal. La longue trace que laisse derrière nous notre écriture ne fait pas bon ménage avec la clandestinité. Trop de camarades sont tombés à cause de l’écriture ! Pas de journaux intimes, pas de lettres, pas de notes, pas de carnets d’adresses, pas de traces. Surtout pendant les missions de liaison qui m’ont été confiées les dix derniers mois ! De tout ce temps, je me suis désintéressé de mon corps. En tant qu’objet d’observation, s’entend. D’autres priorités avaient pris le relais. Rester vivant, par exemple, veiller à l’exécution des tâches et des missions et me maintenir dans un état de vigilance extrême pendant les interminables semaines où il ne se passait rien. La vie du soldat clandestin est une vie de crocodile. Rester immobile dans son trou jusqu’à la seconde où on en jaillit pour frapper, puis disparaître aussi vite et attendre à nouveau. Entre les frappes ne pas baisser la garde, tenir ses nerfs, multiplier les exercices, rester à l’écoute de tous les possibles. Les menaces extérieures musellent les petites surprises du corps.
Je ne sais pas si quelqu’un s’est jamais penché sur la question de la santé dans les guerres clandestines mais c’est un sujet à creuser. J’ai vu très peu de malades parmi mes camarades. Nous avons tout imposé à nos corps : la faim, la soif, l’inconfort, l’insomnie, l’épuisement, la peur, la solitude, le confinement, l’ennui, les blessures, ils ne regimbaient pas. Nous ne tombions pas malades. Une dysenterie occasionnelle, un refroidissement vite réchauffé par les nécessités du service, rien de sérieux. Nous dormions le ventre creux, nous marchions la cheville foulée, nous n’étions pas beaux à voir, mais nous ne tombions pas malades. J’ignore si mon observation vaut pour l’ensemble des maquis, c’est en tout cas ce que j’ai constaté dans mon réseau. Il n’en allait pas de même pour les garçons qui s’étaient laissé prendre par le STO. Ceux-là tombaient comme des mouches. Les accidents du travail, les dépressions nerveuses, les épidémies, les infections en tout genre, les automutilations de ceux qui voulaient s’enfuir décimaient les ateliers ; cette main-d’œuvre gratuite payait de sa santé un travail qui n’en voulait qu’à son corps. Nous, c’était l’esprit qui était mobilisé. Quelque nom qu’on lui donnât, l’esprit de révolte, le patriotisme, la haine de l’occupant, le désir de vengeance, le goût de la bagarre, l’idéal politique, la fraternité, la perspective de la libération, quoi que ce fût, cela nous gardait en bonne santé. Notre esprit mettait notre corps au service d’un grand corps de combat. Cela n’empêchait évidemment pas les rivalités, chaque tendance politique préparait la paix à sa façon, se faisait son idée de la France libérée mais, dans le combat contre l’envahisseur, la Résistance, pour diverse qu’elle fût, m’a toujours semblé ne faire qu’un seul corps. La paix revenue, le grand corps a rendu chacun de nous à son tas de cellules personnelles et donc à ses contradictions.
Pendant les dernières semaines de la guerre j’ai fait la connaissance de Fanche que tu as tant aimée. Sans être médecin elle exerçait un art inné de la chirurgie dans une briqueterie abandonnée où s’entassaient nos blessés. Comme tu le sais, c’est grâce à elle que je n’ai pas perdu mon bras. Mais ce que tu ignores, c’est que je lui avais appris la technique de l’anesthésie auditive selon Violette et qu’elle l’appliquait avec succès. Elle gueulait si fort en changeant nos pansements que la douleur refluait au fond de nos cervelles. Ce que tu ignores aussi, c’est que malgré sa tête carrée, ses yeux fendus, son accent gallo et son caractère trempé, Fanche n’était pas plus bretonne que toi ou moi. C’était une petite Conchita, fille d’Espagnols réfugiés en Bretagne, rebaptisée Françoise par gratitude pour notre République. Fanche, c’est le diminutif masculin que lui avaient donné ses petits copains bretons pour célébrer ses aptitudes de garçon manqué.
21 ans, 9 mois, 4 jours
Samedi 14 juillet 1945
Au nom du Gouvernement provisoire de la République française et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés…
Sur quoi ai-je pleuré pendant la cérémonie ? Je n’avais pas pleuré depuis la mort de Violette. Sauf de douleur, ces derniers temps, à cause de mon coude écrabouillé. Bref, j’ai pleuré sans me retenir pendant toute la cérémonie, pleuré continûment, sans l’aide de sanglots, comme on se vide, sans un geste pour m’essuyer. Je me vidais encore quand Il nous a décorés, Fanche et moi. Loin de s’en offusquer, Il m’a gratifié d’un viril : Maintenant vous avez le droit ! Bien que je fusse collant comme un papier gommé, Il m’a donné une franche accolade. Lui non plus ne s’est pas essuyé. Ce que c’est que l’héroïsme, tout de même ! Après deux ans d’interruption, ce sont ces larmes que je veux noter d’abord ici. Ce matin, j’ai effectivement versé toutes les larmes de mon corps. Il serait plus juste de dire que mon corps a versé toutes les larmes accumulées par mon esprit pendant cette invraisemblable tuerie. La quantité de soi que les larmes éliminent ! En pleurant, on se vide infiniment plus qu’en pissant, on se nettoie infiniment mieux qu’en plongeant dans le lac le plus pur, on dépose le fardeau de l’esprit sur le quai de l’arrivée. Une fois l’âme liquéfiée on peut célébrer les retrouvailles avec le corps. Le mien dormira bien, cette nuit. J’ai pleuré de soulagement, je crois. C’est fini. Ça l’était à vrai dire depuis quelques mois mais il m’aura fallu cette cérémonie pour clore l’épisode. Fini. C’est cela, qu’Il a décoré : la fin de ma résistance. Honneur aux larmes !
21 ans, 11 mois, 7 jours
Lundi 17 septembre 1945
Je me suis remis à la préparation du concours. J’ai immédiatement retrouvé toutes les sensations physiques du travail intellectuel. Le vibrant silence des livres, le duvet de leurs pages sous la pulpe du doigt, le crissement de la plume sur les fibres du papier, le parfum âcre de la colle, les reflets de l’encre, le poids du corps immobile, les fourmis au bout des pieds restés trop longtemps croisés et qui me font sauter tout à coup sur mes jambes pour cogner sur mon sac, dansant et frappant, balançant directs du droit et du gauche, crochets, uppercuts, séries, reprises (je ne peux plus déplier complètement mon gauche, bien sûr, mais il peut toujours frapper en crochets et en uppercuts), la tête bourdonnant des vers récités au rythme de la boxe, les méninges ressassant les phrases offertes par les siècles pendant que dansent mes jambes, que mes poings cognent, que ma sueur coule, la fraîcheur de l’eau puisée dans la lessiveuse, asperge-toi, sèche-toi, remets ta chemise, au travail, au travail, et l’immobilité à nouveau, cette sensation de planer au-dessus des lignes ! Le faucon pèlerin fait le point sur le grand champ de la page imprimée, cachez-vous chères idées, mes proies et ma pâture, non seulement je m’en vais vous manger, mais vous digérer, chair à venir de ma tête ! Bigre, où vais-je ? Arrêtons là pour ce soir, mes paupières pèsent leur poids de sable et ma plume déconne. Dormons. Couchons-nous sur la terre et dormons.
21 ans, 11 mois, 10 jours
Jeudi 20 septembre 1945
Me suis accordé une récréation pour relire une bonne partie de ce journal. (C’est Tijo qui m’a rendu mes cahiers l’autre jour. Il les avait cachés — « sans rien lire, je te le jure ! ».) J’y ai retrouvé Dodo avec surprise et grande émotion. Dodo, que je m’étais inventé quand je vivais chez maman pour me tenir physiquement compagnie, Dodo mon petit frère fictif, à qui j’apprenais à pisser, Dodo à qui j’apprenais à manger ce qu’il n’aimait pas, Dodo à qui j’apprenais l’endurance, Dodo à qui j’enseignais les vérités du sexe — branle-moi mon petit Dodo j’ai une montée de sève ! Dodo que je dressais en silence contre l’orgueilleuse, mensongère et pontifiante imbécillité maternelle. Je ne puis pas dire que Dodo était moi, non, mais il était un exercice d’incarnation convaincant. Je me sentais si peu exister — si peu existant — entre ce père mourant et les mensonges que cette mère appelait « la vie », la vie n’est pas ceci, la vie n’est pas cela… Tout imaginaire qu’il fût, le petit corps fébrile de Dodo (je l’entendais respirer dans son sommeil à côté de moi quand la peur lui faisait quitter son lit pour le mien) était autrement réel et concret que « la vie » selon sainte Mère. En écrivant cela il m’apparaît que pendant ces dernières années la voix du Maréchal fut à mon oreille l’exacte duplication de la voix maternelle. Ce que ce chevrotement laissait entendre de la vie en parlant de la Patrie relevait du même immobile, séculaire, peureux, hypocrite et risible mensonge. Au fond de moi, c’est Dodo qui est entré en résistance. Et c’est Dodo qu’on a décoré. Du moins suis-je assuré qu’il ne s’en vantera pas.
22 ans, 3 mois, 1 jour
Vendredi 11 janvier 1946
Le goût retrouvé du café après toutes ces années de chicorée ! Le café noir, fort, amer. Cette morsure dans la bouche, qui appelle, aussitôt la gorgée avalée, un petit clappement de langue satisfait. Cette brûlure derrière le sternum qui fouette et réveille, qui accélère les battements du cœur et branche les neurones. Souvent infect, au demeurant. Il me semble qu’il était bien meilleur avant-guerre. Mais pourquoi le café serait-il moins bon aujourd’hui ? Nostalgie d’un avant ?
22 ans, 5 mois, 17 jours
Mercredi 27 mars 1946
La question des cauchemars. J’en ai fait assez peu pendant ces deux dernières années. La paix revenue ils reprennent l’offensive. Je ne les tiens pas pour une production de l’esprit mais pour les déjections cérébrales de mon organisme. Pris la résolution de les apprivoiser en les notant. Un calepin au pied de mon lit et dès le réveil le cauchemar est noté. Cette habitude a deux effets sur les rêves. Elle les structure comme des récits et elle leur ôte toute capacité de me faire peur. Ils ne sont plus objets de frayeur mais de curiosité, comme s’ils savaient que je les attends pour les coucher sur le papier et qu’ils prenaient cela pour un honneur littéraire, les imbéciles ! Tout sinistres qu’ils demeurent, ils ont perdu leur qualité de cauchemars. Cette nuit même, au plus terrifiant de l’un d’eux, j’ai clairement pensé : Ne pas oublier de noter cela en me réveillant. Cela : en l’occurrence le bras arraché du gendarme de Rosans écrivant sur le ciel.
22 ans, 6 mois, 28 jours
Mercredi 8 mai 1946
Premier anniversaire de la Victoire. On dirait que tous les maux dont ces mois de combat m’ont préservé se déclenchent d’un coup pour le célébrer : coryza, coliques, insomnies, cauchemars, angoisses, montées de fièvre, troubles de la mémoire (égaré ma montre et mon portefeuille, perdu l’adresse de Fanche, mes cours sur Suétone, tous mes t.p., etc.). Bref, mon corps se déchaîne. On dirait qu’il renoue d’un seul coup avec celui de l’enfant fébrile que j’étais. (Ce n’est rien, disait Violette, tu as tes nerfs.) Le fait est que ce matin au réveil j’avais les nerfs à vif, le nez pris, les intestins liquides, la gorge serrée et une température à 38,2o. Attraper un rhume sous trois épaisseurs de couvertures et la chiasse après un excellent pot-au-feu, mon corps regimberait-il devant le confort retrouvé ? Pour ce qui est de l’angoisse, deux heures de travail ont suffi à en dissoudre la boule qui obstruait ma gorge ; la traduction du bon vieux Pline m’a calmé. En revanche, la dysenterie me laisse sur les genoux et je peux à peine taper dans mon sac. Vive la guerre, condition de la bonne santé ? En tout cas, pendant ces deux années où je suis entré dans la danse macabre, le monde a eu ses nerfs à ma place.
