8 73-79 ANS (1996–2003)

À partir de quand cesse-t-on d’annoncer son âge ?

À partir de quand recommence-t-on à le faire ?

73 ans, 28 jours

Jeudi 7 novembre 1996


Fin tout à fait imprévue de ma conférence à Bruxelles. Deux pinces m’ont saisi par les côtés et m’ont broyé jusqu’à ce que la douleur me coupe le souffle. J’ai dû blêmir. Des sourcils se sont froncés dans l’assemblée. J’ai mobilisé toute ma volonté pour ne pas me casser en deux, rester debout derrière le pupitre auquel je me suis cramponné. Quand j’ai repris mon souffle et le cours de mon propos, il m’a semblé que ma voix était descendue d’une octave. J’ai vainement essayé de lui faire regagner de l’altitude, mais la douleur me privait de l’air nécessaire. Tant bien que mal, j’ai murmuré une conclusion étranglée, puis je me suis retiré. Je n’ai pas assisté au dîner et, dès mon retour à Paris, j’ai appelé Grégoire, qui sur les conseils de Frédéric m’a envoyé faire une échographie de la vessie et des reins. Ma vessie a claqué et mes reins ont doublé de volume. C’est un coup de ma prostate ; en grossissant elle a comprimé le canal de l’urètre au point de le rendre fin comme un cheveu. L’urine ne s’écoulant plus à la vitesse requise, ma vessie a gonflé comme une outre, jusqu’à perdre son élasticité (d’où le concept de « claquage »), et les reins ont retenu le liquide qu’elle ne pouvait plus éliminer. L’investigation plus précise d’une cystographie se révèle nécessaire. Cela consiste à vous enfoncer une caméra par le canal de la verge pour inspecter votre vessie de l’intérieur, m’explique Grégoire. L’idée qu’on puisse pénétrer ma verge avec quoi que ce soit est proprement terrifiante. SE FAIRE ENFILER PAR LA BITE ! Il m’a fallu avaler deux Xanax pour accepter ce que Grégoire m’a présenté comme une nécessité exploratoire. Mais c’est un supplice chinois, ce conduit doit être innervé comme une ligne à haute tension ! Ne t’inquiète pas, grand-père, on te fera une petite anesthésie locale, tu ne sentiras pas grand-chose. Anesthésier ma verge ? Comment anesthésie-t-on une verge ? Une piqûre ? Où ça ? À l’intérieur ? Jamais !

Nuit parfaitement blanche.


73 ans, 1 mois, 2 jours

Mardi 12 novembre 1996


Hier matin, je me suis prêté, plus mort que vif, à cette cystographie, suffisamment maître de moi tout de même pour m’intéresser au parcours du serpent caméra dans le conduit de mon sexe. Ce n’était pas si douloureux. Progression sensible, comme si on rampait en moi-même. J’ai pensé au métro de Fellini Roma, aux merveilles enfouies que cette caméra allait découvrir en violant le sanctuaire de ma vessie. Le radiologue a eu quelque difficulté à en trouver l’entrée. La tête de la caméra a buté plusieurs fois sur ce que j’imaginais être la paroi extérieure de la vessie, avant de pouvoir y pénétrer. Eh, oui, il va falloir élargir un peu ça. (Il y a toutes sortes de médecins, ceux qui minimisent, ceux qui amplifient, ceux qui ne disent rien, ceux qui vous rassurent, ceux qui vous engueulent, ou celui-ci, qui explique. Ce sont, comme on dit, « des hommes comme les autres », guidés par leur savoir et mus par leur tempérament.) La caméra a fini par passer de l’autre côté et le toubib a annoncé : Regardez, nous sommes dans votre vessie. Rien à voir avec les merveilles felliniennes enfouies dans le sous-sol de Rome ; une image tremblotante d’échographie, indéchiffrable à mes yeux inexpérimentés. Ça va, elle n’est pas en trop mauvais état. Juste claquée, quoi. Une fois les photos prises, le radiologue a récupéré sa caméra : Retenez votre souffle. La sensation de l’arrachement m’a surpris davantage que celle, tant redoutée, de la pénétration, comme si mon organisme avait déjà accepté cet œil indiscret au bout de ce tentacule. L’après-midi même, visite au chirurgien. Opération vendredi à quinze heures. On élargira le canal de l’urètre en rognant sur la prostate, on me dotera d’une sonde portative le temps qu’il faudra à ma vessie pour retrouver son élasticité et, avec elle, sa fonction. Ne vous inquiétez pas, c’est tout à fait courant, j’en fais dix par semaine, a précisé le chirurgien.


73 ans, 1 mois, 4 jours

Jeudi 14 novembre 1996


Vécu ces trois jours en sursitaire. Abandonné la surveillance de mon corps, désormais entre les mains de la médecine, pour goûter librement aux menues joies qui, s’offrant à lui, font l’inestimable prix de la vie : un délicieux tagine de pigeon dont la coriandre, le raisin blond et la cannelle ont diffusé jusque dans mon cervelet, les cris des enfants résonnant dans la cour, l’obscurité d’une salle de cinéma où je n’ai pas lâché la main de Mona (la maladie t’a toujours rendu sentimental, observe-t-elle) et, sur la passerelle du Pont des Arts, un crépuscule on ne peut plus touristique. Cette transparence de l’air parisien, tout de même ! Paris ne parvient jamais à sentir tout à fait la benzine !


73 ans, 1 mois, 5 jours

Samedi 15 novembre 1996


Je suis sorti reposé de l’anesthésie générale. Aucune inquiétude quant à la suite. Non que la suite ne soit pas inquiétante, mais c’est une des vertus de l’hôpital : puisqu’il n’y s’agit que du corps, profitons-en pour mettre l’esprit en cale sèche. En d’autres termes, inutile de gamberger. D’autant plus que je ne souffre pas. La sonde travaille à ma place. Confort. C’est quand on la retire qu’on valse, m’a fait observer mon voisin de chambre. On verra bien. Je sais de quoi je parle, c’est la troisième fois que je reviens. Cette putain d’opération ne marche jamais longtemps ! On verra bien. C’est tout vu.

D’un autre côté, l’histoire de mon voisin retient l’attention. Il m’a un peu menti. Il ne revient pas une troisième fois pour la même opération. La première fois pour une résection du col de la prostate, comme moi, certes, mais la deuxième pour une ablation complète de cette truffe, suite à une suspicion de cancer. (Pourquoi me suis-je toujours représenté la prostate comme une truffe ?) La troisième fois, c’était autre chose. À peine est-il sorti de l’hôpital que, se conformant aux indications de son médecin traitant — Ne changez rien à vos habitudes, Monsieur Charlemagne (il s’appelle Charlemagne). Tout comme avant ? Tout comme avant ! — , il s’en va donc à la chasse, tout comme avant. C’était le 15 septembre, le lendemain de l’ouverture, j’allais pas rater ça ! Son compagnon — c’était son beau-frère — trébuche, le coup part, voilà Monsieur Charlemagne truffé de petits plombs dans son absence de prostate. Il me raconte la chose en riant. Je ris avec lui.

— N’empêche que la sonde, quand ils la retirent, on valse !

— Nous verrons bien, Monsieur Charlemagne.

— C’est tout vu.


73 ans, 1 mois, 8 jours

Lundi 18 novembre 1996


Je n’aime pas les visites à l’hôpital. Tout comme je les aurais détestées en pension et comme je les refuserais en prison si on m’y envoie un jour. La garantie d’un bien-être minimum réside dans l’étanchéité de nos univers. Je suis seul à l’hôpital parmi d’autres solitudes qui me font une touchante compagnie. Pas de visites, donc, hormis celles de Mona et de Grégoire, bien sûr. Et de Tijo, venu me faire rire en me racontant l’histoire de Louis Jouvet, retour d’hôpital après une prostatectomie. Le garçon du café où Jouvet prenait son petit noir du matin s’enquiert gentiment de sa santé. Comme ce garçon est bègue, le dialogue donne à peu près ceci : Mons… Mons… Monsieur Jouvet, qu’… qu’est-ce que… qu’est-ce que… qu’est-ce que c’est la p… la p… laaaap… la prostate ? Et Jouvet laisse tomber, du haut de son nid d’aigle : La prostate, mon garçon, c’est quand on pisse comme tu parles.


