J’aurais dû tenir le journal de mes oublis.
65 ans, 9 mois, 2 jours
Mercredi 12 juillet 1989
Je me suis ouvert le pouce en réparant le pneu crevé du vélo de Grégoire. Chambre à air dûment rustinée, j’introduisais le pneu dans la jante quand le tournevis a ripé, tranchant mon pouce comme une écrevisse. Beaucoup de sang et un mal de chien. Une de ces douleurs qui portent au cœur. Comme nous étions dimanche, Grégoire m’a proposé de me rendre chez le père de son copain Alexandre, médecin de son état. Le docteur me reçoit aimablement et se met au travail. Rien de grave, dit-il, les tendons ne sont pas atteints. Mais plusieurs points de suture sont nécessaires. Bien. En l’absence d’Alexandre, Grégoire trouve « intéressant » d’assister au rafistolage. Le bon docteur sort une seringue pour me faire une piqûre anesthésiante. Je refuse, arguant que nous sommes très pressés, que Grégoire est attendu sur le départ d’une course dont sa carrière de cycliste dépend. Vous êtes sûr ? À vif ? C’est très innervé, les doigts, vous savez ! Ça ira, ça ira. Le docteur pique une première fois, passe le fil, pique une deuxième fois, à la troisième je m’évanouis. Ça m’apprendra à vouloir travailler mon image de grand-père héroïque aux yeux du jeune Grégoire — qui n’était attendu nulle part. Nul doute qu’en son absence j’aurais accepté l’anesthésie.
Sur le chemin du retour, Grégoire m’annonce sa décision de « faire docteur » quand il sera grand. Comme je lui demande les raisons de cette vocation subite, il répond : Parce que je ne veux pas que tu meures. Sa réponse, bien sûr, me va droit au cœur où elle atténue les battements de mon pouce. (Il serait plus juste d’écrire : me va droit au pouce où elle atténue les battements de mon cœur.) Ah ! cette joie de l’adulte revenu de tout devant la candeur d’une affection enfantine ! En y songeant ce soir, la joie vire au chagrin, celui-là même qu’éprouvera Grégoire au-dessus de ma tombe quand il maudira l’impuissance de son art. C’est qu’à son âge je me suis moi aussi porté garant d’une éternité. Je ne voulais pas que Violette meure. Menacée par la rumeur d’une mort imminente — « avec tout ce qu’elle écluse, elle fera pas de vieux os ! » —, Violette pouvait, grâce à la vigilance de mon amour, prétendre à l’immortalité. Ses varices, son poids, sa lippe humide, sa couperose, son souffle court, sa toux sèche et ce que maman appelait son « parfum délétère » ne plaidaient pas pour sa longévité. Mais ce n’était pas ainsi que je la voyais, moi. Violette était le corps puissant à l’ombre duquel s’était incarné mon propre corps. J’avais grandi sous son aile odorante. Mon désir de vivre était né de sa force d’être, la rage de vaincre mes peurs se nourrissait de son courage, le besoin de me faire des muscles devait tout à mon envie de l’épater. Grâce à elle, grâce à son regard, j’avais cessé d’être le fantôme de mon père, je ne me cognais plus aux meubles, je ne me noyais plus dans mon ombre, je n’avais plus peur des miroirs : d’un garçon évanescent elle avait fait un singe des arbres, un poisson des profondeurs, un lièvre de la petite reine. J’étais son « petit gaillard » entièrement conquis sur la peur, qui plongeait du haut des rochers et ne frémissait plus s’il tenait un poisson vivant dans la main. Même en son absence il m’arrivait de m’imposer des épreuves pour la gloire de son estime : caresser un chien rendu furieux par la chaîne, fréquenter les fêtes foraines où les autos tamponneuses, le train fantôme et le grand huit sont autant de pièges à frayeur, me priver de la compagnie de Dodo en des moments où l’angoisse me la rendait indispensable. Oui, me faire admettre que Dodo était un petit frère de fiction, même cela Violette y était arrivée ! Violette m’avait donné l’autorisation de vivre, sous ma protection elle ne mourrait jamais ! Et Violette était morte.
65 ans, 9 mois, 3 jours
Jeudi 13 juillet 1989
À y repenser aujourd’hui, c’est à Violette que je devais mon envie de pensionnat : Toi mon petit gaillard, maintenant que le cresson a poussé autour de ta fontaine, va falloir t’enfermer dans une boîte. Pour étudier vraiment ! Que tu ne gâches pas tes mérites ! Tu vas voir, tu aimeras ça. Tu vas t’envoler très haut !
65 ans, 10 mois
Jeudi 10 août 1989
Le souvenir de Manès me jetant à l’eau pour m’apprendre à nager, ce que ni lui ni Violette ne savaient faire. Fais-toi mou comme Albert quand il tombe de son tabouret (Albert était le poivrot de Mérac) et tu remonteras comme ses bouchons. Dans ma confiance absolue en Violette, je me faisais tout mou, et je remontais à la surface, en effet, et je reproduisais tant bien que mal les mouvements de la brasse que Violette me faisait répéter, mon corps en suspension sur les bras tendus de Manès, majordome colossal. Une grenouille, disait Violette, tu ne vas pas me dire que tu ne peux pas faire aussi bien qu’une grenouille ? Plagiaire de grenouilles, c’est ainsi que j’ai appris à nager. (Plus tard, vint le crawl académique de Fermantin.) Manès, jette-moi dans la rivière ! Pas aux herbiers, on a pied ! À la conque ! Demain tu me jettes à la conque, jure-le ! Et pourquoi tu ne t’y jettes pas toi-même ? Parce que j’ai peur, pardi ! Exquise métamorphose de la peur en jubilation, jette-moi plus loin, jette-moi plus haut, encore, encore, et ce reste d’appréhension chaque fois, qui faisait de ma peur un courage, de mon courage une joie, de ma joie une fierté, de ma fierté un bonheur. Encore ! encore ! hurlaient Bruno, Lison ou Grégoire quand, à leur tour, je les ai jetés dans la conque. Encore ! Encore ! hurlent, aujourd’hui, Fanny et Marguerite.
