Dorénavant, quand un adulte me recommandera de me prendre en main, je pourrai le lui promettre sans risque de mensonge.
15 ans, 8 mois, 4 jours
Mercredi 14 juin 1939
Je crois que nous avons fait une fameuse connerie au dortoir. Par ma faute. Une expérience. Je voulais vérifier le rôle joué par nos cinq sens dans la phase du réveil, c’était scientifique. Lorsque nous nous réveillons c’est toujours sur le signal d’un de nos sens. L’ouïe, par exemple : une porte qui claque me réveille. La vue : j’ouvre les yeux à la seconde où Monsieur Damas allume la lumière du dortoir. Le toucher : maman me réveillait toujours en me secouant ; c’était d’ailleurs inutile, dès qu’elle m’effleurait je me réveillais en sursaut. L’odorat : Étienne prétend que chez l’oncle Georges la seule odeur du chocolat et du pain grillé suffit à le tirer du sommeil. Il nous restait à tester le goût. La stimulation du goût peut-elle réveiller quelqu’un ? C’est ainsi que notre expérience a commencé. Étienne m’a mis un peu de sel dans la bouche et ça m’a réveillé. Le lendemain j’ai glissé du poivre finement moulu entre ses lèvres, même résultat. Je me suis alors demandé ce qui se passerait si on excitait les cinq sens en même temps : l’ouïe, le toucher, la vue, l’odorat et le goût. Quel genre de réveil cela donnerait-il ? Étienne a baptisé notre expérience le réveil total. Il voulait absolument être le premier à « tenter l’expédition ». Comme je le voulais moi aussi, nous avons tiré à pile ou face et j’ai gagné. Il s’agissait donc de me réveiller en menant à bien cinq actions simultanées : m’appeler, me secouer, m’éblouir, me mettre du sel dans la bouche et me faire respirer quelque chose d’assez fort. Pour l’odeur, Étienne est descendu à l’économat faucher un peu de cet ammoniaque avec lequel ils nettoient le carrelage des toilettes. Nous avons fait l’expérience ce matin, un quart d’heure avant le réveil réglementaire. Les cinq sens, donc, en même temps. Malemain m’a secoué, Rouard m’a introduit une cuillerée de vinaigre dans la bouche, Pommier m’a ébloui avec une lampe électrique, Zafran m’a flanqué un tampon d’ammoniaque sous le nez pendant qu’Étienne criait mon nom à mon oreille. Il paraît que j’ai poussé un cri terrible et que je suis resté paralysé, les yeux écarquillés, tendu comme un arc, sans pouvoir dire un mot. Étienne a essayé de me calmer pendant que les autres sautaient dans leur lit. Quand Monsieur Damas est arrivé j’étais toujours dans le même état. Mon malaise a duré plus d’une demi-heure. On a appelé un docteur. Le docteur a déclaré que j’étais en « état de catalepsie » et m’a fait transporter à l’infirmerie. Il a émis l’hypothèse que j’étais peut-être épileptique et a recommandé de me surveiller. Après le départ du docteur, Monsieur Damas en a référé à Monsieur Vlache qui a convoqué Étienne pour lui demander ce qui s’était réellement passé. Étienne a juré ses grands dieux qu’il ne savait pas, qu’il m’avait entendu crier comme au sortir d’un cauchemar et qu’il avait vainement essayé de me faire revenir à moi. Vlache l’a congédié sans avoir l’air de le croire. Quant à moi, je ne me souviens de rien. Très surpris de me réveiller à l’infirmerie, et passablement sonné. L’impression d’être passé sous un rouleau compresseur.
Par conséquent, si on stimule les cinq sens d’un dormeur en même temps, on peut le tuer.
16 ans
Mardi 10 octobre 1939
Cheveux gras. Pellicules (très visibles si je porte une veste sombre). Deux boutons rouges sur la figure (un sur le front et un sur la joue droite). Trois points noirs sur le nez. Tétons gonflés, surtout celui de droite, et douloureux quand j’appuie dessus. Douleur aiguë, comme traversé par une aiguille. Qu’en est-il chez les filles ? Pris dix kilos et grandi de douze centimètres en un an. (Et gagné de l’allonge à la boxe, Manès avait raison.) Mes genoux me font mal, même la nuit. Douleurs de croissance. Violette disait que le jour où cela cesserait je commencerais à rapetisser. Mon image dans la grande glace des douches. Je ne m’y reconnais pas ! Ou, plus exactement, j’ai l’impression que j’y grandis sans moi. C’est pour le coup que mon corps devient un objet de curiosité. Quelle surprise, demain ? On ne sait jamais par où le corps va nous surprendre.
16 ans, 4 mois, 27 jours
Vendredi 8 mars 1940
Étienne affirme que frère Delaroué se caresse pendant qu’il nous surveille à l’étude. Ce que nous faisons sous nos draps il le ferait sous son bureau. Cela ne me paraît ni normal ni anormal ; juste déplacé quoique sans doute assez fréquent. L’idée de me branler en public ne me viendrait pas mais on peut concevoir qu’un coefficient de danger ajoute à l’intensité du plaisir. Étienne dit que frère Delaroué sort quelque chose de son cartable, une photo peut-être, pas une revue en tout cas, c’est beaucoup plus petit que Paris-Plaisirs, qu’il regarde la chose en question et qu’il se caresse en douce. C’est peut-être vrai, mais impossible à vérifier puisque frère Delaroué pose toujours son énorme cartable sur son bureau, ce qui dresse une muraille entre lui et nous. Étienne insiste : Mais si, je te jure, de la main droite, regarde ! C’est donc qu’il est droitier. Il est presque impossible de se branler sérieusement de la main gauche quand on est droitier. Parole de spécialiste.
16 ans, 5 mois
Dimanche 10 mars 1940
Rouard m’a mis K-O debout dans le coin du ring. Comme je n’avais pas baissé ma garde et que les cordes me soutenaient, il ne s’est pas tout de suite rendu compte de mon état et a continué de cogner jusqu’à ce que je m’effondre pour de bon. C’est mon premier K-O. (Le dernier, j’espère.) Expérience intéressante. D’abord, j’ai eu le temps d’admirer l’esquive de Rouard : fléchissement des genoux, du buste et du cou ; il s’est glissé sous ma garde et s’est redressé comme un ressort. J’étais encore en déséquilibre, en train d’admirer sa rapidité et de constater que j’étais foutu quand son poing m’a cueilli sous le menton. J’ai entendu une sorte de « floc », comme si mon cerveau était devenu liquide. Pendant qu’il cognait je continuais d’entendre ce qui se disait autour de nous mais je ne le comprenais plus. Il m’a débranché, ai-je pensé. Car dans cette demi-inconscience je pensais assez clairement, je raisonnais même, dans un temps devenu immobile, je me disais : C’est un beau contre, très violent ! Forcément, dans un contre le choc est produit par l’élan et le poids de nos deux corps ! Et puis aussi : Ça t’apprendra à te croire le plus rapide. Et puis encore : Quand on prétend être le plus rapide, il faut être le plus rapide. J’ai su, en tombant, que je m’évanouissais. Le coma lui-même n’a duré que sept ou huit secondes.