23 ans
Jeudi 10 octobre 1946
Passé chez Fanche en arrivant à Paris. Demain, mon entretien au ministère. Fanche me demande si j’ai quelque part où dormir. Un hôtel, dans le quatorzième. Moi vivante, mon pétard, pas d’hôtel, surtout le jour de ton anniversaire. (Tiens, elle se souvient de ce détail !) Elle me conduit chez une demi-douzaine de musiciens qui occupent un vaste appartement de la réquisition, boulevard Rochechouart. Ça boit, ça rit beaucoup, ça se rationne peu, ça ne se raisonne pas davantage. On y va, quoi. C’est bien. À un moment donné ils fichent tous le camp en cave. Fanche connaît un abri dont on a fait une boîte épatante, rue Oberkampf : Allez viens ! J’hésite. Je suis fatigué. J’ai encore le train dans le corps. Pas question de compromettre mon entretien de demain. Si je le rate, je n’ai plus qu’à retourner à la niche. Non merci, je dors. Fanche me montre une chambre, un lit, c’est là. Tu veux prendre un bain ? Un bain ? Dans une vraie baignoire ? C’est possible ? J’y recompose un corps pulvérisé par dix-sept heures de chemin de fer. Après le bain, je m’endors aussitôt, nu et chaud. Pour me réveiller au milieu de la nuit. Quelqu’un s’est glissé sous mes draps. Un corps tout aussi nu et chaud que le mien, tout à fait dodu, on ne peut plus féminin, trois mots seulement, chut, ne bouge pas, laisse-moi faire, avant de m’engloutir, mon sexe se déployant aussitôt dans sa bouche, prenant chair louable, authentique et durable, pendant que deux mains caressent mon ventre, glissent jusqu’à ma poitrine, dessinent mes épaules, redescendent le long de mes bras et de mes hanches, me détourent comme des mains de potier, saisissent mes fesses qui s’y logent en confiance, doucement pétries, pendant qu’œuvrent des lèvres charnues et tendres, une langue moelleuse, oh ! continue, je t’en prie, continue, mais je sens le flot monter bien sûr et mon ventre se creuse, retiens-toi bonhomme, retiens-toi, ne tue pas cette éternité, et comment retient-on un volcan en éruption, par où le retient-on, il ne suffit pas de serrer poings et paupières, de me manger les lèvres, de me cabrer sous une cavalière que je ne veux surtout pas désarçonner, tout est inutile, ça monte, balbutiements, arrête, doucement, attends, arrête, arrête, mes mains repoussant ses épaules, attends, attends, mais si rondes les épaules, si pleines que mes doigts s’y attardent les traîtres, doigts de chat pétrisseur à présent, et je sais que je ne tiendrai plus, je le sais, et le garçon bien élevé se dit subitement, pas dans sa bouche, ça ne se fait sans doute pas, c’est même une certitude, pas dans sa bouche, mais elle repousse mes mains et me garde là, pendant que je jouis du plus profond de moi-même, me garde dans sa bouche et boit longuement, patiemment, résolument, complètement, le sperme de mon dépucelage.
Cela fait, elle glisse jusqu’à mon oreille où je l’entends murmurer : Fanche nous a dit que c’était ton anniversaire, j’ai pensé que je serais un cadeau acceptable.
23 ans, 3 jours
Dimanche 13 octobre 1946
Mon cadeau d’anniversaire s’appelle Suzanne, elle nous vient du Québec, spécialiste ès explosifs, démineuse pour tout dire, ce qui est aussi un labeur de patience et de précision. Grâce à elle mon entretien s’est bien passé. Je regorgeais d’énergie vitale. Il y a nuit blanche et nuit blanche. Car, comme l’a tranquillement expliqué Suzanne à la table commune du petit déjeuner, nous avons passé toute la nuit « en amour », pas question de se satisfaire d’une simple « mise en bouche », après le mien ce fut « son tour de jouissance », puis le mien encore, puis le nôtre, explosion synchrone cette fois, et encore un ou deux « tours d’manège » parce que « ce tchum-là, c’t’ à peine croyable la quantité d’amour qu’il avait en réserve ! » J’écris entre guillemets ces phrases québécoises, et je rêve aux accents qui traversent les siècles et les océans. Pendant que la tablée riait, le soupçon m’est venu que Louise Labé versifiait peut-être avec l’accent de Suzanne, ou Corneille, que Fanche cite à propos : Car le désir s’accroît quand l’effet se recule.
23 ans, 4 jours
Lundi 14 octobre 1946
J’aime la chair des accents !
23 ans, 5 jours
Mardi 15 octobre 1946
Il y a quelque chose de physique, presque d’animal, en tout cas de primitivement sexué, dans la confrontation entre le vieux chef de bureau et le jeune impétrant. C’est du moins la sensation que me laisse l’entretien que je viens de passer. Deux mâles s’observent. Le vieux dominant et le jeune qui grimpe. Aucune aménité dans ce reniflage des savoirs et des intentions. Jusqu’où sais-tu, jusqu’où iras-tu ? demande le groin du chef. Quel piège me tends-tu ? demande le museau du candidat. Deux générations s’affrontent, la mourante et la remplaçante. Ce n’est jamais gentil. En dépit des apparences, la culture ou les diplômes y ont peu de part. Duel de couilles. Es-tu digne de perpétuer la caste ? Voilà ce qui intéresse le chef. Mérites-tu de vivre encore ? Voilà ce que demande le candidat. Grognements, grognements, dans un fumet de sperme rance et de foutre neuf.
23 ans, 16 jours
Samedi 26 octobre 1946
Tout à l’heure, après l’amour, allongé à plat ventre, en nage, vidé, apaisé, déjà somnolent, j’ai senti, tombant sur mon dos, mes cuisses, mon cou, mes épaules, à des intervalles irréguliers, des gouttes fraîches. Un lent et délicieux goutte-à-goutte, d’autant plus exquis que je ne savais ni où ni quand tomberait la prochaine, et que chacune me faisait découvrir un point précis de mon corps, resté jusqu’alors, me semblait-il, intouché. J’ai fini par me retourner : agenouillée au-dessus de moi, un verre d’eau à la main, Suzanne m’aspergeait, du bout des doigts, concentrée comme au-dessus d’une mine. Sa peau, constellée de taches de rousseur et de grains de beauté, est un ciel étoilé. Au stylo bille, j’y ai reconstitué la carte céleste du mois, Grande Ourse, Petite Ourse, etc. À ton tour, m’a dit Suzanne, voyons un peu ton ciel et tes cieux. Mais rien sur ma peau, ni de face ni de dos, pas un grain de beauté, rien. Page blanche. Ce qui me navre, et qu’elle traduit à sa façon : Tu es tout neuf.
23 ans, 3 mois, 11 jours
Mardi 21 janvier 1947
Suzanne partie, retournée en son Québec. Les guerres finissent pour tout le monde. Avons fêté cet arrachement avec dignité :
Une griffure sur la joue droite.
Une trace de morsure sur le lobe de l’oreille gauche.
Un suçon sur le cou, à droite, là où bat l’artère.
Un autre suçon à gauche, sous le menton.
Une trace de morsure de la lèvre supérieure, tuméfiée, bleuâtre.
Quatre griffures parallèles espacées chacune d’environ un centimètre, allant de la pointe supérieure du sternum au mamelon gauche.
Estafilades similaires dans le haut du dos.
Un suçon sur le mamelon droit.
Une morsure assez profonde dans le gras du pouce.
Les couilles douloureusement essorées.
Et, signature ultime, l’empreinte d’un baiser au creux de mon aine gauche : « Quand le rouge à lèvres aura disparu, il faudra recommencer à vivre ».
Fanche, une fois de plus, soigne mes blessures. En m’apprenant par exemple que Suzanne ne s’est pas seulement glissée dans mon lit pour cause d’anniversaire. Non ? Non mon pétard, c’est sur ordre qu’elle est allée faire sauter ton pucelage. Sans blague ? Sans blague ! Tu nous perturbais. Un agent de liaison chaste, c’est extrêmement rare. Tant de dangers, tant de tensions, la plupart d’entre vous se retrouvaient au lit une fois leur mission accomplie. Les agents de liaison conjuraient la guerre en s’aimant à pleins tuyaux. Besoin d’énergie vitale et de bras protecteurs, garçons et filles ! Toi non. Ça se savait. D’où soupçons : Curé ? Puceau ? Impuissant ? Viande froide ? Échaudé de l’amour ? C’étaient les questions qu’on se posait à ton propos. Suzanne est allée chercher la réponse sur le terrain. Dernière prouesse de la Résistance, mon pétard !
Fanche m’appelait « mon pétard » depuis cet après-midi de mars 45, après la bataille de Colmar, où un éclat de mine avait manqué m’arracher la moitié du bras gauche sur une route d’Alsace. Je conduisais le coude à la portière d’une traction, insouciant, comme si la guerre était déjà finie. Ainsi Fanche appelait-elle ses blessés. Par le nom de l’arme qui les avait meurtris. « Mon pétard » à cause de cette mine, « ma rafale » pour Roland qui était sorti d’une embuscade ses tripes dans les mains, « ma baignoire » pour Edmond rescapé d’un interrogatoire exhaustif. Mon pétard : elle ne m’a plus jamais appelé autrement.
23 ans, 3 mois, 28 jours
Vendredi 7 février 1947
Après chaque rhume, je me réveille le nez bouché. Sec, mais bouché. Surtout la narine gauche, obstruée par une excroissance de la muqueuse que je sens très bien du bout de mon index si je l’y enfonce assez profondément. Je dors la bouche ouverte et me réveille le gosier sec, comme une charogne évaporée. Serais-je allergique à l’air de Paris ?
23 ans, 4 mois, 9 jours
Mercredi 19 février 1947
Est-ce le départ de Suzanne, est-ce le tir de barrage que Chapelin fait à toutes mes propositions, est-ce ce crétin de Parmentier qui m’exaspère avec son obsession des quotas, toujours est-il que je me retrouve avec des aigreurs d’estomac. Enfant déjà j’avais des maux de vieux. De ces maux qui vous accompagnent toute une vie et finissent par définir un tempérament. Serais-je aigre, et dans quelques années un aigri ?
23 ans, 5 mois, 21 jours
Lundi 31 mars 1947
Mangé du bout des lèvres. Mal dormi. Rien ne passe et rien ne sort. Douleurs quasi permanentes au niveau de l’œsophage. J’ai laissé traîner et maintenant je m’inquiète. Étienne me conseille un examen. C’est bon surtout contre l’inquiétude, précise-t-il. Le gastro-entérologue auquel il me recommande peut me recevoir dans deux semaines à l’hôpital Cochin. Les pastilles Rennie me soulagent encore un peu. Aucune nouvelle de Suzanne.
23 ans, 5 mois, 30 jours
Mercredi 9 avril 1947
Encore cinq jours d’attente. Que de temps perdu, bon Dieu ! Et toujours rien de Suzanne. Qu’attends-tu de cette fille ? me demande Fanche, elle t’a ouvert les portes de la vie, mon pétard, tu n’as plus qu’à entrer ! J’attends que l’appétit me revienne. Entre autres l’appétit sexuel. Et l’appétit de vivre. Or, ce sont mes terreurs d’enfance qui me reviennent. Sous forme d’hypocondrie ! car ce que j’éprouve, inutile de me le cacher plus longtemps, c’est la peur irraisonnée du cancer. Hypocondrie : dérèglement de la conscience entraînant une perception hypertrophique des manifestations du corps. Forme de délire de persécution dans laquelle nous sommes à la fois le persécuteur et le persécuté. Mon esprit et mon corps se jouent des tours. Sensation nouvelle au demeurant, donc intéressante. Suis-je hypocondriaque par nature ou victime d’une crise passagère ? Le cancer de l’estomac : être bouffé de l’intérieur par l’organe même de la digestion ! Terreur mythologique.
23 ans, 6 mois, 2 jours
Samedi 12 avril 1947
Je ne me digère plus.
23 ans, 6 mois, 4 jours
Lundi 14 avril 1947
La consultation a duré sept minutes. J’en suis sorti terrorisé. Je n’ai pas retenu le quart de ce que le gastro-entérologue m’a dit. Je serais incapable de décrire son bureau. Étrange sidération de la pensée. Vous avez de la chance, un patient s’est décommandé, je peux vous prendre dans trois jours. Est-ce la vérité ou m’a-t-il servi ce boniment pour ne pas me dire qu’il y avait urgence ? Au lieu de l’écouter, je scrutais son visage. Sec, précis, il m’annonçait que dans trois jours il introduirait un tuyau dans mon estomac pour voir ce qui s’y passe. Il n’y avait rigoureusement rien d’autre à lire sur cette tête de spécialiste que cette information-là, mais mon hypocondrie prêtait à chacun de ses traits d’inavouables arrière-pensées. Tu deviens cinglé mon pauvre garçon, tu réagis comme si ce toubib était un infiltré de la SS !
23 ans, 6 mois, 6 jours
Mercredi 16 avril 1947
Incapable de lire. Incapable de me concentrer sur quoi que ce soit. Il n’y a que le travail qui parvienne encore à me distraire un peu. Quoique ce matin Josette et Marion m’aient trouvé l’une absent, l’autre soucieux. Les pastilles Rennie ne me soulagent plus du tout. Ébranlement généralisé de mes nerfs. Certitude que les jeux sont faits, que je goûte pour la dernière fois en tant que non-malade à ce vin, à ces olives, à cette purée — qui d’ailleurs ne passent pas — et que je ne verrai plus fleurir les marronniers du Luco. Depuis quand t’intéresses-tu aux marronniers, imbécile ? Tu les as toujours trouvés scolaires ! C’est vrai, mais la certitude de la mort prochaine vous ferait tomber amoureux d’une blatte. Peur de la maladie plus effrayante que la maladie elle-même. Vivement le diagnostic que je me redresse ! Car face à l’inévitable cancer, je saurai me tenir ! Je m’imagine même quelques postures héroïques. En attendant, mains moites, tremblements très fins du bout des doigts, bouffées de panique qui transforment ma constipation en chiasse, comme lorsque j’avais douze ans. Je n’aurai plus peur, je n’aurai plus peur, je n’aurai plus jamais peur… Tu parles ! Se pourrait-il que je n’aie rien appris ? Se pourrait-il que ce journal, entrepris pour exorciser ce genre de panique, n’ait servi à rien ? Faudra-t-il que je cohabite jusqu’au bout avec ce mioche invertébré qui chiait dans son froc à la moindre pétoche ? Arrête de pleurnicher, arrête un peu, tu veux ! Regarde-toi de l’extérieur, bougre d’idiot, tu sors vivant d’une tuerie planétaire et une merveille de femme t’a enfin ouvert le chemin des dames !
