Quand on a tenu sa vie durant le journal de son corps, une agonie ça ne se refuse pas.
Ma chère Lison,
Te voilà, cette fois, devant une interruption de sept ans. Après la mort de Grégoire l’observation de mon corps a perdu tout intérêt. J’avais le cœur ailleurs. Mes morts se sont mis à me manquer tous ensemble ! Au fond, me disais-je, je ne me suis jamais remis de la mort de papa, de la mort de Violette, de la mort de Tijo, et je ne me remettrai pas de la mort de Grégoire. Le deuil pour seule culture, j’ai développé un chagrin solitaire et colérique. Il est difficile de discerner ce que nous ôtent, en mourant, ceux que nous avons aimés. Passons sur le nid des affections, passons sur la foi des sentiments et les délices de la connivence, la mort nous prive du réciproque, c’est vrai, mais notre mémoire compense, vaille que vaille. (Je me souviens, papa murmurait parfois… Violette quand elle voulait me rassurer disait toujours… Tijo, s’il racontait une histoire… Quand nous étions pensionnaires, Étienne… Quand Grégoire riait…) Du vivant de leurs corps nos morts tissent nos souvenirs, mais ces souvenirs ne me suffisaient pas : c’était leur corps qui me manquait ! La matérialité de leur corps, cette absolue altérité, voilà ce que j’avais perdu ! Ces corps ne peuplaient plus mon paysage. Mes morts étaient les meubles ôtés qui avaient fait l’harmonie de ma maison. Comme leur présence physique, tout à coup, m’a manqué ! Et comme que je me suis manqué en leur absence ! Il me manquait de les voir, de les sentir, de les entendre, ici, maintenant ! La sueur poivrée de Violette me manquait. La voix enrouée de Tijo me manquait. Le souffle presque blanc de papa et la joyeuse évidence corporelle de Grégoire me manquaient. Dans mes moments de lucidité je me demandais de quel corps je parlais. Mais de quel corps parles-tu, nom de Dieu ? Tijo était une araignée de cinq ans à la voix suraiguë avant de devenir ce camarade gouailleur, massif et noir, aux rauquements de tabac, de quel Tijo parles-tu ? Grégoire pesait un poids d’enclume dans son bain d’enfant avant la finesse des muscles et la grâce des gestes ! Pourtant, c’était bel et bien le corps de Grégoire, le corps de Tijo, le corps de Violette qui me manquaient, leur présence physique ! Le corps de papa, cette main osseuse, cette joue qui était un angle. Mes morts avaient eu un corps, ils n’en avaient plus, tout était là, et ces corps uniques me manquaient absolument. Moi qui les avais si peu touchés de leur vivant ! Moi réputé si peu caressant, si peu physique ! C’était leurs corps que je réclamais à présent !
S’ensuivaient des accès de folie douce où je devenais leur fantôme : la main que je tendais vers le sucrier, par exemple, les deux doigts que j’y plongeais incarnaient le geste exact que faisait Grégoire quand il sucrait son café, très précisément le geste de Grégoire piochant un sucre pour son café entre son index et son majeur, il n’y mettait jamais le pouce (avais-tu remarqué ce détail ?). J’en étais réduit à ces brèves crises de possession : devenir l’espace d’un éclair Grégoire sucrant son café, Tijo riant, Violette flageolant sur les galets. Mais comme j’aurais préféré le voir, ce geste ! Et l’entendre, ce rire ! Et reculer encore le pliant de Violette ! Dieu que cette compagnie me manquait et comme j’ai compris ce mot : compagnie !
Pendant des mois je me suis laissé emporter par ces vagues de chagrin. Ta mère n’y pouvait rien, qui devait se sentir plus seule que moi. Si je ne me négligeais pas, c’était par habitude. Automatisme de la douche, du rasage et de l’habillage. Mais je n’y étais plus pour personne. Absent et de mauvais poil. Cela a fini par se voir. Tu t’es alarmée. Papa devient gâteux, sujet à des fureurs séniles ! La mort de Grégoire l’a complètement déglingué. Tu as supplié Mona de me remonter à Paris. Tu l’as fait autant pour elle que pour moi. Fanny et Marguerite se sont mis en tête de me changer les idées. Elles m’ont emmené au cinéma. Ne nous dis pas que tu t’es arrêté à Bergman, grand-père ? Il ne faut pas que tu meures idiot ! The Hours, as-tu vu The Hours de Stephen Daldry ? Ne t’inquiète pas, c’est de ton âge, ça parle de Virginia Woolf ! Mona m’a conseillé de les écouter. Grand besoin de jeunesse, c’était son diagnostic. Pourquoi pas ? Je les aime bien tes jumelles, Lison. Marguerite sous ta crinière rousse et Fanny le nez si fin entre tes sourcils froncés. Les jumelles devenues femmes. Jeunes et femmes et splendides. Et vivantes ! Dans le métro, quand un garçon les draguait, elles faisaient les idiotes : On peut pas, on est avec pépé ! Hein, pépé qu’on est avec toi ? Il nous emmène au ciné ! Avec un effarant ton de crécelle et dans un ensemble parfait. Deux splendeurs de vingt-cinq ans ! Mon rôle consistait à acquiescer, d’un hochement triste. Le gars descendait à la station suivante, ça ne ratait jamais. Les jumelles ont fait preuve de constance : deux ou trois films par semaine. Pourtant, j’ai dû abandonner ces séances de cinéma. Je me laissais envahir par les images. Mes morts en pâtissaient. Des comédiens me volaient mes fantômes. En sortant de The Hours, pour ne prendre que cet exemple, j’étais obnubilé par le corps décharné d’Ed Harris. Plus la moindre place pour celui de Grégoire. Je ne voyais qu’Ed Harris, le torse scrofuleux, les yeux allumés et le sourire vague, dans la scène où il bascule par la fenêtre pour en finir avec l’acharnement vital. J’étais possédé par une image ! Grégoire éjecté par le premier acteur venu ! The Hours fut mon dernier film. Les jumelles se méprirent sur mon renoncement. Je les ai entendues se disputer : Je te l’avais dit, tu es trop conne, cette histoire de pédé jauni par la maladie ça lui a rappelé Grégoire, forcément !
