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En approche de Delta Pavonis, 2564

Volyova était assise, toute seule, sur la passerelle, sous l’énorme coupole hémisphérique qui fournissait une vision holographique du système de Resurgam. Son siège, ainsi que tous ceux qui l’entouraient – mais les autres étaient vides –, était monté sur un long bras télescopique articulé dans les trois dimensions, si bien qu’elle pouvait l’orienter vers à peu près n’importe quel point du planétaire. Qu’elle contemplait depuis des heures, le menton dans la main, comme un enfant fasciné par un jouet étincelant.

Delta Pavonis était une particule d’un rouge chaud, ambré, autour de laquelle orbitaient onze planètes majeures et des traînées composées de débris d’astéroïdes et de comètes. Le planétaire était entouré d’un halo diffus : une ceinture de Kuiper constituée d’échardes glacées. L’ensemble du système était légèrement asymétrique, à cause de la sombre jumelle de Pavonis qu’était l’étoile neutronique. L’image était une simulation plutôt qu’un agrandissement de ce qui se trouvait devant eux. Les capteurs du vaisseau étaient assez sensibles pour glaner des données à cette distance, mais l’image était déformée par les effets relativistes et – plus grave – représentait le système tel qu’il était des années auparavant, de sorte que la situation relative des planètes n’avait que peu de rapport avec leur position actuelle. Et comme la stratégie d’approche du bâtiment reposait essentiellement sur l’utilisation des principales géantes gazeuses du système aux fins de camouflage et de freinage gravitationnel, Volyova avait besoin de savoir où en seraient les choses quand ils y arriveraient, pas comment elles étaient cinq ans auparavant. Et ce n’était pas tout : avant l’entrée du vaisseau dans le système de Resurgam, ses éclaireurs se seraient déjà rendus invisibles, et il était crucial que leur passage s’effectue au moment où l’alignement planétaire serait optimal.

— Semez les petits cailloux, dit-elle, satisfaite des simulations qu’elle avait effectuées.

Sur son ordre, le Spleen mit à feu un millier de minuscules sondes qui se déploieraient lentement en éventail devant le vaisseau lors de la décélération. Volyova lança un ordre dans son bracelet et ouvrit une fenêtre qui affichait l’image fournie par une caméra extérieure. Le nuage de petits cailloux se contracta dans le lointain, comme attiré par une force invisible. Le nuage s’éloigna du vaisseau jusqu’à ce que Volyova n’en voie plus qu’une tache floue, de plus en plus petite. Les cailloux se déplaçaient à une vitesse voisine de celle de la lumière et atteindraient le système de Resurgam des mois avant le vaisseau. À ce moment-là, l’essaim serait plus vaste que l’orbite de Resurgam autour du soleil. Chacune des minuscules sondes s’alignerait en direction de la planète et prendrait des images sur l’ensemble du spectre électromagnétique. Les données de chaque petit caillou seraient renvoyées vers le vaisseau sous la forme d’une pulsation laser fortement condensée. La résolution de chacune des unités de l’essaim serait faible, mais la combinaison de leurs résultats permettrait de constituer une image très pointue et détaillée de Resurgam. Elle ne dirait pas à Sajaki où était Sylveste, mais elle lui donnerait une idée de la localisation des centres de pouvoir sur la planète, et – plus important – du genre de défenses que ses habitants étaient susceptibles de maîtriser.

C’était l’une des choses sur lesquelles Sajaki et Volyova étaient complètement d’accord : même s’ils trouvaient Sylveste, il paraissait peu probable qu’il soit prêt à les accompagner à bord de son plein gré.


— Vous savez ce qu’ils ont fait de Pascale ? demanda Sylveste.

— Tout va bien pour elle, répondit le chirurgien en guidant Sylveste le long des galeries taillées dans la roche qui évoquaient une trachée-artère creusée dans les entrailles de Mantell. Enfin, c’est ce que j’ai entendu dire, ajouta-t-il, le moral de Sylveste baissant aussitôt d’un cran. Enfin, je peux me tromper. Je ne crois pas que Sluka l’aurait fait tuer sans raison, mais elle l’a peut-être fait cryogéniser.

— Cryogéniser ?

— Au cas où elle aurait eu besoin d’elle. Vous avez sûrement compris maintenant que Sluka prévoyait tout à long terme.

Il était en proie à des vagues successives de nausée et il avait mal aux yeux, mais comme il n’arrêtait pas de se le répéter, au moins, il y voyait, et c’était déjà ça. Sans vision, il était impuissant, pas même capable de désobéir efficacement. Avec, la fuite n’était peut-être pas encore possible, mais au moins l’indignité trébuchante des aveugles lui était-elle épargnée. Cela dit, la vision dont il disposait aurait fait honte au plus modeste des invertébrés. Sa perception spatiale était hasardeuse, et il évoluait dans un monde où la couleur se limitait à des nuances de gris-vert.