23 ans, 6 mois, 7 jours
Jeudi 17 avril 1947
Subi la gastroscopie dans un état de totale abdication. J’avais rendu mes armes à la Faculté. Confiance aveugle, sans illusion quant au résultat. Fatalisme paisible. Tout le temps que le gastro-entérologue, flanqué de son externe, introduisait ce tube dans mon gosier, puis me l’enfonçait dans l’œsophage pour finalement explorer mon estomac jusqu’au pylore, j’ai combattu mon horreur du vomissement en pensant à cet avaleur de sabres que j’avais vu, enfant, un jour où papa m’avait emmené au cirque. Les toubibs papotaient en m’explorant. Ils vérifiaient ma tuyauterie en parlant de leurs prochaines vacances. C’était très bien ainsi. Que la vie continue quand elle cesse ! Bonne nouvelle : l’examen n’a montré qu’une banale irritation de l’œsophage. Mauvaise nouvelle : on veut me revoir avec les résultats d’une prise de sang. Traitement : pansements gastriques et régime. Suppression des viandes en sauce. (Ce toubib ne me semble guère concerné par le rationnement !)
23 ans, 6 mois, 18 jours
Lundi 28 avril 1947
Mes examens sont strictement normaux. Je n’ai rien ! Ce qui m’inspire des sentiments mêlés : exultation tempérée par la honte d’avoir eu si peur. Le soulagement l’emportant sur toute autre considération, je suis allé au restaurant avec Estelle. J’ai commandé une andouillette, des pommes de terre sautées et une bouteille de Brouilly. Jusqu’à présent, pas d’aigreurs. Belle promenade avec Estelle au Jardin des Plantes. Mon corps retrouvé. Oh, oui, Montaigne la belle lumière de la santé !
23 ans, 6 mois, 28 jours
Jeudi 8 mai 1947
Un passant me demande la direction du Trocadéro. Au lieu de la lui donner, je lui réponds spontanément, avec l’accent de Suzanne, que chuis pô d’tsi, moa, chuis dju Québec, l’Trocdéro ch’connè pô. Quand Suzanne imitait l’accent français, mon accent, elle m’offrait la physiologie de notre langue. Son visage rétrécissait, ses sourcils se haussaient, elle redressait la tête, baissait à demi les paupières, avançait une bouche hautaine et boudeuse : Vous autres, maudits Français, toujours à parler avec votre bouche en cul-de-poule, comme si vous chiiez des œufs en or sur nos pauvres têtes !
23 ans, 6 mois, 29 jours
Vendredi 9 mai 1947
L’accent, disait Suzanne, c’est la langue telle qu’on la mange ! Toi, le français tu le chipotes, moi je m’en goinfre.
Des mois d’interruption après l’épisode hypocondriaque. Les plaisirs de la vie retrouvée, l’excitation de la carrière naissante et des joutes politiques l’ont emporté sur ce journal. Après le tour qu’il venait de me jouer, mon corps s’est effacé. Et puis, la vie battait son plein dans l’immédiat après-guerre.
24 ans, 5 mois, 19 jours
Lundi 29 mars 1948
Après l’amour, Brigitte me demande si je tiens un journal. Je réponds non. Elle, si. Je lui demande si elle y parlera de notre nuit. Peut-être, dit-elle, avec cette fausse pudeur des filles qui, une fois avoué l’essentiel, croient sauver leur secret en chipotant sur les détails. Bien sûr que tu en parleras, ai-je pensé, et c’est justement la raison pour laquelle je ne tiens pas, moi, de journal intime. Ce qui me reste de notre nuit c’est d’abord une sensation persistante de tension douloureuse du frein de mon prépuce, proche de la déchirure. C’est tout ce que je dois noter ici. Le reste, plus agréable, ne regarde aucun journal.
24 ans, 5 mois, 22 jours
Jeudi 1er avril 1948
« Rouler sa chaussette » est tout de même plus joli que « décalotter ». Encore qu’il faille se méfier du joli en matière de physiologie. Et puis « décalotter » vous a un petit air de voiture décapotable qui ne me déplaît pas. Sans compter la calotte des curés. Je décalotte, et hop ! un curé de moins.
24 ans, 6 mois, 6 jours
Vendredi 16 avril 1948
Consulté un certain docteur Bêk, recommandé par l’oncle Georges, pour ces ballons-sondes qui obstruent mes narines pendant des semaines après chaque rhume (surtout la narine gauche). Ce sont des polypes et il n’y a rien à faire. Affection dont je souffrirai toute ma vie ? Dans l’état actuel de la médecine, cela ne fait aucun doute, jeune homme. Vraiment rien à faire ? Essayez de ne pas attraper de rhume en automne et au printemps. Le moyen ? Évitez les lieux publics : métro, cinémas, théâtres, églises, musées, gares, ascenseurs… Liste qu’il débite comme on dicte une ordonnance et qu’il conclut par cette recommandation : Et gardez-vous des contacts buccaux. (Éviter le genre humain, en somme.) Et opérer, non ? Je vous le déconseille, les polypes ne sont pas des amygdales, ils repoussent systématiquement. Le vieux docteur Bêk me libère tout de même avec une bonne nouvelle : le polype nasal se révèle rarement cancéreux, contrairement à ceux qu’on trouvera peut-être un jour dans votre vessie ou vos intestins.
24 ans, 6 mois, 14 jours
Samedi 24 avril 1948
Mon curé a perdu sa calotte : le frein du prépuce a fini par céder et mon sexe déchiré nous a couverts de sang, Brigitte et moi. Après s’être inspectée, Brigitte a décrété que c’était « le monde à l’envers ».
24 ans, 6 mois, 21 jours
Samedi 1er mai 1948
Abstinence, donc. De toute façon, Brigitte a la peau un peu grenue. Je ne crois pas que je pourrais passer toutes mes nuits contre des fesses grenues. Ma vie avec elle peut-être, mes nuits contre ses fesses, non.
25 ans
Dimanche 10 octobre 1948
Orgasmes du fond du corps, orgasmes du bout de la queue. Désormais, avec Brigitte, il m’arrive de jouir parce qu’il le faut bien. Un orgasme poli, petit plaisir réduit à la région qui le produit, une concession du gland au mot d’ordre suivant : puisqu’il faut baiser, baisons, et puisqu’il faut conclure, jouissons. Orgasme de principe, sans que l’esprit y engage la totalité du corps. Bien fait pour toi, murmure en moi une voix édifiante : Pour se vider, il faut d’abord se remplir, mon garçon. Aime, remplis-toi d’HAMOUR, HAIME donc de tout ton CHŒUR et tu jouiras tout ton saoul ! Injonction contredite hier soir par une demoiselle tarifée de la rue de Mogador que je me suis offerte pour mon anniversaire. Elle était si peu avare de son temps, si convaincante en son art et si peu rétive de son corps, que le mien, tête comprise, a littéralement explosé, comme au temps de Suzanne.
25 ans, 2 jours
Mardi 12 octobre 1948
Les anniversaires me rappellent cette première partie de ma vie où maman me demandait ce que je croyais « avoir mérité » comme cadeau. Je l’entends encore : D’après toi, qu’as-tu mérité pour ton anniversaire ? Avec cette intention éducative qui insistait sur chaque syllabe et ces gros yeux qui sortaient de sa tête pour signifier que rien ne lui échappait. Une femme si peu attentive aux autres, pourtant. Et moins encore attentionnée. Je faisais exprès de tousser en soufflant les bougies. Comme papa. Ce qui m’aurait vraiment fait plaisir pour mon anniversaire : une bonne tuberculose !
25 ans, 3 mois, 6 jours
Dimanche 16 janvier 1949
Passé un temps qui m’a paru considérable à débusquer ce que je croyais être un fil de poireau coincé entre mon incisive supérieure droite et la canine sa voisine. Avec mon ongle d’abord, le coin d’une carte de visite ensuite, et finalement une allumette taillée. Mais pas de fil de poireau. Il s’agissait d’un message erroné que m’envoyait ma gencive, elle-même abusée par le souvenir d’une gêne antérieure. Ce n’est pas la première fois qu’elle me fait le coup. Ma gencive se fait des illusions !
25 ans, 3 mois, 12 jours
Samedi 22 janvier 1949
Inutile de me le cacher plus longtemps, je ne désire pas Simone. Et réciproquement. Nos corps ne s’accordent pas. Tôt ou tard cette incompatibilité physique aura raison de notre complicité. Nous sommes d’ores et déjà dans la compensation. Cette parfaite entente que nous affichons et qui fait de nous un couple si « public » nous cache notre fiasco sexuel. Il ne faut pas qu’un enfant souffre un jour de ce malentendu.
25 ans, 3 mois, 14 jours
Lundi 24 janvier 1949
Au lit j’essaye d’appliquer avec Simone la méthode que j’avais apprise à Dodo pour manger ce qu’il n’aimait pas. Transposition hélas impossible. Mon petit frère fictif devait penser intensément à ce qu’il avait dans la bouche et ne penser qu’à ça, identifier chaque élément constitutif de sa bouchée, ne pas en faire une de ces représentations chimériques que les enfants tirent de la consistance des aliments plus que de leur goût. Le gâteau de riz, ce n’est pas du vomi, les épinards, ce n’est pas du caca, etc. Eh bien, au lit où presque tout est affaire de consistance, cette méthode ne marche pas. Plus je sais ce que j’étreins moins je peux m’en accommoder : cette peau sèche, cette clavicule aiguë, cet humérus immédiatement sensible derrière le biceps, ce sein trop musclé, ce ventre dur, cette toison râpeuse, ces fesses nouées, trop petites pour mes mains, bref, ce corps de sportive me fait immanquablement rêver à son contraire. Pire, il faut que je convoque les chimères pour le consommer. Sinon, flaccidité, excuses douteuses, nuit morne, mauvaise humeur du matin.
25 ans, 3 mois, 22 jours
Mardi 1er février 1949
Et puis, je n’aime pas son odeur. Je l’aime mais je ne peux pas la sentir. En amour, il n’y a pas d’autre tragédie.
25 ans, 3 mois, 25 jours
Vendredi 4 février 1949
Montaigne : La plus parfaite odeur d’une femme, c’est de n’avoir aucune odeur. Voire. Où es-tu Violette ? Ton odeur était mon manteau. Mais ce n’est pas de toi que parlait Montaigne. Où es-tu Suzanne ? Ton parfum était mon drapeau. Ce n’est pas de toi qu’il parlait non plus.
25 ans, 4 mois
Jeudi 10 février 1949
Simone et moi avons « tout ce qu’il faut pour nous entendre », seulement nos corps ne se disent rien. Nous nous accordons mais nous ne faisons pas corps. À vrai dire, c’est moins son corps qui m’a d’abord attiré que ses manières d’être : son regard, sa démarche, le grain de sa voix, la grâce un peu brusque de ses gestes, sa longue élégance, ce sourire charnu dans ce visage dubitatif, tout cela (que j’ai pris pour son corps) s’accordant parfaitement avec ce qu’elle disait, pensait, lisait, taisait, promettait un accord total. Et voilà que je me retrouve au lit avec une championne de tennis tout en muscles, en tendons, en réflexes, en contrôle et en retenue. Qu’en serait-il si la boxe et les exercices physiques ne m’avaient pas tellement musclé moi-même ? Abdominaux contre abdominaux, nous nous rejetons. Et si j’optais dorénavant pour une molle obésité ? Laisser mon corps enfler jusqu’à ce qu’il absorbe onctueusement le sien tout en le pénétrant. Elle se donnerait en se prélassant dans mes replis. Pauline R., à qui Fanche demandait pourquoi elle n’aimait que les très gros hommes, avait répondu, l’œil et la voix chavirés : Ah ! c’est comme faire l’amour avec un nuage !
25 ans, 4 mois, 7 jours
Jeudi 17 février 1949
Ce matin notre lit est à peine défait.
25 ans, 5 mois, 20 jours
Mercredi 30 mars 1949
La carie ou la tentation de la douleur. Réveillé à l’équerre par une carie dentaire. Après m’avoir fait sauter en l’air, cette saloperie m’a paru intéressante. La carie électrocute. C’est la douleur la plus proche de la décharge électrique. Comme toute électrocution, elle crée la surprise. La langue rêvasse dans la bouche sans y songer, et tout à coup, deux ou trois mille volts ! C’est extrêmement douloureux mais instantané. Un éclair isolé dans un ciel d’orage. Cette douleur ne diffuse pas, elle est strictement limitée à son périmètre de malfaisance et s’estompe presque aussitôt. Au point qu’après avoir créé la surprise elle suscite le doute. Alors commence le jeu dangereux de la vérification. Notre langue y va voir, très circonspecte, avec des prudences de démineur, testant la gencive, les parois de la dent suspectée, avant de se hasarder sur la crête ébréchée et de glisser dans le gouffre, avec une circonspection de limace, antennes tâtonnantes. Précaution ou pas, on reprend une décharge à sauter au plafond et on se le tient pour dit. Seulement, il est difficile de garder longtemps présente à l’esprit la conscience d’une douleur à ce point passagère. On y retourne. Nouvelle décharge ! Le mollusque se recroqueville illico. C’est taquin, une carie.