Dans les mois qui suivirent j’ai traîné mes morts au jardin du Luxembourg. Je m’asseyais dans un de ces fauteuils obliques conçus pour que les vieillards ne s’en relèvent pas. Je laissais mon œil vaguer au-dessus de mon journal parmi les promeneurs qui ne m’étaient rien. Ce n’est pas de la blague l’indifférence du grand âge, tu sais ! Aux jeunes gens du Luco j’avais envie de crier : Mes enfants, je me fous complètement de vos existences si contemporaines ! Et ces mères aux landaus je m’en bats l’œil absolument ! Et le contenu de la poussette m’indiffère autant que celui de cet article qui prétend m’éclairer une fois de plus sur le devenir de l’humanité. Dont je me tape, l’humanité, à un point, si vous saviez ! Je suis l’épicentre de sa cyclonique indifférence !
J’en étais là de mon existence commémorative quand, par un après-midi de printemps (pourquoi cette précision, je me foutais des saisons comme du reste), le présent a de nouveau fait irruption dans ma vie. Et m’a rendu à moi-même ! En une seconde ! Ressuscité ! Adieu les morts. C’est ainsi que nous vivons, par disparitions et résurrections successives. Et c’est ainsi que les jumelles et toi vous remettrez de ma mort. Cet après-midi-là donc, au jardin du Luxembourg, assis dans un de ces fauteuils impossibles, mon journal ouvert par l’habitude (méfie-toi, Lison, ce geste quotidien, acheter Le Monde pour ne pas le lire, est un des signes précurseurs de la sénilité), mon regard s’est arrimé à une promeneuse que j’ai instantanément reconnue. Brusque présence de mon passé ! Une femme de mon âge à la démarche pesante et pourtant déterminée, la tête rentrée dans les épaules, un bloc féminin, qui tenait bougrement au sol ! Le genre que rien n’arrête. Cette silhouette m’était on ne peut plus familière. Elle datait d’hier. Ne la voyant que de dos, je l’ai pourtant appelée par son nom.
— Fanche !
Elle s’est retournée, cigarette au bec, a posé sur moi un regard sans surprise, et m’a demandé :
— Comment va ton coude, mon pétard ?
Fanche, ma frangine de guerre ! Ici, présente, inchangée malgré les siècles. Ralentie mais inchangée ! Sa voix dans sa gorge de fumeuse mais inchangée ! Le double d’elle-même mais inchangée ! Fanche à mes yeux inchangée. Reconnue à la seconde même de son apparition, malgré ma foutue mémoire. Je me suis demandé quand je l’avais vue pour la dernière fois. À l’enterrement de Manès, je crois bien. Il y a quarante-huit ans ! Et la voilà devant moi, tout soudain, absolument pareille à elle-même. Fanche ou la permanence ! Aussitôt penchée sur mon journal, elle m’a demandé ce que je lisais. Et de hurler le titre de l’article : « Une agriculture sans paysans ! » Deux ou trois promeneurs se sont retournés. Elle avait pris feu. Elle gueulait à tue-tête. Tous ces petits agriculteurs de subsistance familiale envoyés grossir les bidonvilles du monde entier par les agro-investisseurs et qui se suicident en masse, tu te rends compte, mon pétard ! En Afrique, en Inde, en Amérique latine, dans l’Asie du Sud-Est, en Australie même ! Même en Australie ! Et avec la complicité des États, partout ! Une planète sans agriculteurs ! Elle connaissait le dossier sur le bout des doigts, me récitait les sigles de toutes ces boîtes agro-anthropophages et parmi elles un énorme consortium français dont elle connaissait le conseil d’administration au complet. Et de gueuler le nom de ses membres, un par un, dont celui d’un sénateur qui devait l’entendre par la fenêtre ouverte de son bureau. Ça te révulse, toi aussi, mon pétard ? À la bonne heure, je te reconnais bien là ! Je t’ai lu, tu sais, et je t’ai écouté ! Et de me citer mes conférences — toutes ! — , la plupart de mes articles et de mes interviews. Je te suis depuis toujours, de loin mais de très près, si tu vois ce que je veux dire. C’est bien, ce que tu dis, tu sais ! Je suis presque toujours d’accord avec toi ! Je l’ai écoutée énumérer mes prises de position sur ceci ou sur cela, rares sursauts de ma faculté d’indignation qu’elle prenait pour une vigilance de chaque instant. Je ne savais pas que tu t’intéressais à la bioéthique aussi. Ce que tu as dit quant au droit des femmes à propos de la procréation pour autrui, ça m’a touchée ! Surprise et touchée ! Son œil brillait, elle me regardait comme si j’avais passé ma vie à traquer le déni de justice partout où il pointait son nez. J’ai eu beau lui assurer qu’elle s’exagérait mes mérites, que dans notre jeunesse déjà je n’avais été qu’un résistant par occasion, que depuis des années je ne me manifestais plus sur aucun front, que ma faculté de révolte était tout à fait émoussée, que je m’étais noyé dans le deuil, elle n’en a tenu aucun compte, elle a passé outre, exactement comme si elle ne m’entendait pas, elle a énuméré un certain nombre de scandales qu’il était de notre devoir de dénoncer de toute urgence. Pas au nom du bon vieux temps, mon pétard, mais comme au bon vieux temps, celui du CNR, quand nous élevions au niveau d’une valeur constitutionnelle le droit de chacun à subvenir aux besoins de sa famille ! Eh bien, ce droit-là, précisément ce droit-là, est aujourd’hui plus menacé que jamais ! Elle me haranguait, je l’écoutais, et je sentais que j’allais céder, son œil brillant me faisait la conscience claire ! Bref, Lison, comme tu le sais, j’ai cédé. Je me suis levé comme un jeune homme, je me suis arraché à cette saloperie de fauteuil et je l’ai suivie. Elle venait d’ouvrir les vannes à un flot de sang neuf. Nous allons pousser ensemble quelques coups de gueule salutaires, mon gars ! Et on va nous écouter, crois-moi ! Surtout les jeunes ! Les jeunes ont besoin de griots ! Leurs parents ne les inspirent pas. Ils en appellent aux Grands Anciens. Raison de plus pour ne pas laisser la parole aux vieux cons.