Ce qu’il savait – ce qu’il se remémorait – se bornait à peu de chose : il n’avait pas revu Mantell depuis vingt ans ; depuis la nuit du soulèvement. Le premier soulèvement, rectifia-t-il mentalement. Depuis le putsch qui avait coûté la vie à Girardieau, Sylveste devait s’habituer à penser en termes purement historiques à son propre renversement. Le régime instauré par Girardieau n’avait pas aussitôt fait fermer l’endroit, bien que ses recherches sur les Amarantins soient entrées en conflit avec le programme inondationniste. L’activité s’était poursuivie pendant cinq ou six ans après le coup d’État, puis les meilleurs collaborateurs de Sylveste avaient été renvoyés à Cuvier l’un après l’autre, et remplacés par des éco-ingénieurs, des botanistes et des spécialistes de la géo-énergie. Pour finir, Mantell avait été réduite à une station d’essai avec un personnel embryonnaire, et des sections entières avaient été encoconnées ou laissées à l’abandon. Les choses auraient dû en rester là, mais de nouveaux ennuis étaient venus de l’extérieur. Pendant des années, on avait dit que les chefs du Sentier Rigoureux à Cuvier, Resurgam City ou Dieu sait comment on l’appelait désormais, étaient maintenant sous la coupe d’une clique d’anciens sympathisants de Girardieau qui étaient tombés en disgrâce au cours des magouilles du premier soulèvement. On pensait que ces forbans avaient modifié leur physiologie, à l’aide de biotechnologies achetées au capitaine Remilliod, afin de supporter l’atmosphère poussiéreuse, pauvre en oxygène, qui régnait hors des dômes.

Il fallait s’attendre à ce genre d’histoire. Et après un certain nombre d’attaques sporadiques contre des avant-postes, elles commencèrent à devenir beaucoup moins hypothétiques. Sylveste savait que le site de Mantell avait finalement été abandonné, ce qui voulait dire que ses actuels occupants étaient peut-être là bien avant l’assassinat de Girardieau. Depuis des mois, voire des années.

En tout cas, ils se comportaient comme s’ils y étaient chez eux. Il sut, lorsqu’ils entrèrent dans une pièce, que c’était celle où Gillian Sluka s’était entretenue avec lui, lors de son arrivée, il n’aurait su dire quand au juste. Mais il ne la reconnut pas : s’il avait bien connu cette pièce à l’époque où il était chez lui à Mantell, ce qui était très possible, il n’avait plus de points de repère auxquels se raccrocher ; le décor et l’ameublement de la pièce avaient complètement changé. Elle était debout, le dos tourné vers lui, près d’une table, ses mains gantées croisées sur la hanche dans une attitude guindée. Elle portait une redingote à godets qui lui arrivait aux genoux, avec des pièces de cuir aux épaules, que ses yeux lui faisaient voir d’un vert olive boueux. Elle avait une longue tresse qui lui descendait entre les omoplates. Elle ne projetait pas d’entoptiques. De chaque côté de la pièce, des globes planétaires tournaient sur de minces tiges à col de cygne. Du plafond tombait une lumière qui ressemblait à celle du jour, mais que ses yeux privaient de toute chaleur.

— La première fois que nous nous sommes parlé, après votre arrestation, dit-elle de sa voix rauque, j’ai bien cru que vous n’arriviez pas à me situer.

— Je vous croyais morte.

— C’est ce que les hommes de Girardieau avaient voulu vous faire croire. L’histoire selon laquelle notre crawleur aurait été englouti par un glissement de terrain n’était qu’un mensonge. Nous avons été attaqués. Ils croyaient que vous étiez à bord, évidemment.

— Pourquoi ne m’ont-ils pas tué quand ils sont venus me chercher au chantier de fouilles ?

— Ils se sont rendu compte que vous leur étiez plus utile vivant que mort, tiens. Girardieau n’était pas un imbécile. Il a toujours su vous exploiter au mieux.

— Si vous étiez restée au chantier, rien de tout ça ne serait arrivé. Comment vous en êtes-vous sortis, au fait ?

— Certains d’entre nous ont réussi à s’échapper du crawleur avant que les sbires de Girardieau ne nous tombent dessus. Nous avons pris le matériel que nous avons pu. Nous nous sommes réfugiés dans les canyons de la Serre d’Oiseau et nous avons dressé des tentes-bulles. C’est tout ce que j’ai vu pendant un an, vous savez : l’intérieur d’une tente-bulle. J’avais été assez gravement blessée au cours de l’attaque.

Sylveste passa ses doigts sur la surface tachetée de l’un de globes. Il venait de voir qu’ils représentaient la topographie de Resurgam à différentes époques du programme de terraformation prévu par les Inondationnistes.

— Pourquoi n’avez-vous pas rejoint Girardieau à Cuvier ? demanda-t-il.

— Il me trouvait trop embarrassante pour être réintégrée parmi les siens. S’il nous a laissés en vie, c’est parce qu’il craignait, en nous tuant, de provoquer des réactions hostiles. Il y avait des lignes de communication, mais elles ont été coupées. Par bonheur, nous avons obtenu certains gadgets auprès de Remilliod. Les enzymes nettoyeurs nous ont été très utiles. Au moins, nous ne souffrons pas de la poussière.

Il examina à nouveau les globes planétaires. Avec sa vision rudimentaire, il en était réduit à deviner les couleurs des paysages. Mais il supposa que les sphères décrivaient une marche régulière vers la verdure. Ce qui était actuellement des plateaux surélevés deviendrait des masses de terre entourées par des océans. Les forêts envahiraient les steppes. Il regarda les derniers globes, qui représentaient une version future de Resurgam, dans quelques siècles. Sur l’hémisphère nocturne, on voyait briller des colliers de cités étincelantes. Un saupoudrage d’habitats improvisés faisait le tour de la planète. Des ponts stellaires d’une finesse arachnéenne allaient de l’équateur jusqu’au plan orbital. Comment cette vision future, délicate, résisterait-elle, se demandait-il, si le soleil de Resurgam entrait à nouveau en éruption, comme il y avait neuf cent quatre-vingt-dix mille ans, juste au moment où la civilisation amarantine approchait du niveau humain de développement ?

Pas très bien, se dit-il.

— En dehors de la biotechnologie, fit-il à haute voix, Remilliod vous a donné autre chose ? Je suis curieux, hein ?

Mais elle semblait disposée à lui complaire.