16 ans, 5 mois, 1 jour
Lundi 11 mars 1940
Effets secondaires du K-O. Pression intérieure sur mes yeux, ce matin. Comme si on cherchait à les pousser hors de leurs orbites. C’est passé dans la journée.
16 ans, 6 mois, 6 jours
Mardi 16 avril 1940
À la cantine, ce soir, œufs durs sur bouse d’épinards. Malemain nous fait observer que la pelouse a été tondue dans la journée. Ce qui est vrai. Il prétend que c’est chaque fois le cas. J’ai beau ne pas y croire — qu’ils nous font brouter leur herbe —, l’observation de Malemain influence ma perception gustative au point de donner à cette purée d’épinards bouillis un goût absolument vert. Le goût de cette odeur verte qui flotte dans l’air au-dessus des pelouses fraîchement tondues. Une quintessence végétale. C’est, j’en suis certain, le goût qu’auront pour moi les épinards jusqu’à la fin de mes jours. Un goût Malemain.
16 ans, 6 mois, 9 jours
Vendredi 19 avril 1940
Frère Delaroué se caresse bel et bien pendant l’étude. Il avait en tout cas, dans son cartable, le matériel nécessaire : dames nues sur cartes postales. Il ne l’a plus. Pendant que je l’attirais dans la buanderie pour lui faire constater une fuite d’eau (par moi provoquée), Étienne les lui a fauchées. C’est un vol dont le pauvre ne peut évidemment pas se plaindre, ce qui lui fait la mine égarée, mélange de fureur, de honte et de suspicion. Étienne et moi avons décidé d’utiliser les dames à notre profit. Il y en a cent vingt-cinq ! Comme nous nous attendons à une inspection des dortoirs sous un prétexte quelconque, nous les avons cachées à la chapelle où personne ne viendra les chercher. Nous en choisissons une de temps en temps, unique objet de notre amour. Chacun la sienne. Et nous l’aimons. Jusqu’à la suivante.
Les filles en font-elles autant avec l’image des hommes ? Les corps du Christ ou de saint Sébastien artistement dénudés dans le supplice suscitent-ils leurs extases ?
16 ans, 6 mois, 15 jours
Jeudi 25 avril 1940
La question des seins. (Ceux des femmes.) Je ne pense pas qu’il y ait objet d’adoration plus ravissant, plus émouvant et plus complexe que les seins des femmes. Maman me disait souvent : Tu m’as fait un abcès au sein. Elle parlait de l’époque où elle me nourrissait elle-même. Ce fut une période très brève de sa vie mais elle m’en parlait comme si, des années plus tard, elle en subissait encore les conséquences. Je me suis d’abord demandé — j’étais vraiment petit — ce qu’était un abcès. Le dictionnaire m’ayant renseigné (amas de pus dans un tissu ou un organe), j’ai cherché à me représenter un abcès au sein. Quoique n’y parvenant pas — imaginer un téton purulent était au-dessus de mes forces — j’en ai éprouvé une sincère désolation. Je n’étais pas triste pour maman mais pour les seins des femmes en général. Cette si touchante partie de leur corps devait être bien fragile pour que la bouche édentée d’un bébé pût transformer un mamelon en abcès purulent ! Pourtant, quand Marianne m’a montré les siens et qu’elle m’a permis de les toucher, ils ne m’ont pas paru fragiles. Ils étaient petits et durs au contraire ; les aréoles très larges, d’un rose pâle, leur faisaient une calotte d’évêque. Le mamelon brillait comme un bouton de nacre. Il est vrai que Marianne n’avait que quatorze ans, alors. Ses seins devaient être en train de se former. Si j’en juge par les cartes postales de notre divin harem, les seins changent beaucoup avec l’âge. Ils grossissent et s’assouplissent. Proportionnellement l’aréole semble rétrécir, le mamelon se dresse et paraît moins brillant, plus charnu. Étienne m’a prêté sa loupe de papillonniste pour aller y voir de près. Ils s’assouplissent aussi et prennent toutes les formes. Mais leur peau, elle, paraît toujours aussi fine, surtout la peau du dessous, celle qui rattache le sein au thorax. Je trouve incroyable qu’une aussi belle partie du corps féminin puisse être fonctionnelle. Que ces merveilles servent à gaver des nourrissons qui tirent dessus goulûment et bavent tout autour relève du sacrilège ! Bref, j’adore les seins des femmes. En tout cas, ceux de nos cent vingt-cinq amies, c’est-à-dire tous les seins de toutes les femmes, quels que soient leur taille, leur forme, leur poids, leur densité, leur carnation. Il me semble que le creux de mes mains est fait pour accueillir les seins des femmes, que ma peau y est assez douce pour la douceur de leur peau. Il ne se passera plus beaucoup de temps sans que je le vérifie pour de bon !
16 ans, 6 mois, 17 jours
Samedi 27 avril 1940
Montaigne, livre III, chapitre 5 :
« Qu’a faict l’action genitale aux hommes, si naturelle, si necessaire et si juste, pour n’en oser parler sans vergongne et pour l’exclurre des propos serieux et reglez ? Nous prononçons hardiment : tuer, desrober, trahir ; et cela, nous n’oserions qu’entre les dents ? Est-ce à dire que moins nous en exhalons en parole, d’autant nous avons loy d’en grossir la pensée ? »
16 ans, 6 mois, 18 jours
Dimanche 28 avril 1940
Ce qu’il y a d’extraordinaire, quand je me fais jouir, c’est cet instant que j’appelle le passage de l’équilibriste : la seconde où, juste avant de jouir, je n’ai pas encore joui. Le sperme est là, prêt à jaillir, mais je le retiens de toutes mes forces. L’anneau de mon gland est si rouge, mon gland lui-même tellement gonflé, tellement prêt à éclater que je lâche mon sexe. Je retiens mon sperme de toutes mes forces en regardant mon sexe vibrer. Je serre si fort mes poings, mes paupières et mes mâchoires que mon corps vibre autant que lui. C’est ce moment que j’appelle le passage de l’équilibriste. Mes yeux chavirent derrière mes paupières, je respire à tout petits coups, je chasse toutes les images excitantes — les seins, les fesses, les cuisses, la peau soyeuse de nos amies — et le sperme s’arrête dans cette colonne en fusion, là, juste au bord du cratère. C’est vrai qu’on peut penser à un volcan au bord de l’éruption. Il ne faut pas laisser cette lave redescendre. Dès que quelque chose nous surprend, que Monsieur Damas ouvre la porte du dortoir, par exemple, ça redescend vraiment. Mais il ne faut pas. Je suis presque sûr que faire faire demi-tour à notre sperme est très mauvais pour la santé. Dès que je le sens redescendre, mon pouce et mon index s’enroulent autour de mon anneau et je joue à le maintenir juste au bord, tout bouillonnant (de la lave, oui, ou de la sève tellement la queue ressemble à une branche tendue et noueuse dans ces moments-là !) Il faut être très prudent, très précis, c’est une question de millimètre, peut-être moins. Ma queue tout entière est tellement sensible que mon gland pourrait exploser juste si on lui soufflait dessus ou si le drap l’effleurait. Je peux encore retenir l’éruption une fois, deux fois, et c’est chaque fois un vrai délice. Mais le délice absolu c’est cet instant où, finalement, je perds pour de bon, où le sperme submerge tout et coule tout brûlant sur le dos de ma main. Ah ! La merveilleuse défaite ! Ça aussi c’est difficile à décrire, tout ce dedans qui passe au-dehors et en même temps tout ce plaisir qui t’engloutit… Cette éruption qui est un engloutissement ! C’est la chute de l’équilibriste dans le cratère en fusion ! Ah ! cet éblouissement dans ces ténèbres ! Étienne dit que c’est une « apothéose ».