Je l’ai suivie. J’ai mis mes dossiers à sa disposition, j’ai tenu ses fiches à jour, j’ai affiné ses enquêtes, j’ai porté son cartable, et pendant ces dernières années je me suis inquiété de son corps plus que du mien. En ces temps où l’hygiène de vie est l’hymne unique, où la seule bannière claquant sur nos têtes est celle du principe de précaution, Fanche fumait comme quatre, buvait comme douze, se nourrissait au lance-pierre, travaillait au point de tomber endormie la tête sur son bureau ; je lui disais attention Fanche, ralentis, à ce rythme tu ne tiendras pas cent ans. Mais non, mon pétard, s’il faut finir que ce soit à toute allure, au plus fort de la pente, commencer piano piano, d’accord, bien réfléchir à nos débuts, c’est entendu, mais finir à toute pompe, sans ménager nos carcasses, le principe d’accélération, tout est là, nous ne sommes pas des projectiles à chute molle, nous sommes des boules de conscience lancées sur la pente toujours plus raide de notre vie ! Que nos carcasses suivent ou pas, c’est leur affaire.
Nous avons donc laissé nos carcasses à elles-mêmes pour nous pencher sur la santé du monde. Tu connais la suite, ma chérie : conférences, symposiums, tribunes libres, meetings, lycées, collèges, avion, train, parole intarissable de vieux machins à mémoire longue et conscience vive. Moi, l’homme des dossiers (plus aucun trou de mémoire !), Fanche, la femme des débats. C’est fou ce qu’elle était à la mode ! Nos adversaires spéculaient sur l’imminence de notre fin. Ces antiquités ne vont pas nous faire chier éternellement, tout de même ! Je vois à votre tête que vous souhaitez ma mort avant ma réponse, répondait Fanche aux imprudents qui la défiaient en débats singuliers. Elle mettait penseurs et rieurs de son côté. Les colériques trouvaient plus coléreux qu’eux et les sanguins la jugeaient sanguinaire. Moi, je l’entraînais à ne pas crier trop fort, ça brouillait son propos. Ses coups de gueule étaient un double effet de son tempérament et de sa surdité. Il était plus facile de lutter contre la seconde. Mona et moi lui avons farci les oreilles de petits appareils idoines qui, en améliorant son audition, décuplèrent sa puissance de feu car elle saisissait désormais les chuchotements de la partie adverse et on ne pouvait plus parler dans son dos. Elle entraîna une génération dans son tourbillon. Les jumelles, qui assuraient notre soutien logistique, me reprochèrent de leur avoir caché cette grand-tante de compétition. Pendant ce temps ta Marguerite a mis au monde le petit Stefano, et Fanny — effet de la gémellité j’imagine — l’a doté du petit Louis son cousin jumeau, mes arrière-petits-fils, donc, et toi grand-mère par voie de conséquence, et Mona arrière-grand-mère ! Ceci compensant cela, quelques morts se sont ajoutés à ma liste, dont Fanche elle-même, finalement, qui a tiré sa révérence à la Pitié-Salpêtrière, voici trois semaines.
Ses dernières paroles : Ne fais pas cette tête, mon pétard, tu sais bien qu’on finit tous dans la majorité.
86 ans, 2 mois, 28 jours
Jeudi 7 janvier 2010
Pas ouvert ce journal depuis la mort de Grégoire. Sept ans, donc. Mon corps m’est devenu aussi indifférent qu’il me l’était dans ma petite enfance, quand l’imitation de papa me suffisait en guise d’incarnation. Ses surprises ne m’épatent plus. Les pas qui raccourcissent, les vertiges quand je me lève, le genou qui se bloque, la veine qui claque, la prostate de nouveau rabotée, la voix qui graillonne, l’opération de la cataracte, les phosphènes qui s’ajoutent aux acouphènes, le jaune d’œuf séché au coin de la lèvre, le pantalon de plus en plus pénible à enfiler, la braguette que j’oublie de fermer, les fatigues subites, la multiplication des siestes, une routine désormais. Mon corps et moi vivons la fin de notre bail en colocataires indifférents. Plus personne ne fait le ménage et c’est très bien comme ça. Pourtant, les résultats de mes dernières analyses me soufflent que le moment est venu de prendre la plume une dernière fois. Quand on a, sa vie durant, tenu le journal de son corps, une agonie ça ne se refuse pas.
86 ans, 2 mois, 29 jours
Vendredi 8 janvier 2010
Depuis que Frédéric me contrôle à raison d’une analyse sanguine tous les six mois, l’ouverture de l’enveloppe a beaucoup perdu en suspens. Frédéric interprète les résultats et nous constatons ensemble que mes taux de ceci et de cela demeurent dans la norme raisonnablement élevée qui est le lot de mon âge. Vous faites un vieux schnock tout à fait présentable ! Avant-hier, pourtant, un chiffre m’a mis la puce à l’oreille : Et cette baisse de globules rouges, n’est-ce pas un peu… ? Ce n’est rien, a tranché Frédéric, un petit coup de fatigue, vous vous portez comme un quadra qui aurait un peu forcé la veille. Votre amie Fanche vous a fatigué et sa mort vous a sapé le moral, c’est tout. Allez, fichez-moi le camp, je ne veux pas vous voir avant six mois, sauf si Mona m’accepte à sa table entre-temps, bien sûr.
Tels sont mes rapports avec l’amant veuf de Grégoire. Et en effet, Mona l’invite parfois à dîner. Son humour brutal ne lui déplaît pas. Comme elle lui demandait pourquoi les hétérosexuels se convertissent si nombreux à l’homosexualité quand l’inverse est assez rare, il a répondu froidement : Pourquoi continuer à vivre en enfer quand on peut accéder au paradis ?