73 ans, 1 mois, 17 jours

Mercredi 27 novembre 1996


Pour la deuxième fois de ma vie, j’ai donc laissé mon corps à l’hôpital. Hier, avant mon départ, on a pensé pouvoir me retirer la sonde mais ma vessie a refusé de fonctionner. J’ai fait ce que l’infirmière de service a appelé un « bloc vésical ». L’expression est bien trouvée. La vessie fait bloc en effet. Un poing fermé. Elle refuse de laisser aller la moindre goutte, et la douleur, suffocante, irradie dans tout le bas-ventre et jusqu’à la naissance des genoux. Elle vous casse en deux sur une pelote de nerfs incandescents. Les yeux écarquillés par la surprise, trempé d’une sueur glacée, presque incapable de parler, tout juste bon à hoqueter que j’avais mal, je me suis refermé sur mon pubis, le souffle coupé par ce crachat de plomb en fusion. Je vous l’avais bien dit, ça ne marche jamais leur truc, a commenté Monsieur Charlemagne.

Une fois la sonde remise en place, la douleur a disparu comme par enchantement. Il faudra garder cette sonde un mois ou deux, histoire de laisser à la vessie le temps de reprendre des forces. Bien, bien, bien.


73 ans, 1 mois, 18 jours

Jeudi 28 novembre 1996


Dehors avec une sonde, donc. Elle part de ma vessie, sort par mon pénis, court le long de ma jambe droite et aboutit à une poche à urine maintenue par un scratch au-dessus de ma cheville. On vide la poche quand elle est pleine. À peu près toutes les quatre heures. Aussi simple que ça. Quelle surprise, tout de même cette élasticité et cette insensibilité du canal de la verge ! Moi qui craignais tant l’intrusion de la caméra dans ce conduit minuscule, je m’aperçois qu’on pourrait y faire passer un train électrique.

Mais l’essentiel est ailleurs : l’essentiel, bien sûr, c’est cette fonction — uriner — que je croyais mienne, soumise depuis toujours à ma conscience, exprimée par mes besoins, satisfaite sur décision, et qui se trouve désormais affranchie de ma volonté, réduite à elle-même. Mon corps se vide au fur et à mesure qu’il se remplit, voilà tout. Un cycle indépendant de ma volonté. Et, au bas de mon mollet, cette poche, que je vide comme on va au tonneau (même robinet pivotant que sur les cubitainers). Combien de fois ai-je entendu parler d’humiliation, dans ce cas de figure ? Vous vous rendez compte, il est appareillé. Suit, généralement, un silence de pudique commisération, parfois un amusant accès de bravoure : Moi, je me flinguerais ! (Ah ! l’héroïsme de la bonne santé !) Dans ces conversations, le mot « appareillage » tient pudiquement la place de « pisse », de « sang » ou de « merde ». En parlant d’appareillage chacun pense à la confrontation du malade à sa matière. Retour répugnant du refoulé. Tout ce qu’on a passé sa vie à cacher et à taire soudain là, dans un sac, à portée d’œil et de main. Dégoûtant ! Pourtant, je ne me sens pas particulièrement dégoûté, ni humilié, ni diminué. Le serais-je davantage si mes interlocuteurs étaient au courant de mon état ?


73 ans, 1 mois, 21 jours

Dimanche 1er décembre 1996


Au fond, j’assiste quotidiennement à la respiration de mes reins.


73 ans, 1 mois, 28 jours

Dimanche 8 décembre 1996


Hier soir, incident, chez les A., où nous dînions pour la première fois. Un croisement intempestif de mes jambes a débranché mon bazar. Mon pied gauche a fait sauter le tuyau. Ça s’est mis à couler le long de mon mollet droit et à se répandre en flaque autour de mon pied. J’ai fait mine de laisser tomber ma serviette, j’ai plongé sous la table, épongé, rebranché. Ni vu ni connu. Me méfier de ça, désormais. En partant, j’ai escamoté la serviette. (À tout prendre, mieux vaut laisser le souvenir d’un voleur de serviette que celui d’un convive qui pisse sous la table.)


73 ans, 2 mois

Mardi 10 décembre 1996


On parle beaucoup de maladie autour de moi. « Toi, tu ne peux pas comprendre, tu n’es jamais malade ! » Une des vertus de ce journal aura été de préserver tout un chacun des états de mon corps. Mon entourage y a gagné en bonne humeur.


73 ans, 2 mois, 2 jours

Jeudi 12 décembre 1996


Je suis une clepsydre.


73 ans, 2 mois, 4 jours

Samedi 14 décembre 1996


Ma peau supporte mal les points de sparadrap qui maintiennent la sonde contre ma cuisse. Elle s’irrite. Ça s’infecte. Je les ai plusieurs fois changés de place, puis j’ai changé ma sonde de jambe. Résultat, mes deux jambes ressemblent à des bras de camé. Il faudra trouver une autre solution.


73 ans, 2 mois, 5 jours

Dimanche 15 décembre 1996


Trouvé la solution en voyant passer sur le Champ-de-Mars un banc de cyclistes moulés dans leurs cuissards. Demain je cours acheter cette culotte qui leur fait une seconde peau. La sonde s’y trouvera naturellement plaquée à la cuisse ; plus besoin de sparadrap.


73 ans, 2 mois, 7 jours

Mardi 17 décembre 1996


Ça marche. Le lycra maintient la sonde contre ma peau. Mona rit en me voyant. Mon beau cycliste ! J’ai un cul de loutre. Cette culotte de cycliste, je l’ai achetée dans un magasin de sport sur lequel régnait un jeune homme à la bonne santé ostensible. Nous avons eu un différend. Je me suis aperçu trop tard (au poids de ma cheville) que ma poche était pleine. Il fallait la vider. J’ai donc demandé au jeune homme la direction des toilettes. Il a répondu : Pas de toilettes pour la clientèle. J’ai évoqué l’urgence, il a répété : Pas de toilettes pour la clientèle ! Comme je lui tournais le dos sans insister, je l’ai entendu conclure : À chacun sa merde.

Je me suis dirigé vers le rayon des chasseurs et, tout en faisant mine de farfouiller à hauteur d’homme, j’ai vidé le contenu de la poche dans une botte de chasse verte à rabat et museau de cuir fauve, tout ce qu’il y a de chic.


73 ans, 2 mois, 10 jours

Vendredi 20 décembre 1996


À la brasserie, où j’invite maître R. pour célébrer l’issue d’une affaire dans laquelle elle a défendu mes intérêts, je lui propose, comme il se doit, de s’asseoir sur la banquette et moi sur la chaise. Elle est jeune, intelligente, enjouée, radieuse, charmante. Comme nous n’avons plus guère à nous entretenir du dossier qui nous a fait nous rencontrer, la conversation prend bientôt un tour plus personnel. Et assez vite — comment dire ? — , assez vite j’en viens à oublier cette foutue sonde entre mes jambes, mon âge, et même, ce qui est pire, notre différence d’âge. Jusqu’au moment où, se décalant légèrement sur la banquette, la jeune femme me laisse découvrir nos deux visages côte à côte : le sien, en face de moi, frais, jeune, épanoui, laiteux, rosé ; le mien dans le miroir, rabougri, ridé, jauni, vieux. Jeune pomme, vieille pomme.


73 ans, 2 mois, 11 jours

Samedi 21 décembre 1996


En me relisant, me revient une des histoires les plus gracieuses de Tijo :

Deux clochards assis sur un banc voient passer une très jolie fille. Le premier dit au second :

Tu la vois la nana, là ? Eh ben hier, j’aurais pu me la faire.

L’autre : Tu la connais ?

Le premier : Non, mais hier j’ai bandé.

73 ans, 2 mois, 16 jours

Jeudi 26 décembre 1996


On me retire ma sonde demain. Dois-je m’attendre à un nouveau bloc vésical ? Le chirurgien auquel je pose la question m’offre une nuit blanche en répondant : J’espère bien que non, porter ça pendant un mois c’est déjà énorme, je ne vois pas ce qu’on pourrait faire de plus !