— Vous ne m’avez pas interrogée sur Cuvier. Je n’en reviens pas. Ni sur votre femme, ajouta-t-elle.

— Falkender m’a dit que Pascale allait bien.

— En effet. Je vous permettrai peut-être de vous revoir, à un moment donné. Pour l’instant, je voudrais que vous m’accordiez toute votre attention. La capitale n’est pas sécurisée ; le reste de Resurgam est à nous, mais les gens de Girardieau tiennent toujours Cuvier.

— La ville n’a pas souffert ?

— Si, répondit-elle. Nous… commença-t-elle en regardant Falkender, par-dessus son épaule. Vous voulez bien aller chercher Delaunay ? Et dites-lui d’apporter l’un des cadeaux de Remilliod.

Falkender s’en alla, les laissant seuls.

— J’ai cru comprendre que vous aviez un accord, Nils et vous, reprit Sluka. Mais les rumeurs sont trop contradictoires pour avoir un sens. Ça vous ennuierait d’éclairer ma lanterne ?

— Il n’y a jamais rien eu de formel, répondit Sylveste. Peu importe ce que vous avez pu entendre.

— Il paraît que sa fille a été sollicitée pour vous dépeindre sous un éclairage peu flatteur.

— Ça se comprend, répondit Sylveste avec lassitude. Je trouve un certain panache au fait de laisser écrire ma biographie par un membre de la famille qui me tenait prisonnier. Et Pascale avait beau être jeune, il était temps qu’elle pense à se faire un nom. Tout le monde avait quelque chose à y gagner : Pascale ne pouvait échouer, et, pour être juste, elle s’est excellemment appliquée à la tâche.

Il frémit, intérieurement, en songeant qu’elle avait été à deux doigts de révéler la vérité sur la simulation alpha de Calvin. Il était plus que jamais convaincu qu’elle avait deviné la réalité mais s’était abstenue de la divulguer dans la biographie. Et maintenant, elle en savait encore bien davantage : ce qui s’était passé dans les parages du Voile de Lascaille, et que Karine Lefèvre était morte dans des conditions moins nettes qu’il n’y paraissait au moment de son retour sur Yellowstone. Mais ils ne s’étaient plus revus depuis qu’il lui en avait parlé.

— Quant à Girardieau, reprit-il, il avait la satisfaction de voir sa fille associée à un projet véritablement important. Sans parler du fait que je m’offrais ainsi à l’examen de tous. J’étais le papillon de choix dans sa collection, et la biographie lui donnait un moyen bien simple de m’exhiber.

— Je me suis plongée dans la biographie, dit Sluka. Je ne suis pas tout à fait sûre que Girardieau ait eu ce qu’il voulait.

— Il a promis de tenir parole quand même.

Le regard de Sylveste vacilla et, l’espace d’un instant, Sluka lui fit l’effet d’être une femme en creux découpée dans le volume de la pièce, un trou à travers lequel passait l’infini.

Ce moment d’étrangeté passa ; il poursuivit :

— Je voulais me rendre dans le système Cerbère-Hadès. Je crois que, vers la fin, Nils aurait été quasiment prêt à me l’accorder, si la colonie en avait eu les moyens.

— Vous croyez qu’il y a quelque chose là-bas ?

— Si mes idées vous sont familières, répondit Sylveste, vous ne pouvez pas faire autrement que de reconnaître leur logique.

— Elles m’intriguent – comme tous les échafaudages fallacieux.

La porte se rouvrit et un homme que Sylveste n’avait encore jamais vu fit son entrée, escorté par Falkender. Le nouveau venu – qu’il supposa être le dénommé Delaunay – était bâti comme un bulldog. Il portait une barbe de plusieurs jours, un béret violet en équilibre sur le crâne et des bottes souples de couleur ocre. Il avait des sangles croisées sur la poitrine et des marques rouges autour des yeux, sans doute provoquées par les lunettes anti-poussière accrochées à son cou.

— Montrez cette vilaine petite chose à notre invité, dit Sluka.

Delaunay tenait d’une main ferme un cylindre noir, visiblement lourd.

— Prenez-le, Sylveste, ordonna Sluka.

Il s’exécuta. Le cylindre paraissait lourd, et il l’était. Il y avait une poignée en haut et, dessous, un mécanisme de fermeture vert. Sylveste posa l’objet sur la table. Il était trop lourd pour qu’il puisse le tenir plus longtemps sans effort.

— Ouvrez-le, dit Sluka.

Il actionna le mécanisme – c’était la chose évidente à faire – et le cylindre s’ouvrit en deux comme une poupée russe, la moitié du haut se soulevant sur quatre supports métalliques entourant un cylindre légèrement plus petit, jusqu’alors invisible. Le cylindre intérieur s’ouvrit de la même façon, en révélant un autre, et encore un autre. Le processus se répéta ainsi six ou sept fois.

Toutes ces coques protégeaient une mince colonne d’argent. Une minuscule fenêtre s’ouvrait sur le côté, permettant de voir, à l’intérieur, une cavité éclairée dans laquelle était nichée une chose qui ressemblait à une épingle à la tête renflée.

— Vous avez compris de quoi il s’agissait, je suppose, dit Sluka.

— Je devine que ça n’a pas été fabriqué ici, répondit Sylveste. Et ce n’est pas nous qui l’avons apporté en venant de Yellowstone. Ne reste que notre bienfaiteur, l’excellent Remilliod. C’est lui qui vous a vendu ça ?

— Ça, et les neuf autres, répondit-elle. Enfin, plus que huit, puisque nous avons utilisé le dixième à Cuvier.

— C’est une arme ?