25 ans, 5 mois, 24 jours
Dimanche 3 avril 1949
Caroline est une carie. Les fulgurances de sa méchanceté se font instantanément oublier. Au point que, le coup reçu, on doute qu’elle l’ait donné. Une fille si douce ! Une voix si tendre ! La peau si pâle ! Les yeux si bleus ! Le cheveu si botticellien ! Alors, on y retourne. On vérifie. Et on revient tout pleurnichant. Elle m’a fait ci, elle m’a fait ça. Ce ne sont pas les victimes qui manquent. Caroline est une de ces caries produites par notre insatiable besoin d’être aimé. Démasquée, elle fait la dent malade : J’ai été une enfant si malheureuse. Elle se pose comme carie innocente : Ce n’est pas ma faute, la méchanceté des hommes m’a faite comme je suis. Et ses victimes, innombrables, jouent les dentistes. Je saurai te guérir, moi, moi je saurai ! Cette carie a du charme. On se bouscule. Fais confiance à mes onguents, à mon amour, à ma roulette, je sais que tu n’es pas comme ça, au fond ! Et notre langue cède à la fascination du gouffre. Je prédis à cette fille une brillante carrière politique.
25 ans, 5 mois, 25 jours
Lundi 4 avril 1949
Voilà qu’avec ces considérations sur la camarade Caroline je donne dans le journal intime. Question : quand mon corps produit de la métaphore éclairante sur la nature de mes semblables, ai-je le droit de m’offrir une extension vers ce qui pourrait passer pour un journal intime ? Réponse : non. Raison majeure à cette interdiction ? Caroline tient certainement un journal intime où elle accommode le réel à la sauce de ses désirs. Et puis tant d’autres métaphores conviendraient au tempérament de cette fille : la tique, par exemple, qui se nourrit sournoisement de votre sang et qu’on débusque toujours trop tard. Ou le staphylocoque doré, profondément endormi entre deux réveils ravageurs. Non, non, pas d’extension vers le journal intime !
25 ans, 6 mois, 3 jours
Mercredi 13 avril 1949
Pour la première fois de ma vie, je suis allé consulter un dentiste (recommandé par l’oncle Georges). Résultat, une chique à ne plus pouvoir me montrer au bureau. J’ai troqué une électrocution intermittente contre une douleur tout à fait durable, un brasero dont le combustible serait mon maxillaire supérieur gauche, porté au plus haut degré d’incandescence. Si vous avez mal, prenez ça. J’ai pris ça et j’ai toujours mal. La douleur a commencé par la piqûre anesthésiante elle-même. Je me suis retrouvé avec une aiguille plantée perpendiculairement au cratère de ma molaire et, tout le temps que mon bourreau actionnait la seringue pour injecter sa drogue, mon corps a joué les planches à repasser. Ça ne va pas être drôle mais c’est rapide. Ce ne fut ni drôle ni rapide. Une fois le liquide injecté, il a entrepris de me perforer la mâchoire avec une fraise qui résonnait dans mon crâne comme dans une mine où piocherait un bagne. Tout ce ramdam pour extraire de minuscules filaments gris des profondeurs du monde. Regardez, c’est votre nerf. Bon je vous fais un pansement et on s’occupe de votre couronne quand vous aurez cicatrisé.
Il m’a aussi conseillé de me brosser les dents un peu plus sérieusement. Pas moins de deux minutes matin et soir. De haut en bas et de droite à gauche. Comme les soldats américains du SHAPE.
25 ans, 6 mois, 9 jours
Mardi 19 avril 1949
Négociations serrées avec M&L, et tout à coup violente odeur de merde. Si inattendue et si brutale que j’en sursaute. Apparemment, mes interlocuteurs ne sentent rien. Une odeur qui se pose là, pourtant ! C’est acide, c’est étouffant, ça vous prend effectivement « à la gorge », et c’est on ne peut plus excrémentiel. Comme si j’étais tombé dans une fosse septique. Cette horreur me poursuit toute la journée, par bouffées, sans que mon entourage en soit affecté. Au bureau, dans le métro, à la maison, une porte s’ouvre et se referme sur d’immondes latrines dont le souffle me suffoque. Illusion olfactive, tel est mon diagnostic. Je ne suis pas tombé dans une fosse septique, je suis cette fosse saturée d’une puanteur que, par bonheur, je n’exporte pas. Une illusion d’odeur dans une fosse étanche, c’est toujours ça. J’en ai parlé à Étienne pour en avoir le cœur net. Il m’a demandé si j’étais allé récemment chez le dentiste. Oui, chez celui de ton père, la semaine dernière. Une molaire du haut ? À gauche, oui. Ne cherche pas, il t’a perforé un sinus et te voilà directement branché sur tes fosses nasales. Tu en as pour quelques jours, le temps que ça cicatrise. Fosses nasales ? Ouvertes sur quoi, ces fosses ? Notre âme sentirait la merde ? Tu en doutais ? Étienne m’en dit plus long sur cette puanteur sui generis. Ce n’est pas que notre âme soit pestilentielle, c’est que nos sinus, souvent infectés, produisent cette odeur de pus, autrement dit de pourriture organique, dont jouit pleinement notre appareil olfactif pour peu que dérape la roulette d’un dentiste. Incident fréquent et sans gravité. Cette connexion directe avec l’intérieur de notre tête agit comme une loupe sur les odeurs de pourriture intime. (À l’extérieur la puanteur s’atténue en se diffusant.) Quant au parfum, il est bien réel, ce n’est pas une illusion : un concentré de cellules en putréfaction.
25 ans, 6 mois, 15 jours
Lundi 25 avril 1949
Six jours passés à sentir la merde sans que personne ne s’en aperçoive. Y compris en soutenant ma thèse. Le jury n’y a vu que du feu. Félicitations unanimes. Moi baignant dans ma fosse. Une sorte de lady Macbeth.
25 ans, 7 mois, 4 jours
Samedi 14 mai 1949
Gestes rapides du tailleur qui prend mes mesures avec son mètre ruban. Longueur des bras, des jambes, taille, encolure, largeur d’épaules. Attouchements précis et neutres dans la région de l’entrejambe. (Je me demande fugitivement si je sens.) Mais le tailleur ne s’intéresse pas à ce corps-là. De fait, il ne me touche pas. Rien d’un médecin auscultant. Ses doigts planteurs d’aiguilles évaluent un volume, dessinent une apparence. C’est l’homme social qui sort de chez lui, l’homme vêtu de sa fonction. Mon corps se sent étrangement nu dans ce costume neuf.
25 ans, 7 mois, 5 jours
Dimanche 15 mai 1949
Cette question du tailleur que je n’ai pas comprise. Portez-vous à droite ou à gauche ? Il a fallu qu’il m’explique. Cela fait, il a fallu que j’y réfléchisse. Plutôt à gauche, je crois. Oui, plutôt à gauche. Mon sexe a tendance à rouler à gauche. Je n’y avais jamais songé.
26 ans, 5 mois, 2 jours
Dimanche 12 mars 1950
Des mois que je n’ai pas écrit ici, comme toujours quand il m’arrive quelque chose d’important. En l’occurrence un coup de foudre. L’urgence n’était pas de le noter mais de le vivre. La suffocation amoureuse ! Pas facile à décrire si on ne veut pas se noyer dans la soupe aux sentiments. Par bonheur, l’amour regarde foutrement le corps ! Il y a trois mois de cela, donc, soirée chez Fanche. L’appartement est plein. On sonne, je suis le plus près de la porte, j’ouvre. Elle dit juste : « Je suis Mona », et j’en reste debout, à lui barrer le passage, éperdu d’un amour immédiat, inconditionnel et définitif. C’est fou le crédit que le désir fait à la beauté ! Cette Mona, à coup sûr la plus désirable apparition qui soit, la voilà aussitôt promue la plus intelligente, la plus gentille, la plus raffinée, la plus aimable, la mieux accompagnante de toutes ! Une perfection superlative. Mon cœur a fondu comme un plomb. Eût-elle été la plus idiote, la plus méchante, la plus convenue, la plus rapace et tacticienne et mensongère et garce et foutue bourgeoise ou gueuse temporaire, et m’eût-on confié son dossier pour examen préalable, ce sont mes yeux que mon cœur aurait crus ! Ma vie n’attendait qu’elle ! Ce qui se tient debout devant moi dans l’encadrement de cette porte et qui, tout bien pesé, ne me semble pas pressé d’entrer non plus, c’est la mienne ! La femme majuscule ! Ma femme à moi ! Adjectif et pronom possessifs ! De certitude éternelle ! C’est toute notre culture que le flux des glandes nous fait remonter au cœur à la seconde où nous frappe cette foudre, toutes les chansons d’amour à deux sous et tous les opéras huppés, le premier regard du Montaigu sur la Capulet et celui du Nemours sur la Clèves, et les vierges et les Vénus et les Ève des Cranach et autres Botticelli, toute cette effarante quantité d’amour remontée du ruisseau et des musées, des magazines et des romans, des photos publicitaires et des textes sacrés, Cantique des cantiques des cantiques, toute la somme des désirs accumulés par notre jeunesse, magnifiée par nos ardentes branlettes, tous ces coups adolescents tirés à blanc dans les images et dans les mots, toutes ces visées de notre âme éperdue, c’est tout cela qui nous gonfle le cœur, nous incendie l’esprit ! Ah ! cet éblouissement de l’amour ! Ô l’instantané clairvoyant ! Qui reste comme un crétin debout dans l’encadrement de la porte. Par bonheur mon manteau s’y trouvait accroché. Je l’ai saisi et depuis trois mois Mona et moi ne quittons plus notre lit où nous nous sommes envisagés en gros et en détail, pour l’instant et pour toujours. Nacre, soie, flamme et perle, perfection du con de Mona ! Pour m’en tenir à l’essentiel, car il y a l’appétit de son regard aussi, et le velours infime de sa peau, et la tendre lourdeur de ses seins, et la souple fermeté de ses fesses, et l’idoine arrondi de ses hanches, et la rondeur exacte de ses épaules, tout à ma main, tout à mon exacte mesure, à ma juste température, à ma narine et à mon goût — ah ! la saveur de Mona ! — , il faut un Dieu pour qu’une porte s’ouvre sur votre si parfait complément ! Il faut au moins l’existence d’un Dieu pour l’emboîtement si convaincant de nos sexes ! Progression oblige, nos mains et nos lèvres se sont apprises d’abord, puis nos sexes, que nous avons amadoués, caressés, titillés, branlés, accordés, avant de les autoriser à se visiter-engloutir, à distendre savamment la note du plaisir jusqu’au basculement du contre-ut, et maintenant ils se dévorent et se défoncent pour un oui ou pour un non, vite fait bien fait, sans notre permission, à l’aveugle, dans les escaliers, entre deux portes, au cinéma, dans la cave de cet antiquaire, dans le vestiaire de ce théâtre, sous le bosquet de ce square, au sommet de la tour Eiffel, s’il vous plaît ! Car je dis notre lit, mais c’est Paris notre lit, Paris et ses environs, sur Seine et sur Marne ! Nos sexes nous en usons jusqu’à plus soif, nous les préparons et nettoyons à la langue, comme des fonds de gamelle, comme des dos de cuiller, nous les contemplons en leur gloire comme en leur épuisement, avec une idiote tendresse d’ivrogne qui traduit tout ça en termes d’amour et d’avenir et de descendance, moi je veux bien, la progéniture, pourvu que Mona ne quitte pas ma couche, croître et multiplier, pourquoi non si le plaisir n’en pâtit pas et si l’addition s’appelle le bonheur ? Va pour la marmaille cavaleuse, autant qu’on en veut, un marmot par coup tiré s’il le faut et louer une caserne pour abriter cette armée de l’amour ! Bref, j’en suis là. Je pourrais laisser courir ma plume encore si une urgence absolument nue dans le travers de mon lit ne me soufflait que l’heure n’est pas à la commémoration mais à l’action encore et encore ! Il ne s’agit pas de célébrer le temps passé mais d’honorer celui qui ne passe pas !
26 ans, 7 mois, 9 jours
Vendredi 19 mai 1950
Hier après-midi, jeudi de l’Ascension, six fois, Mona et moi. Six et demi, même. Et de plus en plus longues. Cet épuisement radieux, au sens propre. Comme des piles qui finiraient de se vider après avoir donné toute leur lumière. Mona se lève et tombe très mollement au pied du lit. Elle rit : Je n’ai plus de squelette. D’habitude elle dit qu’elle n’a plus de jambes. Nous avons battu un record.
26 ans, 9 mois, 18 jours
Vendredi 28 juillet 1950
À quel point le corps bénéficie de l’énergie amoureuse ! Tout, absolument tout me réussit en ce moment. Ma hiérarchie me trouve inépuisable.