73 ans, 2 mois, 17 jours

Vendredi 27 décembre 1996


On me l’a donc retirée. Si le mot « suspense » a un sens, j’affirme avoir vécu là un des moments les plus « suspendus » de ma vie ! Repartira ou ne repartira pas, ma vessie ? Elle a hésité. Sensation étrange (imaginaire ?) d’un ballon qui se défroisse en se gonflant. Une douleur lointaine a grandi avec ce déploiement, promettant celle d’un bloc vésical. La douleur montait avec la pression. Elle commençait à irradier l’intérieur de mes cuisses. J’ai retenu mon souffle. Je me suis mis à suer par les tempes. Respirez ! criait l’infirmière. Mais arrêtez de vous contracter comme ça, détendez-vous ! Cherchant à vider mes poumons je n’ai pu vider que mes narines. Des larmes me sont venues. Puis le prépuce s’est gonflé et le barrage a cédé d’un coup, propulsant dans la cuvette une urine teintée d’un reste de sang mais drue comme un pissat de cheval. Vous voyez, a commenté l’infirmière, quand vous voulez !

Je voudrais faire un séjour dans chaque hôpital de France pour étudier de près cette langue qu’on parle aux malades.


73 ans, 3 mois, 2 jours

Dimanche 12 janvier 1997

Des hauts et des bas, ces derniers jours. Le bonheur de ne plus avoir ce truc entre les jambes largement atténué par la peur qu’on me l’y remette. D’où inspection permanente du jet. Quantité et intensité variables. Une fois ou deux un vrai jet d’arrosage, qui sonne joyeusement au fond de la cuvette et qu’accompagne une exultation de jouvenceau en pleine possession de ses moyens. Le reste du temps, piètre fontaine.


73 ans, 7 mois, 10 jours

Mardi 20 mai 1997


Rencontre violente avec un réverbère, ce matin. Je me promenais du côté de la Sorbonne. Soleil radieux. Sur le trottoir d’en face un groupe d’étudiantes souhaitait le bonjour au printemps. Elles étaient venues avec leurs seins, qui menaient une vie libre sous leurs chemisiers aérés et même, pour l’une d’elles, s’épanouissaient dans l’échancrure d’un marcel. Oh ! le joli camionneur ! Tout en marchant, je les regardais, ravi de n’être plus en état d’en désirer aucune. Émerveillement pur en quelque sorte. Le réverbère n’en a tenu aucun compte. Il m’a séché aussi brutalement que si j’avais été un vieux dégueulasse obnubilé par sa proie. J’en suis tombé à la renverse, presque évanoui. Elles sont venues à mon secours. On m’a relevé. On m’a assis à la terrasse d’un café. Le réverbère sonnait encore dans mon crâne. Je saignais. On a voulu appeler une ambulance. J’ai décliné. On est allé acheter désinfectant et sparadrap dans une pharmacie voisine. J’ai pu contempler tout mon saoul les seins de celle qui, penchée sur moi, me pansait. Pas d’ambulance, vraiment ? Non. Elles ont appelé un taxi qui n’a pas voulu me charger, à cause du sang sur ma chemise. Téléphoné à Mona, commandé un cognac en attendant son arrivée, plus une menthe à l’eau et deux cafés pour remercier les petites. Ça ira ? Vous êtes sûr que ça ira ? Oui, oui, ne vous inquiétez pas, ce n’est qu’un coup de réverbère après tout. Rires polis. Elles sont parties assez vite. Nous n’avions absolument rien à nous dire. De quoi aurions-nous pu parler ? Du réverbère ? De leurs études ? Elles ne devaient pas en avoir plus envie que ça. Du suicide de Romain Gary, l’impuissance venue ? Ou du soulagement de Buñuel, au contraire, quand il se sentit enfin libéré de sa libido ? Les petites retournées à la fac, j’ai commandé un second cognac, en l’honneur de Buñuel, justement. Si le Diable lui avait proposé une nouvelle vie sexuelle, disait-il, il l’aurait refusée en lui demandant plutôt de fortifier son foie et ses poumons pour boire et fumer tout son saoul.


73 ans, 7 mois, 11 jours

Mercredi 21 mai 1997


Depuis quand me suis-je convaincu que je n’avais plus envie des femmes ? Depuis mon opération de la prostate ? Depuis que je ne bande plus, ou si peu que pas ? Depuis plus longtemps encore ? Depuis que ma rencontre avec Mona m’a fait entrer en monogamie ? Le fait est que je ne l’ai jamais trompée, comme on dit. Et que, ne la trompant pas, j’ai assez peu désiré ailleurs. Nous nous sommes comblés, au sens propre. Et durablement. Mais, l’âge venant, le désir de Mona s’estompant, devait-il aller de soi que le mien s’éteigne aussi ? Le fait qu’elle ne veuille plus impliquait-il que je ne puisse plus ? Sagesse d’un corps commun, en quelque sorte ? Voire ! Du « je ne peux plus » au « je n’en ai plus envie », il n’y a qu’un pas à franchir. Mais il faut le franchir les yeux fermés. Hermétiquement. Si nous les ouvrons si peu que ce soit pendant ce passage, ils nous montrent, sous nos pieds, l’insondable précipice du n’être plus. Hemingway, Gary, et une foule d’anonymes s’y sont jetés plutôt que de continuer la route.

Enfin, désir ou non, j’ai l’œil fermé, la moitié de la gueule tuméfiée, ce qui ne fait pas précisément de moi un objet de désir.


73 ans, 7 mois, 12 jours

Jeudi 22 mai 1997


Tijo : Je n’aurais jamais pu être monogame. En présentant ma femme j’aurais eu l’impression d’exhiber mon sexe.


73 ans, 7 mois, 14 jours

Samedi 24 mai 1997


Dîner chez le fils N. Dîner prévu de longue date. Le garçon tient à me remercier. Service rendu. Déjà repoussé une fois. Impossible de différer à nouveau, même pour cause de tête au carré. Tête dont il n’a d’ailleurs pas été question de toute la soirée. Dieu sait qu’elle est spectaculaire, pourtant ! Arc-en-ciel en trois dimensions. Ce genre de blessures gagne en couleurs au fur et à mesure de la guérison. Toute la palette et toutes les intensités y passent. Nous entrons dans la période des violets flamboyants et des jaunes hépatiques. Le creux de l’orbite, saturé d’un sang mort, est pratiquement noir. Mais, personne autour de la table n’a fait la moindre allusion à ce chef-d’œuvre. On ne parle pas de la tronche du monsieur. Ça me va. Pourtant, en deuxième partie de soirée, la question du corps (de ce qu’on lui fait subir) a opéré une contre-attaque tout à fait inattendue. La jeune Lise, fille cadette des N., d’habitude si bavarde au dire de sa mère, si prompte à charmer les invités en dévidant le chapelet des griefs qu’elle nourrit contre ses parents («n’est-ce pas, ma chérie ? »), est restée muette tout au long du dîner. Pas un mot et pas une bouchée. Table desservie, la gamine disparue dans sa chambre, sa mère s’empresse d’aller au pire en chuchotant : La petite nous fait de l’anorexie, diagnostic que son mari révise tranquillement à la baisse. Mais non, mais non, ma chérie, la petite me fait chier et toi aussi, ce n’est pas grave. Suffocation de l’épouse, engueulade conjugale, décibels, jusqu’à ce que Lise, surgissant de sa chambre, hurle qu’elle en a marre, marre, mais « maaaaarre » ! et que sa bouche, largement ouverte par cet aveu, exhibe un piercing dont la petite tête d’acier tremblote comme une bille de mercure au creux d’une langue tumescente. Horreur ! Qu’est-ce que c’est que ça, Lise ? Qu’as-tu dans la bouche ? Viens ici tout de suite ! Mais Lise s’enferme à double tour. La mère, scandalisée, s’inquiète moins pour la langue de sa fille que pour la qualité de ses fréquentations. Ici intervient un certain D.G., avocat de son état, même génération que nos hôtes. Il aiguille la conversation sur le thème de l’influence.

— Dites-moi, Geneviève, portez-vous un string ?

— Je vous demande pardon ?

— Un string, un de ces petits slips ficelle que Claudel aurait appelés le partage de midi et que les Brésiliens désignent sous le sobriquet de fil dentaire.

Silence d’autant plus éloquent que la maîtresse de maison, si on en juge par la chute lisse de sa jupe sur l’impeccable partition de ses hémisphères, porte un string, oui, et du plus bel effet.