16 ans, 6 mois, 20 jours
Mardi 30 avril 1940
L’opprobre jeté sur cette apothéose de la sensation est tout dans la laideur des mots qu’on emploie pour en parler. « Se branler » fait malade des nerfs, « se tripoter » est idiot, « se caresser » fait chienchien à sa mémère, « se masturber » est dégoûtant (il y a quelque chose de spongieux dans ce verbe, même en latin), « se toucher » ne veut rien dire. « Vous êtes-vous touché ? » demande le confesseur. Bien sûr ! Comment faire ma toilette autrement ? Nous en avons longuement débattu avec Étienne et les copains. Je crois avoir trouvé l’expression juste : se prendre en main. Dorénavant, quand un adulte me recommandera de me prendre en main, je pourrai le lui promettre sans risquer le mensonge.
16 ans, 6 mois, 24 jours
Samedi 4 mai 1940
Un jeu de l’oie ! Magnifique idée ! C’est la décision que nous avons prise à propos de nos cent vingt-cinq amies. Utiliser les plus jolies d’entre elles pour l’illustration d’un jeu de l’oie érotique. Très exactement, Le jeu de l’oie du dépucelage. Ce sera son nom. Après un parcours de soixante-trois cases, celui qui gagnera aura droit au dépucelage. Vous avez gagné. Glissez-vous au bord d’elle. Un jeu payant. L’argent des amendes ira dans un pot commun. Nous constituerons un club de huit joueurs pour que le pot grossisse suffisamment vite. Malemain, Zafran et Rouard en feront partie, l’idée les enthousiasme. La finale aura lieu après l’oral du bachot, juste avant les grandes vacances. Le vainqueur empochera la totalité du pot avec obligation de l’utiliser à seule fin de dépucelage. Rapport écrit à la clef. Ainsi soit-il. L’image leitmotiv du jeu sera le visage de Mona Lisa, son sourire énigmatique se prêtant à toutes les interprétations.
Le jeu se joue avec deux dés.
Pour commencer, il faut que vos bourses soient pleines et que vous tiriez un coup double.
Si vous arrivez en :
2 Attendez d’avoir grandi. Passez 3 tours.
4 En examinant votre linge, votre mère est choquée par des taches suspectes. Elle vous emmène chez le docteur, qui vous pose un appareil contre les pollutions nocturnes. Allez en 3 et passez 2 tours.
6 Monsieur Damas vous a surpris en flagrant délit de plaisir solitaire. Il vous fait donner des douches froides. Allez en 5 et passez 2 tours.
8 Vous avez commis en pensée le péché de luxure. Allez vous confesser en 7 et passez 1 tour.
10 Vos rêveries vous ont troublé. Allez discrètement faire votre lessive en 9.
12 En tombant par hasard sur votre linge sale, votre oncle Georges vous félicite : vous êtes devenu un homme. Lancez les dés deux fois et avancez du nombre de cases indiqué par le total.
Si vous arrivez ensuite en :
15 (Ici l’image représente le sourire énigmatique de Mona Lisa.) Elle vous a souri ! Rejouez.
19 Pour plaire aux filles, il faut être fort. Vous vous musclez au gymnase. Payez 3 et passez 2 tours.
21 (Mona Lisa.) Elle vous a souri mais c’était un sourire ironique. Allez ressasser vos sombres pensées case 17.
23 Pour plaire aux filles, il faut être bon nageur. Vous prenez des leçons. Payez 4 et passez 1 tour.
27 (Mona Lisa.) Vous essayez de l’embrasser, elle vous gifle. Allez ruminer votre déception case 13.
29 Pour plaire aux filles, il faut savoir danser. Vous prenez des leçons. Payez 5 et passez 1 tour.
33 (Mona Lisa.) Elle vous trouve sale. Allez vous laver case 11.
39 (Mona Lisa.) Elle vous trouve horriblement mal coiffé. Allez chez le coiffeur case 31 et payez 1.
41 L’amour rend aveugle. Passez 1 tour en attendant de retrouver votre lucidité.
43 Vous avez la langue chargée, l’haleine fétide. Purgez-vous et passez 1 tour.
45 (Mona Lisa.) Elle vous trouve mal habillé. Allez vous faire faire un costume case 37 et payez 10.
47 Vous avez une poussée d’acné. Soignez-vous et passez 1 tour.
51 (Mona Lisa.) Elle vous trouve complètement inculte. Retournez faire votre instruction case 1.
53 Vous perdez un temps précieux à vous faire beau. Passez 1 tour.
57 (Mona Lisa.) Ne dites à personne ce qu’elle vous a fait. Elle est ravie et vous aussi. Rejouez.
59 L’amour donne des ailes. Rejouez.
61 Monsieur Damas vous surprend à jouer à ce jeu. Tout le monde retourne à la case départ.
63 Vous avez gagné, glissez-vous au bord d’elle ! De plus, vous remportez tout l’argent mis au pot !
Pour gagner, il faut arriver juste sur la case 63. Si les dés vous emmènent plus loin, repartez en arrière en comptant autant de cases qu’il y a de points en trop.
16 ans, 7 mois, 2 jours
Dimanche 12 mai 1940
Quelquefois, dans le dortoir, quand l’angoisse me réveille au milieu de la nuit (souvent parce que je rêve à papa ou à Violette), je me calme peu à peu en me laissant gagner par la sensation que tous ces dormeurs et moi ne faisons qu’un seul corps. Un grand corps endormi dans la même respiration, qui rêve, geint, sue, se gratte, gigote, renifle, tousse, pète, ronfle, pollue, cauchemarde, se réveille en sursaut, se rendort aussitôt. Ce n’est pas un sentiment de camaraderie qui m’anime dans ces moments-là mais l’impression que, d’un point de vue organique, notre dortoir (nous sommes soixante-deux) ne constitue qu’un même corps. Si l’un de nous mourait, le grand corps commun continuerait à vivre.