— Les gars de Remilliod appelaient ça la poussière chaude, dit-elle. De l’antimatière. Cette tête d’épingle ne contient qu’un vingtième de gramme d’antilithium, mais c’était plus que suffisant pour ce que nous avions à faire.

— Je n’aurais jamais cru qu’une telle arme soit possible, dit-il. Enfin… c’est si petit.

— Je vous comprends. Cette technologie est interdite depuis tellement longtemps que personne ne sait plus comment les fabriquer.

— C’est puissant ?

— Deux kilotonnes environ. Assez pour laisser un trou à la place de Cuvier.

Sylveste hocha la tête, assimilant la portée de ses paroles. Il s’efforça d’imaginer ce qui avait pu se passer pour ceux qui avaient été soit tués, soit aveuglés par la tête d’épingle que le Sentier Rigoureux avait lancée sur la capitale. Le léger différentiel de pression entre les dômes et l’air extérieur avait dû provoquer des vents furieux qui avaient balayé les espaces municipaux tellement soignés. Il imagina les plantes et les arbres des arboretums déracinés, déchiquetés par la violence des bourrasques, les oiseaux et les autres animaux projetés au loin par la tornade. Les gens qui avaient survécu à l’explosion initiale – impossible de savoir combien ils avaient pu être – avaient dû chercher un abri souterrain, très vite, avant que l’atmosphère irrespirable du dehors ne remplace l’air qui s’était échappé du dôme. D’accord, l’air extérieur était plus respirable maintenant que vingt ans auparavant, mais tout le monde ne pouvait le supporter, ne serait-ce que quelques minutes. La plupart des habitants de la capitale n’avaient jamais quitté le dôme. Il ne donnait pas cher de leur peau.

— Pourquoi ? demanda-t-il.

— C’était une… J’allais dire que c’était une erreur, mais on pourrait me répondre qu’il n’y a pas d’erreurs quand on est en guerre, il n’y a que les manœuvres couronnées de succès et les autres. Notre intention n’était pas d’utiliser la tête d’épingle. Les fidèles de Girardieau devaient livrer la ville en apprenant que nous détenions cette arme. Mais ça n’a pas marché comme prévu. Girardieau connaissait l’existence des têtes d’épingle, mais il n’en avait pas informé ses subordonnés. Personne n’a voulu croire que nous les avions.

Il n’avait pas besoin qu’elle lui raconte la suite ; c’était assez clair : frustrés de ne pas être pris au sérieux, les forbans avaient utilisé leur arme. Et alors que la capitale était encore habitée ; Sluka venait de le dire. Les fidèles de Girardieau la tenaient toujours. Il les imagina dirigeant les opérations de leurs bunkers souterrains pendant qu’au-dessus de leurs têtes les tempêtes de sable faisaient rage par les brèches ouvertes dans les dômes éventrés.

— Vous comprenez qu’il ne faut pas nous sous-estimer, reprit la femme. Et encore moins sous-estimer quiconque conserve un attachement latent à la règle de Girardieau.

— Que prévoyez-vous de faire avec les autres ?

— De l’infiltration. L’enveloppe ôtée, la tête d’épingle proprement dite est assez petite pour être implantée dans une dent. Indétectable, sauf au moyen d’un scan médical approfondi.

— C’est donc ça, le plan ? demanda-t-il. Trouver huit volontaires, leur faire implanter chirurgicalement ces choses et les infiltrer dans la capitale ? Oui, je suppose que cette fois ils vous croiraient.

— Qui a parlé de volontaires ? rétorqua Sluka. Ce serait préférable, bien sûr, mais absolument pas indispensable.

Ignorant toute prudence, Sylveste dit :

— Gillian, je pense que je vous aimais mieux il y a quinze ans.

— Vous pouvez le remmener dans sa cellule, dit-elle à Falkender. Il commence à m’ennuyer, là.

Il sentit que le chirurgien lui tiraillait la manche.

— Je peux m’occuper encore un peu de ses yeux, Gillian ? J’aurais pu faire mieux, mais ça n’aurait vraiment pas été agréable.

— Faites ce que vous voulez, répondit Sluka. Mais ne vous sentez pas obligé. Maintenant que je le tiens, je dois avouer que je suis un peu déçue. Je crois que je l’aimais mieux dans le temps, moi aussi, avant que Girardieau n’en fasse un martyr. Il est trop précieux pour qu’on s’en débarrasse tout de suite, ajouta-t-elle avec un haussement d’épaules, mais faute de mieux, il se pourrait que je le fasse cryogéniser jusqu’à ce que je lui trouve une utilité. Ce qui pourrait prendre un an comme cinq. Tout ce que je dis, c’est qu’il serait dommage de perdre trop de temps sur quelque chose dont nous pourrions nous lasser très vite, docteur Falkender.

— La chirurgie comporte ses propres récompenses, répondit-il.

— J’y vois assez bien comme ça, dit Sylveste.

— Oh non, répondit Falkender. Je peux faire beaucoup mieux, docteur Sylveste. Beaucoup, beaucoup mieux. Je n’en ai pas fini avec vous.


Volyova était auprès du capitaine Brannigan lorsqu’un rat-droïde l’informa que les cailloux du Petit Poucet avaient renvoyé leur moisson d’informations. Elle recueillait de nouveaux échantillons de l’excroissance qui entourait le capitaine, encouragée par la récente réussite de l’une de ses souches d’antivirus. Elle l’avait obtenue à partir d’un cybervirus militaire qui avait atteint le vaisseau, modifié afin de le rendre compatible avec la peste. Elle l’avait essayé sur de minuscules échantillons et, chose étonnante, il semblait vraiment marcher. Elle trouvait très irritant d’être distraite de cette tâche par une chose qu’elle avait mise en branle neuf mois plus tôt et avait à peu près complètement oubliée depuis. Elle refusa pendant quelques instants de croire qu’il avait pu s’écouler aussi longtemps. D’un autre côté, elle était excitée à l’idée de ce qu’elle pourrait apprendre.

