Les icônes noires des armes secrètes fondaient vers leur cible comme un essaim d’abeilles. Elles n’attendaient que de déchaîner leur terrible puissance contre Cerbère. La planète n’avait eu aucune réaction observable ; rien ne laissait soupçonner qu’elle n’était pas ce qu’elle avait l’air d’être : une boule grise, couturée de cicatrices, pareille à une calotte crânienne inclinée dans une attitude de prière.
Lorsque ce moment arriva enfin, la sphère synoptique émit un doux carillon, les chiffres qui défilaient se recalèrent brièvement à zéro et repartirent pour un interminable décompte.
Sylveste fut le premier à parler. Il se tourna vers Volyova qui n’avait pas fait un geste depuis plusieurs minutes.
— Il n’aurait pas dû se passer quelque chose ? Vos satanées armes n’étaient pas censées exploser ?
Volyova releva les yeux de son bracelet et braqua sur lui un regard de somnambule.
— Je n’ai pas donné l’ordre, dit-elle si bas que c’est à peine s’ils entendirent ses paroles. Je n’ai pas ordonné aux armes de faire feu.
— Pardon ? releva Sajaki.
— Vous avez bien entendu, répondit-elle, un ton plus haut. Je n’ai pas donné l’ordre.
Comme souvent, le calme résolu de Sajaki réussit à sembler plus menaçant que n’importe quelle démonstration de violence.
— Nous avons encore quelques minutes pour lancer l’attaque, dit-il. Tu ferais peut-être mieux d’envisager de les utiliser avant que la situation ne devienne irrécupérable.
— Je pense, intervint Sylveste, qu’elle l’est déjà depuis quelque temps.
— C’est une question qui regarde le Triumvirat, dit Hegazi, ses jointures gainées d’acier brillant sur les accoudoirs de son siège, Ilia, si tu veux bien donner l’ordre maintenant, nous pourrons peut-être…
— Je ne le ferai pas, dit-elle. Appelez ça de la mutinerie ou de la trahison si vous voulez, je m’en fous. Mais ma participation à cette dinguerie s’arrête ici. (Elle regarda Sylveste avec une soudaine fureur.) Vous connaissez mes raisons. N’essayez pas de dire le contraire !
— Elle a raison. Dan, intervint Pascale, tous les regards convergeant sur elle. Tu sais qu’elle dit vrai ; nous ne pouvons tout simplement pas courir ce risque, quelque envie que tu en aies.
— Alors toi aussi, tu as écouté cette Khouri, fit Sylveste.
La nouvelle que sa femme avait pris le parti de Volyova n’avait rien de surprenant, et non seulement il en concevait moins d’amertume qu’il ne l’aurait cru, mais encore il l’en admirait d’autant plus. En même temps, il était bien conscient de la perversité de ses sentiments.
— Elle sait des choses que nous ignorons, dit Pascale.
— Qu’est-ce que cette grognasse vient faire là-dedans ? demanda Hegazi avec un coup d’œil hargneux en direction de Sajaki. On ne pourrait pas l’oublier cinq minutes ?
— Malheureusement pas, répondit Volyova. Tout ce que vous avez entendu est vrai. Et continuer serait vraiment la plus grosse bêtise que nous ayons jamais faite.
Sajaki rapprocha son siège de Volyova.
— Si tu ne donnes pas l’ordre de déclencher l’attaque, au moins, confie-moi le contrôle des armes secrètes.
Il tendit la main en lui faisant signe de dégrafer son bracelet et de le lui remettre.
— Je te conseille de faire ce qu’il dit, insista Hegazi. Sinon, ça pourrait avoir des conséquences désagréables pour toi.
— Je n’en doute pas une seconde, répondit Volyova qui, d’un mouvement coulé, enleva son bracelet. Il ne te servira à rien, Sajaki. La cache d’armes n’obéit qu’à Khouri et à moi.
— Donne-moi ce bracelet.
— Tu vas le regretter, je te préviens.
Sajaki s’empara du bracelet comme si c’était une amulette d’or précieuse, joua un instant avec avant de le passer à son bras. Le petit voyant se ralluma et il regarda les données qui défilaient un instant plus tôt sur le poignet de Volyova.
— Ici le triumvir Sajaki, dit-il en passant la pointe de sa langue sur ses lèvres entre chaque mot comme s’il savourait un nouveau pouvoir. Je ne suis pas sûr du protocole précis exigé à ce stade, et je demande assistance. J’ordonne que les six armes secrètes déployées commencent…
Il s’interrompit au milieu de sa phrase. Il baissa les yeux sur son poignet, d’abord intrigué, puis avec une expression qui ressemblait beaucoup à de la peur.