26 ans, 10 mois, 7 jours
Jeudi 17 août 1950
En matière de jouissance, le lexique n’a rien trouvé de plus évocateur que le verbe chavirer. C’est vrai qu’on chavire ! Pourtant, si on en croit Littré, au XIXe siècle chavirer stigmatisait l’échec, le faux pas dans la carrière sociale. « Ce jeune homme a chaviré. » Aucune acception du verbe ne concernait alors le plaisir. Il ne désignait que le naufrage des espérances bourgeoises.
26 ans, 11 mois, 13 jours
Samedi 23 septembre 1950
Ponctuation amoureuse de Mona : Confiez-moi cette virgule que j’en fasse un point d’exclamation.
27 ans, anniversaire
Mardi 10 octobre 1950
Mona et moi avons trouvé notre bon animal. Tout le reste est littérature. Passons sur la grâce de sa démarche, la lumière de son sourire, notre connivence en toutes choses, passons sur tout ce qui regarderait un journal intime pour nous en tenir à ce constat de l’animalité satisfaite : j’ai trouvé ma femelle et depuis que nous partageons la même couche, rentrer chez moi c’est regagner ma tanière.
27 ans, 29 jours
Mercredi 8 novembre 1950
On ne vit pas avec le nez bouché. Je dois ronfler. Mona ne m’en dit rien mais je dois ronfler. Or je sais, par longue expérience des dortoirs, qu’on peut étouffer un ronfleur sous son oreiller. Répudié pour ronflement, moi ? Jamais ! J’ai pris rendez-vous chez le docteur Bêk aux aurores pour qu’il extraie ce polype de ma narine gauche. Peu m’importe que le poulpe immonde repousse à brève échéance, ce que je demande à la chirurgie c’est de me permettre de respirer pendant six mois en toute liberté. Êtes-vous sûr ? L’extraction d’un polype n’est pas une partie de plaisir ! Enfin, mon neveu nous aidera. Le neveu en question est un colossal Sénégalais d’une vingtaine d’années, aussi large que haut, qui achève des études de philosophie à la Sorbonne en gagnant de quoi vivre au service de cet « oncle » dont il tient muettement le secrétariat. Vous paierez auprès de mon neveu est la dernière phrase qu’entendent les patients en quittant le docteur Bêk. Le neveu tend la facture, empoche les billets, rend la monnaie et tamponne le récépissé sans un sourire et sans un mot. Il œuvre avec radicalité à la démythification du joyeux nègre Banania. Son aide consiste, en l’occurrence, à immobiliser ma tête, une main sur mon front l’autre sous mon menton, en la maintenant renversée contre l’appui en moleskine du fauteuil de chirurgie tandis que l’oncle m’ordonne de m’accrocher aux accoudoirs et, « si possible », de ne plus bouger. Sur quoi le voilà qui introduit une longue pince coudée (dite pince de Politzer) dans ma narine gauche, lève au ciel les yeux de l’investigation, tâtonne, puis son regard se fige : Ah ! Je le tiens, le salopard. Respirez un bon coup ! Et le docteur de tirer sans ménagement sur le polype, lequel résiste de toutes ses fibres en m’arrachant un cri de surprise aussitôt étouffé par la main immense du neveu, moins pour m’empêcher de hurler que pour veiller au moral de la salle d’attente, remplie dès l’aube par la renommée du docteur. Craquements des ligaments dans la caisse de résonance de mon crâne. Ah ! Il ne vient pas la sale bête ! L’affaire devenue strictement personnelle entre le polype et le docteur, le premier s’accrochant de tous ses tentacules aux parois de sa caverne et l’autre s’acharnant au point que chaque muscle de son avant-bras se tend à se rompre pendant que j’étouffe dans la main du neveu et c’est tout à fait comme si le docteur Bêk avait entrepris d’extraire la totalité de mon cerveau par ma narine gauche et nul ne sait combien de temps durera cette éternité pendant laquelle je retiens tout le souffle de ma vie, mes poumons au bord de l’éclatement, mes doigts plantés jusqu’au métal dans les accoudoirs du fauteuil, mes jambes projetant dans l’espace le V d’une victoire tétanisée, et mon oreille interne — craquements, déchirements, hurlements de la chair — résonnant du combat de titan que se livrent la matière vive de mon crâne et ce furieux aux yeux exorbités, aux lèvres avalées, qui sue maintenant toute l’eau de sa tête au point que ses lunettes embuées en font peu à peu un aveugle. L’effort ne serait pas plus impressionnant s’il m’arrachait la langue. Ah ! ça y est ! Le voilà ! Je le sens ! Il vient ! Ouiiiii ! Un geyser de sang accompagne l’orgasme de la victoire. Belle bête, non ? s’exclame le docteur en contemplant le morceau de chair qui goutte au bout de sa pince. Puis, au neveu, dans un murmure distrait : Nettoyez-le et méchez-le. C’est de moi qu’il s’agit. De ce qu’il en reste.
Qui vous a mis dans cet état ? me demande Tomassin quand je m’assieds à mon bureau. Ma narine tuméfiée débordant d’un coton sanglant et mon œil à demi fermé par réaction mécanique me font une tête d’interrogatoire musclé. Comme l’autre narine est bouchée par la pression qu’exerce la première sur la paroi de mon nez, je respire bouche ouverte, lèvres sèches, et ne m’exprime qu’en labiales d’ivrogne sévèrement imbibé. Tomassin m’aurait volontiers renvoyé chez moi (moins par compassion que pour son hygiène personnelle) mais nous devons recevoir les Autrichiens et « nous n’avons pas les moyens de mettre ce contrat en péril ». Hélas, comme je me penche pour baiser la main gantée que me tend la baronne von Trattner, la femme du ministre (Gerda de son prénom), mon bouchon saute et le geyser de sang qui éclabousse cette dentelle de Venise compromet sérieusement le contrat. Verzeihen Sie bitte, Baronin !
27 ans, 5 mois, 13 jours
Vendredi 23 mars 1951
Semaine de Pâques. Voyage de noces. Selon Mona, Venise, qui donne tout à voir, est le paradis des aveugles. Pas besoin d’yeux pour s’y sentir pleinement voyant. Cette capitale du silence est la ville sonore par excellence. Entre le morne piétinement des touristes et le claquement décidé des talons vénitiens, l’envol des pigeons sur les places et le miaulement des mouettes, l’appel singulier des marchés — fleurs, poissons, fruits, brocantes —, la clochette des vaporetti, le staccato des marteaux piqueurs, l’accent vénitien moins rythmé, plus lagunaire que tous les autres dialectes italiens, tout ici s’adresse à l’oreille. Cannaregio ne résonne pas comme les Zattere, aucune rue, aucune place ne rend le même son. Venise est un orchestre, affirme Mona qui m’oblige à reconnaître nos trajets à leur résonance, les yeux fermés, la main sur son épaule, en me faisant promettre que si l’un de nous deux perd un jour la vue l’autre s’installera ici avec lui. Cerise sur le gâteau, l’acqua alta nous donne l’autorisation de marcher dans les flaques.
27 ans, 5 mois, 14 jours
Samedi 24 mars 1951
Hier, Venise par les oreilles, aujourd’hui Venise par le nez, toujours les yeux fermés. Imagine que tu sois aveugle et sourd, propose Mona, il faudrait que tu les reconnaisses au nez, ces sestieri, pour ne pas te perdre ! Alors, renifle : Le Rialto sent le poisson, les approches de San Marco sentent le cuir de luxe, l’Arsenal sent la corde et le goudron, affirme Mona dont l’odorat remonte jusqu’au XIIe siècle. Comme je plaide pour visiter tout de même un musée ou deux, elle objecte que les musées sont dans les livres, c’est-à-dire dans notre bibliothèque.
27 ans, 5 mois, 16 jours
Lundi 26 mars 1951
Venise est la seule ville au monde où l’on peut faire l’amour appuyé chacun contre une maison.
27 ans, 7 mois, 9 jours
Samedi 19 mai 1951
En voyant Étienne s’admirer dans un miroir, je m’avise que je ne me suis jamais vraiment regardé, moi, dans une glace. Jamais un de ces coups d’œil innocemment narcissiques, jamais une de ces saisies coquines qui vous font jouir de votre image. J’ai toujours réduit les miroirs à leurs fonctions. Fonction d’inventaire quand adolescent j’y vérifiais la croissance de mes muscles, fonction vestimentaire quand il faut accorder cravate, veste et chemise, fonction de vigilance quand je me rase le matin. Mais la vision d’ensemble ne me retient pas. Je n’entre pas dans le miroir. (Peur de ne pas en ressortir ?) Étienne, lui, se regarde pour de bon ; comme tout un chacun il plonge en son image. Moi non. Les éléments de mon corps me constituent sans me caractériser. Bref, je ne me suis jamais vraiment regardé dans une glace. Ce n’est pas vertu, c’est distance plutôt, cette irréductible distance que ce journal cherche à combler. Quelque chose en mon image me demeure étranger. Au point qu’il m’arrive de sursauter quand j’en fais la rencontre inattendue, dans une vitrine de magasin. Qui est-ce ? Rien, du calme, ce n’est que toi. Depuis mon enfance je mets à me reconnaître un temps que je n’ai jamais rattrapé. En matière de reflet je préfère le regard de Mona. Ça va ? Ça va, tu es parfait. Ou celui d’Étienne, avant d’aller à un meeting. Ça va ? Ça va, tu ne feras pas tomber les jupes mais tu emporteras les convictions.
27 ans, 7 mois, 10 jours
Dimanche 20 mai 1951
Au fond, je serais bien empêché de dire à quoi je ressemble.
28 ans, 3 jours
Samedi 13 octobre 1951
J’ai cru vaincre le vertige dans mon enfance mais je le sens toujours là, tapi dans mes testicules, dès que j’approche du vide. Un petit combat s’impose alors. J’en ai encore fait l’expérience hier, sur les falaises d’Étretat. Pourquoi le vertige se manifeste-t-il d’abord chez moi par la strangulation des testicules ? En est-il de même chez les autres ? En ce qui me concerne, dans ces moments-là, les couilles sont le centre de tout ; un goulet d’étranglement qui diffuse la peur en gerbes puissantes, vers le haut et vers le bas. Comme si elles se substituaient au cœur pour pulser dans mes veines un geyser de sable qui abrase tout le réseau sanguin, bras, torse, jambes. L’explosion de deux bourses de sable. Naguère elle me paralysait.
28 ans, 4 jours
Dimanche 14 octobre 1951
Demandé à Mona si les ovaires sont eux aussi les sentinelles du vertige. Réponse : non. En revanche, mes testicules se sont à nouveau étranglés quand je l’ai vue s’approcher du bord de la falaise. J’ai eu le vertige à sa place. Couilles empathiques ?
Pendant ces expériences m’est revenue l’anecdote de ce promeneur tombé d’une falaise. Il fait un faux pas, glisse quelques mètres sur des éboulis et bascule dans le vide. Horrifiés, ses amis continuent de hurler quand lui-même cesse d’avoir peur. Il estime que la terreur l’a quitté à la seconde où il s’est su perdu. Sa vie durant, il s’est souvenu de cette perte de l’espoir comme de l’expérience même de la béatitude. C’est le feuillage d’un arbre qui l’a finalement sauvé. La peur est revenue avec l’espoir qu’on le sorte de là.
28 ans, 1 mois, 3 jours
Mardi 13 novembre 1951
Sortie de table à la cantine. Martineau rote discrètement, le poing fermé devant sa bouche. Je constate une fois de plus que le rot de l’autre, qui me donne directement accès à la fermentation de son estomac, m’incommode davantage que ses pets, dont l’odeur me paraît moins intime, plus universelle. En d’autres termes, je me trouve plus indiscret en sentant un rot qu’en humant un pet.
28 ans, 2 mois, 17 jours
Jeudi 27 décembre 1951
Naissance de Bruno. Un bébé nous est né. Installé à la maison comme s’il était là depuis toujours ! J’en reste sans voix. Mon fils m’est un objet de stupeur familière.
28 ans, 3 mois, 17 jours
Dimanche 27 janvier 1952
Devenir père, c’est devenir manchot. Depuis un mois je n’ai plus qu’un bras, l’autre porte Bruno. Manchot du jour au lendemain. On s’y fait.
28 ans, 7 mois, 23 jours
Lundi 2 juin 1952
Réveillé la gorge nouée, la respiration brève, le poumon étriqué, les dents serrées et l’humeur sombre sans raison particulière. Ce que maman appelait : « Faire de l’angoisse. » Fiche-moi la paix, je fais de l’angoisse ! Combien de fois l’aurai-je entendu prononcer cette phrase alors que je ne faisais rien d’autre que de mener à ses côtés ma vie d’enfant trop sage ? Elle avait les sourcils froncés, l’œil noir (son œil si bleu !), un visage qui, si je puis dire, se regardait méchamment de l’intérieur, peu soucieux de l’effet qu’il produisait au-dehors. À Dodo je disais : Qu’as-tu encore fait à maman ?