Elle reprit l’ascenseur. Neuf mois ! Ça paraissait à peine possible. Enfin, c’était comme ça quand on était occupée. Et elle aurait dû s’y attendre. Elle savait, rationnellement, que tout ce temps avait passé – mais l’information avait réussi à ne pas atteindre la partie de son cerveau où elle classait et traitait ce genre de renseignements. Pourtant, les indices étaient là depuis le début. Le vaisseau voguait maintenant à un quart seulement de la vitesse de la lumière. D’ici une centaine de jours, ils effectueraient l’insertion finale dans l’orbite de Resurgam ; ils avaient besoin d’une stratégie pour le moment où ils y arriveraient. C’était là que les cailloux entraient en jeu.

Des clichés de Resurgam et de l’espace environnant, pris sur toutes les bandes électromagnétiques et les longueurs d’onde des particules exotiques, commençaient à s’assembler sur la passerelle. C’était le premier aperçu récent d’un ennemi possible. Volyova laissa les faits saillants s’insinuer dans sa conscience de façon à pouvoir se les remémorer aisément, instinctivement, en cas de crise. Les petits cailloux avaient filé tout autour de Resurgam, renvoyant des images prises sous tous les angles. Et comme le nuage de cailloux s’était étiré le long de la ligne de vol, les premiers et les derniers étaient espacés de quinze heures à travers tout le système, ce qui permettait d’observer la totalité de la surface de Resurgam, de jour comme de nuit. Les cailloux « de jour », braqués vers l’extérieur par rapport à Delta Pavonis, captaient les fuites de neutrinos provoquées par les installations de fusion et d’antimatière situées à la surface. Les cailloux « de nuit » flairaient l’atmosphère, mesurant les niveaux d’oxygène, d’ozone et d’azote, donnant un indice du degré de modification que les colons avaient fait subir au biome originel.

Il était frappant de voir tout ce dont les colons avaient réussi à se passer. Ils étaient là depuis plus d’un demi-siècle, et il n’y avait pas de grosse structure en orbite, pas trace de vol spatial au sein du système ; juste quelques satellites de communication et, compte tenu de leur faible niveau d’industrialisation, il était peu probable qu’ils puissent en réparer ou en remplacer un en cas d’avarie. Il n’aurait pas été difficile de neutraliser ou de perturber ceux qui restaient, si le plan – encore informulé – l’exigeait.

Cela dit, ils n’étaient pas restés complètement inactifs : l’atmosphère présentait des signes de modification extensive, le niveau d’oxygène libre étant maintenant bien supérieur à celui auquel on pouvait s’attendre. Les capteurs infrarouge révélaient des forages géothermiques alignés le long de ce qui était probablement des zones de subduction continentale. Les fuites de neutrinos des zones polaires indiquaient la présence d’unités de production d’oxygène, des centrales à fusion qui craquaient les molécules de glace d’eau pour en extraire l’hydrogène et l’oxygène. L’oxygène fusionnait avec l’atmosphère – ou était pompé vers les communautés sous dôme – alors que l’hydrogène était recyclé dans les fuseurs. Volyova identifia plus de quinze communautés, pour la plupart de petites entités dont aucune n’approchait la taille de la colonie principale. Elle supposa qu’il y avait d’autres avant-postes, plus petits – des campements familiaux, des fermes –, qui devaient échapper à ses « cailloux ».

En résumé, quelles informations avait-elle glanées sur Resurgam ? Pas de défenses orbitales, des habitants qui ignoraient probablement le vol spatial, et presque tous regroupés dans une unique communauté. Le rapport de forces était tel qu’il ne devrait pas être difficile de convaincre les autochtones de leur livrer Sylveste.

Mais il y avait autre chose.

Le système de Resurgam orbitait autour d’une vaste étoile binaire. Delta Pavonis était l’étoile qui donnait la vie mais, comme elle le savait déjà, elle avait une jumelle morte. Sa noire compagne était une étoile neutronique, qui se trouvait à dix années-lumière de Pavonis, assez loin pour permettre à des orbites planétaires stables de s’établir autour des deux étoiles. De fait, l’étoile neutronique avait une planète à elle. Volyova en connaissait d’ailleurs l’existence avant que les « cailloux » ne lui rapportent l’information. Qui se bornait, dans la base de données du vaisseau, à une ligne de commentaire et un défilement de chiffres abscons. Ces mondes étaient invariablement chimiquement morts, sans atmosphère et biologiquement inertes, stérilisés par les vents que soufflait l’étoile neutronique lorsqu’elle était encore un pulsar. Des grumeaux de mâchefer stellaire, se disait Volyova. Guère plus intéressants, en tout cas.

Mais près de ce monde se trouvait une source neutronique. Faible – tout juste détectable –, et pourtant elle ne pouvait l’ignorer. Volyova prit quelques instants pour digérer cette information avant de la régurgiter comme un petit noyau de certitude. Seule une machine pouvait créer une telle signature. Et ça l’inquiétait.


— Vous avez vraiment passé tout ce temps sans dormir ? demanda Khouri, peu après son réveil, alors qu’elles allaient voir le capitaine.

— Pas vraiment, répondit Volyova. Même mon corps a parfois besoin de sommeil. J’ai essayé de m’en passer, à un moment donné ; il y a des drogues, vous savez… et des implants qui peuvent être insérés dans le système réticulaire activateur, la région du cerveau qui commande le sommeil, mais il faut quand même évacuer les toxines de la fatigue.