Par parenthèse, Lison, j’écrivais cela le surlendemain de l’offensive allemande du 10 mai. Seconde Guerre mondiale. L’espèce humaine avait remis le couvert. Ce jour-là, je m’étais juré, en mémoire de papa, de ne pas participer à la fête. Comme tu le verras, les circonstances en ont décidé autrement.
16 ans, 8 mois, 13 jours
Dimanche 23 juin 1940
Nous croisons des gens voûtés, le regard vide, le geste lent. Certains sont tout à fait égarés. Au sens propre. Des réfugiés dépenaillés, pouilleux, mal rasés, qui errent dans les rues d’une ville qu’ils ne connaissent pas. J’ai du mal à concevoir que, le mois dernier encore, ils menaient, à Paris, une vie normale. Des corps à la dérive…
Le lendemain
Reporté sine die la finale du jeu de l’oie, Rouard a perdu son frère à Dunkerque. Il l’aimait beaucoup. Nos pucelages attendront des temps meilleurs.
16 ans, 9 mois, 14 jours
Mercredi 24 juillet 1940
Mérac. Je me suis râpé la poitrine, la plante des pieds, l’intérieur des bras et des cuisses contre l’écorce d’un hêtre. Écorché vif en somme. Littéralement dépiauté. À cause de Tijo. Il s’était mis en tête de dénicher un petit corbeau mais les parents de l’oiseau se sont montrés hostiles à ce projet d’adoption. Comme Tijo refusait de lâcher sa proie ils l’ont attaqué pour de bon. Il tenait l’oiselet contre sa poitrine et tentait de chasser les parents de l’autre main. Le tout à six bons mètres de haut, à califourchon sur une branche ! Au pied de l’arbre, Marta lui hurlait de lâcher l’oiseau, et Manès est parti chercher son fusil pour descendre les corbeaux. Chacun défendait sa progéniture, en somme. Ne doutant pas que Manès tirerait, j’ai grimpé quatre à quatre jusqu’à Tijo. J’ai grimpé les trois premiers mètres comme un singe ou comme un employé de l’électricité, embrassant le tronc sans branches de mes mains et de la plante de mes pieds. Comme je revenais des écrevisses j’étais pieds nus, en maillot de bain. Aucun problème pour monter. J’avais l’impression d’étreindre un corps vivant. À la descente, le poids de Tijo me tirant en arrière, je me suis collé au tronc. Mais comme Tijo m’étranglait de son bras gauche (il ne voulait pas lâcher son nouveau copain) j’ai un peu desserré mon embrassement de l’arbre pour accélérer le mouvement. C’est dans cette phase de l’opération que le frottement contre l’écorce m’a dépiauté. Surtout quand j’ai voulu ralentir parce que nous arrivions en bas un peu vite. Quand nous avons touché le sol j’étais en sang, et le petit corbeau mort, bien sûr, étouffé par l’affection de Tijo. Marta hurlait : Il nous aura tout fait, celui-là ! Sept ans à peine et il nous aura tout fait ! Bien entendu, j’ai eu droit à une friction de gnôle pour nettoyer les éraflures. Sans anesthésie auditive, cette fois. Marta n’est pas Violette. Pendant que j’enfonçais mes ongles dans mes paumes, Manès projetait de flanquer une rouste à son dernier-né, maintenant occupé à enterrer sa victime. Mais il y a renoncé, un rien de fierté dans la voix : De toute façon, il n’a peur de rien, ce merdeux ! Résultat, je dors à poil, draps et couvertures rejetés, jambes écartées, brûlant vif dans la toile de mes nerfs. Ce sera désormais ma représentation de l’enfer : une combustion sans flamme, perpétuelle, les yeux ouverts sur une nuit sans fin. Le supplice de Marsyas.
16 ans, 9 mois, 23 jours
Vendredi 2 août 1940
Cette joie, tout de même, grimper aux arbres ! Surtout les chênes ou les fayards. C’est tout le corps qui s’éploie. Les pieds, les mains vous arrachent à votre condition. Comme on saisit vite la prise ! Comme le geste est juste ! Ce n’est pas tant qu’on s’élève, ce n’est pas de l’alpinisme (il me semble que la montagne me flanquerait le vertige), c’est la libre traversée du feuillage ! Où sommes-nous ? Ni au sol ni au ciel, nous sommes au cœur de l’explosion. Je voudrais vivre dans les arbres.
16 ans, 11 mois, 6 jours
Lundi 16 septembre 1940
Quand ma tête s’alourdit d’être penchée sur les livres, je vais boxer dans le sac. Manès y a remplacé sa caricature par celle de Laval. Vas-y ! Efface-le ! (Mèche épaisse, paupières tombantes, lippe boudeuse, cigarette en coin, plutôt ressemblant !) Comme le chanvre me râpe les jointures je me bande les mains avec une paire de chaussettes.
16 ans, 11 mois, 10 jours
Vendredi 20 septembre 1940
Mérac. Tennis, dans la grange. J’ai tracé une ligne à hauteur de filet contre le mur du fond. Le chaulage et le sol étant irréguliers, les rebonds sont imprévisibles ; il n’y a pas mieux pour les réflexes. Si j’ajoute les sauts dans le grain avec Tijo et les autres, les courses après les chèvres rétives et les travaux de la ferme avec Robert qui est absolument increvable, mes séjours ici équivalent à un entraînement de commando.
17 ans, 1 mois, 14 jours
Dimanche 24 novembre 1940
Manès s’est tranché le mollet avec une faux qui traînait sous de la paille. L’hygiène selon Manès et Marta : la gnôle pour nettoyer la plaie, comme d’habitude, mais, pour la bander, une toile d’araignée absolument noire de crottin que Manès est allé décrocher à l’écurie. Ça pompe, dit-il avec son laconisme habituel. Pas question de lui parler de tétanos, bien sûr. On a toujours fait comme ça et on n’en est pas mort. J’imagine que la soie d’araignée doit avoir une vertu astringente, voire cicatrisante. Mais le crottin ? Le fait est que jusqu’à présent ces emplâtres n’ont tué personne dans la famille.
