Igor et Venus se sont attardés longtemps dans le Purgatoire à réfléchir sur leur vie. Certaines âmes sont pressées de comparaître devant le tribunal des archanges, d'autres préfèrent panser d'abord leurs plaies. Igor et Venus entrent dans cette catégorie.
Ça, c'est l'explication technique. Plus prosaïquement, je dirais que tous deux avaient besoin de discuter avec des morts proches. Igor avait encore à parler avec sa mère, Venus avec son frère. À moins que, conscients de l'existence de Jacques, leur frère kar-mique, ils l'aient attendu afin d'être jugés tous les trois ensemble.
Quand Jacques est décédé, Venus et Igor l'ont accueilli comme s'ils étaient tous membres d'une même famille enfin recomposée. Des clients qui s'attendent les uns les autres pour comparaître ensemble, c'est émouvant.
Étrange, en tout cas, de voir Igor si jeune, Venus un peu plus mûre et Jacques le vieillard se congratuler comme des amis de toujours qui se retrouvent.
Ils ont tout compris. Avant d'être jugés, je sais qu'ils se sont déjà jugés eux-mêmes. Et je me demande d'ailleurs à quoi servent les archanges. On devrait laisser chacun trouver son propre verdict.
Avocat de la défense, je me tiens à la place jadis occupée par Emile Zola. Mes trois clients seront appelés l'un après l'autre à la barre dans l'ordre chronologique de leur mort.
D'abord Igor. L'audience se déroule à toute allure. Dans ses vies antérieures, il a été à 470. Il s'est, certes, délivré de son obsession contre sa génitrice mais cela ne l'a pas fait remonter pour autant. Il a tué une kyrielle de gens, il a violé des femmes en pagaille, enfin il s'est suicidé. Ça fait lourd. Il stagne. Il était à 470, il reste à 470.
Pour lui, c'est raté. En plus, les archanges nous révèlent qu'il était doué d'un talent de ténor qu'il n'a jamais songé à exploiter.
– À la réincarnation.
Pour Venus, j'ai davantage d'arguments à faire valoir. Elle a réussi sa vie de couple. Elle a élevé convenablement sept enfants.
Elle était à 320. Elle passe à… 321. Dur. Seulement un point de progrès? Elle n'est même pas au niveau 333 de l'humanité.
Les archanges me signalent qu'elle avait un talent inné pour le dessin. Cela faisait plusieurs vies qu'elle rêvait de devenir peintre et elle s'était préparée à cette mission depuis longtemps. Or, en guise de peinture, tout ce qu'elle a su faire c'est se maquiller!
Je monte au créneau. Je plaide que ma cliente a su créer dans ses films une nouvelle image de femme dynamique. Les archanges me rétorquent qu'elle a souhaité pis que pendre à une rivale, qu'elle a fait souffrir des hommes en se jouant de leurs sentiments, qu'elle a consulté un médium branché sur les âmes errantes.
— Mais c'est grâce à cette visite qu'elle a trouvé le bonheur avec Raymond!
L'archange Raphaël me toise, guère convaincu.
— Et alors? C'est pire encore. Vous avez vu leur couple? À quoi bon un bonheur léthargique? Votre cliente n'a pas évolué, elle s'est figée. Stagner est pire encore que de régresser. 321/600. A la réincarnation!
Je m'approche de Venus. De près, elle est encore plus belle que dans la sphère d'observation. Je me penche pour un baise-main.
— D'ici, j'ai vu votre vie se dérouler ainsi que tous vos films. C'était vraiment… splendide, lui dis-je respectueusement.
— Merci. Si j'avais su… que les anges peuvent voir les films…
Je suis tellement gêné de la voir ainsi échouer.
— La prochaine fois, ça ira mieux, j'en suis persuadé, chuchoté-je à son oreille.
C'est le genre de phrase que des millions d'anges avocats ont déjà dû dire à des cohortes d'âmes per dantes mais, sur le coup, je ne trouve pas mieux comme réconfort.
— Jacques Nemrod.
Son cas est considéré comme sans intérêt. Il a vécu dans l'angoisse. Il était maladroit, lâche, solitaire, indécis. Il s'est pratiquement trompé partout où l'on pouvait se tromper et, sans l'aide de Nathalie Kim, il serait probablement devenu une loque.
Je fourbis mes arguments pour le défendre.
— Il a su utiliser les rêves, les signes et son chat pour percevoir nos messages.
Les archanges font la moue.
— Oui, et alors?
— Il a utilisé le seul talent qu'il avait: l'écriture.
— Tous ses livres ne sont pas bons, dit l'archange Gabriel. Ces délires sur le Paradis, permettez-moi de vous le dire, mon cher Michael, nous ont tout autant agacé que les vôtres.
— Même s'il n'avait commis qu'un seul livre de passable, il a accompli ce pour quoi il était venu.