Khouri tiqua. Il était évident que Volyova trouvait le sujet des implants à peu près aussi agréable qu’une rage de dents.

— Il s’est passé des choses ? demanda Khouri.

— Rien dont vous deviez vous inquiéter, répondit Volyova en tirant sur sa cigarette.

Khouri pensait qu’elle lui avait dit tout ce qu’elle avait à lui dire lorsque l’autre la regarda fixement, l’air mal à l’aise.

— Cela dit, maintenant que vous m’y faites penser, il s’est passé quelque chose. Deux choses, en fait, sur l’importance relative desquelles je m’interroge. La première ne vous concerne pas directement. Quant à la seconde…

Khouri scruta le visage de Volyova à la recherche d’un indice marquant le passage du temps. Sept années avaient passé depuis la dernière fois qu’elles s’étaient vues, mais elle n’avait pas vieilli d’un jour, ce qui voulait dire qu’elle s’était administré des drogues antisénescence. Elle avait un peu changé de tête, mais seulement parce qu’elle s’était laissé pousser les cheveux. C’est-à-dire qu’elle avait toujours les cheveux courts, mais ils avaient plus de volume, et ça adoucissait les lignes anguleuses de sa mâchoire et de ses pommettes. Si elle avait changé en quoi que ce soit, se dit Khouri, elle avait plutôt l’air plus jeune que plus vieille. Elle tenta pour la énième fois d’estimer son âge physiologique réel, mais en vain.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Vous n’auriez pas dû avoir d’activité neurale pendant que vous étiez en cryosomnie, et vous en avez eu une inhabituelle. À vrai dire, ce que j’ai vu n’aurait pas eu l’air normal même chez un sujet éveillé. On aurait dit qu’une petite guerre se déroulait dans votre tête.

L’ascenseur était arrivé à l’étage du capitaine.

— C’est une analogie intéressante, dit Khouri en prenant pied dans la coursive glacée.

— À supposer que c’en soit une. Je pensais bien que vous n’aviez pas eu conscience de grand-chose.

— Je ne me rappelle absolument rien, répondit Khouri.

Volyova resta silencieuse jusqu’à ce qu’elles arrivent à la nébuleuse humaine qui était le capitaine. Luisant, désagréablement glaireux, il ressemblait moins à un être humain qu’à un ange qui se serait écrasé sur une surface dure. L’antique caisson dans lequel il avait été enfermé était maintenant cassé et fissuré. C’est tout juste s’il fonctionnait encore, et le froid qu’il produisait ne suffisait pas à empêcher la prolifération de la peste. Le capitaine Brannigan avait plongé des douzaines de radicelles dans le vaisseau, maintenant. Des radicelles que Volyova suivait à la trace mais ne pouvait empêcher de s’étendre. Elle aurait pu les couper, mais quel effet cela aurait-il eu sur le capitaine ? Pour ce qu’elle en savait, c’était tout ce qui le maintenait en vie, si l’on pouvait qualifier de vie cette existence végétative. Les radicelles allaient finir par envahir tout le vaisseau, se disait Volyova, et à ce moment-là il serait probablement malavisé de faire la distinction entre le bâtiment et le capitaine. Évidemment, elle avait un moyen bien simple de stopper cet envahissement : l’éjection de cette partie du vaisseau. Elle n’aurait qu’à l’éradiquer, exactement comme un chirurgien du temps jadis aurait traité une tumeur particulièrement vorace. Le volume que Brannigan avait absorbé était encore raisonnable, et ne ferait guère défaut au bâtiment. Ses transformations se poursuivraient sans doute, mais, faute de substance pour les entretenir, elles se tourneraient incestueusement vers elles-mêmes, jusqu’à ce que la vie chasse la vie de ce qu’il était devenu.

— Vous envisageriez de faire cela ? demanda Khouri.

— En effet, confirma Volyova. Mais j’espère que nous ne serons pas obligés d’en arriver là. Avec tous les échantillons que j’ai prélevés, c’est bien le diable si je n’arrive pas à un résultat. J’ai trouvé un remède : un antivirus qui paraît plus fort que la peste ; il en perturbe le mécanisme plus vite que la peste ne le subvertit. Je ne l’ai encore testé que sur des fragments, mais je ne vois pas comment je pourrais aller plus loin, parce que les tests sur le capitaine exigent des compétences médicales qui me font défaut.

— Évidemment, répondit hâtivement Khouri. Et si vous ne le faites pas vous-mêmes, vous serez bien obligés de faire appel à Sylveste, non ?

— Peut-être, mais il ne faut pas sous-estimer ses capacités. Ou celles de Calvin, je dirais.

— Et vous pensez qu’il vous aidera, juste comme ça ?

— Non, mais il ne nous a pas aidés de son plein gré la première fois non plus, et nous l’y avons bien obligé quand même.

— Par la force, vous voulez dire ?

Volyova prit le temps de prélever une écaille sur l’un des tentacules pareils à des tuyaux juste avant qu’il ne s’enfonce dans une masse intestinale de plomberie métallique.

— Sylveste a des obsessions, dit-elle. Et ces gens-là sont plus faciles à manipuler qu’ils ne l’imaginent. Ils sont tellement pris dans leur truc qu’ils ne remarquent pas toujours qu’ils succombent à la volonté de quelqu’un d’autre.

— La vôtre, par exemple.

Volyova prit l’échantillon, pas plus gros qu’une rognure d’ongle, et le mit de côté aux fins d’analyse.

— Sajaki vous a dit que, les mois où il avait disparu, il était en fait ici, à bord ?