17 ans, 2 mois, 17 jours
Vendredi 27 décembre 1940
De passage à Mérac, l’oncle Georges me demande si j’aimerais devenir médecin. (C’est la voie que ton cousin Étienne a décidé de suivre.) Pas moi. Les désordres du corps, merci bien ! J’ai commencé par là, il me semble ! Quant à soigner les gens… Il faut d’abord perdre beaucoup de temps à les guérir des histoires qu’ils se racontent à propos d’un corps qu’ils n’envisagent que sous l’angle moral. Je n’aurais pas la patience d’expliquer à la tante Noémie que la question n’est pas de savoir si elle « mérite » ou non son emphysème. Et qu’est-ce donc, qui t’intéresse, dans la vie ? me demande mon bon oncle. L’observation de mon propre corps parce qu’il m’est intimement étranger. (Ce que je ne lui dis pas, bien sûr.) Si poussées soient-elles, des études de médecine n’ôteraient rien à ce sentiment d’étrangeté. Herboriser, en somme, comme le faisait Rousseau dans ses promenades. Herboriser jusqu’à mon dernier jour, et pour moi seul si je veux espérer que cela serve un jour à quelqu’un. Quant au métier, c’est autre chose. De toute façon il n’aura pas sa place dans ce journal.
17 ans, 5 mois, 8 jours
Mardi 18 mars 1941
Nous nous sommes copieusement engueulés, hier soir, Étienne et moi, à propos de Voltaire et Rousseau, lui dans le rôle du ricaneur, moi en défenseur de Jean-Jacques. Ce que je retiendrai de cette dispute, ce ne sont pas nos arguments (à vrai dire nous n’avons guère les moyens d’argumenter), c’est le réflexe d’Étienne, qui a saisi la longue règle du tableau pour en enfoncer un bout dans mon estomac et l’autre dans le sien. Chaque fois que l’un de nous deux, poussé par la force de sa conviction, marchait vers l’autre, la règle s’enfonçait dans nos deux abdomens. Douloureux ! Si nous reculions, la règle tombait. Fin de la discussion. Voilà ce qu’on appelle tenir des propos mesurés. Système à breveter.
17 ans, 5 mois, 11 jours
Vendredi 21 mars 1941
Cette montée du désir qui me prend parfois aux moments les plus inattendus. Dans l’échauffement de certaines lectures, par exemple. Engorgement des corps caverneux par la stimulation des neurones ! Je lis et je bande. Et je ne parle pas d’un Apollinaire ou d’un Pierre Louÿs qui nous font gentiment ces cadeaux-là, mais de Rousseau, par exemple, qui aurait été bien surpris de me voir bander à la lecture de son Contrat social ! Et hop, un petit orgasme qui n’engage que l’esprit.
18 ans, 9 mois et 5 jours
Mercredi 15 juillet 1942
Rien écrit pendant la préparation du bachot et cette année d’hypokhâgne. Ablation du corps. Boxé, tapé dans la balle et nagé pour me détendre. Quelques coups de main à Manès aux champs. Trois vêlages, six agnelages. Toujours incapable de tuer le cochon. Mais pas de le manger. Le pauvre bougre venait chercher des caresses pendant que je bossais. Cette confiance obtuse des bêtes en l’espèce humaine…
18 ans, 9 mois, 25 jours
Mardi 4 août 1942
Tennis : collé une tannée aux trois frères de G. Aucun des trois n’a remporté plus de deux jeux sur les six sets des trois parties. La séance a commencé par une tentative d’humiliation. Me reprenant sur la question de la particule, l’aîné m’a fait observer qu’on ne dit pas les de G. lorsqu’on parle d’une famille d’aristocrates, mais les « G » tout court ; la bonne éducation exige l’élision de la particule. Tout le monde sait cela, enfin ! Très bien. L’autre chose, c’est que je n’avais ni short ni espadrilles et qu’il n’était pas « convenable » que je jouasse dans mon « accoutrement » fût-ce sur un court privé (le leur, en l’occurrence) contre des adversaires tirés à quatre épingles. Ils m’ont donc prêté l’uniforme requis : short, chemisette, chaussettes, espadrilles blanc de blanc. J’ai ficelé mon short (intentionnellement trop large ?) avec un bout de cordelette à linge trouvé dans les « communs » et je leur ai flanqué trois raclées sans appel. Les surgeons du duc de Montmorency exécutés par le dernier sous-sol de la roture ! Ça m’a coûté l’affection éventuelle de la sœur qui ne me laissait pas indifférent. Tant pis, j’ai vengé Violette, qui — les trois frères l’ignoraient — avait travaillé pour la famille dans sa jeunesse et qu’on avait chassée pour avoir dépucelé un cousin germain de trente-deux ans d’âge ! (Ça ne s’invente pas.)
Exaltante sensation, durant ces parties, de n’avoir que mon corps pour m’opposer à leur arrogance. Pas même un corps éduqué puisque personne ne m’a appris à jouer au tennis. La grange de Manès et l’observation des joueurs ont été mes seuls professeurs. Taper dans une balle de tennis sans avoir pris de cours c’est sentir son corps s’adapter aux circonstances sans l’aide du bon mouvement. Je fais trop de gestes, la plupart sont faux, esthétiquement horribles et gaspilleurs d’énergie (arythmie, saut de carpe, corps désuni, membres éparpillés, pitreries acrobatiques) mais le fait que ces mouvements ne doivent rien au « savoir jouer » me procure une intense sensation de liberté physique, de renouveau permanent : jamais le même mouvement ! Je jouis de toutes les surprises que l’œil fait à mes jambes et à ma raquette. Aucun de mes coups n’est préparé, aucun ne ressemble au précédent, aucun ne correspond à la gestuelle académique où s’économisent mes distingués adversaires. Du coup, je leur suis complètement imprévisible, mes balles les déconcertent, ce n’est jamais le projectile qu’ils attendent. Ils protestent, l’œil au ciel, à la fois exaspérés et condescendants, particulièrement devant certaines balles atrocement molles, comme si je ne me battais pas selon les règles de la guerre. Ma rapidité, ma souplesse, mon habileté, mes réflexes m’épatent (ah, la certitude du coup juste à la microseconde où la balle est frappée !) et, par-dessus tout, je suis infatigable, je renvoie tout. Ce libre usage de mon corps m’enchante. Mes clowneries démoralisent mes adversaires, et de voir se décomposer leur aisance me met en joie. Ce n’est pas ma victoire qui me comble, c’est la tête de leur défaite. À Valmy nous manquions déjà de manières. (Et je n’ai toujours pas de culotte.) Mon serment : Vivre, dans tous les domaines, comme je joue au tennis !
19 ans, 15 jours
Dimanche 25 octobre 1942
La scène se passe dans un bistrot. Vous êtes avec une fille, une étudiante comme vous. Vous vous faites les yeux doux. Soudain elle se jette à l’eau : Fais voir ta main. D’autorité, elle vous la prend et considère la paume avec une extrême attention, comme si tout ce qu’elle avait besoin de savoir sur votre compte dépendait de vos lignes de vie, de cœur, de tête, de chance, que sais-je encore ? Nombreuses, à ce jour, sont celles qui ont étudié les lignes de ma main. Et pas une dont les conclusions aient rejoint celles d’une autre. Toutes voyantes, mais elles ne voient pas la même chose. Cet engouement pour la superstition est-il un signe de ces temps abominables ? Tout est perdu fors les astres ? Critère de sélection définitif : choisir la fille qui se jettera dans ma main les yeux fermés.