66 ans, 1 mois, 1 jour
Samedi 11 novembre 1989
Ces oublis qui se répètent de plus en plus… Blocage soudain au milieu d’une phrase, silence stupide devant l’inconnu qui crie joyeusement mon prénom, confusion face à cette femme aimée jadis et dont le visage ne me dit rien (elles n’ont pourtant pas été si nombreuses !), titres de livres oubliés aussitôt qu’il faut les citer, objets égarés, promesses qui m’engageaient et qu’on me reproche de n’avoir pas tenues… Tout cela, qui m’affecte depuis toujours, est très désagréable. Mais ce qui m’exaspère le plus c’est cet état de bête aux aguets où me flanque la peur d’oublier ce que je vais vouloir dire dans une conversation qui s’amorce à peine ! Je n’ai jamais eu confiance en ma mémoire. Certes, je me souviens au mot près de tout ce que m’a enseigné mon père dans mon enfance, mais je me demande aujourd’hui si ce ne fut pas au détriment de tout le reste : noms, visages, dates, lieux, événements, lectures, circonstances, etc. Ce handicap a compliqué mes études et ma carrière, sans que personne, pourtant, le remarque vraiment. C’est que, dans les conversations, à la place du mot qui m’échappait j’ai très tôt fabriqué de la périphrase. J’y ai gagné une réputation de bavard. La périphrase vous fait parler beaucoup plus que votre interlocuteur, comme ces chiens fureteurs qui, zigzaguant la truffe au sol, font douze fois la promenade de leurs maîtres.
Aujourd’hui, ma mémoire ne me sert qu’à me rappeler ses défaillances. Rappelle-toi que tu n’as pas de mémoire !
66 ans, 1 mois, 21 jours
Vendredi 1er décembre 1989
Bien dormi, comme toujours quand il pleut.
66 ans, 2 mois, 15 jours
Lundi 25 décembre 1989
Réveillon trop arrosé. Mangé gras. Compulsivement. En parlant et riant beaucoup. Mangé jeune, en somme. Il y avait là Lison, Philippe, Grégoire, et quelques amis. Mona s’était surpassée. Résultat, bouffées de chaleur nocturnes. Vertiges au réveil. La chambre entière tournoyant autour de moi. Surtout couché. Debout, le décor se stabilise. Mais gare à la brusquerie ! M’asseoir ou me lever trop vite, tourner la tête soudainement, relance aussitôt le manège. Je suis un axe instable autour duquel tourne le monde. Comment s’appelaient ces lourdes toupies métalliques de mon enfance qu’on lançait avec une ficelle et qui tournaient sur une tige de métal elle-même vacillante ?
66 ans, 2 mois, 16 jours
Mardi 26 décembre 1989
Un gyroscope ! Cela s’appelait un gyroscope ! Ce matin, le gyroscope tourne encore en moi mais le décor est stable.
66 ans, 3 mois, 8 jours
Jeudi 18 janvier 1990
Cette brève sensation de vertige sur une plaque de verglas où pourtant je ne glisse pas. J’y pose un pied d’abord, l’autre ensuite. Mes bras partent à la recherche de l’équilibre. Pourtant, le sel municipal ayant fait son office — verglas abrasé, grisâtre, désormais inoffensif —, je ne glisse pas du tout. Mais il me faut atteindre un bitume de bon aloi, en l’occurrence le trottoir d’en face, pour reprendre confiance en ma démarche. Je suis donc doté d’une « culture du vertige » et, comme tout détenteur d’un savoir, la proie d’interprétations erronées.
66 ans, 7 mois, 9 jours
Samedi 19 mai 1990
Bruno, retour des États-Unis, est convoqué de toute urgence au collège : Grégoire s’adonnerait au jeu du foulard, un simulacre de strangulation qui a déjà fait quelques victimes. L’administration est très remontée contre Grégoire et ses partenaires, bien sûr. Menaces d’exclusion. Bruno, inquiet, s’interroge sur les « pulsions de mort » qui saisissent l’enfance contemporaine en général et Grégoire parmi elle. Interloqué quand Grégoire lui répond : C’est rien, c’est vachement agréable, c’est tout ! (Ne voir son père que deux ou trois fois par an ne l’incite guère à la confidence.) De mon côté cette histoire me rappelle un jeu similaire auquel nous jouions au même âge, Étienne et moi. C’était en fait le même jeu. À ceci près que nous ne simulions pas la strangulation mais l’étouffement, la finalité étant la même : flirter avec les bornes de l’évanouissement, voire les dépasser. Cela consistait à couper le souffle de l’autre en lui comprimant la poitrine pendant que lui-même vidait ses poumons le plus complètement possible ; le résultat ne se faisait pas attendre : il tombait dans les pommes. Délicieux sentiment d’étourdissement, puis évanouissement pur et simple. Une fois l’évanoui remis sur pied, il faisait subir le même sort à son partenaire. Nous adorions ça, nous évanouir ! Les adultes étaient-ils au courant ? Y avait-il des accidents ? Je n’en ai pas le souvenir. Le jeu du foulard a donc son ancêtre. J’ai donné une leçon d’anatomie à Grégoire, artères carotides, veines jugulaires, etc., pour lui expliquer le danger de la chose. Il m’a demandé pourquoi c’était si agréable alors que ça pouvait être mortel. Je me suis abstenu de répondre que ceci explique cela. J’ai parlé de l’effet d’ivresse que suscite la privation d’oxygène dans le sang et de ses dangers extrêmes pour le cerveau. Même effet avec la plongée sous-marine ou la très haute altitude, sports hautement surveillés. De nouveau seul avec Bruno, je lui ai demandé si au même âge que son fils il n’avait jamais joué à quoi que ce soit d’équivalent. Jamais de la vie ! Allons, allons, tu ne t’es pas offert des petits collapsus à coups d’éther, par exemple ? Il me semble me rappeler certaine odeur dans ta chambre… Arrête, papa, ça n’a rien à voir ! Mais si, mais si, et j’étais aussi inquiet que lui aujourd’hui.
66 ans, 7 mois, 13 jours
Mercredi 23 mai 1990
Réflexion de Tijo à qui je raconte l’affaire Grégoire, leçon d’anatomie comprise : Il est chanceux, ton petit-fils, d’avoir un grand-père comme toi ! Pour lui apprendre le système sanguin Manès lui aurait fait saigner un cochon. Au reste, Tijo n’est pas surpris par ce jeu du foulard. D’après lui, étouffement, strangulation, eau écarlate, colle, éther, vernis et autres reniflages participent d’une évolution qui, aboutissant à l’alcool et aux drogues contemporaines, est au service d’une obsession vieille comme le temps : aller voir de l’autre côté de cette foutue adolescence si le ciel offre une éclaircie. Puis, dans la foulée, Tijo me demande : Et toi, le grand âge venant, tu marches à quoi ?
66 ans, 8 mois, 25 jours
Jeudi 5 juillet 1990
Sommes passés chez Étienne et Marceline en descendant à Mérac. Lui, le front barré, l’œil fixe, les gestes ralentis, mais souriant de notre visite. À vrai dire, seule sa bouche souriait, d’un sourire involontaire, une réminiscence de sourire, comme s’il se souvenait d’avoir souri naguère. En revanche, il ne se rappelle pas le prénom de Mona. Il ébauche des phrases qu’il termine par un… « et tout ça, tu vois ? ». Je vois, mon vieux camarade, je vois…
Marceline nous avoue en confidence que la maladie d’Étienne progresse vite. Perte de mémoire, bien sûr, maladresse de certains gestes, mais ce qui l’effraie surtout, ce sont les crises de fureur qui le secouent dès que survient le plus petit imprévu : un objet égaré, la sonnerie du téléphone, un papier administratif à remplir. Il ne supporte plus les surprises, dit-elle, le moindre contretemps l’angoisse horriblement.