28 ans, 7 mois, 25 jours
Mercredi 4 juin 1952
Une des manifestations les plus étranges de mes états d’angoisse, c’est cette manie de me dévorer le dedans de la lèvre inférieure. Cela remonte à ma plus petite enfance. Malgré ma résolution de ne plus le faire je m’y adonne à chaque crise avec une cruauté méticuleuse. Dès les premiers symptômes, l’intérieur de ma lèvre semble anesthésié et mes prémolaires s’amusent à y arracher des petits lambeaux d’une peau qui paraît morte. Cela vient sans douleur, comme si je pelais un fruit. Mes incisives jouent quelques secondes avec ces épluchures de moi-même, puis je les avale. Cette autodévoration se poursuit jusqu’à ce que mes dents atteignent une profondeur de ma lèvre où la chair devient sensible à la morsure. Viennent la première douleur et le premier sang. Une limite est atteinte. Il faut arrêter. Mais le désir est grand d’aller titiller cette plaie. Soit en l’approfondissant à petits coups de dents qui accentuent le supplice jusqu’à me faire venir les larmes aux yeux, soit en comprimant la lèvre blessée par un mouvement de succion qui la fait saigner davantage. Le jeu consiste alors à vérifier sur un mouchoir ou sur le dos de ma main la rouge qualité de ce sang-là. Étrange torture que s’inflige depuis l’enfance un type qui n’est pas particulièrement porté aux pratiques masochistes. Je me maudirai pendant tout le temps que durera la cicatrisation, en éprouvant la peur vague d’avoir atteint la limite du supplice au-delà de laquelle cette chair tant sollicitée refusera de cicatriser. Petit rituel hystérique à composante suicidaire pratiqué depuis quand ? Depuis la perte de mes dents de lait ?
29 ans
Vendredi 10 octobre 1952
Mon anniversaire. Je m’en souviendrai ! Brandissant Bruno pour le présenter aux invités comme la huitième merveille du monde, je suis tombé avec lui dans l’escalier. Je suis tombé en avant et j’ai roulé jusqu’au bas des marches. Onze exactement. Instinctivement je me suis refermé sur Bruno. Tout en roulant, j’ai maintenu sa tête contre ma poitrine, je l’ai protégé de mes coudes, de mes biceps, de mon dos, j’étais une coque refermée sur mon fils et nous roulions jusqu’au bas des marches dans un grand concert de hurlements. Tous les invités étaient arrivés. J’ai senti le tranchant des marches contre le dos de mes mains, les os de mon bassin, mes rotules, mes chevilles, ma colonne vertébrale, mes épaules, mais je savais, tout en roulant, la poitrine creusée et l’estomac rentré, que Bruno était parfaitement en sécurité contre moi. Je me suis instinctivement métamorphosé en amortisseur humain. Bruno n’aurait pas couru plus de risque enveloppé dans un matelas. Je n’ai pourtant jamais fait de judo, pas appris à tomber. Manifestation spectaculaire de l’instinct paternel ?
29 ans, 2 mois, 22 jours
Jeudi 1er janvier 1953
Hier soir réveillon chez R. Distribution de cigares. Débat sur les mérites comparés de Cuba, Manille et je ne sais quels autres pays producteurs de tabac. Mon avis est requis. Mais, à voir ces connaisseurs couper leurs barreaux de chaise avec componction, je n’ai pu m’enlever de l’idée que l’anus, sectionnant l’étron, remplit la fonction d’un coupe-cigare. Et le visage, dans les deux circonstances, arbore la même expression appliquée.
29 ans, 5 mois, 13 jours
Lundi 23 mars 1953
Je ne pensais pas qu’un enfant pouvait naître en souriant. C’est pourtant le cas de Lison, née cet après-midi, à cinq heures et dix minutes, ronde, lisse, reposée, avec le sourire d’un petit bouddha massif et chauve, qui pose sur le monde un regard où réside une intention d’apaisement manifeste. Mon premier réflexe devant un nouveau-né — c’était déjà le cas à la naissance de Bruno — n’est pas de jouer au puzzle des ressemblances mais plutôt de chercher sur ce visage tout neuf les signes d’un tempérament. Ma petite Lison, méfie-toi d’un père qui, d’entrée de jeu, t’attribue la faculté de pacifier le monde.
29 ans, 7 mois, 28 jours
Dimanche 7 juin 1953
Cette différence entre le câlin de pure tendresse et celui que l’on consent pour en finir avec les pleurs. Dans le premier cas le bébé se sent au centre de l’amour, dans le second il sent l’envie de le jeter par la fenêtre.
30 ans, 1 mois, 4 jours
Samedi 14 novembre 1953
D’où vient à Mona cette aisance dans la manipulation des bébés ? J’ai toujours peur, moi, de les casser. D’autant que, Lison dans mes bras, Bruno trépigne pour lui faucher la place. Déficience de la langue française : manchot j’étais en portant Bruno, manchot je demeure en portant Bruno et Lison. Qu’on ait perdu un bras ou les deux, on ne dispose que d’un seul mot : manchot. Les unijambistes et les culs-de-jatte sont mieux traités, les borgnes et les aveugles aussi.
30 ans, 3 mois, 18 jours
Jeudi 28 janvier 1954
Ce rêve inracontable. L’angoisse me réveille à cinq heures du matin. Plus exactement, je sais que l’angoisse m’attend à la sortie du sommeil. Je dors encore mais je sens que je vais être arraché à mon sommeil par le forceps de l’angoisse, le cœur saisi comme une tête d’enfant. Ah, pas cette fois, non ! Je ne le veux pas ! Non ! Par une habile torsion mon cœur s’arrache à cette pince et mon corps échappe à l’angoisse ; il replonge dans le sommeil avec une aisance de marsouin, sommeil qui a changé de nature, ou plutôt de texture, sommeil devenu matière lucide d’un bien-être familier, refuge où l’obtuse angoisse ne pourra pas m’atteindre, un sommeil qui COMPREND TOUT : Mon corps vient de plonger dans les Essais de Montaigne ! Sur quoi, je me réveille et note aussitôt que je me suis réfugié dans la fluide épaisseur des Essais, la matière même de ce livre, de cet homme !
Interruption de deux ans. Ici encore la tenue du journal a cédé la place à la construction du bonhomme social. Ascension professionnelle, bagarres politiques, débats en tout genre, articles, discours, rencontres, voyages aux quatre coins du monde, conférences, colloques, matière première de ces Mémoires que, trente ans plus tard, Étienne voulait absolument que j’écrive. Mona n’avait pas la même vision des choses : On sauve le monde, on sauve le monde, mais loin des nourrissons ! De fait, Bruno m’a souvent reproché de s’être senti orphelin pendant cette période. De là, sans doute, notre mésentente.
32 ans, 4 mois, 24 jours
Lundi 5 mars 1956
En accueillant Tijo à sa sortie de prison, ce matin, je me suis brusquement ressouvenu de sa naissance. Ou, plus exactement, que je l’ai vu naître ! Au sens propre, « en direct », surgir entre les cuisses de Marta, paupières et poings serrés, comme s’il plongeait dans la vie absolument déterminé à en découdre, déjà. J’avais dix ans, et j’avais complètement refoulé cette image. Mais de le voir ce matin expulsé par le portillon de la maison d’arrêt (une fente découpée dans l’immense tôle noire du portail, lui-même enchâssé dans la pierraille rousse du mur d’enceinte) m’a instantanément rappelé son apparition entre les cuisses de Marta, laquelle gueulait avec ampleur, ce qui avait dû me pousser à ouvrir la porte de sa chambre, et Violette, pas plus inquiète que ça des mugissements de sa plantureuse belle-sœur, m’avait chassé, « Mais qu’est-ce que tu fiches là toi, allez, ouste ! », et j’avais claqué la porte pour coller aussitôt mon nez à la fenêtre et voir Violette brandir Tijo tout entier, Violette hilare, en dépit de ses mains ensanglantées, Marta en sueur dans un lit marécageux, Tijo noiraud et cramoisi, gueulant à son tour de tous ses poumons, moi-même soudain arraché de la fenêtre par une force gigantesque et me trouvant face à un Manès livide, fumant de gnôle, et qui me demande, comme si ma vie dépendait de ma réponse : Alors, c’est un gars ou une garce ? C’était un gars. Mais si petit qu’à peine baptisé Joseph (en l’honneur de Staline) il est devenu Tijo. Le portillon de la prison s’est refermé dans son dos, Tijo a jeté un œil à droite et à gauche sur ses perspectives de liberté, avant de m’apercevoir sur le trottoir d’en face, et de largement m’ouvrir les bras en se marrant.
32 ans, 5 mois, 1 jour
Dimanche 11 mars 1956
Bruno passe une partie de la matinée langue mollement pendante, comme une langue de chien rêveur. Quand je lui demande la raison de cette exhibition, il répond, le plus sérieusement du monde : Ma langue s’ennuie à l’intérieur, alors de temps en temps je la sors. Le petit garçon se vit encore comme un puzzle éparpillé. Il fait connaissance avec les éléments qui le constituent comme avec des camarades de rencontre. Il sait très bien qu’il s’agit là de sa langue, il n’en doute pas une seconde, mais il peut jouer encore à la croire étrangère, à la sortir comme on sort le chien. Sa langue et lui, mais aussi son bras, ses pieds ou son cerveau — il converse beaucoup avec son cerveau ces temps-ci : Taisez-vous je parle à mon cerveau ! — , tous ces morceaux de lui-même peuvent encore le séduire. Dans quelques mois il ne prononcera plus ce genre de phrases, dans quelques années il ne voudra pas croire qu’il les a prononcées.
32 ans, 6 mois, 9 jours
Jeudi 19 avril 1956
Tijo me fait observer que quand j’éternue je dis ATCHOUM, littéralement. Il y voit un souci d’orthodoxie. Toi et tes bonnes manières ! Tu es si bien élevé que si ton cul pouvait parler, il dirait « prout ».
32 ans, 10 mois
Vendredi 10 août 1956
En regardant les enfants se brosser les dents avec soin, je dois m’avouer que je n’applique aucune des consignes que Mona et moi leur imposons : trois brossages quotidiens sans penser à autre chose, les dents du haut d’abord — de haut en bas s’il vous plaît ! — , les dents du bas ensuite — de bas en haut s’il vous plaît ! — , devant et derrière, et pour finir long brossage circulaire, méthodique et patient, trois minutes minimum. Chez moi ne survit que le brossage du soir, hâtif et désordonné, histoire de ne pas imposer à Mona un arrière-goût de dîner. En d’autres termes, je n’aime pas me brosser les dents. J’ai beau savoir que le calcaire fait son travail de banquise, que l’âge venant il me fera un jaune sourire déchaussé, qu’un jour ou l’autre il faudra attaquer cette muraille au marteau piqueur, que le bridge et le dentier me guettent, rien n’y fait, la perspective de me laver les dents me rappelle aussitôt d’autres tâches plus urgentes, poubelles à sortir, coup de téléphone à passer, ultime dossier à boucler… Tout se passe comme si la procrastination, que j’ai vaincue très tôt sur tous les fronts, avait dressé son camp retranché dans cette affaire d’hygiène dentaire. À quoi cela tient-il ? À l’ennui. Élevé ici au rang d’une métaphysique. Me brosser les dents c’est l’antichambre de l’éternité. Il n’y a que la messe pour m’ennuyer davantage.
33 ans, 18 jours
Dimanche 28 octobre 1956
Mona et Lison en vadrouille, j’ai passé toute la journée seul avec Bruno. En dehors d’une heure de sieste comateuse, il n’a cessé de gigoter, de produire du mouvement, et l’intuition m’est venue qu’aucun adulte au monde, si jeune, si costaud, si entraîné, si infatigable soit-il, aucun adulte à l’apogée de sa puissance nerveuse et musculaire ne saurait produire, dans la même journée, la moitié de l’énergie dépensée par ce corps de tout petit garçon.
33 ans, 4 mois, 17 jours
Mercredi 27 février 1957
Sorti ce matin sans m’être assez couvert. Le froid a sauté sur mes épaules et m’a pénétré. Par les grosses chaleurs j’éprouve la sensation inverse. L’hiver nous envahit, l’été nous absorbe.
33 ans, 4 mois, 18 jours
Jeudi 28 février 1957
Être à température, voilà toute mon ambition.
33 ans, 5 mois, 13 jours
Samedi 23 mars 1957
Réveillé la bouche amère et l’humeur sombre. Je suis décidément incapable de résister à la bouffe, que la compagnie soit plaisante ou pénible. Dans le premier cas, je mange par entrain, dans le second par ennui, dans les deux cas je mange et bois trop, sans envie réelle de manger ou de boire. Le lendemain la sanction est là : réveil amer, la bouche et l’humeur pleines de fiel. Pour ce qui est d’hier soir je soupçonne une ventrée de saucisson au pain beurré et trois whiskies à l’apéritif. Beurre et saucisson n’ont pas passé la douane. Ni d’ailleurs la plâtrée de cassoulet qui a suivi. (Resservi combien ? Deux fois ? Trois fois ?) L’amertume matutinale dénonce le tout à ma haute autorité, qui me reproche une fois de plus de ne pas m’être contrôlé. À l’apéritif, je dévore comme un moineau mécanique. Les petites assiettes appellent la pioche. Je pioche et je bavarde, je bavarde et je pioche. Un moineau. Ce rapport entre la nourriture et l’ennui — ou l’entrain — date de ma plus haute enfance. Du temps où maman me faisait faire « la jeune fille de la maison », autrement dit passer les zakouskis aux invités en m’interdisant de me servir moi-même. La sanction aussi remonte à loin : C’est de l’huile de foie de morue que j’avais, ce matin, dans la bouche.