86 ans, 5 mois, 8 jours
Jeudi 18 mars 2010
Épuisé. À l’heure de me mettre au lit, j’ai envisagé notre escalier comme une falaise. Pourquoi avoir niché notre chambre si haut ? Depuis quelques jours, c’est ma main droite qui me hisse jusqu’à ce sommet. À chaque marche je tire la rampe à moi en murmurant intérieurement « ho-hisse ! ». Le filet du pêcheur. Je me remonte à bord. Lourd un peu plus chaque soir. Bonne pêche. Pas de pause surtout, on me suit des yeux, en bas. Ne pas inquiéter les enfants. Ils m’ont toujours vu grimper cet escalier d’un bon pas. Le palier atteint, une fois hors de vue, je m’appuie contre le mur pour reprendre mon souffle. Le sang bat à mes tempes, dans ma poitrine, jusque sous la plante de mes pieds. Je ne suis plus qu’un cœur.
86 ans, 8 mois, 22 jours
Vendredi 2 juillet 2010
Apparemment, j’avais raison, il fallait prendre plus au sérieux cette baisse des globules rouges. C’est ce que je lis dans les yeux de Frédéric après interprétation de mes nouvelles analyses. Vous sentez-vous particulièrement fatigué, ces temps-ci ? Essoufflé, quand je monte notre escalier surtout. Pas surprenant, votre hémoglobine est tombée à 9,8. Vous saignez ? Pas que je sache. Ni du nez ni d’ailleurs ? Il me parle d’examens complémentaires. Cette carcasse vaut-elle vraiment qu’on l’examine ? Ne me cassez pas les pieds, faites ce que je vous dis ! Une autre prise de sang en l’occurrence. Sur place. Et qui donne les mêmes résultats. Enrichis de ce détail : pas de déficit en vitamine B12. Ah ! tant mieux, dis-je. Comment ça, tant mieux, ce n’est pas du tout une bonne nouvelle, ça indique que vous faites peut-être une anémie réfractaire ! Réfractaire à quoi ? À tout traitement, répond Frédéric, agacé. Une seconde, il a oublié le patient ; il sermonne un étudiant décevant. Comment peut-on, à mon âge, ignorer ce qu’est une anémie réfractaire ? Silence courroucé. Je le sens tourner autour d’un pot nauséabond avant de l’entendre m’annoncer : Nous allons faire un myélogramme. Qui consiste en ? Une ponction de votre moelle. Ponction de ma moelle épinière ? Une aiguille dans ma colonne vertébrale, jamais ! Il me regarde, ébahi. Qui parle de votre moelle épinière ? Personne ne touche jamais à la moelle épinière ! Qu’est-ce que vous êtes en train de vous raconter ? Qu’on va traverser votre sternum, votre médiastin, votre cœur, votre aorte, pour aller pomper votre moelle épinière ? Frédéric, c’est bien vous qui m’avez parlé de ma moelle ? Osseuse ! Pas épinière, osseuse ! Votre moelle osseuse ! Il n’en revient pas. Tant d’ignorance le suffoque. Ignorance qui, pour son âme de pédagogue (c’est un professeur exceptionnel, disait Grégoire), est synonyme d’indifférence. Vous ne savez donc rien de votre corps ? Le sujet ne vous intéresse pas ? Terra incognita ? On court la planète pour veiller à la santé du monde et on laisse la sienne aux toubibs ? C’est de vous qu’il s’agit, bon Dieu, pas de moi ! De votre corps à vous ! Silence. Excusez-moi, bougonne-t-il. Sans pouvoir s’empêcher d’ajouter : Vous et votre foutue distinction !
86 ans, 8 mois, 26 jours
Mardi 6 juillet 2010
Attente du myélogramme. C’est pour après-demain. Demandé à Frédéric la description précise de cet examen. On enfonce un trocart dans le sternum du patient et on pompe sa moelle osseuse à des fins d’analyse. Me voilà donc envisagé comme un os à moelle. J’ai demandé à voir le trocart. C’est une aiguille creuse, d’un acier ferme, longue de quelques centimètres, avec une garde pour l’empêcher de s’enfoncer trop profondément. Ça ressemble à un de ces stylets avec lesquels les courtisans de la Renaissance se zigouillaient en douce. L’opération en elle-même évoque les innombrables morts de Dracula. On se propose de m’enfoncer un pieu dans la poitrine, ni plus ni moins. Le « trocart de Mallarmé », c’est le nom exact du pieu. Quel rapport avec le poète ? Tout ce que je crois savoir de Mallarmé en matière de médecine c’est qu’il serait mort en mimant devant son toubib les symptômes du trouble qui l’avait poussé à le consulter. Mort burlesque. Comme si le vrai meurtre avait eu lieu pendant sa reconstitution.
Bien entendu, la réflexion de Frédéric sur mon indifférence aux choses du corps m’a fait sourire. Il serait amusant de lui refiler ce journal ! Encore qu’il n’ait pas tout à fait tort. Je n’ai jamais envisagé mon corps comme objet de curiosité scientifique. Je n’ai pas cherché à le décrypter dans les livres. Je ne l’ai pas flanqué sous surveillance médicale. Je lui ai laissé la liberté de me surprendre. Ce journal m’a juste mis en état d’accueillir ces surprises. De ce point de vue, oui, j’ai opté pour l’ignorance médicale. Quelle tête, d’ailleurs, feraient les médecins s’ils nous voyaient débarquer dans leur cabinet, savants de leur savoir et maîtres de leurs diagnostics ? Ils ont voulu couper Condorcet en deux pour empêcher cela, Frédéric devrait s’en souvenir !