La seule chose qui l’apaise : sa collection de papillons. C’est le camp retranché où résiste le dernier carré. Viens donc voir mon Parnassius apollo. Je suis une nouvelle fois frappé par la disproportion entre ces doigts énormes et la délicatesse avec laquelle il manie le si léger velours de ses victimes. Avant de nous quitter, il me dit en confidence : Ne le dis pas à Marceline, mais je suis foutu. Il ajoute, en me montrant son crâne : C’est la tête.
66 ans, 10 mois, 6 jours
Jeudi 16 août 1990
« Pollution », annonce Mona en enfournant les draps des garçons dans la machine à laver. Nocturne ? Et diurne, précise-t-elle en y ajoutant une paire de chaussettes poisseuses et deux slips vitrifiés par le sperme.
Eh oui, pour la morve on a inventé le mouchoir, le crachoir pour la salive, le papier pour les selles, le pistolet pour l’urine, le fin cristal pour les larmes de la Renaissance, mais rien de spécifique pour le sperme. En sorte que depuis que l’homme est adolescent et qu’il décharge partout où la pulsion l’y pousse, il tente de cacher son forfait avec les moyens du bord : draps, chaussettes, gants de toilette, torchons, mouchoirs, kleenex, serviettes de bain, brouillons de dissertations, journal du jour, filtre à café, tout y passe, même les rideaux, les serpillières et les tapis. La source étant intarissable, innombrables et imprévisibles étant les pulsions, notre environnement est un honteux foutoir. C’est absurde. Il est urgent d’imaginer un réceptacle à sperme qu’on offrirait à chaque garçon le jour de sa première éjaculation. L’affaire serait rituellement réglée, ce serait l’occasion d’une fête familiale, le garçon porterait son bijou en sautoir, aussi fièrement que sa montre de communiant. Et il l’offrirait à sa promise le jour de ses fiançailles, conclut Mona que mon projet intéresse.
66 ans, 10 mois, 7 jours
Vendredi 17 août 1990
Jusqu’à une date toute récente, le mot « pollution » désignait soit la profanation d’un lieu sacré, soit — et surtout — l’éjaculation nocturne involontaire, autrement dénommée spermatorrhée. Le choix de ce mot, de ce mot-là, précisément, du mot « pollution » pour désigner la dégradation du milieu naturel par la contamination des produits toxiques date des années 1960, apogée de la grande branloire industrielle.
66 ans, 10 mois, 9 jours
Dimanche 19 août 1990
Cette incertitude à l’adolescence : allais-je devenir un homme ? En été, c’étaient les feuilles des platanes qui recueillaient mon sperme. Pas commode.
66 ans, 10 mois, 23 jours
Dimanche 2 septembre 1990
Fin des vacances scolaires. Les enfants nous ont laissés épuisés. Littéralement : deux puits vides. Le spectacle de l’énergie qu’ils dépensent entre le lever et le coucher du soleil est à lui seul éreintant. Des corps en perpétuelle dépense quand les nôtres vont désormais à l’économie. Sur quinze jours, toutes nos réserves vitales y sont passées. Ces gosses nous abrègent, dis-je à Mona. Et nous nous effondrons sur notre lit, inertes. Où est passé ce désir inextinguible qui fut à l’origine de ces générations ? Je suis mou comme une chique et Mona sèche comme un vent de sable.
66 ans, 10 mois, 24 jours
Lundi 3 septembre 1990
À ce propos, j’observe que je n’ai rien dit ici sur la fonte de notre désir avec les ans. La question n’est pas tant de savoir depuis quand nous ne faisons plus l’amour (curiosité de magazine) mais comment nos corps s’y sont pris pour passer sans heurt de la copulation perpétuelle à la jouissance de notre seule chaleur. Cette extinction progressive du désir ne semble pas avoir entraîné de frustration, sauf à mettre certains énervements sur le fait que nos sexes ne se parlent plus. Nous faisions l’amour plusieurs fois par jour dans les premiers mois, nous l’avons fait toutes les nuits de notre jeunesse (mis à part les derniers mois de grossesse dévolus à ce que Mona appelait le « moulage » des enfants) et ainsi pendant au moins deux décennies, comme s’il était inconcevable de nous endormir l’un hors de l’autre, puis moins souvent, puis presque plus, puis plus du tout, mais nos corps demeurant enlacés, mon bras gauche autour de Mona, sa tête au creux de mon épaule, sa jambe au travers des miennes, son bras sur ma poitrine, nos peaux nues dans leur chaleur commune, souffle et sueur mêlés, ce parfum de couple… Notre désir s’est épuisé sous l’odorante protection de notre amour.
67 ans, 3 mois, 2 jours
Samedi 12 janvier 1991
En rentrant de chez les Verne, dent cassée. Aucun doute : molaire supérieure gauche. Ma langue y va voir, identifie une arête suspecte, revient, y retourne, c’est bien ça, le mont Cervin dans ma bouche. Une dent déjà dévitalisée. Blanc de poulet, gratin de courgettes, tarte à la myrtille, conversation molle, il n’y avait pourtant pas là de quoi casser une dent. Le voilà, le vrai début de la vieillesse. Cette cassure spontanée. Ongles, cheveux, dents, col du fémur, nous tombons en poudre dans notre sac. La banquise se détache de notre pôle, mais à bas bruit, sans ce hurlement des glaces qui effraie la nuit polaire. Vieillir, c’est assister à ce dégel. Il a bien fondu, disait maman de tel vieux malade. Elle disait aussi : Il a bien décollé, et l’enfant que j’étais imaginait un octogénaire prenant son envol au bout d’une piste d’aéroport. Des morts, Violette disait : Untel est parti. Je me demandais pour où.
67 ans, 4 mois, 13 jours
Samedi 23 février 1991
Quand je suis couché sur le côté, dans certaine position qu’avec l’expérience je trouve sans difficulté, je sens mon cœur battre au plus profond de mon oreille sur laquelle ma tête pèse de tout son poids. Un doux chuintement régulier, un piston rassurant dont la compagnie me berce depuis ma plus tendre enfance et que ne couvre pas complètement le sifflement de mon acouphène.