— Ses trente jours dans le désert.

— Quelle imbécillité ! fit Volyova entre ses dents. Pourquoi faut-il toujours qu’on donne à ça une connotation biblique ? Il avait déjà un complexe assez messianique comme ça, croyez-moi ! Enfin… c’est vrai, nous l’avions fait venir à bord. Et la chose intéressante, c’est que ça s’est passé trente bonnes années avant que l’expédition de Resurgam ne quitte Yellowstone. Maintenant, je vais vous dire un secret : avant de retourner sur Yellowstone et de vous recruter, nous ignorions tout de cette mission. Nous pensions encore trouver Sylveste sur Yellowstone.

Khouri avait fait l’expérience, avec Fazil, du genre de difficultés auxquelles l’équipage de Volyova avait dû être confronté, mais elle se dit qu’une feinte ignorance paraîtrait plus plausible.

— Vous n’auriez pas pu vous renseigner avant ?

— Eh non ! En réalité, nous avions bien vérifié. Seulement nos informations étaient périmées depuis des dizaines d’années lorsque nous les avons obtenues. Et le temps que nous fassions un saut à Yellowstone, elles étaient deux fois plus anciennes.

— Ce n’était pas un mauvais pari. La famille avait toujours été associée avec Yellowstone. Vous pouviez vous attendre à trouver ce sale gosse de riche en train de tourner autour de cet endroit.

— Sauf que nous nous trompions. Mais ce qui est intéressant, c’est que, apparemment, nous aurions pu nous épargner tout ce tracas. Sylveste envisageait probablement déjà l’expédition de Resurgam lorsque nous l’avons fait venir à bord. Si nous avions écouté ses histoires, nous aurions pu aller directement là-bas.


Tout en parcourant la succession complexe d’ascenseurs et de coursives qui menaient du couloir où se trouvait le capitaine à la clairière, Volyova dit quelques mots, tout bas, dans le bracelet qui ne quittait jamais son poignet. Khouri savait qu’elle devait s’adresser à l’une des nombreuses personnalités artificielles du vaisseau, mais Volyova ne lui laissa pas savoir ce qu’elle mijotait.

La lumière verte qui baignait la clairière était un régal de sensualité après le froid glacial et l’atmosphère lugubre qui régnait dans le corridor du capitaine. L’air était chaud, embaumé, et les oiseaux multicolores qui étaient chez eux dans l’espace aérien de cette zone étaient presque trop éclatants pour la vue de Khouri, habituée à l’obscurité. Elle était tellement fascinée qu’elle ne remarqua pas tout de suite qu’il y avait trois personnes dans la clairière ; deux homme et une femme, assis autour d’une souche d’arbre, dans l’herbe humide de rosée. Le premier homme était Sajaki. Khouri ne l’avait jamais vu coiffé ainsi : il s’était rasé la tête, en dehors d’une mèche crânienne. La femme était Volyova en personne – les cheveux à nouveau presque ras, ce qui soulignait les bosses de son crâne et la faisait paraître plus vieille que la version de Volyova qui marchait à côté d’elle. Khouri comprit que le troisième personnage du trio était Sylveste.

— On les rejoint ? demanda Volyova en s’engageant dans l’escalier branlant qui menait vers l’herbe.

Khouri la suivit en réfléchissant. Voyons, en quelle année Sylveste avait-il disparu de Chasm City… ?

— Ça remonte à… 2460, non ?

— Exactement, fit Volyova en se tournant vers elle, l’air légèrement étonnée. Qui êtes-vous ? Une experte en faits et gestes de Sylveste ? Non, laissez tomber. Bref, nous avions enregistré toute la visite, et je savais qu’il avait fait, à un moment, une remarque particulière que… enfin, que je trouve bizarre, à la lumière des événements.

— C’est curieux.

Khouri sursauta, parce que ce n’était pas elle qui avait répondu. La voix paraissait venir de derrière elle. Elle se rendit compte que la Demoiselle rôdait vers le haut de l’escalier.

— J’aurais dû me douter que vous alliez montrer votre vilain museau, fit Khouri sans même prendre la peine de baisser le ton, le babil des oiseaux couvrant ses paroles et Volyova s’étant éloignée pour aller à la rencontre des autres. Vous êtes collante, vous savez ?

— Au moins, vous savez que je suis toujours là. C’est si je n’étais pas là que vous auriez des raisons de vous inquiéter. Ça voudrait dire que le Voleur de Soleil aurait vaincu mes mesures de protection. Après quoi votre santé mentale ne résisterait pas longtemps, et je n’ai pas besoin de vous dire ce que deviendraient vos perspectives professionnelles au service de cette Volyova…

— Fermez-la ! Je voudrais écouter ce que dit Sylveste.

— Mais je vous en prie, fit sèchement la Demoiselle sans s’écarter de son point de vue privilégié.

Khouri rejoignit Volyova près du trio.

— Évidemment, disait Volyova (la Volyova debout à côté de Khouri), j’aurais pu repasser cette conversation à partir de n’importe quel point du vaisseau. Mais c’est ici qu’elle a eu lieu, et j’ai choisi de la restituer au même endroit.

Tout en parlant, elle prit une paire de lunettes fumées dans la poche de son blouson et les mit. Khouri comprit : n’ayant pas d’implants, Volyova ne pouvait assister à la scène qu’avec l’aide de projections rétiniennes directes. Tant qu’elle n’aurait pas mis ses lunettes, elle ne verrait pas les personnages.

— Vous voyez, fit Sajaki, vous avez intérêt à faire ce que nous vous demandons. Vous avez utilisé des Ultras, lors de votre voyage vers le Voile de Lascaille, et il est probable que vous aurez à nouveau besoin de nous dans l’avenir.