— Espèce de vieille carne rusée ! fit Hegazi, admiratif. Je pensais bien que tu avais un truc dans ta manche, mais pas au sens littéral du terme !
— Je suis une personne à l’esprit très littéral, répondit Volyova.
Le visage de Sajaki était un masque rigide, figé dans une expression de souffrance. Le bracelet, en se contractant, lui entamait le poignet. Sa main crispée comme une serre, vidée de son sang, était d’une pâleur de cire. De l’autre main, il s’efforçait frénétiquement de dégrafer le bracelet ; en vain. Volyova avait pris ses précautions, et la boucle était bel et bien scellée. Les chaînes de polymère du plastique à mémoire de forme glissant les unes sur les autres se contractaient, déterminant un processus d’amputation lente, atrocement pénible. Le bracelet avait détecté, à l’instant où Sajaki l’avait mis à son poignet, que son ADN n’était pas le bon : il n’était pas conforme à celui de Volyova. Cela dit, il n’avait commencé à se contracter que lorsque Sajaki avait essayé de donner un ordre, mesure qu’elle considérait comme une preuve de mansuétude à son égard.
— Dis-lui d’arrêter ! articula-t-il laborieusement. Arrête ça !… Sale pute ! Par pitié…
Volyova estima que le bracelet ne lui couperait pas la main avant une ou deux minutes. Après quoi le bruit dominant dans la salle serait un craquement d’os broyés, en supposant qu’il soit audible au milieu des cris de Sajaki.
— Qu’est-ce que c’est que ces manières ? dit-elle. Drôle de façon de demander un service ! Il me semble pourtant que ce serait le moment ou jamais de faire preuve d’amabilité.
— Arrêtez ça, s’il vous plaît, fit Pascale. Je vous en prie, quoi qu’il ait pu faire, ça ne vaut pas la peine…
Volyova haussa les épaules et s’adressa à Hegazi.
— Enlève-le-lui, triumvir, avant que ça ne fasse trop de saletés. Je suis sûre que tu vas y arriver.
Hegazi leva l’une de ses mains d’acier et l’inspecta comme pour s’assurer qu’elle n’était plus de chair et d’os.
— Non ! hurla Sajaki. Enlevez-moi ça !
Hegazi approcha son siège de celui de son collègue et se mit à la tâche. L’opération semblait encore plus douloureuse que la constriction proprement dite.
Sylveste ne disait rien.
Lorsque Hegazi eut détaché le bracelet, ses mains d’acier étaient couvertes de sang humain. Il lâcha les débris du bracelet, qui s’écrasèrent vingt mètres plus bas, sur le sol de la salle.
Sajaki regarda avec révulsion, en gémissant toujours, les dégâts que le bracelet avait causés à son poignet. C’était affreux. Sa main ne s’était pas détachée, mais les os et les tendons étaient à nu et le sang jaillissait par spasmes, formant une corde écarlate qui le reliait au sol, tout en bas. Pour réprimer l’hémorragie, il pressa son membre blessé sur son ventre. Il cessa enfin de geindre, tourna son visage livide vers Volyova et dit :
— Tu me le paieras. Ça, je te le jure.
C’est alors que Khouri arriva sur la passerelle et se mit à tirer.
Elle avait un plan en tête avant de mettre les pieds sur la passerelle. Pas très détaillé, mais un plan quand même. Et puis elle avait vu le geyser de ce qui était manifestement du sang, alors elle avait décidé de couper aux vérifications de dernière minute et commencé à tirer en l’air afin d’attirer l’attention de l’assistance.
Ce qui n’avait pas pris longtemps.
Elle avait opté pour le fusil à plasma, réglé à la puissance minimale, le mode tir en rafale neutralisé, de sorte qu’elle devait presser la détente à chaque giclée. La première ouvrit un cratère d’un mètre de diamètre dans le plafond, provoquant une pluie de gravats carbonisés. Lasse de tirer toujours dans le même trou, elle visa un peu plus à gauche, puis à droite. Un bout de faux plafond calciné s’écrasa sur la sphère synoptique. L’image clignota, se déforma et retrouva sa stabilité au bout de quelques secondes. Jugeant qu’on avait dû suffisamment remarquer sa présence, elle remit le cran de sûreté et renvoya son arme par-dessus son épaule. Volyova, qui avait manifestement anticipé la manœuvre, se propulsa vers Khouri. Quand elle ne fut plus qu’à cinq mètres d’elle, Khouri lui lança l’une des armes légères : le pistolet à aiguilles électromagnétiques qu’elle avait trouvé dans l’armothèque.