19 ans, 1 mois, 2 jours
Jeudi 12 novembre 1942
Vu les boches défiler au pas. Version abominable du corps unique.
19 ans, 2 mois, 17 jours
Dimanche 27 décembre 1942
Mon incapacité à danser. Françoise, Marianne et d’autres ont essayé de m’y entraîner, et hier soir encore, chez Hervé, une splendide Violaine, sœur de notre hôte. Laissez-vous guider. Rien à faire. Très vite, je perds le rythme et mon corps n’est plus qu’un poids dans les bras de ma partenaire. Quelques sautillements grotesques pour rattraper la cadence achèvent de me décourager. La danse est un des rares domaines où mon corps et mon esprit demeurent inaccordables. Plus exactement la moitié inférieure de mon corps : mes mains peuvent battre la mesure tant qu’on voudra, mes pieds refusent de suivre. Un chef d’orchestre paraplégique, voilà ce que je suis. Quant à la tête, dès que les choses se compliquent, elle me tourne. Or, la danse est giratoire par nature, un art virevoltant, on ne danse pas sans tourner sur soi-même ! Vertige, état nauséeux, blêmissement, qu’avez-vous, vous ne vous sentez pas bien ? Parfaitement bien, chère Violaine, mais venez donc, causons un peu, et me voilà tentant d’expliquer la chose à la belle Violaine qui professe que, voyons, tout le monde sait danser ! Tout le monde sauf moi, apparemment. C’est parce que vous ne voulez pas ! Tiens donc ! Et pourquoi me priverais-je de cet atout, ma belle, quand je vois les bénéfices qu’en tirent mes camarades ? Vous ne vous laissez pas aller, vous êtes trop cérébral, vous n’êtes pas assez sauvage. Pas assez sauvage ? Qu’on m’apporte un pieu, nom de Dieu, un plumard, tout de suite ! Au lieu de quoi je m’entends expliquer à Violaine que le phénomène est à moi-même incompréhensible vu qu’en d’autres circonstances, qui requièrent bras et jambes, la boxe par exemple, ou le tennis, mes quatre membres sont parfaitement accordés et que dans mon adolescence mes condisciples se disputaient pour faire partie de mon équipe au ballon prisonnier où je me montrais tout à fait imbattable, et je m’entends dire à cette fille splendide qu’à quinze ans j’étais un as du ballon prisonnier et ferme-la me dis-je pendant que je développe les mérites du ballon prisonnier, un jeu à ce point complet, exigeant de telles qualités physiques, une si parfaite synchronie entre bras, tête et jambes qu’il deviendra un jour, n’en doutez pas chère Violaine, un sport collectif auprès duquel le football passera pour une distraction de pingouin, mais qu’est-ce qui te prend, qu’est-ce qui te prend bougre d’abruti ? Non content d’avoir joué les sacs de ciment dans les bras de cette splendeur que tu veux allonger sous toi voilà que tu la bassines avec le ballon prisonnier, « jeu ô combien stratégique et tactique chère Violaine », mais ferme-la tête de con, ce jeu était un jeu de massacre où deux bandes de boutonneux meurtriers passaient leur temps à s’allumer en s’envoyant des ballons en pleine gueule, c’est pour le coup qu’elle aurait eu son comptant de sauvagerie la belle Violaine, et s’il est vrai que tu y excellais ce n’est pas le genre d’atout qui mettra cette fille dans ton lit, laquelle fille d’ailleurs prend le large en déclarant que tes exploits lui donnent soif et qu’elle va se servir un drink.
19 ans, 2 mois, 19 jours
Mardi 29 décembre 1942
Pourtant, elle est venue. Le soir même. Et ce fut pire que la danse. J’étais dans ma chambre, chez Hervé, tard dans la nuit, maison finalement endormie, assis à cette espèce de petite table échiquier, occupé à écrire le récit pathétique de la danse, quand la porte s’est ouverte, dans mon dos, si doucement que je l’ai juste entendue se refermer, ce qui m’a fait me retourner, et je l’ai vue, dans sa chemise de nuit, un organdi blanc ou un tissu de ce genre, qui laissait une épaule nue à la façon des tuniques grecques, une fine bretelle nouée sur l’autre épaule, un petit nœud dont les boucles semblaient des ailes de papillon, elle n’a pas dit un mot, elle ne souriait pas, elle posait sur moi un regard lourd, j’étais tout à fait incapable de parler moi-même, les épaules rondes, les bras longs, pâles et fuselés, les mains pendant le long des cuisses, les pieds nus, le souffle court, les seins hauts et pleins, la chemise de nuit suspendue à leurs pointes, tombant droit, ce qui crée un vide entre la nudité et le tissu, mes yeux ont cherché le dessin de ses hanches, son ventre, ses cuisses, la forme générale de son corps, mais la petite lampe à côté de moi n’était pas source de transparence, il aurait fallu qu’elle fût derrière elle pour dessiner sa silhouette, je n’ai d’abord pensé qu’à cela, la mauvaise position de la lampe qui rendait mate cette promesse de transparence, c’eût été différent si la lampe avait été placée derrière elle, nous étions tous les deux immobiles, je ne m’étais même pas levé, je n’ai pas fait le moindre geste vers elle, qui restait debout, la porte refermée dans son dos, et moi assis, tourné aux trois quarts, une main restée sur la table, qui referme le cahier en tâtonnant, l’encre va sécher sur la plume de mon stylo me suis-je dit, j’ai pensé à cela oui, que je ne pouvais tout de même pas refermer ce stylo tout en cherchant à deviner la silhouette de Violaine sous le tissu opaque, dont la blancheur m’éblouissait à présent, alors, j’ai vu son bras gauche remonter le long de sa poitrine, ses doigts se déplier en arrivant au niveau de son épaule, son pouce et son index saisir l’extrémité de la petite bretelle, qu’elle a tirée doucement, défaisant ainsi le nœud, et la chemise est tombée à ses pieds, de tout le poids du tissu, dévoilant son corps nu, et je ne pense pas que je verrai jamais plus joli corps de femme, livré soudain dans la lumière dorée de cette lampe, mon Dieu quelle beauté, quelle beauté me suis-je répété, si la lumière s’était éteinte pour toujours je serais mort avec le souvenir de cette beauté, je crois bien avoir failli crier, sans pourtant me lever, absolument paralysé par la surprise et le ravissement, quelle beauté, quelle perfection, et je crois avoir éprouvé un sentiment de gratitude, personne jamais ne m’avait fait pareil cadeau, j’ai pensé cela aussi, mais sans bouger d’un pouce, c’est elle qui a bougé, elle est allée s’allonger sur le lit, elle ne m’a pas fait signe de venir, elle ne m’a pas tendu les bras, elle n’a pas parlé, elle n’a pas souri, elle attendait que je vienne, ce que j’ai fait, finalement, venir à elle, et je me suis tenu debout à son chevet, je ne pouvais pas la quitter des yeux, il faut que tu te déshabilles me suis-je dit, c’est ton tour, ce que j’ai fait, maladroitement, discrètement, sans aucune générosité, en lui tournant le dos, en m’asseyant sur le bord du lit, en me cachant plus qu’en me livrant, et quand ce fut fait je me suis glissé à côté d’elle, et rien ne s’est passé, je ne l’ai ni caressée ni embrassée parce que en moi quelque chose était mort, ou ne voulait pas naître ce qui revient absolument au même, parce que mon cœur envoyait mon sang partout sauf là où il était attendu, mon sang incendier mes joues, gicler sur les parois de mon crâne, cogner affolé à mes tempes, mais pas une goutte entre mes jambes, rien entre mes jambes, je ne me disais même pas tu ne bandes pas, je ne sentais rien entre mes jambes, je ne songeais qu’à cela, cette inexistence entre mes jambes, il faut dire qu’elle ne m’a pas aidé, pas un mot elle non plus, pas un mouvement, jusqu’à ce qu’elle se lève, soudainement, et que j’entende la porte se refermer derrière elle.