86 ans, 8 mois, 28 jours
Jeudi 8 juillet 2010
Myélogramme, donc. Anesthésie locale. Après s’être plus ou moins assuré que ma carcasse tiendra le choc, on me plante ce trocart de Mallarmé dans la poitrine. Un coup de boutoir. Gare à la fracture du sternum ! Ma cage thoracique ploie mais ne rompt pas. Bien. Le médecin opérant — lui aussi ancien élève de Frédéric — m’explique obligeamment que la garde du trocart permet de ne pas traverser l’os. Je ne serai donc pas cloué à la table d’opération, tant mieux. (Les papillons d’Étienne… Sa précieuse collection de papillons… Je fronçais toujours les sourcils quand l’aiguille les transperçait. Mais ils sont morts ! disait Étienne. Je me rétractais quand même. Atavique terreur du pal et de la croix.) En avant pour l’aspiration du suc médullaire, à présent. J’y vais, dit le toubib. Remontée du piston. Un peu désagréable, m’a prévenu Frédéric, mais à quatre-vingt-six ans, a-t-il ajouté avec un enjouement suspect, on voit moins bien, on entend moins bien, on pisse moins loin, on a moins de tonicité musculaire, on est tout ralenti, ergo on souffre moins ; ce sont les jeunots qui morflent dans cet examen. Erreur, cette douleur a gardé toute sa jeunesse : atroce. Une douleur d’arrachement. La moelle hurle de toutes ses fibres. Elle ne veut pas quitter son os. Ça va ? demande mon bourreau. Oui, dis-je, une larme coulant sur ma joue. Alors j’y retourne.
86 ans, 8 mois, 29 jours
Vendredi 9 juillet 2010
Ce matin sensation de poitrine défoncée. Respiration courte. Plus mort que vif. Notre âme est dans nos os. On m’a arraché à moi-même et la douleur persiste. Resté au lit, j’écris sur un plateau. Je songe à cet euphémisme, « désagrément », dans la bouche des médecins quand ils nous parlent de la douleur. Pas de la douleur irrémédiable qui jaillit de notre corps, toujours surprenante, toujours incalculable, toujours nôtre, mais de la douleur prévisible, ordinaire, cette douleur opératoire qu’ils infligent eux-mêmes à leurs patients. Méchage, sondage, retrait des sondes, trocart de Mallarmé… Douloureux ? demande le malade. Un peu « désagréable », répond le médecin… Ils ont pourtant le loisir d’essayer sans danger ces désagréments sur eux-mêmes (ce serait la moindre des choses), mais ils ne le font jamais, car leurs maîtres ne l’ont jamais fait, ni les maîtres de leurs maîtres, personne n’a jamais inscrit le médecin à l’école de la douleur qu’il inflige. Et c’est être douillet que d’oser seulement évoquer le sujet.
86 ans, 9 mois, 6 jours
Vendredi 16 juillet 2010
Comme il fallait s’y attendre, les résultats ne sont pas fameux. L’hémoglobine a encore chuté et il s’avère que ma moelle est riche en blastes, des cellules inaptes à la production de globules, les rouges comme les blancs. Des « blastes », donc. (Tout porte un nom.) Ma moelle est riche en blastes. Invasion pétrifiante. L’usine s’arrête. Fin de production. Plus de globules. Plus de carburant. Plus d’oxygène. Plus d’énergie. Je vis désormais sur mon capital sanguin. Lequel fond à vue d’œil. Et mes forces avec lui. Ce soir j’ai calé à la mi-pente de l’escalier. Mona a décidé de faire notre lit en bas, dans la bibliothèque. C’est provisoire, dit-elle à la cantonade. Et nous échangeons un sourire définitif.
Ta mère sortant de la bibliothèque : l’ondoiement de son corps entre le battant de la porte et le pan de la bibliothèque. Je peux bien l’avouer aujourd’hui, si je n’ai jamais voulu déplacer ce meuble, c’est pour jouir de ce mouvement félin. (Un félin de quatre-ving-six ans, tu te rends compte, ma fille, dans quel état d’hypnose Mona m’aura flanqué !) Je m’avise tout à coup qu’un journal intime aurait donné une tout autre image de notre couple. Nos agacements conjugaux, les supputations où me plongeaient ses silences, cette distance mystérieuse qu’elle cultivait entre elle et toi, son opacité en somme, auraient probablement dominé. Tu aurais eu droit à de lourdes tartines sur les affres de la « communication ». Ici, non. Le point de vue du corps est tout autre. J’ai aimé le sien jusqu’à la célébration. Si les décennies ont tout de même eu raison de notre sexualité, ce qui est resté de Mona en Mona n’a cessé de me ravir. Dès son apparition dans ma vie j’ai cultivé l’art de la regarder. Pas seulement de la voir, mais de la regarder. Provoquer son sourire pour son éblouissante soudaineté, la suivre dans la rue à son insu pour l’imperceptible lévitation de sa démarche, la regarder rêver quand elle s’abîmait dans certaines tâches répétitives, contempler sa main posée sur un accoudoir, la courbe de sa nuque ployée sur une lecture, la blancheur de sa peau que rosissait à peine la chaleur du bain, la griffure des premières rides au coin de ses paupières, ses rides verticales elles-mêmes, l’âge venu, comme la saisie en quelques traits du souvenir d’un chef-d’œuvre. Bref, quand j’aurai cassé ma pipe, vous pourrez élargir le passage entre la porte et la bibliothèque.
86 ans, 9 mois, 8 jours
Dimanche 18 juillet 2010
Pauvre Frédéric, il est venu ce matin (jour de sa fête !) faire à mon chevet la part insupportable de son métier : avouer le pronostic. De quelque façon qu’on s’y prenne, passé un certain âge, c’est décréter une sentence de mort. Je lui ai facilité la tâche : Alors, Frédéric, nous en avons pour combien de temps ? C’était un nous associatif, il est mon médecin, tout de même. Un an avec chimiothérapie, six mois sans. Plus ou moins. Nous avons envisagé la chimiothérapie sous l’angle des avantages et des inconvénients. Après tout, c’est un produit de consommation comme un autre. Six mois de survie, ce qui est appréciable, mais une aplasie épuisante, la perte de mes derniers cheveux (soit), d’éventuels vomissements et la garantie plus ou moins assurée que mon vieux sang aura la force de se régénérer sans blastes. Les vomissements, que Frédéric considère comme quantité négligeable, ont réglé la question. J’ai horreur de vomir. Ce retournement de soi comme une peau de lapin m’a toujours rempli de honte et de fureur. Je ne prendrai donc pas ce risque. Mona ne mérite pas que je la quitte de mauvais poil. Pas de chimio, donc. Mais il existe une autre solution : la transfusion sanguine. Elle me donnera un coup de fouet. Son bénéfice durera jusqu’à la suivante, tant qu’il y aura une suite possible. Quant à la fin, la vraie, que je choisisse la chimio ou la transfusion — c’est tout choisi —, le hasard décidera entre une hémorragie due à la chute des plaquettes, une infection quelconque, pneumonie par exemple, due à la faillite des globules blancs (pneumonia is the old man’s friend disent les Anglais) ou la lente agonie cachectique avec son cortège d’escarres, sur un lit médicalisé qui me privera de la compagnie de Mona. Je préférerais la banalité d’un arrêt nocturne de mon cœur. Mourir dans mon sommeil, la fin rêvée pour un type qui, toute sa vie, a cultivé l’art de l’endormissement.