— Et vous êtes-vous demandé, poursuit l’avocat, d’où vous est venue cette influence puisque vos fréquentations sont irréprochables ?

Silence.

— Parce que si je ne m’abuse, à l’origine, le string était un outil de pute, non ? un vêtement de travail, comme le képi ? Comment se fait-il qu’il soit aujourd’hui monnaie courante dans les familles les mieux nées ? D’où vient l’influence ?

La conversation abordant les effets transversaux de la mondialisation, Mona et moi avons discrètement pris congé.


73 ans, 7 mois, 15 jours

Dimanche 25 mai 1997


Le nombre de barbus de trois jours à cette soirée de quadragénaires ! Curieuse époque, tout de même, la moins aventurière qui soit, assureurs, avocats d’affaires, banquiers, communicants, informaticiens, boursicoteurs, tous salariés d’un monde virtuel, tous en surcharge pondérale, sédentaires à en trouer le plancher, le cerveau confit dans leur sabir d’entreprise, mais des têtes de baroudeurs, tous, retour d’expédition, fraîchement revenus du Ténéré ou redescendus de l’Annapurna, au moins. Le string joue le même rôle chez la jeune madame N., plus vertueuse, j’en mettrais ma main au feu, que ma regrettée tante Noémie. Bref, la mode par antiphrase. Quant à leurs enfants, ces petits tatoués, ces petits percés, ils sont, au sens propre, marqués par cette époque désincarnée.


74 ans, 4 mois, 15 jours

Mercredi 25 février 1998


Dîner chez les V. Le goût effroyable d’une bouchée manque me la faire recracher dans mon assiette. J’en suis empêché par la conversation particulière que le maître de maison entretient avec moi. J’avale donc tout rond, sans analyse préalable. C’est alors que mon interlocuteur recrache bruyamment sa propre bouchée en s’écriant : Mais chérie, quelle horreur ! Chérie confirme : les coquilles Saint-Jacques sont pourries.


74 ans, 5 mois, 6 jours

Lundi 16 mars 1998


Fin de ma conférence, à Belém. La main de Nazaré, mon interprète, se pose sur la mienne, s’y attarde, deux doigts sous ma chemise caressant mon poignet. J’aimerais passer la nuit avec vous, dit-elle, et si possible les trois autres avant votre départ. La proposition est si naturelle que j’en suis à peine surpris. Honoré, mais pas surpris. Ému aussi, bien sûr. (Tout de même, après quelques secondes de réflexion, passablement sidéré.) Nazaré et moi avons travaillé ensemble à la diffusion de cette conférence, elle en a préparé la réception, rameutant les militants, suppléant dans tous les domaines à une organisation enthousiaste mais déficiente. São Paulo, Rio, Recife, Porto Alegre, São Luis, elle a su m’épargner la plupart des dîners officiels pour m’entraîner dans les quartiers de son choix, m’ouvrir les cercles de musique et de philosophie qu’elle voulait me faire connaître, et voici sa main sur la mienne. Ma petite Nazaré dis-je (elle a vingt-cinq ans), merci, vraiment, mais ce serait en pure perte, les décennies ont rendu la chose impossible. C’est que vous ne croyez pas en la résurrection, objecte-t-elle. C’est aussi que le bistouri est passé par là, que désir est mort, que je suis monogame, que j’ai trois fois son âge, que depuis toutes ces années sans pratique j’ai cessé de placer mon identité dans ma sexualité, qu’elle s’ennuierait dans mon lit et que je me regretterais dans le sien. Objections si peu convaincantes qu’une chambre nous accueille avant que j’en aie fini l’inventaire. Laissons-nous glisser dit-elle en ôtant nos vêtements, et c’est bien de glissement qu’il s’agit, soie sur peau, lenteur sur lenteur, nue sur nu, effleurements si délicats que s’évanouissent la durée, la pesanteur et la crainte. Nazaré, dis-je sans conviction, monsieur, murmure-t-elle en piquetant mon cou de minuscules baisers, l’heure n’est plus aux conférences, il n’y a plus rien à maîtriser. Et de baiser légèrement ma poitrine, et mon ventre, et le dos de mon sexe, qui n’en frémit pas, l’imbécile, ce dont je me fiche, libre à toi de ne pas jouer avec nous, vieille chose, les petits baisers gagnant l’intérieur de mes cuisses où la langue de Nazaré ouvre le passage à son visage tandis que ses mains glissent sous mes fesses, que je me cambre, que mes doigts se perdent dans sa formidable chevelure, que sa langue me soupèse, que ses lèvres m’engloutissent, et que me voici dans sa bouche, sa langue entamant un lent travail d’enroulement, ses lèvres leur va-et-vient de sculpteur, et moi m’épanouissant, ma foi, oui, modestement mais tout de même, Nazaré, Nazaré, et durcissant, ma foi, peu à peu mais bel et bien, Nazaré, ô Nazaré, dont j’attire le visage à mes lèvres tandis que nous roulons sur nous-mêmes, Nazaré qui s’ouvre et m’accueille, Nazaré chez qui je me rends comme on retourne enfin chez soi, timide un peu, il y a si longtemps, immobile d’abord sur le seuil, ça ne va pas durer me dis-je, et ne vous dites pas que ça ne va pas durer murmure Nazaré à mon oreille, je vous aime monsieur, et me voilà pénétrant tout entier chez elle et chez moi, dans la maison des origines, glissant dans la moite et souple chaleur retrouvée, grandissant encore, tout confiant, temps aboli, au point que je vois venir l’explosion de loin, que je profite pleinement de son ascension, que je peux la retenir, jouir de sa promesse, la sentir grimper et la contraindre encore, avant de jaillir enfin. Vous voilà, me dit Nazaré en me serrant dans ses bras, me voilà oui, qui jouis comme un ressuscité.


74 ans, 5 mois, 7 jours

Mardi 17 mars 1998


Relisant ce que j’ai écrit hier soir, je songe au rôle joué par les pronoms compléments dans les descriptions érotiques : sa langue me soupèse, ses lèvres m’engloutissent, me voici dans sa bouche… Ce n’est pas un effet de la pudeur (il s’agit bien de mes couilles et de ma verge, je le confirme) ni une quête de style (à la rigueur un indice de mon incompétence en la matière), non, c’est bel et bien le signe d’une identité retrouvée. Là est l’homme pleinement vivant, quoi qu’il en dise une fois dégrisé : me c’est moi. Il en va de même pour les métaphores désignant le sexe de Nazaré, Nazaré chez qui je me rends, la maison des origines, c’est d’elle que je parle, de son identité de femme.


74 ans, 5 mois, 9 jours

Jeudi 19 mars 1998


La peau noire de Nazaré, insondable profondeur chromatique, les bruns, les ocres, les bleus, les rouges, le pourpre violet qui ourle son sexe, le rose chair de sa langue, le blond rosé de ses paumes, je ne sais jamais de quelle nuance s’émerveille mon regard, de quelle profondeur il remonte ; regarder le corps nu de Nazaré c’est plonger dans sa peau. Pour la première fois je m’avise que la mienne n’est qu’un habit de surface. La peau lisse de Nazaré, aux pores si resserrés qu’ils en deviennent imperceptibles, peau de caillou mouillé, ses robes y dansent à chaque pas. Les seins, les fesses, le ventre, les cuisses, le dos de Nazaré, si denses que son corps paraît l’énergie même. L’érotisme de Nazaré… Comme je me plains de ne pas ressusciter à tous coups (loin s’en faut !), monsieur, observe-t-elle, vous limitez le sexe à sa fonction de… panache. S’ensuit un festival de caresses périphériques, une profusion d’étreintes inédites qu’applaudissent les orgasmes de Nazaré. Les seins de Nazaré, deux îles à la surface laiteuse de notre bain : je vous présente mes pays émergeants ! La saveur poivre et miel de Nazaré, son parfum ambré, le sablé de sa voix, l’afro explosion de sa tignasse où se perdent mes doigts. La philosophie de Nazaré : Pas mal, dis-je au comble de l’extase. Très bien ! vous voulez dire, objecte-t-elle, tout à fait merveilleux ! Et de me faire observer que la litote et l’euphémisme, pratiqués par nous autres Européens comme le summum de l’éducation, réduisent nos facultés d’enthousiasme, rabougrissent nos outils de perception, que notre style a pris le dessus et que nous en périssons. Le tendre humour de Nazaré : Ah ! monsieuuuuur, dans un long soupir d’endormissement ; et je ne veux pas d’autre nom que cette moquerie. Les larmes de Nazaré à mon départ, sans que bouge un trait de son visage, larmes silencieuses glissant sur le caillou de ses joues. Le creux laissé dans ma poitrine par ce trésor si fort serré contre moi.