67 ans, 9 mois, 8 jours
Jeudi 18 juillet 1991
Une des blagues préférées de Grégoire : J’avance dans le couloir, quand sa main, jaillissant d’une cachette, me barre le passage en brandissant une photo de moi. Bien entendu, je sursaute. Grégoire en conclut : Pauvre grand-père, tu es si laid que tu te fais peur à toi-même ! Le rituel veut que je le poursuive, que je le rattrape, que je me venge en le chatouillant jusqu’à ce qu’il demande grâce. Cela fait, je regarde la photo. Chaque fois, la même chose me frappe : plus elle est récente plus je peine à m’y reconnaître ; si elle est ancienne c’est moi tout de suite. Cette dernière photo, Grégoire l’a prise et tirée lui-même il y a deux semaines. Je dois recomposer la scène pour m’y reconnaître (en un éclair, certes, mais c’est tout de même une reconstitution) : Mérac, la bibliothèque, la fenêtre, l’if, l’après-midi, le fauteuil et, dans le fauteuil, moi, écoutant de la musique. À ta mine tragico-mélancolique, dit Grégoire, ce doit être du Mahler. Tiens donc, tu devines le type de musique qu’on écoute à l’expression d’un visage, toi ? Parfaitement, quand tu écoutes ce Polonais, là, Penderecki, tu ressembles à un Rubik’s Cube abandonné.
67 ans, 9 mois, 17 jours
Samedi 27 juillet 1991
Trois heures de chaise longue à lire un roman policier, et pas moyen de me relever sans m’appuyer lourdement aux accoudoirs. Hanches douloureuses, ankylosées. Pendant quelques secondes, l’impression d’être pris dans les glaces. Désormais, entre le monde et moi, l’obstacle de mon corps.
Je revois l’oncle Georges dans ses dernières années, assis dans son fauteuil à parler de tout et de rien, le regard pétillant, les mains comme deux libellules. Le même, exactement, qu’à quarante ou cinquante ans. Mais dès qu’il se levait, on entendait craquer ses genoux, ses hanches, son dos. Assis, un jeune homme ; debout, un vieillard voûté, grimaçant de douleur, d’où émanait sur la fin une discrète odeur d’urine. Et qui a gardé jusqu’au bout une très gracieuse aptitude à prendre les choses à la légère. Avec l’âge, disait-il (citant je ne sais plus qui), les raideurs se déplacent.
67 ans, 9 mois, 18 jours
Dimanche 28 juillet 1991
D’où me vient ce sentiment de permanence, pourtant ? Tout se dégrade, mais demeure cette constante joie d’être. Je pensais à cela hier en regardant Mona marcher devant moi. Mona et son « port de reine », comme dit Tijo. Depuis quarante ans que je marche derrière elle, son corps s’est alourdi, bien sûr, a perdu de son élasticité, mais comment dire ? il s’est alourdi autour de sa démarche qui, elle, n’a jamais changé, et j’éprouve toujours le même plaisir à regarder Mona marcher. Mona est sa démarche.
68 ans, 8 jours
Vendredi 18 octobre 1991
Un des protégés de Tijo, ancien légionnaire unijambiste (guerre d’Algérie), vient le trouver sur deux béquilles. Et ta jambe mécanique ? demande Tijo. L’autre tergiverse. Tijo patiente suffisamment pour apprendre, au terme d’un récit filandreux, qu’il y a eu beuverie, dispute conjugale, et que l’épouse, après une raclée de trop, a claqué la porte. Fichu le camp en emportant la jambe mécanique ! D’après toi, me demande Tijo, quelle conclusion en a-t-il tirée, mon légionnaire ? (Ma foi…) Eh bien, celle-ci : Faut qu’elle m’aime encore, non, pour s’être barrée avec ma jambe ? Au lieu de conclure à l’idiotie Tijo conclut à notre insatiable besoin d’être aimé.
68 ans, 3 mois, 26 jours
Mercredi 5 février 1992
Cheville douloureuse. Consultation d’un rhumatologue, qui me dirige vers une podologue, laquelle affirme, après avoir examiné mes pieds : Bien entendu, vous ne savez pas danser. Je confirme. Rien d’étonnant à cela, la plante de votre pied droit repose sur trois points seulement (qu’elle désigne) au lieu de reposer sur toute sa surface. Et voilà réduite à une banale cause mécanique une inaptitude à la danse que j’ai toujours attribuée à mon manque d’incarnation. Je m’entends expliquer à la podologue que pourtant, dans ma jeunesse, je faisais de la boxe, je jouais au tennis, et que j’excellais au ballon prisonnier ! Le ridicule de cette phrase fait en moi un tel tintamarre que je n’entends pas la réponse, probablement technique, de la podologue. Moi et mon ballon prisonnier ! (Ô Violaine !) Pourquoi diable — à soixante-huit ans ! — tenir encore à passer pour un as du ballon prisonnier —, jeu dont tout le monde a probablement oublié l’existence ? J’y réfléchis à tête reposée et je me revois, dans la cour de récréation, jouant à ce jeu si rapide, aux règles si brutales : esquiver, intercepter, ruser, tirer, rester seul sur le terrain, décimer néanmoins l’équipe adverse, subir le feu des deux côtés à la fois, tellement agile, tellement combatif, increvable, ah ! cette joie purement physique ! Cette exultation ! Chaque partie de ballon prisonnier m’était une nouvelle naissance. C’est cette naissance à moi-même que je célèbre quand je me vante d’avoir été un as du ballon prisonnier !
68 ans, 7 mois, 20 jours
Samedi 30 mai 1992
Surpris Grégoire en plein délit de masturbation, lui l’arme du crime à la main, moi la poignée de la porte. Horriblement gênés tous deux. Il n’y avait pas de quoi ; comme dit l’autre, tout désir que la main n’étreint pas n’est qu’un songe. Un pénible sentiment d’intrusion m’a tracassé toute la journée. Je suis resté coincé dans une tête de préadolescent, cet être informe qui s’extirpe de l’enfance en se tirant par la queue. Ce soir, j’ai mis le grenier sens dessus dessous jusqu’à retrouver le Jeu de l’oie du dépucelage qu’Étienne et moi avions créé au pensionnat. J’ai provoqué Grégoire en duel. Il m’a battu à plate couture. Comme il atteignait la case 12 (En tombant par hasard sur votre linge sale, votre oncle Georges vous félicite : vous êtes devenu un homme), il m’a gratifié d’un sourire largement reconnaissant. Je lui ai offert le jeu.
68 ans, 8 mois, 5 jours
Lundi 15 juin 1992
Promenade solitaire, hier, au Luxembourg. Une femme, jeune encore, crie joyeusement mon nom, demande des nouvelles de Mona, m’embrasse et passe son chemin. Qui était-ce ? Le soir, à la sortie du Vieux-Colombier, deux ou trois mots déterminants me manquent dans la joute critique qui nous oppose T.H. et moi. Cherchant la voiture dans le parking Saint-Sulpice, je me trompe d’étage, remonte, redescends, tourne en rond… Où ai-je donc la tête ? Je m’étonne de n’avoir pas écrit davantage sur ces oublis qui ont empoisonné ma vie. J’ai dû me dire qu’ils relevaient de la psychologie. Idiotie ! Le phénomène est tout ce qu’il y a de physique. C’est d’électricité qu’il s’agit ici, mauvais contacts dans les circuits mentaux. Quelques synapses qui ne font pas leur office de transmetteurs entre les neurones concernés. La route est coupée, le pont s’est effondré, il faut se taper un détour de vingt-cinq kilomètres pour retrouver le souvenir égaré. Si ce n’est pas physique, cela !