33 ans, 5 mois, 14 jours
Dimanche 24 mars 1957
Ce soir, merde lourde et collante. Deux chasses d’eau ne suffisent pas à décoller les chiures sur la céramique ni à effacer les traces brunes au fond de la cuvette. D’où balayette. Et là, révélation : dans mon enfance je ne savais pas à quoi servait la balayette des cabinets. Je la prenais pour un ornement, avec sa tête de porc-épic perpétuellement plongée dans une gamelle immaculée. Elle m’était familière et littéralement insignifiante. Parfois, je la transformais en jouet, sceptre que je brandissais assis sur le trône. Cette ignorance tenait à ce que les crottes des petits enfants ne collent pas ou peu à la cuvette. Elles glissent d’elles-mêmes et disparaissent dans la cataracte sans laisser de trace. Restes d’ange. Foin de balayette. Et puis un jour, la matière prend le dessus. Ça résiste. La matière fait cal. On n’y attache pas d’importance — on ne regardait jamais le fond de la cuvette — jusqu’à ce que l’adulte de service vous fasse observer la chose et exige la propreté des lieux.
Quand donc ai-je fait pour la première fois ce geste de brossage qui aujourd’hui s’impose assez souvent à moi ? L’événement n’est pas consigné dans ce journal. Ce fut pourtant un jour important de ma vie. Une perte d’innocence.
Ce genre de lacune me confirme dans ma prévention contre les journaux intimes : ils ne saisissent jamais rien de déterminant.
33 ans, 6 mois, 11 jours
Dimanche 21 avril 1957
Jardin zoologique de Vincennes. Comme nous rêvassons, Lison, Bruno, Mona et moi devant un couple de chimpanzés occupés à s’épouiller (keskifonpapa ?), je songe à cette expression animale de l’intimité propre à presque toutes les femmes que j’ai connues : la chasse aux points noirs. La peau de ma poitrine pincée entre les deux pouces et le comédon lentement expulsé par la jonction des ongles. La mine que Mona prend alors ! Quant à moi, coup d’œil au ver blanc à tête noire échoué sur son ongle, je me soumets à cet accouchement avec le stoïcisme rêveur du camarade chimpanzé.
33 ans, 6 mois, 13 jours
Mardi 23 avril 1957
C’est l’oxydation du sébum au contact de l’air qui fait sa tête noire au comédon. Cet amas graisseux de débris cellulaires reste d’un blanc irréprochable tant qu’il demeure sous la protection du derme. Dès qu’il le perce, il noircit. Le vieillissement n’est rien d’autre que ce phénomène d’oxydation généralisé. Nous rouillons. Mona me dérouille.
33 ans, 6 mois, 21 jours
Mardi 1er mai 1957
Repensé à cette poussée graisseuse de l’adolescence en me lavant les cheveux, ce matin. Depuis cette époque, un jour de retard me les fait sentir étrangers à mon crâne, serpillière tombée par hasard sur ma tête. En d’autres termes je me lave les cheveux pour les oublier.
33 ans, 9 mois, 5 jours
Lundi 15 juillet 1957
En pissant dans les toilettes de la cantine alors que mon prépuce se remplissait et que j’en éliminais le contenu avant d’ouvrir les vannes pour de bon, je me suis ressouvenu qu’à douze ou treize ans je maîtrisais mal le jet. Défaut de maturité, acte de résistance à maman, appropriation animale du territoire ? Pourquoi l’homme des chiottes publiques pisse-t-il systématiquement à côté de la cible ? Puis, maman ayant cessé de me faire remarquer mes débordements, je me suis mis à pisser dans le mille.
33 ans, 9 mois, 8 jours
Jeudi 18 juillet 1957
À propos de l’homme qui pisse, Tijo aime à raconter l’histoire suivante :
Un homme se trouve debout devant un urinoir, les mains écartées, tétanisées, visiblement incapable de faire le moindre geste. Son voisin, occupé à se reboutonner, s’enquiert obligeamment de ce qui lui arrive. L’homme, très gêné, montrant ses mains pétrifiées, lui demande s’il aurait la gentillesse de bien vouloir lui ouvrir la braguette. L’autre, bon chrétien, s’exécute. Alors, l’homme, de plus en plus gêné, lui demande s’il pousserait l’obligeance jusqu’à sortir son sexe. Ce que l’autre fait, très embarrassé mais il le fait. Et bien sûr, pris dans l’engrenage de la charité, le voilà obligé de tenir la queue du pauvre infirme pour qu’il ne s’asperge pas les pieds. L’autre pisse dru, avec un soulagement qui lui humecte les paupières. Une fois la chose faite, l’homme aux mains tétanisées demande à son bienfaiteur s’il ne pourrait pas la lui… pourriez-vous me la… me l’égoutter, s’il vous plaît ? Et ainsi de suite : me l’égoutter, me la remettre en place, remonter ma braguette… Une fois remballé, l’homme sert chaleureusement les mains de son bienfaiteur, lequel, sidéré de voir fonctionner ces deux mains qu’il croyait paralysées, lui demande ce qui l’empêchait d’opérer par lui-même.
— Moi ? Oh ! rien, rien du tout, mais si vous saviez comme ça me dégoûte !
33 ans, 11 mois, 4 jours
Samedi 14 septembre 1957
Rencontré un certain Roland sur le boulevard Saint-Michel. Impossible de me rappeler son nom. Impossible de donner un nom à ce visage vaguement familier. Impossible de me rappeler les raisons de cette familiarité. Qui est cet homme avec qui, si je l’en crois, nous avons été proches, et dans des circonstances inoubliables ? Fanche, à qui je parle de cette rencontre en décrivant l’homme en question, me dit : Mais c’est Roland ! C’était un de mes blessés, en même temps que toi, juste avant la fin, tu ne t’en souviens pas ? Fanche a beau accumuler les détails — un dynamiteur ! Il s’est tiré d’une embuscade les tripes à l’air —, ce Roland ne se reconstitue pas. Mon amnésie l’a vidé de sa substance. Il n’est plus qu’une forme d’homme flottant en un lieu perdu de ma mémoire. Et, bien sûr, son nom véritable ne m’en dit pas plus que son pseudonyme de maquisard. Cela m’arrive assez souvent et depuis toujours. Quelque chose, en mon cerveau, ne remplit pas sa fonction. La mémoire est l’outil le moins fiable de ma panoplie. (Sauf en ce qui concerne les aphorismes de papa et les maximes qu’il me faisait apprendre, absolument indélébiles.) Au moins, conclut Fanche, si les boches t’avaient torturé, tu n’aurais rien lâché, toi.
34 ans, 1 mois, 25 jours
Jeudi 5 décembre 1957
Mes semblables, mes frères, tous occupés, comme moi, à se curer le nez au feu rouge, dans leur voiture. Et tous, quand ils se sentent observés, de s’interrompre, comme si on les avait pris en flagrant délit de cochonnerie. Étrange pudeur. C’est une occupation très saine, pourtant — même délassante —, le curage au feu rouge. Le bout de l’ongle explore la narine, déniche la crotte, circonscrit ses contours, la décolle doucement, finit par l’extraire. Le tout est qu’elle ne soit pas gluante, c’est toute une affaire alors de s’en débarrasser. Mais quand elle a la consistance élastique et molle de la pâte à pizza, quel plaisir de la rouler sans fin entre le pouce et l’index !
34 ans, 1 mois, 27 jours
Samedi 7 décembre 1957
Et si la crotte de nez n’était qu’un prétexte ? Prétexte pour jouer avec cette poupée de cartilage que constitue le bout de notre nez. À quoi pensait-il, cet automobiliste ? À quoi pensais-je moi-même avant de l’observer ? À rien dont je me souvienne. Rêverie latente, en attendant que le feu passe au vert. C’est à ça que nous sert ce cartilage : attendre patiemment que la vie reprenne. Hypothèse confirmée ce soir par le spectacle de Bruno sagement assis dans la baignoire, occupé à tortiller son prépuce autour de son index, avec au visage la même inexpression qu’un automobiliste au feu rouge. Notre prépuce, le bout de notre nez, les lobes de nos oreilles ne sont pas à proprement parler des objets transitionnels. Investis d’aucune représentation particulière ils ne jouent pas le rôle symbolique dévolu à la poupée ou au doudou. Ils se contentent d’occuper nos doigts quand notre esprit est ailleurs. Rappel discret de la matière à la pensée qui vagabonde. Cette mèche de cheveux que je tortille en lisant Crime et châtiment me murmure que je ne suis pas Raskolnikov.
34 ans, 4 mois, 22 jours
Mardi 4 mars 1958
Ce pigeon mort, sur la grille de la bouche d’égout. Je détourne les yeux, comme si je risquais d’« attraper quelque chose » à regarder ça. Pur fantasme de pollution visuelle ! Il y a quelque chose de particulièrement infectieux dans l’image d’un oiseau mort. Une préfiguration de pandémie. Les hérissons, les chats, les chiens écrasés, les charognes de chevaux et même les cadavres d’hommes ne me font pas cet effet. Enfant, les poissons étaient trop vivants dans ma main, ce pigeon dans le caniveau est trop mort.
34 ans, 6 mois, 9 jours
Samedi 19 avril 1958
Je veille à la cuisson des œufs coque pendant que Lison dessine en silence, la main refermée sur son bout de crayon. Le dessin achevé, elle me le montre et je m’écrie oh le beau dessin sans quitter des yeux la trotteuse de ma montre. C’est un homme qui crie dans sa tête, précise l’artiste. C’est bien ça : de la tête d’un homme soucieux jaillit une tête hurlante en deux ovales et quelques traits qui disent tout. Il en va des dessins d’enfants comme des œufs à la coque, chefs-d’œuvre chaque fois uniques mais si nombreux en ce monde que ni l’œil ni les papilles ne s’y arrêtent. Qu’on en isole un seul pourtant, cet œuf dominical ou cet homme qui crie dans sa tête, qu’on se concentre absolument sur la saveur de l’œuf et le sens du dessin, l’un et l’autre s’imposent alors comme merveilles fondatrices. Si toutes les poules sauf une venaient à disparaître, les nations se battraient pour posséder le dernier œuf, car rien au monde n’est meilleur qu’un œuf à la coque, et s’il ne restait qu’un seul dessin d’enfant, que ne lirions-nous pas, dans ce dessin unique !
Lison est à l’âge où l’enfant engage son corps entier dans le dessin. C’est tout le bras qui dessine : épaule, coude et poignet. Toute la surface de la page est requise. L’homme qui crie dans sa tête se déploie sur une double feuille arrachée à un cahier. La tête hurlante jaillissant de la tête soucieuse (soucieuse ou sceptique ?) occupe la totalité de l’espace disponible. Dessin en expansion. Dans un an, l’apprentissage de l’écriture aura raison de cette ampleur. La ligne dictera sa loi. Épaule et coude soudés, poignet immobile, le geste se trouvera réduit à cette oscillation du pouce et de l’index qu’exigent les minutieux ourlets de l’écriture. Les dessins de Lison pâtiront de cette soumission à qui je dois ma calligraphie de greffier, si parfaitement lisible. Une fois qu’elle saura écrire, Lison se mettra à dessiner de petites choses qui flotteront dans la page, dessins atrophiés comme jadis les pieds des princesses chinoises.
34 ans, 6 mois, 10 jours
Dimanche 20 avril 1958
À regarder Lison dessiner, j’ai revécu mon apprentissage de l’écriture. De sa guerre, mon père avait rapporté quantité d’aquarelles où il avait saisi tout ce qui n’était pas affecté par le grand pilonnage. Des villages entiers pendant les premiers mois, puis des maisons isolées, puis des bouts de jardin, des massifs de fleurs, une fleur toute seule, un pétale, une feuille, un brin d’herbe, par une sorte de saisie décroissante de son environnement de soldat qui disait l’absolue dévoration de la guerre. Uniquement des images de paix. Pas un seul champ de bataille, pas un drapeau, pas un cadavre, pas un brodequin, pas un fusil ! Rien que des restes de vie, des miettes colorées, des éclats de bonheur. Il en avait des cahiers et des cahiers. Dès que ma main put se refermer sur un crayon, je m’amusai à détourer ces aquarelles. Loin de s’en offusquer, papa me guida ; sa main sur la mienne il m’aidait à donner à la réalité que ses pinceaux avaient ébauchée le contour le plus exact possible. Du dessin, nous passâmes à l’écriture. Sa main toujours guidant la mienne, un porte-plume en place du crayon, il me faisait ourler des lettres après m’avoir fait détourer des marguerites. C’est ainsi que j’ai appris à écrire : en passant des pétales aux hampes et aux jambages. Trace-les avec soin, ce sont les pétales des mots ! Je n’ai jamais retrouvé ces cahiers d’aquarelles, disparus dans le grand autodafé maternel, mais il m’arrive encore de sentir la main de mon père sur la mienne dans le plaisir enfantin que j’éprouve à bien ourler mes lettres.