74 ans, 5 mois, 15 jours

Mercredi 25 mars 1998


Moi qui face à maître R. me montrais tellement sensible au contraste de nos visages («Jeune pomme, vieille pomme »), moi qui célébrais la mort de ma sexualité quand me soignait la petite étudiante aux seins libres, moi qui pensais que mon opération avait sonné le glas de l’érection, moi qui ne comptais plus les décennies, je n’arrive pas, pensant à Nazaré, à nous envisager du point de vue de notre différence d’âge. Qu’en serait-il si, me transportant hors de moi-même, une instance morale me forçait à regarder ma vieille chair contre son jeune corps ? Image grotesque ? Scandaleuse ? Vieux dégueulasse ? Une sorte de miracle interdit cette objectivation. Vous ne croyez pas à la résurrection, murmurait Nazaré. C’est chose faite, désormais. Ce que ressentent les ressuscités, je le sais à présent, c’est l’avènement de ce corps exultant, fusion de tous les âges.


74 ans, 5 mois, 16 jours

Jeudi 26 mars 1998


Il me sera plus doux de mourir en qualité de ressuscité.


74 ans, 6 mois, 2 jours

Dimanche 12 avril 1998


Eh oui, me dit Tijo sur son lit d’hôpital, tu as commencé dans un corps de vieillard, c’est justice que tu finisses dans celui d’un jouvenceau. Et puis, ajoute-t-il dans un rire toussé, les colloques ont toujours fait plus de cocus que de savants ! Nous rions, il s’étouffe, l’infirmière qui lui apporte ses cachets le gronde. Ils me traitent, dit-il après son départ.


75 ans, 1 mois, 17 jours

Vendredi 27 novembre 1998


Tijo est mort ce soir. Il m’a fait ses adieux hier en m’interdisant de venir aujourd’hui. Ne me complique pas la mort… À chacune de mes visites, j’ai vu progresser la maladie et les ravages du traitement ; ils ont fait de ce Méridional sec et noiraud un machin blanchâtre, chauve et dépigmenté, gonflé comme une outre, les doigts boudinés par l’eau que ses reins n’éliminent plus. Contrairement à la plupart des mourants qui rapetissent, il est devenu trop volumineux pour son corps. Mais ni la maladie (cancer des poumons généralisé à tout le reste) ni la médecine et sa morale (S’il n’avait pas tant bu et fumé, monsieur !) n’ont eu raison de ce dédain rieur qui tenait la mort en respect et la vie pour ce qu’elle est : juste une promenade captivante. Avant que je sorte, il m’a fait signe de m’approcher. Sa bouche contre mon oreille, il m’a demandé : Tu la connais, l’histoire du sanglier qui ne voulait pas quitter sa forêt ? Sa voix n’était plus qu’un souffle mais elle charriait toujours le même fatalisme rigolard et — comment dire ? — un sens aigu de son interlocuteur.

HISTOIRE DU SANGLIER QUI NE VOULAIT PAS SORTIR DE LA FORÊT

C’est un vieux sanglier, tu vois ? Plutôt ta génération que la mienne, vraiment vieux, quoi, les couilles vides et les crocs usés. Il s’est fait virer de la harde par les jeunes. Du coup, le pauvre se retrouve tout seul dans la forêt, comme un con. Il entend les jeunots faire la java avec ses femelles. Alors, il se dit qu’il devrait quitter cette forêt, aller voir ailleurs. Seulement, il est né sous ces arbres, il y a passé toute sa vie. « Ailleurs » lui fout la trouille. Mais d’entendre les jeunes laies exprimer leur contentement, ça l’achève. Il prend sa décision tout soudain. Je pars ! Le voilà qui fonce tête baissée, droit devant lui, à travers buissons, boqueteaux, fourrés, taillis, ronciers, jusqu’à déboucher à l’orée de la forêt. Et là, qu’est-ce qu’il voit ? Un champ sous le soleil ! Tout vert ! Une merveille phosphorescente ! Et au milieu de ce champ, qu’est-ce qu’il voit ? Un enclos ! Un enclos tout carré ! Et dans l’enclos, qu’est-ce qu’il y a ? Un ÉNORME cochon. Tellement grozégras qu’il déborde de l’enclos, comme un soufflé de son moule, tu vois ? Un énorme cochon absolument rose, parfaitement glabre, déjà un jambon ! Estomaqué, le vieux sanglier appelle le cochon.

— Eh ! Oh ! Toi !

Le gros jambon tourne lentement la tête vers lui.

Le vieux sanglier lui demande :

— C’est pas trop dur… la chimio ?


75 ans, 1 mois, 28 jours

Mardi 8 décembre 1998


Quelques jours avant la mort de Tijo, j’ai téléphoné à J.C., son « meilleur ami ». (Sur le plan de l’amitié Tijo fonctionnait avec des catégories juvéniles.) Le meilleur ami m’a répondu qu’il n’irait pas voir Tijo à l’hôpital ; il préférait garder de lui l’image de sa « vitalité indestructible ». Délicatesse immonde, qui vous abandonne tout un chacun à son agonie. Je hais les amis en esprit. Je n’aime que les amis de chair et d’os.


75 ans, 9 mois, 6 jours

Vendredi 16 juillet 1999


Répandu les cendres de Tijo sur le Briac. C’était sa volonté. Du haut de ce fayard où, enfant, il dénichait les corneilles. (Une idée de Grégoire.) En regardant mon petit-fils grimper à cet arbre dont le tronc a dû tripler de volume, une seconde je me suis revu monter au secours de Tijo. C’était l’écorché du Larousse qui se hissait de branche en branche. Mais avec grâce, sans ce côté guindé que m’a toujours donné l’exercice de la volonté, et dont Tijo se moquait. Prises dans le vent, ses cendres se sont rassemblées, éparpillées, rassemblées de nouveau, elles ont viré sur l’aile pour finalement exploser dans le ciel. Tijo nous a fait un adieu d’étourneaux.


75 ans, 10 mois, 5 jours

Dimanche 15 août 1999


Réveillé par ma vessie à deux heures du matin. Ma paresse résiste, jusqu’à ce que des rires venus d’en bas me décident à me lever. Grégoire, Frédéric et les jumelles jouent au jeu de l’oie. Protestations de Fanny qu’un mauvais sort bloque dans sa progression, ricanement de Frédéric qu’un double six propulse vers la victoire. Attention, le voilà ! s’exclame Grégoire en me montrant du doigt, et tous de se coucher sur le jeu, faisant mine de me le cacher. C’est un secret, glapit Marguerite comme si elle était encore petite fille, tu n’as pas le droit de voir ! J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait du Jeu de l’oie du dépucelage que j’avais offert à Grégoire au début de son adolescence, mais c’est pire : c’est un Jeu de l’oie de l’hypocondriaque, qu’il a conçu pendant ses nuits de garde. De maladies atroces en maladies abominables, les joueurs aboutissent à la mort, dernière case qui les guérit enfin de la peur de tomber malades. Veux-tu jouer avec nous, demande Fanny ? (Et j’admire l’emploi de cette forme interrogative chez une jeune fille de sa génération.) On me donne trois coups d’avance. Je décroche une sclérose en plaques, ce qui me donne le droit de rejouer encore. (C’est le principe du jeu, plus on est malade, plus on avance.) Demain, on joue aux sept familles ! ordonne Marguerite. Les sept familles en question sont quarante-deux maladies dont on se passerait volontiers. (Dans la famille Cancer, je demande la prostate, dans la famille Plumard, je demande l’herpès génital, dans la famille Médecins je demande Parkinson, etc.) Dédramatisons, dédramatisons, sourit Grégoire, de toute façon la dernière case est la même pour tous ! Apparemment, les petites — qui désormais sont grandes — adorent.