68 ans, 8 mois, 6 jours
Mardi 16 juin 1992
J’aurais dû tenir le journal de mes oublis.
68 ans, 10 mois, 1 jour
Mardi 11 août 1992
Fanny, qui vient d’avoir onze ans et qui a, plus que Marguerite, le sens de l’ennui, me demande si le temps passe pour moi aussi lentement que pour elle. Pour le moment, sept fois plus vite, lui dis-je, mais ça change tout le temps. Elle m’objecte que, « du point de vue de la pendule » (sic), c’est pourtant le même temps qui s’égrène pour elle et pour moi. C’est vrai, dis-je, mais ni toi ni moi ne sommes cette pendule, laquelle, à mon avis, n’a aucun point de vue sur quoi que ce soit. Et de lui faire un petit cours sur le temps subjectif où elle apprend que notre perception de la durée est rigoureusement fonction du temps qui s’est écoulé depuis notre naissance. Elle me demande alors si chaque minute passe pour moi huit fois plus vite que pour elle. (Aïe, ça se complique.) Non, dis-je, si je les passe chez le dentiste pendant que tu joues avec Marguerite, certaines minutes me paraîtront même beaucoup plus longues qu’à toi. Long silence. J’entends les rouages de sa petite tête chercher à concilier les notions de contingence et de totalité, et je constate qu’entre ses deux yeux le pli de la réflexion lui fait la même expression qu’à Lison au même âge. Finalement, elle me fait la proposition suivante : Regarder ensemble la grande aiguille de la pendule, « pour obliger le temps à passer à la même vitesse pour toi et pour moi ». Ce que nous faisons, en donnant à cette minute commune le silence et la solennité d’une commémoration. Et c’en est une, car cette conversation à voix basse me renvoie aux cours de « petite philosophie » que me chuchotait mon père, il y a soixante ans (autant dire hier), dans le tic-tac de cette même pendule. La minute écoulée, Fanny pose un baiser sur ma joue en concluant, avant de filer : Grand-père, j’aime quand je m’ennuie avec toi.
69 ans
Samedi 10 octobre 1992
Dîner en petit comité pour mon anniversaire. « Mon anniversaire » est une expression enfantine que nous traînons jusqu’à notre dernière bougie.
69 ans, 9 mois, 13 jours
Vendredi 23 juillet 1993
J’avais oublié que Montaigne n’avait pas de mémoire :
C’est un outil de merveilleux service que la mémoire… Elle me manque du tout. (…) Et quand j’ai un propos de conséquence à tenir, s’il est de longue haleine, je suis réduit à cette misérable nécessité d’apprendre par cœur mot à mot ce que j’ai à dire ; autrement je n’aurais ni façon ni assurance étant en crainte que ma mémoire vînt à me faire un mauvais tour. Mais ce moyen m’est non moins difficile. Pour apprendre trois vers il me faut trois heures. (…) Plus je m’en défie plus elle se trouble ; elle me sert mieux par rencontre, il faut que je la sollicite nonchalamment : car si je la presse, elle s’étonne ; et après qu’elle a commencé à chanceler, plus je la sonde plus elle s’empêtre et embarrasse ; elle me sert à son heure, non pas à la mienne… Si je m’enhardis, en parlant, à me détourner tant soit peu de mon fil, je ne faux jamais de le perdre. (…) Les gens qui me servent il faut que je les appelle par les noms de leurs charges ou de leur pays, car il m’est très malaisé de retenir des noms. (…) Et si je durais à vivre longtemps, je ne crois pas que je n’oubliasse mon nom propre. (…) Il m’est advenu plus d’une fois d’oublier le mot du guet que j’avais trois heures auparavant donné ou reçu d’un autre, et d’oublier où j’avais caché ma bourse. Je m’aide à perdre ce que je serre particulièrement. (…) Je feuillette les livres, je ne les étudie pas : ce qui m’en demeure c’est chose que je ne reconnais plus être d’autrui ; c’est cela seulement de quoi mon jugement a fait son profit, les discours et les imaginations de quoi il s’est imbu, l’auteur, le lieu, les mots et autres circonstances, je les oublie incontinent. Essais, livre II, chapitre 17
Cité par le même (Térence, l’Eunuque ; I, 2, 25) :
Je suis plein de trous, je fuis de partout.
70 ans, 5 mois, 2 jours
Samedi 12 mars 1994
Hier chez A. et C., cette question de savoir si le cancer de W. ne serait pas d’origine psychosomatique. Approbation unanime. Oui, oui, bien sûr, il a mal supporté sa retraite, la maladie de sa femme, le divorce de sa fille, etc., tout le monde était d’accord jusqu’au moment où le jeune P., fils aîné de nos hôtes, a jeté un froid en concluant que « W. sera vachement rassuré d’apprendre qu’il meurt d’une maladie psychosomatique. C’est quand même moins dégueulasse qu’un cancer du côlon ! ». Sur quoi, le jeune P. fiche le camp en claquant la porte.
Je crois comprendre la rogne de ce garçon. Sans contester le fait que notre corps exprime à sa façon ce que nous n’arrivons pas à formuler — qu’un lumbago signifie que j’en ai plein le dos, que les coliques de Fanny disent sa terreur des mathématiques —, je vois bien ce que le tout-psychosomatique peut avoir d’agaçant pour la génération du jeune P. Il stigmatise la même pudibonderie qui me révoltait à son âge. Dans ma jeunesse, le corps n’existait tout simplement pas comme sujet de conversation ; il n’était pas admis à table. Aujourd’hui on l’y tolère, à condition qu’il ne parle que de son âme ! En filigrane du tout-psychosomatique flotte cette vieille lune : les maux du corps comme expression des tares du caractère. La vésicule foireuse du colérique, les coronaires explosives de l’intempérant, l’Alzheimer inévitable du misanthrope… Non seulement malades, mais coupables de l’être ! De quoi meurs-tu, bonhomme ? Du mal que tu t’es fait, de tes petits arrangements avec le néfaste, des bénéfices momentanés que tu as tirés de pratiques malsaines, de ton caractère, en somme, si peu tenu, si peu respectueux de toi-même ! C’est ton surmoi qui te tue. (Rien de neuf, en somme, depuis que la petite vérole donnait à lire l’âme de la Merteuil sur son visage ravagé.) Tu meurs, coupable d’avoir pollué la planète, mangé n’importe quoi, subi l’époque sans la changer, fermé les yeux sur la question de la santé universelle au point de négliger ta propre santé ! Tout ce système que ta paresse a mollement couvert s’est acharné sur ton corps innocent, et le tue.