86 ans, 9 mois, 12 jours
Jeudi 22 juillet 2010
La transfusion sanguine colle bien à l’image de Dracula. Me voilà sur un lit d’hôpital, rempli goutte à goutte par le sang d’un autre. J’aurais préféré m’envoler dans la nuit, ivre d’avoir saigné à blanc trois infirmières de service, mais le vampirisme a perdu de son charme avec sa légalisation. Et puis, je n’ai plus les dents. Goutte-à-goutte, donc. Pour me faire patienter, Marguerite me propose de me planter son iPod dans les oreilles. Elle l’a préalablement gavé de Shakespeare et de Mahler. Non, non, ma petite chérie, pas de diversion, on ne m’a jamais fait de transfusion sanguine, vois-tu, je veux entendre tomber ces gouttes et guetter chaque mieux. On a une surprise pour toi, annonce Fanny, c’est maman qui va passer te prendre ! Ne dis pas que nous te l’avons dit, hein ! les surprises font surtout plaisir à ceux qui les font ! Maman ? Ah ! Lison ! Lison est rentrée de sa tournée ? Avant l’heure ? Dois-je m’attendre à la visite de Bruno, aussi ? Ça sent la fin de partie.
La transfusion se révèle lente, endormeuse. Ma résurrection ne sera pas immédiate. Elle a tout de même demandé trois jours au meilleur d’entre nous. Bêtises qui flottent en mon demi-sommeil, le cerveau jouant mollement avec lui-même. Revient ce nom de « blaste ». Je croyais qu’il désignait des ondes de choc. Mais non, blastos, des cellules meurtrières, des blastes… Une invasion de cafards sur les rayonnages de ma bibliothèque… Ils graissent leurs ailes au sang des livres et laissent poindre leurs antennes… Tu les vois, les blastes ?
86 ans, 9 mois, 15 jours
Dimanche 25 juillet 2010
Incidemment me revient la phrase de ce musicien — éphémère compagnon de Lison — qui se droguait à mort et à qui Mona avait demandé de décrire « avec précision » les effets d’un shoot à l’héroïne. Il avait réfléchi un long moment avant de répondre d’une voix douce (je n’ai jamais connu de garçon aussi radicalement dépourvu d’agressivité) : Un vrai shoot ? Ah ! On comprend tout ! C’est comme si on était bercé dans les bras du bon Dieu. Eh bien, c’est l’effet, sur moi, de cette transfusion sanguine. Un nouveau-né dans les bras du bon Dieu ! Comment décrire autrement ce retour en force de la vie dans un corps exsangue ? Une résurrection, bel et bien. Avec je ne sais quoi d’innocent, de tout neuf. Je ne m’y attendais pas plus qu’on ne s’attend à naître. Un mieux, ça ne veut rien dire un mieux, ils vous disent la transfusion vous apportera un mieux, mais je ne me sens pas mieux, je me sens vivre ! Vivant, lucide, confiant et sage. Dans les bras du bon Dieu. Avec une certaine envie d’en descendre, tout de même, pour grimper l’escalier et retrouver notre chambre. Ce que j’ai fait dès hier soir. Notre chambre, mon bureau, mes cahiers, noircir les pages qui précèdent, écrire mes commentaires à Lison. Parce que, bien entendu, ces jours derniers je n’avais pas la force de mettre un mot devant l’autre. Juste pris quelques notes. Résurrection ! Entendons-nous bien, je ne renais pas à mes vingt ans. Ils sont morts, et après eux les six décennies qui ont suivi. Non, je renais à moi-même aujourd’hui, en mon âge, et pourtant neuf. La guérison sans l’antichambre de la convalescence, sans le réapprentissage de la vie. Dopé, en somme. Un shoot !
86 ans, 9 mois, 16 jours
Lundi 26 juillet 2010
Nous sommes jusqu’au bout l’enfant de notre corps. Un enfant déconcerté.
86 ans, 9 mois, 19 jours
Jeudi 29 juillet 2010
Ce matin un rire est remonté de mon enfance pendant que je me rasais en considérant, dans le miroir, cette oreille perpendiculaire que je n’ai jamais fait recoller — et dont je parle ici pour la première fois ! Je m’en étais plaint à papa. Il m’avait demandé ce que je lui reprochais, à cette oreille. De n’être pas comme l’autre ! Et que lui trouves-tu d’extraordinaire à l’autre ? C’est cette réponse qui m’avait fait rire. Puis, papa s’était mis à disserter sur la symétrie : La nature a horreur de la symétrie, mon garçon, elle ne commet jamais cette faute de goût. Tu serais surpris par l’inexpression d’un visage symétrique si tu en rencontrais un ! Violette, qui écoutait notre conversation en arrangeant un bouquet sur la cheminée, était intervenue : Tu veux ressembler à une cheminée ? Cette fois, c’est papa qui avait ri. Le rire sifflant de ses dernières semaines… Il lui restait à vivre le temps que j’ai devant moi aujourd’hui.
86 ans, 9 mois, 21 jours
Samedi 31 juillet 2010
Au restaurant où nous fêtons ma résurrection, je félicite Frédéric sur le choix du donneur : un tout premier cru, ce sang ! Il échange un coup d’œil avec Lison. Mona et moi entendons la pensée tacite qui circule entre ces deux intelligences aimantes : laissons-le jouir de cette exaltation, les effets de la transfusion se dissiperont bien assez vite.