75 ans, 11 mois, 2 jours

Dimanche 12 septembre 1999


La veille de sa mort, Tijo, qui me rendait dix ans, m’a dit : Même en âge je t’ai rattrapé ! Le plus vieux c’est le plus près de la sortie.


Même jour, 17 heures


J’écris cela en buvant mon thé. Renoncé au café depuis mon opération. Impression que le thé me nettoie. Une sorte de douche intérieure. T’en bois un, t’en pisse trois, disait Violette. Peut-être un jour passerai-je à l’eau chaude, comme sur sa fin la tante Huguette.


76 ans, 2 jours

Mardi 12 octobre 1999


À propos de la tante Huguette qui avait ses « aigreurs », ou de maman qui « faisait de l’acidité », ces formules ont-elles toujours cours ? Et cette femme qui se tournait toutes les cinq minutes de trois quarts pour que le bismuth tapisse entièrement ses intérieurs… Cette façon de se concevoir comme une barrique faisait rire son entourage. Pourtant, à bien des égards, nous ne sommes guère mieux que des récipients. Mona prend un médicament contre l’ostéoporose qu’elle doit ingérer le matin à jeun, avec un verre d’eau. Après quoi, elle doit absolument rester debout une demi-heure, sans se recoucher, car la potion pourrait bousiller son œsophage comme de la soude caustique. Récipients, donc, nous sommes. Pas davantage. Par parenthèse, le bismuth est considéré aujourd’hui comme un poison, absolument interdit par la Faculté.


77 ans, 2 mois, 8 jours

Lundi 18 décembre 2000


Réveillé avec une douleur à l’articulation métacarpo-phalangienne de l’annulaire, comme si j’avais passé la nuit à boxer un mur. C’est le doigt que je me suis retourné il y a dix ans dans le jardin de Madame P. L’usurier réclame ses intérêts.


77 ans, 6 mois, 17 jours

Vendredi 27 avril 2001


Mes nuits entrecoupées par ces envies pressantes et peu productives. Miction impossible. (Joli titre.) Combien de fois ? me demandait jadis mon confesseur. Combien de fois ? me demande aujourd’hui mon urologue. Le premier me menaçait d’une tripotée de Pater et d’Ave, le second d’une nouvelle résection du col de la prostate : rien à faire, il vous faudra y passer. Ça ne vous rendra pas vos vingt ans, mais vos nuits seront plus longues. Certes, mais que deviendront ces moments de rêverie que je m’accorde sur mon trône de roi improductif ? À ces heures de la nuit où l’envie de pisser me réveille, je ne me figure pas ma vessie tendue comme une outre mais fossilisée comme une coque d’oursin, une coque de calcaire que je vide vaille que vaille, le petit doigt sous un robinet, en ouvrant une vanne sans pression. Lente vidange de moi-même. Triste perpendiculaire. En compensation me viennent des images de vieil âne abandonné au milieu d’une prairie, et l’âne m’émeut doucement. Ou bien je pense au scandale de cette source que les Marseillais, voisins de Manès, avaient laissé tarir. C’était une source dont le franc débit berçait mes endormissements. À classer dans la famille des bruits apaisants, avec les pas sur le gravier, le vent dans la treille, la meule à aiguiser de Manès… (Manès passait les premières heures de la nuit à aiguiser ses outils à la meule et à l’enclume, et j’aimais aussi les notes piquées de l’enclume, qui allaient par couples : Ti’ng-ti’ng, ti’ng-ti’ng.) La source des Marseillais, donc, s’est tarie. La mousse s’y est mise et peut-être, en amont, quelque adénome vaseux. Finalement un filet d’eau brunâtre et silencieux, puis un goutte-à-goutte, puis plus rien. À la grande fureur de Manès — qui peut-être l’avait bouchée lui-même.


78 ans

Mercredi 10 octobre 2001


Lison, Grégoire et les jumelles nous ont offert un vidéoprojecteur et une douzaine de films, parmi mes préférés : Les Fraises sauvages d’Ingmar Bergman, The Ghost and Mrs Muir de Mankiewicz, The Dead de Huston, et Le Festin de Babette, aussi. Ah ! Le Festin de Babette ! qui donc est l’auteur de ce film ? Gabriel Axel ! me souffle Fanny. Eh bien, gloire à ce Gabriel Axel ! Longtemps qu’un cadeau ne m’avait tant fait plaisir. Au point que je me suis demandé pourquoi je ne me l’étais pas offert moi-même. Mona ayant ouvert le paquet, ma joie a jailli de la boîte en même temps que l’appareil de projection. Je me suis surpris à attendre la tombée du jour avec une impatience d’enfant. Quand nous avons enfin tendu un drap blanc sur le mur, j’ai revécu l’excitation où me plongeait Violette quand elle installait sa lanterne magique sur le guéridon du salon. Mona et les enfants m’ayant laissé le choix du film, j’ai opté pour Les Fraises sauvages, le jubilé du professeur Isak Borg, stupéfait de me souvenir de son nom ! Eberhard Isak Borg, qui s’en va, en compagnie de sa belle-fille Marianne, se faire sacrer docteur jubilaire en la cathédrale de Lund. Soixante-dix-huit ans, comme moi ! Cela, bien sûr, je l’avais oublié puisque je n’avais pas quarante ans quand j’ai vu le film pour la première fois. Soixante-dix-huit ans donc. Évidemment, je me suis mis à scruter le visage de ce vieillard (qui m’a paru faire beaucoup plus vieux que moi) nous cherchant des rides communes, reconnaissant en lui certaine lenteur de mes gestes, ou ces demi-sourires que l’âge rend lointains, mais ces brusques éclats de vie aussi, suscités par des désirs inentamés (celui, par exemple, de prendre sa voiture pour se rendre au jubilé alors qu’il a son billet d’avion en poche) ou cette gaieté que réveillent en lui les trois jeunes gens que Marianne et lui prennent en stop — tout à fait comparable, cette gaieté, à la joie que me donne la présence brouillonne de Grégoire, Marguerite et Fanny pendant les vacances, leurs farces, leurs chamailleries, leurs réconciliations hilares…

J’étais absorbé par ce qui se jouait sur l’écran quand autre chose a capté mon attention, qui n’avait rien à voir avec le film mais regardait la machine elle-même, le projecteur. Mona et moi étions assis à côté de lui. C’est une boîte noire dans laquelle on insère le DVD par une fente et qui s’occupe de tout le reste : la projection, le son, la mise au point, le refroidissement du moteur, etc. Installée au milieu du salon la machine projetait l’image sur le drap, quatre mètres devant nous, une grande image noir et blanc, vieillie par l’âge du film mais suffisamment nette pour que je ne pense pas à ma cataracte. J’écoutais le vieil Isak et sa belle-fille Marianne, attentif à leur morne dispute — conflit de tempéraments et de générations —, quand tout à coup je me suis demandé d’où venait le son de ces voix. Elles semblaient provenir de l’écran, où l’on voyait parler les personnages. Or c’était tout à fait impossible puisque ces sons étaient émis par le vidéoprojecteur posé à côté de moi sur la table basse du salon. J’ai regardé l’appareil : aucun doute, les voix sortaient de ce cube de plastique noir, à cinquante centimètres de mon oreille gauche. Pourtant, dès que mes yeux se sont reportés sur le vieux drap, toutes les paroles ont retrouvé les bouches qui semblaient les émettre ! Sidéré par la puissance de cette illusion opticosonore, j’ai essayé de regarder l’écran en n’écoutant que le projecteur. Rien à faire, les voix continuaient à provenir des acteurs suédois, là-bas, sur le drap tendu à quatre mètres devant moi. Cette constatation m’a plongé dans une sorte d’extase primitive, comme si j’assistais au miracle de l’ubiquité. J’ai alors fermé les yeux, les voix ont regagné le ventre du projecteur. Je les ai rouverts, elles sont retournées sur l’écran.

Dans notre lit, j’ai longtemps songé à cette dissociation entre la source sonore réelle et les personnages qui nous parlaient depuis le vieux drap. Je commençais à y entrevoir une métaphore éclairante quand je me suis endormi. Ce matin au réveil, il ne m’en reste que l’impression… Tout se passe comme si le dit de mon corps s’entendait loin devant moi alors que j’en tiens la chronique silencieuse ici, assis à cette table où j’écris.