Car si le tout-psychosomatique désigne le coupable, c’est pour mieux célébrer l’innocent. Notre corps est innocent, messieurs et mesdames, notre corps est l’innocence même, voilà ce que clame le tout-psychosomatique ! Si seulement nous étions gentils, si nous nous conduisions bien, si nous menions une vie saine dans un environnement maîtrisé ce n’est pas notre âme seule, c’est notre corps lui-même qui accéderait à l’immortalité !
Longue diatribe que je débite dans la voiture sur le chemin du retour avec la fougue de ma jeunesse retrouvée.
Peut-être, conclut Mona, mais ne pas négliger le fait que le jeune P. ne rate pas une occasion de faire passer ses parents pour des cons.
70 ans, 5 mois, 3 jours
Dimanche 13 mars 1994
Mesdames et messieurs, nous mourons parce que nous avons un corps, et c’est chaque fois l’extinction d’une culture.
70 ans, 8 mois, 5 jours
Mercredi 15 juin 1994
Nous nous connaissons, me dit le vieux professeur de philosophie de Grégoire lors de la réunion de parents où je suis allé glaner la couronne de louanges qu’on tresse à mon petit-fils. Vraiment ? Oui, je vous ai torturé dans votre jeunesse, explique-t-il avec un sourire amical. Et je le reconnais : c’est le neveu du docteur Bêk ! Celui dont l’énorme main, il y a quarante ans, étouffait mes hurlements quand l’oncle arrachait mon polype. Depuis le début de l’année Grégoire ne tarit pas d’éloges sur ce professeur de philosophie « absolument génial ! ». Le fait que ce soit un colosse sénégalais n’entre pas dans les éléments de sa description, détail sans signification philosophique. Monsieur F. tapote l’aile de son nez : On endort, aujourd’hui, pour ce genre d’opération, mais elles sont toujours aussi inefficaces. Votre petit-fils aussi parle un peu du nez, ce qui ne l’empêche pas d’être un excellent philosophe.
71 ans, 5 mois, 22 jours
Samedi 1er avril 1995
Retour de l’hôpital où nous sommes allés voir Sylvie, Grégoire et moi. Elle nous reconnaît, mais sans accommoder, semble-t-il. « Grégoire », dit-elle doucement, et cela manque de réalité. C’est son fils, elle le sait, c’est le prénom de son fils, elle s’en souvient, il y a de la tendresse dans sa voix, mais l’image et le prénom ne l’atteignent pas, ne se superposent pas. Comme si elle voyait flou, commente Grégoire, qui ajoute : D’ailleurs elle-même est floue, on dirait qu’elle marche juste à côté de son corps, tu ne trouves pas, grand-père ? Au début de la maladie de Sylvie, quand il m’en donnait des nouvelles, Grégoire disait déjà : Maman n’est pas tout à fait « nette », ou alors, ça va aujourd’hui, maman est « nette ». Je le vois esquisser un sourire quand, nous accueillant dans son bureau, le docteur W. annonce que nous allons « faire le point ».
71 ans, 5 mois, 25 jours
Mardi 4 avril 1995
En pensant à Sylvie, cette nuit (elle devrait sortir dans un mois), me revient ce mot, « désaxé », que maman utilisait pour se plaindre de moi. Le mot produisait une impression de vertige et de flou. Au fond, ce journal aura été un perpétuel exercice d’accommodation. Échapper au flou, maintenir le corps et l’esprit dans le même axe… J’ai passé ma vie à « faire le point ».
71 ans, 8 mois, 4 jours
Mercredi 14 juin 1995
Intrusion massive du corps commun dans l’autobus 91, à la station des Gobelins. Quand j’y monte, gare Montparnasse, le bus est vide. Je profite de cette solitude inespérée pour m’abîmer dans une lecture que perturbent à peine les passagers qui, de station en station, s’asseyent autour de moi. À Vavin, toutes les places assises sont occupées. Aux Gobelins, le couloir est bondé. Je le constate avec l’innocent égoïsme de celui qui, ayant trouvé un siège, jouit d’autant mieux de sa lecture. Un jeune homme, assis en face de moi, est lui aussi plongé dans un livre. Étudiant, sans doute. Il lit Mars de Fritz Zorn. Debout dans le couloir, à côté de l’étudiant, une femme forte, la soixantaine essoufflée, un cabas bourré de légumes à la main, respire bruyamment. L’étudiant lève les yeux, croise mon regard, voit la dame et, spontanément, se lève pour lui céder sa place. Asseyez-vous, madame. Il y a quelque chose de germanique dans la politesse du jeune homme. Droit, grand, la nuque raide, le sourire discret, un garçon distingué. La dame ne bouge pas. Il me semble même qu’elle fusille l’étudiant du regard. Désignant le siège de la main, le jeune homme insiste. Je vous en prie, madame. La dame cède, de mauvais gré me semble-t-il. En tout cas sans remercier. Elle s’introduit devant le siège vacant, toujours soufflant, mais ne s’assied pas. Elle se tient face à moi, son cabas à la main, mais reste debout devant le siège vide. Le jeune homme casse sa nuque pour insister encore. Asseyez-vous, madame, je vous en prie. Ici, la dame prend la parole. Pas tout de suite, dit-elle d’une voix claironnante, j’aime pas quand c’est trop chaud ! Le jeune homme rougit violemment. La phrase est à ce point stupéfiante qu’elle m’empêche de replonger dans ma lecture. Un bref regard latéral me donne à voir la réaction des autres passagers. On étouffe un petit rire, on fixe ses pieds, on regarde ostensiblement dehors, bref on est gêné. C’est alors que la dame se penche vers moi, et qu’elle me dit, son visage à quelques centimètres du mien, comme si nous étions de vieilles connaissances : J’attends que ça refroidisse ! Du coup, c’est moi qu’on regarde. On attend ma réaction. L’idée me vient alors qu’à cette seconde précise nous ne formons tous qu’un seul corps dans l’autobus 91. Le même corps éduqué. Un corps unique dont les fesses ne supportent pas la chaleur des sièges couvés par d’autres fesses, mais qui préférerait se jeter sous les roues de l’autobus plutôt que de l’avouer publiquement.
71 ans, 8 mois, 5 jours
Jeudi 15 juin 1995
Pas de comique sans éducation.