35 ans, 1 mois, 18 jours
Vendredi 28 novembre 1958
Manès s’est fait tuer par un taureau qui l’a écrasé contre le mur de son étable. Quand Tijo me l’a annoncé, avant même le chagrin j’ai ressenti physiquement le choc, la distorsion des côtes, l’éclatement de la cage thoracique, l’explosion des poumons, la stupeur et, Manès étant Manès jusqu’au bout, un dernier éclat de fureur. Éloge funèbre de Tijo : Ça devait finir comme ça, il tapait les bêtes.
35 ans, 1 mois, 22 jours
Mardi 2 décembre 1958
La fameuse madeleine de Proust a frappé un grand coup après l’enterrement de Manès (où Fanche, Robert et moi avons dû jouer une partition officielle parmi le ban et l’arrière-ban du Parti et de la Résistance). Retour à la ferme, comme Robert débouchait des bouteilles, Marianne a posé devant moi une tartine de raisiné et un bol de lait froid, au prétexte que c’était l’« heure du goûter » et qu’il fallait que je me « refasse ». Le bol, la tartine, la compagnie fraternelle de Robert et Tijo, les expressions de Marianne citant Violette («hein mon petit gaillard ! ») auraient suffi à me rappeler ces moments de mon enfance, mais le véritable voyage s’est fait sur la tartine de raisiné elle-même, cette confiture de raisin framboise imaginée par Violette pour mes « quatre heures ». J’ai trempé la tartine dans le lait froid, moins par envie réelle (je digère assez mal le lait aujourd’hui) que pour jouer au jeu du souvenir avec Marianne. Ce parfum de framboise un peu chanci, ce dégradé de rouge, de mauve et de bleu sur le blanc du lait, la première bouchée fraîche et spongieuse, le croustillant latéral de la croûte, le velouté un rien grumeleux du raisiné entre la langue et le palais — pas tout à fait de la gelée, plus tout à fait de la confiture —, la diffusion du souvenir par l’accord instantané de tous ces éléments m’ont aussitôt ramené à la certitude d’avoir été cette bouchée au point de l’être encore ! Je suis allé jusqu’au bout de ma tartine et de mon bol en refusant les verres que Robert me tendait (Arrête ça, bois un coup). Tijo s’est exclamé : C’est pourtant vrai qu’il l’aime, son raisiné ! Tu ne le mangeais pas pour faire plaisir à Violette, alors ? Tu aimais vraiment ça ? Bien sûr, ai-je répondu, pas vous ? Plutôt crever ! Et voilà éclairé d’une lumière nouvelle tout un pan gastronomique de mon enfance. Là où je me croyais privilégié par Manès et Violette (Personne ne touche au raisiné, c’est pour le petit, faut qu’il se refasse !), j’étais en réalité celui grâce à qui on écoulait le stock d’une confiture abhorrée. Et quand il m’arrivait d’en offrir à l’un ou à l’autre, leurs refus terrorisés (non merci, si Manès le savait !) n’étaient que l’expression d’un lâche soulagement. Et tous de m’avouer aujourd’hui qu’ils détestaient le raisiné de Violette, avec son « parfum de vomi » et son « arrière-goût de poussière ». C’est pas difficile, conclut Robert, si les boches nous en avaient filé, on aurait tout avoué !
Mais Violette, ai-je demandé, elle l’aimait, elle, son raisiné ?
Pas certain. Il se trouve que j’étais entré par hasard dans la cuisine le jour où elle avait tenté l’expérience de cette confiture (ouvre le bec et goûte-moi ça !) et j’avais manifesté une telle extase — puis une telle fidélité dans l’extase — qu’elle n’avait jamais osé cesser la production.
35 ans, 1 mois, 23 jours
Mercredi 3 décembre 1958
Une histoire du goût ne saurait être dissociable d’un traité de la suggestion.
35 ans, 1 mois, 24 jours
Jeudi 4 décembre 1958
Toujours à l’enterrement de Manès, Fanche me dit : Toi, mon pétard, tu te déguiserais en Apache, en Pygmée, en Chinois ou en Martien, je te reconnaîtrais à ton sourire. Et de s’interroger sur ces émanations du corps que sont la silhouette, la démarche, la voix, le sourire, l’écriture, la gestuelle, la mimique, seules traces laissées en nos mémoires par ceux que nous avons vraiment regardés. De son frère, pulvérisé dans son avion de chasse, Fanche dit : Les lèvres, la bouche, oui, peuvent être mises en pièces, mais le sourire, non, impossible. Elle se souvient aussi de sa mère par le biais de sa minuscule écriture, dont elle évoque avec émotion les boucles parfaitement formées des r, et des v.
De ma mère à moi, il me reste l’image d’un regard qui réclamait des comptes. « As-tu mérité ton existence ? » Deux yeux exophtalmiques et une voix pointue. Elle croyait son regard perçant, il n’était qu’exorbité, sa voix primesautière, elle n’était que pointue. Le souvenir de ces yeux et de cette voix me rappelle moins une personne qu’une attitude : l’autorité obtuse, méchante, qu’elle mettait à « faire le bien » en piquetant sa charité de petits préceptes moraux, nauséabonds comme des pets de l’âme. C’était pourtant une jolie femme, aux boucles blondes, au regard lumineux, au sourire éclatant, toutes les photos l’attestent. À Fanche, je dis : Ne te fie pas à mon sourire, c’est celui de ma mère.
35 ans, 1 mois, 25 jours
Vendredi 5 décembre 1958
On n’a jamais retrouvé le corps de maman. Disparue probablement sous les décombres du tunnel National, le 27 mai 44. Elle était allée en ville relever ses loyers. Les Alliés ont bombardé, cet après-midi-là. Dès le hurlement des sirènes, il y eut un grand mouvement de population vers la gare Saint-Charles toute proche de son immeuble. On suppose qu’elle s’est réfugiée sous le tunnel elle aussi. Hélas, c’était la gare qui était visée, le tunnel s’effondra sous le pilonnage. Beaucoup de morts et de disparus. Ironie du sort, l’immeuble, lui, est le seul du quartier à n’avoir pas été touché. C’est une lettre de l’oncle Georges, deux mois plus tard, qui m’a annoncé la disparition de maman. Et que j’héritais de cet immeuble.
35 ans, 6 mois, 22 jours
Samedi 2 mai 1959
Mon regard tombe sur Lison, tout à fait immobile, mais étonnamment animée de l’intérieur. Elle me sourit et, sans bouger davantage, me dit : Mon corps ne danse pas, mais mon cœur, lui, il danse. Oh ! ma Lison ! Le bonheur sans autre raison que le bonheur d’être. Je la connais encore parfois, moi aussi, cette jubilation intérieure qui fait danser mon cœur certains jours où je contrains mon corps à se tenir tranquille. Aux réunions de synthèse par exemple, quand Bertholieu, son pince-nez d’un autre temps à moitié recouvert par ses monstrueux sourcils, nous cause « diffraction » et « lignes de convergence, messieurs ». Danse, mon cœur, danse !
36 ans, 4 mois, 11 jours
Dimanche 21 février 1960
Hier, jour de pluie. Bruno joue aux cow-boys et aux Indiens avec les petites figurines que l’oncle Georges lui a offertes pour son anniversaire. Une heure entière d’attaques et de contre-attaques, d’offensives, de replis stratégiques, de calumets de la paix, de trêves rompues, d’encerclements, de percées foudroyantes, de prises à revers qui se terminent par la défaite sanglante des cow-boys, massacrés jusqu’au dernier. Une heure d’agitation extrême dans un corps à peu près immobile. L’adulte que je suis le regarde jouer avec un étonnement d’ethnologue — étais-je ainsi à huit ans ? Quelles sensations éprouverais-je si je me mettais à jouer aujourd’hui aux cow-boys et aux Indiens pendant une heure ou deux ?
Vérification faite cet après-midi. Pendant que Mona emmène les enfants au Jardin d’Acclimatation (non, papa ne vient pas avec nous, il travaille), je m’assieds en tailleur sur le tapis de Bruno. À peine ai-je disposé mes troupes en ordre de bataille que mon corps manifeste, par une crampe, le sentiment de perdre un temps précieux. Trop grand pour jouer aux petits soldats. Trop volumineux pour m’enfermer dans cette boîte à images. Pendant ce temps, au Jardin d’Acclimatation, les enfants sont enchantés par les miroirs déformants. Moi aussi, dira Mona à son retour. Comme si j’étais redevenue petite fille !
36 ans, 7 mois, 3 jours
Vendredi 13 mai 1960
Pour annoncer qu’il va pisser, Tijo lâche invariablement la même formule : Bon, je vais me laver les mains au pied d’un arbre. Aujourd’hui, après le déjeuner, une pulsion étrange m’a fait prendre l’expression au pied de la lettre. Je me suis passé les mains sous mon propre jet. À ma connaissance, je ne l’avais jamais fait, même enfant. J’ai été surpris par la chaleur de mon urine. Presque une sensation de brûlure. Nous sommes des alambics en ébullition permanente. Pas plus consistants que des méduses, nous nous propulsons en pissant chaud. Savoir ce qui m’a pris de faire cette expérience, aujourd’hui, à l’âge de trente-six ans, après avoir négocié un contrat de la plus haute importance avec nos fournisseurs allemands, est en soi un sujet de réflexion.
36 ans, 10 mois, 1 jour
Jeudi 11 août 1960
À Mérac, que Tijo, Robert et Marianne nous ont vendu (grâce à quoi Robert a pu enfin acheter son garage), la chaudière et la douche ont rendu l’âme. J’offre donc aux enfants les joies du débarbouillage à l’ancienne dans le grand tub en zinc où Violette me récurait il y a trente ans (il attendait la relève des générations dans l’ombre de la buanderie). J’y vais comme elle à l’arrosoir, au savon de Marseille et au gant de toilette, traquant bourrelets, replis, tous les recoins où se calfeutre la crasse, où la sueur irrite la chair en bourbouille. Lison et Bruno trépignent, braillent, protestent que « c’est mouillé », que « c’est froid », que « ça pique », comme moi à leur âge sans doute, mais je continue, sans pitié pour leur souffle court et leurs claquements de dents, car ce n’est pas avec mon supplice d’enfant que je renoue ici mais avec les gestes de Violette, la précision brutale de sa traque, derrière les oreilles, au fond du nombril, entre les orteils, à l’eau froide et sans trop se soucier si ce grand savonnage me piquait les yeux ou m’enflammait les narines, moi protestant d’abord, puis vite ravi de tournoyer entre ces mains efficaces, jouant à m’échapper après le rinçage, à faire claquer la plante mouillée de mes pieds sur le ciment de la buanderie, hurlant d’être poursuivi par un grand drap fantôme, et rattrapé, et bouchonné, et frictionné au camphre, talqué parfois si l’exigeait le sillon rougi de mes fesses, toutes choses que je fais subir aujourd’hui à ma progéniture, qui n’a pas l’air aux anges, elle, il faut bien le reconnaître. Lison dit vite, vite, vite, en aspirant l’air de ses lèvres serrées, («fit’, fit’, fit' »…), Bruno en appelle officiellement à la réparation de la chaudière, et je débarbouille, au gant, au savon, chaque fois stupéfait par la densité de ces petits corps, comme si je manipulais de l’énergie à l’état brut, toute l’énergie de deux existences à venir fantastiquement ramassée dans cette chair d’enfant si compacte, sous cette peau si douce. Plus jamais ils ne seront aussi denses, ni les traits de leurs visages aussi nets, ni si blanc le blanc de leurs yeux, ni leurs oreilles si parfaitement dessinées, ni tissé si serré le grain de leur peau. L’homme naît dans l’hyperréalisme pour se distendre peu à peu jusqu’à finir en un pointillisme très approximatif avant de s’éparpiller en poussières d’abstraction.
36 ans, 10 mois, 2 jours
Vendredi 12 août 1960
Moi, enfant, je n’avais pas de consistance.
36 ans, 11 mois, 7 jours
Samedi 17 septembre 1960
Hier au dîner, le vieux général M.L., blessé à Verdun, dit du testicule qu’il y a perdu : C’est tout ce que j’ai laissé sur l’ossuaire de Douaumont. Il a néanmoins engendré une de ces familles nombreuses dont les militaires ont le secret. Sans la guerre, conclut-il arithmétiquement, j’en aurais fait le double. Sa femme ne relève pas.
36 ans, 11 mois, 21 jours
Samedi 1er octobre 1960
Au square, Bruno et un garçonnet de son âge sacrifient au rituel immémorial de comparer leurs biceps. Deux petits bras pliés à angle droit, deux poings fermés, deux biceps bandés, deux visages théâtralement crispés par l’effort. Nous passons notre vie à comparer nos corps. Mais une fois sortis de l’enfance, de façon furtive, presque honteuse. À quinze ans, sur la plage, j’évaluais les biceps et les abdominaux des garçons de mon âge. À dix-huit ou vingt ans, ce renflement sous le maillot de bain. À trente, à quarante, ce sont leurs cheveux que les hommes comparent (malheur aux chauves). À cinquante ans, le ventre (ne pas en prendre), à soixante ans, les dents (ne pas en perdre). Et maintenant, dans ces assemblées de vieux crocodiles que sont nos autorités de tutelle, le dos, les pas, la façon d’essuyer sa bouche, de se lever, d’enfiler son manteau, l’âge, en somme, tout simplement l’âge. Untel fait beaucoup plus vieux que moi, ne trouvez-vous pas ?