86 ans, 9 mois, 22 jours
Dimanche 1er août 2010
Fanny jaillissant nue de la douche. Oh ! Pardon, s’exclame-t-elle. Mon émerveillement passé, je repense à la terreur qui s’était emparée de moi un soir de mes dix ans lorsque, rentrant dans la salle de bains pour me laver les dents, j’y avais surpris maman toute nue, sortant de la baignoire. La surprise, la frayeur peut-être, l’avait fait se tourner vers moi. Nue elle me faisait face, silhouette floue dans un nuage de vapeur. Je revois encore son corps mince aux seins lourds (qui maintenant me semble le corps d’une très jeune femme), sa peau rendue toute rose par la chaleur du bain, sa bouche ouverte, stupéfaite, ses yeux écarquillés, puis le miroir du lavabo derrière elle, terni par la buée. J’ai poussé un cri et vite refermé la porte. Je suis allé me coucher sans me brosser les dents, en proie à une terreur véritablement sacrée. Pourtant, j’ignorais tout, à l’époque, de Diane surprise au bain et d’Actéon par ses chiens dévoré. Ce soir-là maman ne s’est pas contentée de vérifier de loin si j’étais bien couché, elle est venue m’embrasser sur le front, puis elle a répété deux fois : « Mon petit bonhomme » en me passant la main dans les cheveux.
86 ans, 9 mois, 23 jours
Lundi 2 août 2010
Tout de même, tout de même, songer que le squelette est le symbole de la mort quand nos os sont le principe de la vie ! Car le cerveau qui cogite, le cœur qui pompe, les poumons qui ventilent, l’estomac qui dissout, le foie et les reins qui filtrent, les testicules qui prévoient font figure d’accessoires à côté de nos os. La vie, elle, le sang, les globules, le vivant, sourd de la moelle de nos os !
86 ans, 9 mois, 29 jours
Dimanche 8 août 2010
Grosse affaire. Le jeune Fabien, sept ou huit ans, grand copain de Louis et Stefano, a pété à la messe. Pendant le silence de l’élévation qui plus est ! Les enfants en sont tout chamboulés. Je les ai surpris en plein débat, requis par la préoccupation numéro un de l’enfance : trouver une corrélation entre les causes produites par leur petit monde et leurs conséquences sur la galaxie adulte. Évidemment Fabien « n’aurait pas dû » ; cette émanation du corps là où souffle l’Esprit saint, « ça ne se fait pas ». Mais Fabien « ne l’a pas fait exprès », son père a eu tort de « le gronder devant tout le monde » et la punition qu’il lui a infligée est « dégueulasse ». Le pauvre Fabien est consigné chez lui tout ce dimanche après-midi, alors qu’il était invité à l’anniversaire de Louis. (Au demeurant, le père de Fabien est un jeune crétin qui pratique avec un enthousiasme glacial une religion aussi irraisonnée que l’est mon athéisme. Son enfant est translucide comme une scolopendre élevée en sacristie. C’est un miracle s’il pète.)
Comme ils me voyaient les écouter, Stefano et Louis m’ont demandé mon avis sur la question des pets, en qualité d’arrière-grand-père omniscient. Pas facile à donner quand on est soi-même empêtré depuis des années dans la problématique des pets toussés. J’y suis pourtant allé résolument. Je leur ai dit qu’il était dangereux pour la santé de retenir nos pets. Pourquoi ? Parce que si nous laissons notre corps se remplir de gaz, les enfants, nous nous envolons comme des montgolfières, voilà pourquoi ! On s’envole ? On s’envole et une fois en l’air, si on a le malheur de péter — et ça arrive toujours parce qu’on ne peut pas retenir ses pets indéfiniment —, on se dégonfle et on s’écrase sur les rochers, comme les dinosaures. Ah ! bon ? C’est comme ça qu’ils sont morts, les dinosaures ? Oui, on leur avait tellement dit que c’était malpoli de péter qu’ils se sont retenus, retenus, retenus, ils ont gonflé, gonflé, gonflé, et bien sûr ils ont fini par s’envoler, et quand ils ont été forcés de péter, les pauvres, ils se sont dégonflés et se sont écrasés sur les rochers, jusqu’au dernier ! (Les rochers ont beaucoup impressionné.)
86 ans, 10 mois, 6 jours
Lundi 16 août 2010
La marmaille est repartie la veille de ma deuxième transfusion. Au revoir grand-mère ! Au revoir grand-père ! Si ces enfants ne doutent pas de nous revoir c’est qu’ils nous connaissent depuis toujours. Enfants nous ne voyons pas les adultes vieillir ; c’est grandir qui nous intéresse, nous autres, et les adultes ne grandissent pas, ils sont confits dans leur maturité. Les vieillards non plus ne grandissent pas, eux, ils sont vieux de naissance, la nôtre. Leurs rides nous garantissent leur immortalité. Aux yeux de nos arrière-petits-enfants, Mona et moi datons de toute éternité et vivrons par conséquent à jamais. Notre mort les frappera d’autant plus. Première expérience de la fugacité.
86 ans, 10 mois, 9 jours
Jeudi 19 août 2010
La deuxième transfusion n’a pas la saveur de la première. Ses effets, tout aussi toniques, seront moins longs. Le seul fait de le savoir me gâte cette ivresse.
86 ans, 10 mois, 13 jours
Lundi 23 août 2010
En regardant Lison retaper notre lit et Frédéric écrire mon ordonnance après la prise de sang, l’idée m’est venue qu’il faut devenir très vieux soi-même pour assister au vieillissement des autres. C’est un triste privilège que de voir le temps bouleverser les corps de nos enfants et de nos petits-enfants. J’ai passé ces quarante dernières années à voir les miens changer. Ce sexagénaire aux cheveux jaunis, aux mains tavelées, au cou décharné, qui commence à se détacher de sa peau, n’est plus le Frédéric à la nuque pleine et aux doigts souples dont Grégoire s’était épris. Et Lison n’a plus grand-chose de Fanny et Marguerite qui dévalent l’escalier en promettant de venir me « poupouner » le mois prochain, et ces deux merveilles, pour splendides qu’elles soient, ont déjà perdu la densité pneumatique qui fait bondir Louis et Stefano aux quatre coins de la maison.