Sylveste posa les coudes sur la souche. Khouri l’étudia. Elle avait vu des quantités d’évocations de Sylveste, toutes plus vraies que nature, mais celle-ci semblait de loin la plus réaliste. Elle pensa que c’était parce qu’il discutait avec deux personnes qu’elle connaissait et non d’illustres inconnus de l’histoire de Yellowstone. Ça faisait toute la différence. Il était beau. D’une beauté improbable, à son avis, mais elle ne pensait pas que l’image ait été améliorée. Ses longs cheveux encadraient un front patricien. Ses yeux étaient d’un vert intense. Si elle devait le regarder dans les yeux avant de le tuer – et les exigences de la Demoiselle concernant les conditions de sa mise à mort étaient telles que ce n’était pas exclu –, ce serait quelque chose que de croiser ce regard pour de bon.

— Ça ressemble à un horrible chantage, disait Sylveste, qui avait la voix la plus grave des trois personnages présents. On dirait, à vous entendre, que les Ultras sont liés par une sorte d’accord. Ça peut en abuser quelques-uns, Sajaki, mais j’ai bien peur de ne pas faire partie de ceux-là.

— Alors vous pourriez avoir une surprise la prochaine fois que vous tenterez de faire appel à l’aide des Ultras, répondit Sajaki en jouant avec un copeau de bois. Que ce soit bien clair : si vous refusez notre offre, en plus de tous les désagréments que cela pourrait vous valoir, vous pouvez renoncer à tout espoir de quitter votre planète natale.

— Ça ne me gênerait pas beaucoup.

Volyova – la version assise – secoua la tête.

— Ce n’est pas ce que nous disent nos espions, docteur Sylveste. D’après la rumeur, vous tenteriez de réunir des fonds pour financer une expédition vers le système de Delta Pavonis.

— Resurgam ? fit Sylveste avec un reniflement. Allons donc ! Il n’y a rien, là-bas.

La vraie Volyova, celle qui était debout, dit :

— Il ment, c’est évident à présent, mais à l’époque je m’étais simplement dit que les rumeurs étaient infondées.

Sajaki répondit quelque chose, et Sylveste reprit la parole :

— Écoutez, je me fiche des bruits que vous avez entendus, dit-il, sur la défensive. Vous feriez aussi bien de les ignorer. Il n’y a aucune raison d’aller là-bas. Vérifiez dans vos dossiers, si vous ne me croyez pas.

— C’est ça qui est bizarre, dit la Volyova debout à côté de Khouri. J’avais dûment vérifié, et je veux bien être pendue s’il n’avait pas raison. D’après les informations de l’époque, rien, absolument rien ne justifiait une expédition vers Resurgam.

— Vous venez de dire qu’il mentait…

— C’est vrai. On s’en est rendu compte après coup. Vous savez, je n’y avais jamais vraiment réfléchi, mais c’est très bizarre, en fait. Presque paradoxal. Trente ans après cette conversation, l’expédition est partie pour Resurgam, ce qui veut dire que les rumeurs étaient fondées, en fin de compte. Mais à l’époque, personne n’avait entendu parler des Amarantins ! Qu’est-ce qui a bien pu lui donner la putain d’idée d’aller sur Resurgam, pour commencer ?

Elle secoua la tête en regardant Sylveste, plongé dans une discussion animée avec la Volyova assise par terre.

— Il devait savoir qu’il y trouverait quelque chose.

— Oui, mais d’où tenait-il cette information ? Le système avait été exploré par des sondes, avant cette expédition, mais il n’y avait jamais eu d’inspection approfondie. Pour autant que je sache, la surface de la planète n’avait pas été scannée d’assez près pour que quelqu’un ait découvert qu’il y avait jadis eu une vie intelligence sur Resurgam. Or Sylveste le savait.

— Ce qui n’a pas de sens.

— Eh non, convint Volyova. C’est bien ce que je me dis.

À ce stade, elle rejoignit sa jumelle auprès de la souche et se pencha si près de l’image de Sylveste que Khouri vit le reflet de ses yeux verts qui ne cillaient pas dans les verres fumés de ses lunettes.

— Que saviez-vous ? lui demanda-t-elle. Ou plutôt, comment l’avez-vous su ?

— Il ne vous répondra pas, fit Khouri.

— Peut-être pas tout de suite, soupira Volyova, puis elle eut un sourire. Mais d’ici peu, c’est le vrai Sylveste qui sera assis à cet endroit même. Et là, il se pourrait que nous en tirions des réponses.

Soudain, son bracelet émit un tintement mélodieux. Khouri ne pouvait dire que ce son lui était familier, mais il évoquait manifestement un signal d’alarme. Le jour artificiel devint soudain rouge sang et la lumière se mit à puiser en rythme avec le tintement.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Khouri.

— Une alerte, répondit Volyova en levant son bracelet devant son visage.

Elle enleva ses lunettes à projection rétinienne et regarda le minuscule écran. Un voyant rouge palpitait en rythme avec la lumière ambiante et le tintement. Khouri vit des mots défiler sur l’écran, mais pas assez nettement pour les déchiffrer.

— Quelle sorte d’alerte ? souffla-t-elle, tout bas pour ne pas déconcentrer Volyova.

Les trois personnages avaient disparu. Elle n’avait même pas remarqué leur départ. Ils étaient retournés silencieusement dans la partie de la mémoire du vaisseau qui leur avait redonné vie.

Volyova releva les yeux de son bracelet, le visage très pâle.

— L’une des armes secrètes…

— Oui ?

Elle est en train de s’armer toute seule.

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