Les trois archanges réclament une suspension de séance pour discuter tranquillement entre eux. Leurs échanges paraissent vifs. L'interruption se prolonge. J'en profite pour m'approcher de Jacques.
— Michael Pinson, votre ange gardien, pour vous servir.
— Enchanté. Jacques Nemrod. Désolé, j'ai évoqué tout ce folklore dans mes livres, parce que j'étais persuadé que ça n'existait pas. Et eux, ce sont…
— Les archanges, oui. Vous les imaginiez ainsi?
— Pas vraiment. Je n'aurais jamais cru que le Paradis était aussi «kitsch». Dans mon roman, j'avais décrit un lieu beaucoup plus d'avant-garde, façon 2001: l'Odyssée de l'espace.
– Évidemment. Remarquez qu'en général personne ne se plaint. Vous ne me croirez pas d'ailleurs si je vous dis…
Je suspends ma phrase. Les archanges reviennent.
— Jacques était à 350, il passe à 541.
— 541? Mais pourquoi pas 542 ou 550?
— C'est le jugement des archanges.
Je sens une colère monter en moi. Moi qui n'ai jamais su me mettre en colère dans ma vie de chair, je sens que c'est le moment ou jamais. Et puis, c'est plus facile de se mettre en colère pour les autres que pour soi. Je prends un peu d'élan puis m'élance en demandant à l'esprit d'Emile Zola de continuer à m'éclairer.
— Et moi, je dis que ce jugement est inique, scandaleux, antisocial. Je dis que c'est une mascarade de justice qui se livre dans le lieu le plus sacré de tous etque…
J'essaie de me remémorer tous les trucs d'Emile Zola. S'il réussit, c'est qu'on peut réussir. C'est peut-être cela qu'il y a de formidable avec les archanges, c'est qu'ils sont finalement assez «humains». Je sens bien que je les surprends. Voyant que ça marche, je m'avance. Ils me voient venir, mais ne savent pourtant pas comment me contrer.
Je me souviens de la phrase de Murray Benett, l'avocat, compagnon temporaire de ma Venus. «Les clients coupables sont beaucoup plus intéressants à défendre que les innocents.»
C'est quitte ou double. Si je rate ce procès, il me faudra attendre encore combien de clients avant de pouvoir passer la porte d'Émeraude?
Si Jacques a pu bondir de 200 points, c'est qu'il est un client sauvable! Et puis ça embêterait tellement Raoul si je gagnais le pari de sauver un client avec lequel j’ai testé la carotte davantage que le bâton. Il ne faut pas lâcher le morceau. Enfonçons le clou.
— Mon client a été certes maladroit, mais il avait sa technique à lui. Toujours se tromper pour déduire la bonne formule. Un peu comme au jeu du Mastermind, c'est quand on a tout faux qu'on peut trouver la bonne voie.
— Mais il n'a rien trouvé du tout. Il a cherché, mais chercher cela vient du latin circare, aller autour.
— Il a trouvé une voie originale qui est la sienne et qui, comme l'a signalé l'un de ses concurrents, le célèbre Auguste Mérignac, devrait faire florès plus tard. Même euh… si c'est dans très longtemps.
Pas brillant… J'enchaîne sur une série de «j'accuse» qui achève d'énerver les trois juges. Au summum de mes efforts, je lâche enfin:
— J'accuse cette cour de ne pas faire correctement son travail, j'accuse les archanges Gabriel, Raphaël et Michel de…
— Assez! dit un archange. Si vous voulez sauver votre client, donnez-nous des faits.
C'est alors que j'ai un flash; les sphères du destin. Je propose qu'on examine objectivement l'influence de Jacques sur les sphères. Elle est de 0,000016 %.
— C'est peu…, relance l'archange Gabriel.
C'est là que je donne le coup de grâce.
— Oui, mais une goutte d'eau peut faire deborder l'océan, chaque âme qui s'élève élève l'humanité entière!
Cette fois, les trois juges hésitent.
De guerre lasse, ils m'accordent les 600 points. Jacques Nemrod est donc délivré de sa prison de chair, même si ce n'est que de justesse.
J'ai réussi quant à moi à sortir une âme du cycle des réincarnations!
— Euh, dit mon petit écrivain, me prenant par le coude, je fais quoi maintenant?
Il ne songe même pas à me féliciter. Quels égoïstes, ces clients!
«Je sais ce qu 'il y a après la mort. C'est très simple, d'un côté le Paradis pour les personnes qui se sont bien comportées, les gentils, de l'autre, l'Enfer pour les méchants. Le Paradis, c'est blanc. L'Enfer, c'est noir. En Enfer, les gens souffrent. Au Paradis, ils sont heureux.»
Source: individu interrogé dans la rue au hasard d'un microtrottoir.