78 ans, 4 mois, 3 jours

Mercredi 13 février 2002


« Pourquoi un homme qui bâille en fait-il bâiller un autre ? » La question est posée, au XVIe siècle, par Robert Burton, à la page 431 de son Anatomie de la mélancolie, enfin traduite en français chez Corti. Sans proposer de réponse satisfaisante (Burton attribue cette contagiosité du bâillement aux esprits), sa question me ramène quarante ans en arrière, à ces expériences de physiologie amusante que je faisais par ennui lors de réunions de travail particulièrement insipides : je n’avais qu’à simuler un bâillement pour voir la table entière se mettre à bâiller. Je croyais avoir fait une découverte, il n’en était rien. Notre existence physique s’écoule à défricher une forêt vierge qui l’a été mille et mille fois avant nous. Avec Montaigne ou Burton un livre, mais combien de découvertes non révélées, d’étonnements non communiqués, de surprises tues ? Tous ces hommes si seuls en leur silence !


78 ans, 6 mois, 14 jours

Mercredi 24 avril 2002


Autant me l’avouer tout de suite, après certains repas trop copieux le pet toussé a tendance à se muer en une véritable respiration anale. Aspiration des gaz pendant quatre ou cinq pas, expulsion pendant les quatre ou cinq suivants, avec une régularité pulmonaire. Ce collier de perles n’est pas toujours aussi silencieux que le souhaiteraient mon statut social, ma distinction naturelle et ma dignité d’ancêtre. Une toux brève ne suffisant plus à le couvrir, me voilà contraint, si je suis accompagné, à lâcher de longues phrases dont l’enthousiasme a pour mission de dissimuler ce morne contrepoint.


78 ans, 11 mois, 29 jours

Mercredi 9 octobre 2002


Grégoire, qui s’était invité à mon anniversaire, me téléphone qu’une varicelle, attrapée à l’hôpital, le cloue au lit. La varicelle, à vingt-cinq ans, tu te rends compte, grand-père ? Toi qui répètes depuis toujours que je suis en avance pour mon âge ! Tu me verrais, je ressemble à une passoire ! Une passoire surdouée, d’accord, mais une passoire. Sa voix n’est pas atteinte, un peu voilée peut-être, et pour la première fois je me demande si mon affection pour ce garçon ne tient pas à la musicalité si rassurante de sa voix ! Avant la mue déjà, tout enfant, Grégoire avait la voix la plus apaisante qui soit. L’avons-nous d’ailleurs jamais vu en colère ?


79 ans

Jeudi 10 octobre 2002


Mon cœur, mon cœur fidèle. Moins costaud qu’avant, certes, mais ô combien fidèle ! La nuit dernière, je me suis livré à un exercice enfantin : calculer le nombre de fois où mon cœur a battu depuis ma naissance. Soit une moyenne de soixante-douze battements par minute que multiplient soixante minutes par heure, que multiplient vingt-quatre heures par jour, que multiplient trois cent soixante-cinq jours par an, que multiplient soixante-dix-neuf années. Plus fichu, évidemment, de calculer ça mentalement. Calculette, donc. Près de trois milliards de battements ! Sans tenir compte des années bissextiles ni des accélérations de l’émotion ! J’ai posé la main sur ma poitrine et j’ai senti mon cœur battre, paisible, régulier, les coups qui me restent. Bon anniversaire, mon cœur !


79 ans, 1 mois, 2 jours

Mardi 12 novembre 2002


Notre Grégoire est mort. Le surlendemain de son dernier appel il était dans le coma. Frédéric a d’abord pensé qu’il s’agissait d’une encéphalite varicelleuse, dont on peut éventuellement se remettre, mais non, c’était une saloperie bien pire, un syndrome de Reye. Il s’est greffé sur la varicelle et a provoqué une insuffisance hépatique foudroyante. D’après Frédéric, ce syndrome a probablement été déclenché par une prise d’aspirine, il en a trouvé dans la poche de Grégoire. Grégoire a dû vouloir lutter contre sa fièvre en prenant de l’aspirine dont il ignorait cet effet secondaire rarissime. Quand Frédéric l’a fait admettre en réanimation, il n’y avait déjà plus rien à faire. Mona et moi sommes venus le plus vite possible. D’abord, nous ne l’avons pas reconnu. Malgré la présence de Sylvie et de Frédéric un fol espoir m’a, une seconde, fait croire à une erreur. Ce corps de cire jaune, criblé de pustules du haut du front jusqu’à l’extrémité des doigts, ne pouvait être celui de mon petit-fils. J’ai pensé à un de ces films où l’égyptologue frappé de malédiction est momifié devant la sépulture qu’il vient de profaner. Mais non c’était bien Grégoire, sur ce lit d’hôpital, c’était mon Grégoire. En plissant les yeux, j’ai opéré une mise au point qui a gommé le réalisme atroce des pustules et j’ai retrouvé mon Grégoire, dont le corps a toujours exprimé je ne sais quelle grâce ludique, et même à présent, allongé dans ce brouillard jaune. Quand Grégoire joue au tennis, il joue d’abord à jouer, il mime les champions qu’on voit à l’écran, et pendant que son adversaire s’amuse à les reconnaître, Grégoire marque des points, gagne des matchs. L’adversaire finalement exaspéré réclame un peu de sérieux, quoi, merde, ou quitte le terrain en jetant sa raquette, comme le fils W., il y a trois ans. C’est ainsi — il pouvait avoir dix ou douze ans — que je lui ai appris à jouer, car c’était ainsi, lui ai-je dit, que dans ma jeunesse je pratiquais le tennis, ce jeu raffiné devenu, télévision oblige, un duel de brutes démonstratives. Je ne voulais pas que Grégoire cède au grotesque de la gestuelle sportive. Dieu que j’ai aimé cet enfant ! Et comme ma plume cherche vainement à éluder sa mort. Quelle injustice nous fait à ce point préférer un être à tant d’autres ? Jouissait-il vraiment, Grégoire, de toutes les qualités que lui prêtait mon amour ? Deux ou trois défauts tout de même, en cherchant bien, non ? Autour de quelle manie détestable se serait-il racorni, s’il avait atteint mon âge ? Il faut bien que les meilleurs pourrissent ! Si j’écris n’importe quoi, c’est pour combler le silence où m’abandonne le deuil mutique de Mona. À quoi pense-t-elle, Mona, soudain saisie d’une frénésie ménagère ? Songe-t-elle comme moi que Grégoire serait vivant si Bruno avait accepté de nous l’envoyer, l’été de la varicelle ? Si Bruno avait accepté cette vaccination naturelle ? Mais il fallait être un peu joueur, pour cela, et Bruno a très tôt cessé de jouer. Les enfants étaient nus, ils ne supportaient même pas le frôlement d’une chemisette. Quand l’un d’eux se plaignait trop de ses démangeaisons, tous les autres soufflaient ensemble sur ses petits boutons à tête translucide puis les lui caressaient délicatement. C’est Lison, je crois, qui avait inventé ce jeu. Les enfants incarnaient les huit vents de Venise, mais ils n’étaient que sept, Grégoire manquait, qui aurait été le grand vent rieur de ce jeu, et serait vivant aujourd’hui ! Bruno a mis deux jours à rentrer d’Australie. Il est arrivé juste à l’heure de l’enterrement. On ne pouvait conserver le corps plus longtemps. En étreignant Bruno j’ai constaté qu’il avait forci. Du gras dans les biceps. Le décalage horaire et le chagrin lui faisaient les joues lourdes, le visage fermé. Il n’a pas salué Sylvie qui a opté contre son avis pour des funérailles religieuses. Embarras familial. Personne ne s’est beaucoup parlé. Après la cérémonie, chez Lison, les jumelles pleuraient sans un mot dans les bras l’une de l’autre, Sylvie monologuait sur des riens, combien elle avait été une mère inquiète, et comme Grégoire savait taquiner ses inquiétudes — vous souvenez-vous, père, vous aussi d’ailleurs vous vous moquiez de moi ! — , petites phrases qu’elle laissait aller dans l’affliction générale, Frédéric en retrait, terriblement présent dans sa double solitude d’homosexuel et de veuf officieux, Lison à ses côtés, par principe et par amitié, et je me suis aperçu que Frédéric et Lison avaient sensiblement le même âge, en d’autres termes que Frédéric aurait pu être le père de Grégoire, dont les camarades (tous ses camarades médecins sont venus) raillaient l’homélie du prêtre. C’est à cela aussi que servent les enterrements religieux, conforter croyants et mécréants dans leurs certitudes respectives, détourner sur le curé les flèches du chagrin, transformer tout un chacun en critique autorisé, qui s’exprime au nom du mort, juge le portrait que le curé a tracé du mort, et le mort, partie prenante de ce débat théologique, le mort qu’on estime dignement célébré ou grossièrement insulté, est un peu moins mort, c’est comme un début de résurrection. Non, pour l’ambiance, il n’y a que Dieu.