19 ans, 2 mois, 21 jours
Jeudi 31 décembre 1942
Le fiasco Violaine a sonné l’heure du bilan. De passage à la maison, nu devant mon armoire à glace, je fais le compte de ce que j’ai maîtrisé depuis mon enfance quant à la construction systématique de mon corps. Aucun doute, mon orgie de pompes, d’abdominaux, d’exercices physiques en tout genre a fait de moi un garçon qui ressemble à quelque chose. En l’occurrence à l’écorché du Larousse que revoilà coincé dans la rainure de la glace. Comparaison faite, tous mes muscles sont à leur place, parfaitement visibles, grands pectoraux, biceps, deltoïdes, abdominaux, radiaux, jambiers et, si je me retourne, fléchisseurs, jumeaux, fessiers, grands dorsaux, brachiaux, trapèzes, rien ne manque à l’appel, l’écorché est mon portrait craché, une vraie réussite, de quoi passer sa vie devant la glace. Moi qui ne ressemblais « vraiment à rien » voilà que je ressemble au dictionnaire ! J’ajoute que je n’ai plus peur. De rien. Pas même d’avoir peur. Plus aucune peur qui ne soit maîtrisable par l’exercice de cette même volonté qui a sculpté ce corps. Essayez de me voler ma vie, pour voir, essayez de me ligoter à un arbre ! Oui, oui, mon gars, mais ce chef-d’œuvre d’équilibre physique et mental est resté lettre morte quand tu l’as allongé à côté de la belle Violaine. Mon pauvre gars, tu ne ressembles vraiment à rien. Retourne à ta gymnastique et à tes chères études, travaille ton corps et ton concours, tu es tout juste bon à « t’entretenir » et à « devenir quelqu’un ». Mon Dieu, ce sentiment d’inexistence que laisse à l’homme la flaccidité de son sexe ! Combien de fois l’ai-je pris en main pourtant ! Combien de fois mon désir l’a-t-il sculpté ? D’ailleurs, oui, combien de fois, à propos ? Cent fois ? Mille fois ? Branche veineuse que la seule puissance de l’évocation suffisait à gorger de sang ! Quelle quantité de sperme tiré des profondeurs par ces formidables éruptions de puceau ? Ça doit se calculer, ça aussi. Des litres ? Des litres répandus à jouer l’homme devant les cartes postales chipées au pauvre frère Delaroué. Et finalement, ce corps mort dans le lit de Violaine. Pas même fichu de danser. Grotesque dans les préliminaires, inexistant dans l’action. Paralysé par quoi, bonhomme, si ce n’est par cette peur que tu te vantes d’avoir vaincue ? Voilà ce que je me disais, plus ou moins confusément, nu devant ma glace, ce matin, face à l’écorché du Larousse. Et la prochaine fois ? Que se passera-t-il, la prochaine fois ? Dans quel état d’esprit ton corps osera-t-il désormais approcher le corps d’une femme ? Voilà ce que je me disais ce matin, voilà ce que j’écris maintenant, l’écorché toujours sous les yeux. Quand soudain ce détail : il n’y a rien non plus entre les jambes de l’écorché ! Aucune représentation de la verge ni des testicules ! Les deux muscles nommés les plus proches sont le psoas et le pectiné qui n’ont rien à voir avec la chose. L’écorché n’a rien entre les jambes ! La verge n’est pas un muscle, soit. Un organe ? Un membre ? Le cinquième membre ? De quelle nature, ce membre ? Spongieuse. Une éponge à sang. Eh bien, rien non plus à cet endroit-là dans l’écorché qui représente la circulation sanguine ! Le corps entier irrigué jusqu’aux aines, mais rien sur la vascularisation qui pulse la vie dans le membre qui la déclenche. Rien entre les jambes. Apparemment, la verge est bannie de la famille Larousse. Partie honteuse. Niche de l’Esprit saint. Débrouille-toi avec ça. Monsieur Larousse est un eunuque.
19 ans, 2 mois, 22 jours
Vendredi 1er janvier 1943
Un détail que j’ai oublié de noter. Maman, ouvrant la porte de ma chambre et me surprenant nu devant l’armoire : Qu’est-ce qui se passe, tu te trouves beau ?
19 ans, 2 mois, 24 jours
Dimanche 3 janvier 1943
Sexe masculin : pénis, verge, membre, bite, queue, pine, nœud, polard, zob, braquemart, biroute, dard, vit, zizi, etc. Testicules : bourses, couilles, roustons, joyeuses, parties, roubignoles, roupettes, valseuses, glaouis, rouleaux, noix, etc. Une débauche lexicale pour nommer cet appareil génital que le physiologiste répugne à représenter.
19 ans, 3 mois, 4 jours
Jeudi 14 janvier 1943
Épilogue inattendu de l’affaire Violaine. Cela commence par une engueulade dans la rue avec Étienne qui juge « inqualifiable » mon attitude envers la sœur de son ami Hervé. Attirer cette fille dans ta piaule et ne pas la toucher, te rends-tu compte de l’humiliation ? Et puis de quoi ai-je l’air vis-à-vis d’Hervé ? C’est moi qui t’ai fait inviter, tout de même ! Étienne hors de lui et moi prêt à lui foutre mon poing sur la gueule. Par bonheur une de ses phrases m’a retenu. Il est vrai qu’elle n’est pas jolie, jolie, cette fille, mais raison de plus ! Tu aurais pu t’en aviser avant, ce n’est pas la première fois que tu la vois ! Des mois qu’elle parle de toi à son frère ! Et des jours qu’elle pleure à présent ! Tu frises l’assassinat, mon vieux, j’ai eu toutes les peines du monde à calmer Hervé ! Pas jolie ? Violaine ? Non, Violaine se trouve laide, le visage ingrat, trop plat, un visage de carpe selon elle, et le teint trop mat, c’est son frère lui-même qui le dit. Tu ne la trouves pas un peu moche, toi ? Violaine laide, moi, non, je ne trouve pas. Oh que non ! Bon Dieu, cette splendeur persuadée d’avoir été répudiée pour cause de laideur ! Par ma faute ! Blessée aux larmes ! Violaine seule face à un miroir de souffrance ! Tout comme moi ! Honte, panique, ignorance et solitude dans les deux camps, alors ?