72 ans, 2 mois, 2 jours
Mardi 12 décembre 1995
Certaines maladies, par la terreur qu’elles inspirent, ont la vertu de nous faire supporter toutes les autres. La propension à envisager le pire pour accepter le contingent est au menu de nombreuses conversations chez les gens de ma génération. Hier encore, à la table des Verne, s’agissant du diagnostic de T.S. : On craignait une maladie d’Alzheimer, par bonheur ce n’était qu’une dépression. Ouf ! L’honneur est sauf. T.S. n’en finira pas moins fada, mais il ne sera pas dit qu’Aloïs aura eu sa peau.
Je ricane intérieurement sans pour autant m’exclure du lot. Je préférerais mourir plutôt que de l’avouer mais la menace Alzheimer (et je songe bien sûr à Étienne dont l’état s’est encore dégradé) me terrorise tout autant que n’importe qui. Toutefois, cette peur a un mérite : elle me distrait de ce qui m’affecte pour de bon. Mon taux de sucre est préoccupant, ma créatinine hors de proportion, mes acouphènes brouillent de plus en plus les ondes, ma cataracte me fait un horizon flou, je me réveille chaque matin avec une douleur nouvelle ; bref, la vieillerie progresse sur tous les fronts mais je n’éprouve qu’une seule vraie peur : la peur d’Aloïs Alzheimer ! Au point que je m’impose quotidiennement des exercices de mémorisation que mon entourage prend pour un passe-temps d’érudit. Je peux réciter des pans entiers de mon cher Montaigne, du Quichotte, de mon vieux Pline ou de La Divine Comédie (en leur langue d’origine, s’il vous plaît !), mais s’il m’arrive d’oublier un rendez-vous, d’égarer mes clefs, de ne pas reconnaître Monsieur Machin, de buter sur tel prénom ou de lâcher le fil d’une conversation, le fantôme d’Aloïs se dresse aussitôt devant moi. J’ai beau me dire que ma mémoire a toujours été capricieuse, qu’enfant elle me trahissait déjà, que je suis comme ça et pas autrement, rien n’y fait. La conviction qu’Alzheimer m’a enfin rattrapé l’emporte sur tout raisonnement et je me vois à brève échéance au dernier degré de la maladie, contact perdu avec le monde et avec moi-même, chose vivante qui ne se souvient pas d’avoir vécu.
En attendant, on me réclame un poème au dessert, que je récite non sans me faire prier, comme il se doit. Ah ! Vous au moins, vous n’êtes pas guetté par la maladie d’Alzheimer !
72 ans, 7 mois, 28 jours
Vendredi 7 juin 1996
Frédéric, médecin, amant et professeur de Grégoire en médecine interne, se plaint de ne pouvoir dîner en ville sans être bombardé de questions relatives à la santé des convives. Pas une soirée où la moitié des invités ne quémandent diagnostics, thérapies, avis, recommandations pour eux-mêmes ou pour leurs proches. Ça l’exaspère. Depuis que j’exerce, dit-il, et même depuis que je suis étudiant, personne ne m’a jamais demandé à quoi je m’intéresse dans la vie quand je ne joue pas au docteur ! À tel point que sortir lui fait horreur. N’étaient les désirs de Grégoire dans ce domaine, Frédéric resterait cloîtré chez lui parce que… (ici, sa main tranche au-dessus de sa tête), ras le bol ! Selon lui, la table chamanise le médecin. De voir le toubib bouffer et boire son coup comme tout un chacun, ça vous le rend fraternel, il devient le sorcier de la tribu hypocondre, le gourou de ces dames, ce docteur exceptionnel — et tellement humain ! — qu’on a rencontré chez les Untel, tu te souviens, chéri ? À l’hôpital, dit Frédéric, aux yeux des mêmes, je dis bien des mêmes, je suis d’abord un candidat mandarin soupçonné de creuser le déficit de la Sécu pour collectionner les Porsche. À table non, me voilà devenu l’incarnation d’une médecine humaine, respectable et compétente. Si vous êtes chirurgien et qu’on vous a rencontré chez des amis on vous suivra comme un toutou jusque sur la table d’opération et on recommandera chaleureusement votre bistouri à d’autres amis, car les médecins ont ceci de commun avec les confitures : ceux de la famille sont incomparables ! Quand je vois mes externes s’échiner aux urgences j’ai envie de leur crier : Fichez le camp, laissez tomber vos malades, allez dîner en ville, c’est là que se font les carrières, pas dans la salle de permanence !
Frédéric s’échauffe tout seul pendant une bonne partie du dîner, puis, se levant de table, malice et venin dans l’œil, il me demande : Et vous, ça va ? La santé, ça boume ? Profitez-en tant que je suis là !
72 ans, 7 mois, 30 jours
Dimanche 9 juin 1996
L’homosexualité de Grégoire. J’ai beau avoir l’esprit large («avoir l’esprit large », l’étroitesse de cette expression !), mon imagination demeure obtuse en matière d’homosexualité. Si mes principes l’admettent, mon corps ne peut absolument pas concevoir le désir du même ! Grégoire homosexuel, soit, c’est notre Grégoire, il fait bien ce qu’il veut, la question de ses préférences ne se pose pas, mais le corps de Grégoire se satisfaisant d’un corps d’homme, voilà ce que l’esprit de mon propre corps, si je puis dire, ne peut pas concevoir. Ce n’est pas la sodomie, non. Mona et moi ne l’avons pas boudée, nos feuilles de rose nous ravissaient, et quel joli garçon elle faisait alors ! Mais justement, elle n’était pas un garçon. Je songe, en m’endormant, à l’homosexualité de Grégoire… Ou plutôt je cesse d’y songer, l’énigme s’effiloche, devient la matière même du sommeil qui m’absorbe.
72 ans, 9 mois, 12 jours
Lundi 22 juillet 1996
Seul au jardin, je lève les yeux de ma lecture, distrait par le chant d’un oiseau que je regrette de ne pouvoir identifier. Ce constat vaut pour presque toutes les fleurs qui m’entourent et dont j’ignore le nom, pour quelques arbres aussi, pour la plupart des nuages et pour les éléments qui composent cette motte de terre que mes doigts émiettent. De tout cela, je ne peux rien nommer. Les travaux de ferme de mon adolescence ne m’ont presque rien appris sur la nature. Il est vrai qu’ils n’étaient destinés qu’à me muscler. Le peu que j’ai su, je l’ai oublié. Bref, me voilà civilisé au point de n’avoir aucune connaissance élémentaire ! L’oiseau qui m’a tiré de ma lecture chante dans le silence de cette ignorance. D’ailleurs, ce n’est pas tant son chant que j’écoute que le silence lui-même. Un silence absolu. Et tout à coup, cette question : Où est passé mon acouphène ? J’écoute plus attentivement. C’est bien ce qui me semblait : pas d’acouphène, juste l’oiseau. Je me bouche les oreilles pour écouter l’intérieur de mon crâne. Rien. L’acouphène a bel et bien disparu. Ma tête est vide, elle bourdonne un peu sous la pression de mes doigts, comme un tonneau contre lequel j’aurais collé l’oreille. Absolument vide, le tonneau. Vide de son, ce dont je me réjouis, et de toute connaissance élémentaire, ce qui me navre. Je reprends ma lecture savante pour me vider davantage.