79 ans, 5 mois, 6 jours

Dimanche 16 mars 2003


Ce que le deuil fait subir à nos corps ! Pendant les trois mois qui ont suivi la mort de Grégoire, j’ai abandonné le mien à tous les dangers possibles. Je me suis fait casser la figure dans le métro (Mona avait tenu à rester quelque temps à Paris pour profiter un peu de Marguerite et de Fanny), boulevard Saint-Marcel j’ai failli me faire écraser par un automobiliste qui a renversé une poubelle en m’évitant. De retour à Mérac j’ai fait deux tonneaux qui m’ont précipité dans le fossé de la Jarretière, voiture fichue, arcade sourcilière ouverte, et finalement, un après-midi que je cueillais des champignons, j’ai dévissé sur les pentes du Briac jusqu’à dégringoler sur la route nationale où les voitures roulaient à toute allure dans les deux sens. Si tu veux vraiment te tuer, m’a dit Mona, préviens-moi, que nous le fassions ensemble ou que je parte en voyage. Mais il n’y avait rien de suicidaire dans ce concours de circonstances, juste une évaluation erronée du réel, comme si j’avais perdu la mesure du danger, toute appréhension, et d’ailleurs tout désir particulier, comme si ma conscience avait abandonné mon corps aux hasards de la vie. Ce que je faisais, mon corps le subissait sans y penser, étonnamment résistant d’ailleurs, invulnérable presque. Je sortais de notre immeuble et laissais mon corps traverser le boulevard sans regarder à droite ni à gauche, et cet automobiliste a freiné à mort, dérapé, fauché la poubelle, et mon corps a poursuivi son chemin sans que mon esprit s’en émeuve. Dans le métro, c’est avec un geste automatique que ma main a repoussé la main du jeune ivrogne qui importunait ma voisine, je ne m’étais pas avisé qu’il puait l’alcool et que, d’ailleurs, son attitude vis-à-vis de la jeune femme n’était pas particulièrement agressive, un attendrissement maladroit plutôt, ma main a repoussé cette main comme on chasse une mouche, sans y prêter plus d’attention, et c’est tout juste si ma tempe a senti le poing du garçon s’abattre sur elle, si mes yeux ont compris que, sous le choc, ils avaient perdu leurs lunettes, que ma voisine m’a rendues une fois mon agresseur maîtrisé, vos lunettes, monsieur, elles sont tombées. Pas plus que je ne me voyais conduire ma voiture sur la route de la Jarretière quand je me suis mis à chercher la liste des courses dans ma veste, penché sur la banquette arrière, j’avais tout bonnement oublié que je conduisais, je m’étais retourné et je cherchais cette liste, dans une voiture désormais privée de chauffeur, qui a naturellement fini dans le fossé, et, durant tous ces événements, je n’ai pas le souvenir d’avoir éprouvé la moindre peur, pas même en voyant mon corps tomber sur la nationale l’après-midi des champignons, pas même en voyant mon bras cassé battre l’air indépendamment de mon coude, le bras gauche, ni surprise, ni peur, ni douleur, un état de constatation plutôt, c’est donc cela qui m’arrive, bien, bien, comme si la vie ne proposait plus le moindre sens à ma cervelle endeuillée, comme si le manque de Grégoire affectait tous les événements, les affranchissait de toute hiérarchie, leur ôtait toute signification, comme si Grégoire avait été le principe sensé de toute chose et que lui parti la vie eut littéralement perdu son sens, au point que mon corps y dérivait seul, sans le concours de mon jugement.

Venise, a proposé Mona, allons à Venise, ça nous changera les idées.


79 ans, 5 mois, 17 jours

Jeudi 27 mars 2003


Venise. Échappant à sa mère un petit garçon se plante devant moi et déclare, menton levé : Moi, j’ai quatre ans et demi ! Plus tard dans l’après-midi, à ce pot de l’Alliance française, une vieille bienfaitrice de l’endroit m’assène : Et vous savez, j’ai tout de même quatre-vingt-douze ans ! À partir de quand cesse-t-on d’annoncer son âge ? À partir de quand recommence-t-on à le faire ? Quant à moi, je ne dis jamais mon âge exact mais je laisse aller des formules du type « maintenant que je suis un vieux monsieur », expressions que je ne peux pas retenir et qui, sitôt lâchées — avec un sourire détaché —, me remplissent de fureur et de honte. Qu’est-ce que je cherche ? À me faire plaindre — je ne suis plus ce que j’étais ? À me faire admirer — voyez néanmoins comme je suis resté vert ? À renvoyer mon interlocuteur à son inexpérience en posant au vieux sage — de ce fait j’en sais tout de même plus long que vous ? Quoi qu’il en soit, cette plainte (car c’est une plainte, nom de Dieu !) exhale un parfum de peureuse incontinence. J’échappe à ma mère pour me planter, menton levé, devant ce solide quadragénaire : « Moi, j’ai soixante-dix-neuf ans et demi ! »


79 ans, 5 mois, 20 jours

Dimanche 30 mars 2003


Ces deux vieux (lui a le bras dans le plâtre) qui jouent les aveugles à Venise en courant après leurs sensations de jeunesse sont les grands-parents d’un mort qui aurait aimé ce jeu. Regardez-les, écoutez-les rire dans la ville liquide, comme il y a cinquante ans lorsqu’ils y célébraient leur jeune amour. Ils ont vieilli de mille ans.


79 ans, 5 mois, 25 jours

Vendredi 4 avril 2003


Acqua alta. Marée montante des larmes. Enfoncés jusqu’aux cuisses dans des bottes de sept lieues, nous avançons Mona et moi, dans la matière même de notre chagrin. Parfois, grâce à une pompe, une maison se vide de son eau, et c’est la cataracte massive d’une vache dans un pré.


79 ans, 5 mois, 29 jours

Mardi 8 avril 2003


Mais non, nous nous sentons bien ici, Mona et moi, nous sommes heureux, nous exploitons sans vergogne ce bonheur animal d’être ensemble qui nous a toujours consolés de tout ! Nous faisons le pèlerinage des cachettes où nous faisions l’amour dans notre jeunesse et le souvenir de Grégoire n’y prend aucune part. Sa mort est si profondément enfouie sous le visage de Mona que pas un de ses traits n’exprime le chagrin. Quant à moi, j’arpente les cales, les ponts, les places, en humant l’air comme un vieux chiot.


79 ans, 6 mois

Jeudi 10 avril 2003


Hélas, il faut croire nos réveils. Ma gorge obstruée me dit : Grégoire est mort. Grégoire n’est plus où je m’obstine à demeurer. Grégoire n’est pas parti, Grégoire ne nous a pas quittés, Grégoire n’est pas décédé, Grégoire est mort. Il n’y a pas d’autre mot.


79 ans, 6 mois, 3 jours

Dimanche 13 avril 2003


Pasta, risotto, polenta, soupe de zucca, minestrone, épinards, antipasti maritimes ou végétaux, jambon tranché plus fin que du papier de soie, mozzarella, gorgonzola, panna cotta, tiramisu, gelati, les Italiens mangent mou. Conséquence, je chie mou. À Venise, vieilles gens, jetez vos dentiers dans le Grand Canal, vous êtes arrivés !


79 ans, 6 mois, 8 jours

Vendredi 18 avril 2003


Pour exprimer la douceur sous toutes ses formes, psychologique, sentimentale, tactile, alimentaire, sonore, les Italiens disent morbido. On ne peut imaginer faux ami plus radical à l’état de morbidité où je me réveille chaque matin !

Загрузка...