19 ans, 3 mois, 6 jours
Samedi 16 janvier 1943
Ce soir dans un louable souci de briser la glace entre nous, Étienne souligne l’humour paradoxal de la situation : un frère furieux que sa sœur n’ait pas été déshonorée ! Ce que c’est que la modernité, tout de même ! Du coup je lui ai tout raconté. Il a conclu, pratique : Fiasco de puceau ? Fais comme tout le monde, va au bordel, c’est une excellente école pour ça ! Tu y es allé, toi ? Non. Et Rouard ? Non plus. Et Malemain ? Il dit qu’il n’a pas voulu parce que la pute était maréchaliste.
Nous en sommes restés là.
Ma chère Lison
Une note contextuelle cette fois. « Pendant ce temps », comme disaient les bandes dessinées de ton enfance, Marseille connaissait les attentats du Vieux Port ; le 3 janvier exactement. Une bombe dans un bordel réservé aux troupes allemandes, une autre dans la salle à manger de l’hôtel Splendide. Nombreuses victimes. Ensuite, une série de rafles où disparut mon ami Zafran, puis le dynamitage du Panier par les Allemands : mille cinq cents immeubles détruits et le tympan de mon oreille gauche endommagé pour un certain temps. Fin janvier on créait la Milice et en février commençait la pêche aux STO. À ceux que ces aggravations déprimaient, Étienne expliquait qu’il y voyait au contraire un tournant décisif de la guerre. Le boche s’énervait, c’était le début de la fin nazie. Il avait raison.
19 ans, 6 mois, 9 jours
Lundi 19 avril 1943
Bagarre générale au réfectoire provoquée par la disparition de Zafran. Malemain qui plaidait sa cause est tombé dans une embuscade. J’ai frappé sec et méchant pour le sortir de là. Énergie décuplée par l’humiliation sexuelle, j’imagine. Mesdames et messieurs prenez garde au puceau déficient, c’est une graine d’assassin. Un domaine au moins où mon corps répond à l’appel. Aidé par ma parfaite connaissance de l’écorché je me suis offert la joie féroce de taper où ça fait mal. Ivresse du combat sans peur ! Rouard et ses quatre-vingt-huit kilos ne se sont pas mal débrouillés non plus. Renvoi probable. Préparation du concours en candidat libre. Si j’y suis autorisé…
19 ans, 6 mois, 13 jours
Vendredi 23 avril 1943
Retrouvé Étienne dans le train qui me ramène à la maison, motif de renvoi en poche. Étienne, le plus sérieusement du monde, comme s’il venait de lire cette information dans le manuel de médecine qu’il tient ouvert sur ses genoux, demande aux trois autres passagers de notre compartiment — deux hommes, une femme — s’ils savaient que les nerfs et les artères dont dépend notre appareil génital portent les noms de nerf honteux et artère honteuse. On sort la tête du journal, on quitte le paysage des yeux, on s’interroge du regard, et non, on convient avec un sourire gêné qu’on ne le savait pas. Étienne, dont le ton se fait cassant, affirme que par ces temps de révolution nationale la chose est proprement scandaleuse. Il regarde la couverture du manuel, lit à voix haute le nom de l’auteur et décrète que considérer les organes de la reproduction comme des objets de honte quand le Maréchal nous exhorte tous les dimanches à repeupler la France est une attitude délibérément antipatriotique ! Et vous, monsieur, qui ne semblez pas vous intéresser à la question, me demande-t-il comme si nous ne nous connaissions pas, qu’en pensez-vous ? Je mime la surprise avant de proposer timidement, en interrogeant du regard les trois autres passagers, que les nerfs et artères susnommés soient rebaptisés Nerf du Redressement National et Artère de la Famille Nombreuse. Personne ne flaire le canular, on prend un air réfléchi et, le plus sérieusement du monde, on acquiesce. La dame avance même d’autres propositions.
Sale époque.
19 ans, 6 mois, 16 jours
Lundi de Pâques, 26 avril 1943
Fermantin et deux types sont passés à la maison pour me recruter. Fermantin ignore mon renvoi du bahut, il me croit en vacances. Maman l’accueille joyeusement et l’envoie dans ma chambre. Dans son uniforme et sous son béret de milicien il a une allure très commedia dell’arte. En pas drôle. J’étais en train de réviser le concours et, dans un de ces « accès de posture » qui me font sourire chez les autres, j’ai déclaré à mon vieux camarade que je n’entrerai jamais dans la milice, que je considérais même cette proposition comme une insulte. Il s’est retourné vers ses d’eux comparses (je ne les connaissais pas, l’un d’eux était aussi en uniforme) et il a dit : Une insulte ? Mais non, c’est ça, une insulte ! Et il m’a craché au visage. Fermantin crache sur tout un chacun depuis sa petite enfance. Je suis un des rares sur lesquels il n’avait pas encore glavioté ; en conséquence, si le crachat m’a surpris il ne m’a pas étonné. Ceci compensant cela j’ai pu garder mon calme. Je n’ai pas bronché, pas même cherché à esquiver. J’ai entendu le « ptttuit », j’ai vu venir le crachat, je l’ai senti s’écraser sur mon front, puis couler entre l’arête de mon nez et ma pommette gauche, assez semblable, ma foi, à une éclaboussure d’eau tiède. Je ne me suis pas essuyé. Je me suis concentré sur la sensation — assez banale — au détriment du symbole, réputé infamant. Si j’avais bronché, ils m’auraient massacré. La salive ne s’écoule pas aussi vite que l’eau sur la peau. Elle est mousseuse, elle chemine par à-coups. Elle sèche sans vraiment s’évaporer. L’un des deux autres types, celui qui portait l’uniforme (Fermantin et lui étaient armés), a dit que de toute façon chez eux on ne recrutait que des hommes. Je n’ai pas relevé. J’ai senti les restes du crachat trembler sur la commissure gauche de mes lèvres. Une seconde, j’ai pensé que je pourrais le récupérer d’un coup de langue et le renvoyer à l’expéditeur mais je me suis abstenu, j’avais assez sacrifié à la posture. On se reverra, a dit Fermantin sans me quitter des yeux. Théâtral, il a répété, en quittant ma chambre à reculons, le doigt tendu vers moi : On se reverra petite fiotte. J’écris cette page avant de me remettre au travail. Demain, je file à Mérac.