Du point de vue de l’habillement, le blue-jean qu’ils portent tous, pantalon depuis longtemps universel, unisexe et intergénérationnel, est un terrible marqueur du temps qui passe. Chez l’homme, le jean a la particularité de se vider avec l’âge, et chez la femme de se remplir. Les poches arrière de l’homme faseillent sur les fesses désormais fondues, l’entrejambe se plisse, la braguette flotte, le jeune homme n’habite plus son jean fétiche, un vieux l’y a remplacé, qui déborde autour de la ceinture. La femme mûre, elle, remplit pathétiquement le sien. Ah ! cette braguette, comme une cicatrice enflée ! De mon temps, nous avions l’âge de notre costume. Culottes bouffantes des bébés, shorts et col marin de l’enfance, pantalon de golf de l’adolescence, premier costume de la première jeunesse (flanelle souple ou tweed aux épaules rembourrées), et enfin ce costume trois-pièces, uniforme de la maturité sociale dans lequel on me mettra en bière d’ici peu. La trentaine passée vous faisiez tous vieux là-dedans, disait Bruno. C’est vrai, le costume trois-pièces nous vieillissait prématurément, ou plutôt il vieillissait à notre place, quand l’homme et la femme d’aujourd’hui vieillissent dans leurs jeans.
86 ans, 10 mois, 14 jours
Mardi 24 août 2010
L’irréductible jeunesse, pourtant, de ceux qui ont vingt ou trente ans de moins que nous ! Et la petite enfance visible encore chez nos vieux enfants. Oh mon adorable Lison !
86 ans, 10 mois, 18 jours
Samedi 28 août 2010
Te souviens-tu, Lison, de cette lecture qui avait horrifié Fanny et tant fait rire Marguerite ? C’était du García Márquez. Mona leur lisait Márquez, cet été-là. À l’heure de la sieste. Cent ans de solitude, je crois, je ne m’en souviens pas vraiment. Mais cette séance de lecture, je me la rappelle très bien ! L’histoire était la suivante : à l’occasion de Noël ou de son anniversaire, une jeune femme reçoit tous les ans un cadeau de son père. Le père vit au loin pour je ne sais quelle raison mais il est très ponctuel quant à l’envoi du cadeau. Une grande caisse au contenu toujours inattendu, qui ravit les enfants. (Ce doit être Noël, plutôt, je me rappelle la joie des enfants.) Or, une année, la caisse arrive un peu avant la date dite. Même expéditeur, même destinataire, mais petite erreur de date. L’impatience précipite la famille sur la caisse : surprise, elle contient le corps du père lui-même ! Putréfié ? Momifié ? Empaillé ? Aucun souvenir, mais le corps du père, bel et bien. Fanny horrifiée, « C’est dégueulasse ! », Marguerite extatique, « C’est super ! », Mona ravie de son effet, « Vive le réalisme magique ! » et toi, comme toujours, crayonnant la scène sur un de tes carnets à dessin. Dis-moi, Lison, n’est-ce pas le même tour que je suis en train de te jouer ? Sincèrement, je ne me retournerai pas dans ma tombe si tu fiches tout ça au feu.
86 ans, 10 mois, 29 jours
Mercredi 8 septembre 2010
L’infirmière qui mesure la fuite de mes globules peste contre mes veines. Trop souvent sollicitées, elles durcissent ou se dissimulent. Ma piqueuse en cherche d’autres, sur le dos de ma main, à la naissance de ma cheville. Hématomes, égratignures, croûtes… Parce que vous vous grattez, en plus ! Regardez-moi ça ! Et si vous m’injectiez une petite pinte d’héroïne, dis-je à Frédéric pour le taquiner, ma réputation est fichue de toute façon, regardez mes bras ! Et puis, c’est facile pour vous, il suffit de crocheter la pharmacie de votre hôpital ! Le pauvre se fâche une fois de plus, il proteste qu’il n’est pas un dealer et m’accuse de confondre héroïne et morphine : « Avec votre indifférence habituelle ! L’héroïne, la morphine, ce n’est pas du tout la même chose ! Vous êtes vraiment… » Il me regarde en hochant la tête et brusquement fond en larmes. Allons bon. Sanglots. Il quitte la pièce. Cette fatigue des médecins devant la mort… Moi aussi j’aurais vécu en colère si j’avais vu mes patients mourir. Y compris ceux qui guérissent. Finalement, mourir. Du mieux et des morts… Chaque jour de votre vie. Il y a de quoi en vouloir aux mourants. Pauvre médecin ! Passer sa vie à réparer un programme conçu pour merder. D’autres écrivent Le Désert des Tartares. Frédéric est un chef-d’œuvre.
86 ans, 11 mois, 1 jour
Samedi 11 septembre 2010
En annotant ce journal pour Lison me saute aux yeux tout ce que je n’y ai pas noté. Aspirant à tout dire, j’en ai dit si peu ! À peine ai-je effleuré ce corps que je voulais décrire.
86 ans, 11 mois, 4 jour
Mardi 14 septembre 2010
Plus je me rapproche du terme plus il y a de choses à noter et moins j’en ai la force. Mon corps change d’heure en heure. Sa désagrégation s’accélère à mesure que ses fonctions ralentissent. Accélération et ralentissement… Je me fais l’effet d’une pièce de monnaie qui finit de tourner sur elle-même.
86 ans, 11 mois, 27 jours
Jeudi 7 octobre 2010
Enfin achevé les commentaires à Lison. Écrire m’épuise. Le stylo pèse énormément. Chaque lettre est une ascension, chaque mot une montagne.
87 ans, anniversaire
Dimanche 10 octobre 2010
L’écorché du Larousse une dernière fois dans la rainure de la glace. Dans le miroir, à côté de lui, moi, Job, sur mon fumier. Bon anniversaire.
87 ans, 17 jours
Mercredi 27 octobre 2010
Plus de transfusion. On ne vit pas éternellement aux crochets de l’humanité.
87 ans, 19 jours
Vendredi 29 octobre 2010
À présent, mon petit Dodo, il va falloir mourir. N’aie pas peur, je vais te montrer.