72 ans, 9 mois, 13 jours
Mardi 23 juillet 1996
L’acouphène est revenu, bien sûr. Quand ? Je n’en sais rien. Cette nuit, il était là, tout sifflant dans mon insomnie. J’en suis presque rassuré. Ces petits maux, qui nous terrorisent tant à leur apparition, deviennent plus que des compagnons de route, ils nous deviennent. Naguère, c’était par eux que la vie de village vous désignait très naturellement : le goitreux, le bossu, le chauve, le bègue. Et dans les classes de mon enfance les élèves entre eux : le gros, le bigleux, le sourdingue, le boiteux… De ces tares, considérées comme de simples données, le Moyen Âge a fait des noms de famille. Les Courtecuisse, Legras, Petitpierre, Grosjean et autres Leborgne courent encore les rues de nos jours. Je me demande quel sobriquet m’aurait infligé cette rude sagesse médiévale. Lesiffleur ? Dusifflet ? Le père Dusifflet ? Va pour le père Dusifflet. Vous savez, celui qui a un sifflet dans la tête ! Accepte-toi pour ce que tu es, Dusifflet, et fais de ton nom une gloire.
72 ans, 9 mois, 14 jours
Mercredi 24 juillet 1996
Je repensais à cet oiseau que je n’ai pas reconnu quand me sont revenus ces vers de Supervielle :
À la place de la forêt
Un chant d’oiseau s’élèvera
Que nul ne pourra situer,
Ni préférer, ni même entendre,
Sauf Dieu qui, lui, l’écoutera
Disant : « C’est un chardonneret. »
C’était dans Gravitations, je crois, et cela s’appelait Prophétie. Oui, mais mon oiseau, lui, le vrai, quel était son nom ? Demain, je poserai la question à Robert.
72 ans, 9 mois, 16 jours
Vendredi 26 juillet 1996
Depuis quelque temps, tyrannie des flatulences. Une irrépressible envie de péter s’imposant à moi sans préavis, je me surprends à péter en toussant, dans l’espoir enfantin que le bruit de la toux couvrira celui du pet. Impossible de savoir si le stratagème réussit puisque la déflagration de la toux dans mon oreille interne couvre largement la détonation extérieure. Cette précaution est d’ailleurs inutile : je suis généralement entouré de gens à ce point civilisés qu’ils préféreraient mourir plutôt que de stigmatiser mon incivilité. Pour autant, personne ne s’inquiète de ma toux. Bande de sauvages !
Tijo, que ma confession amuse, m’offre en échange une de ses histoires drôles. Comme souvent avec les blagues très physiques de Tijo, celle-ci me laisse un arrière-sens aussi long à se dissiper qu’un grand cru de Chanel.
Quatre vieux amis se rencontrent. Le premier dit aux trois autres : Quand je pète, ça fait un bruit terrible et ça répand une odeur épouvantable. Le deuxième : Moi, un bruit terrible mais pas d’odeur du tout. Le troisième : Moi, pas le moindre bruit mais une odeur, une odeur, alors là mes enfants, une de ces odeurs ! Et le quatrième : Moi non, ni bruit ni odeur. Après un long silence et des regards en coin, un des trois autres lui demande : Alors, pourquoi tu pètes ?
72 ans, 9 mois, 27 jours
Mardi 6 août 1996
Allons, allons, un peu de courage : de quelle nature exacte sont les questions informulées que je me pose sur l’homosexualité de Grégoire ? Là est la vraie question ! J’y songeais cet après-midi en les regardant, Frédéric et lui, cueillir les framboises. Grégoire lui-même m’a donné la réponse après le dîner, une fois avalée la dernière bouchée de crumble. Comme nous faisions un tour de jardin, il a passé son bras sous le mien et m’a dit qu’il savait exactement à quoi je pensais. Tu te demandes, grand-père, de Frédéric et de moi, qui encule et qui est enculé. (Légère sidération du grand-père.) C’est tout à fait normal, tu sais ; en matière d’homosexualité tout le monde se pose ce genre de questions. (Un temps.) Et comme tu m’aimes autant que je t’aime, tu te demandes si ton petit-fils préféré prend toutes les précautions nécessaires pour ne pas attraper cette saloperie de sida. Le fait est, le voilà le goulet où s’étranglent mes inquiétudes. Du coup, je libère le flot de questions qui doivent tourmenter quantité de pauvres gosses et qu’ils n’osent poser à personne. Quid de la salive ? Est-elle un facteur de transmission ? Et les pipes ? Peut-on attraper le sida en taillant une pipe ? Et les hémorroïdes ? Et les gencives ? Prenez-vous soin de vos dents ? Et les fréquences ? Et la diversité des partenaires ? Vous êtes fidèles au moins ? Ne t’inquiète pas grand-père, Frédéric n’a pas quitté sa femme pour me tromper avec un homme ! Quant à moi, je suis comme toi, résolument monogame. En ce qui concerne l’enculage c’est l’un ou l’autre, selon l’humeur ou le cours de la bataille, parfois l’un et l’autre successivement. Encore un tour de jardin, puis cette explication, plus technique : Quant à savoir pourquoi l’homosexualité, grand-père, vaste question ! Restons en surface, tu veux bien ? et disons qu’il n’y a que l’homme pour vraiment contenter l’homme. Considère la pipe, par exemple, d’un strict point de vue technique : il faut en avoir soi-même ressenti les bénéfices pour être un bon tailleur de pipe ! Une femme, si douée soit-elle, ne possédera jamais que la moitié du dossier.
Tard dans la nuit, tous deux seuls au coin du feu : Au fond, me confie-t-il, tu es à l’origine de mes deux vocations. Je me suis fait médecin parce que je ne voulais pas que tu meures, et pédé parce que tu m’as emmené voir Greystoke. Ce beau garçon tout nu dans les arbres aura été mon archange Gabriel ! Mais tu n’avais que huit ans, voyons ! Eh oui, précoce dans ce domaine-là aussi !
Plus tard encore, à propos de médecine, je lui raconte la mort de Violette. Il diagnostique une phlébite. Violette soufflait de plus en plus, ses varices grossissaient, les efforts physiques lui coûtaient, cet après-midi-là un caillot a dû migrer des jambes ou de l’aine jusqu’aux poumons où il a bloqué sa respiration. Ta Violette a fait une embolie pulmonaire massive, grand-père, tu ne pouvais absolument rien y faire. Ni toi ni personne.
Pour la première fois depuis soixante ans, songeant à la mort de Violette je me suis endormi en paix.