— Passez ça à Pascale ! s’exclama-t-elle en lui envoyant le blaster à faible portée.
Volyova rattrapa les deux armes au vol et en donna aussitôt une à Pascale.
Khouri, qui avait maintenant assimilé la situation, constata que la pluie de sang émanait de Sajaki. L’hémorragie avait cessé, mais il avait l’air mal en point. Il serrait son bras contre lui comme s’il se l’était cassé, ou comme s’il avait pris une balle.
— Ilia, dit Khouri d’un ton de reproche, vous avez commencé la fête sans moi. Je suis déçue.
— La pression des événements, vous savez ce que c’est…
Khouri regarda l’afficheur en essayant de comprendre ce qui s’était passé à l’extérieur du vaisseau.
— Les armes n’ont pas tiré ?
— Non. Je ne leur en ai pas donné l’ordre.
— Et maintenant, elle ne peut plus, commenta Sylveste. Hegazi vient de détruire son bracelet.
— Ça veut dire qu’il est de notre côté ?
— Non, répondit Volyova. C’est juste qu’il ne supporte pas la vue du sang. Pas celui de Sajaki, du moins.
— Il a besoin de soins, intervint Pascale. Pour l’amour du ciel, vous ne pouvez pas le laisser se vider de son sang comme ça !
— Il ne se videra pas de son sang, répondit Volyova. Ça se voit moins, mais c’est un chimérique, comme Hegazi. Les droggs qu’il a dans les veines ont déjà entrepris la réparation cellulaire à un rythme accéléré. Même si le bracelet lui avait sectionné la main, il s’en serait fait pousser une autre. Pas vrai, Sajaki ?
Il leva sur elle un regard accablé et elle se dit qu’il aurait eu du mal à se faire pousser un nouvel ongle ; alors, une nouvelle main… Mais il finit par hocher la tête.
— On pourrait m’aider à aller à l’infirmerie ? Mes droggs n’ont rien de magique ; elles ont leurs limites. Et mes capteurs de douleur sont actifs et marchent à fond, croyez-moi.
— Il a raison, dit Hegazi. Il ne faut pas surestimer les capacités des droggs. Tu veux qu’il crève, ou quoi ? Tu ferais mieux de te décider en vitesse. Je peux l’emmener à l’infirmerie ?
— Et t’arrêter à l’armothèque en cours de route pour faire ton petit shopping ? fit Volyova en secouant la tête. Non merci, pas question.
— J’y vais, proposa Sylveste. Je vais l’emmener. Vous m’avez fait confiance jusque-là, non ?
— Pas plus que ça, svinoï, rétorqua Volyova. D’un autre côté, vous ne sauriez pas quoi faire à l’armothèque, même si vous y arriviez… Et Sajaki n’est pas en état de vous donner des conseils exploitables.
— Ça veut dire oui ?
— Grouillez-vous, Dan. Si vous n’êtes pas revenu d’ici dix minutes, j’envoie Khouri vous chercher.
Ordre que Volyova souligna en braquant son lance-aiguilles sur lui, le doigt crispé sur la détente.
Une minute plus tard, les deux hommes étaient partis, Sajaki lourdement appuyé sur Sylveste. Il n’aurait probablement pas pu marcher sans son aide. Khouri se demanda si Sajaki serait encore conscient en arrivant à l’infirmerie. Et elle s’aperçut que ça lui était à peu près égal.
— À propos de l’armothèque, dit-elle, ne vous en faites pas : personne ne l’utilisera plus. Je l’ai réduite en mille morceaux après en avoir obtenu ce que je voulais.
Volyova rumina l’information et hocha la tête d’un air appréciateur.
— Excellent raisonnement tactique, Khouri.
— La tactique n’a rien à voir là-dedans. C’était la persona qui tenait la cambuse. Je ne sais pas pourquoi, j’ai eu envie d’allumer cette bâtarde et j’ai défouraillé dedans.
— Ça veut dire que nous avons gagné ? demanda Pascale. Ce que nous avions décidé de faire a marché, c’est ça ?
— Apparemment, répondit Khouri. Sajaki est hors de combat, je doute que notre ami Hegazi décide de s’attirer des ennuis, et on dirait que votre mari ne mettra pas à exécution sa menace de nous tuer s’il n’obtenait pas ce qu’il voulait.
— Comme c’est décevant, fit Hegazi.
— Je vous l’avais dit, reprit Pascale. Il bluffe depuis le début. Alors, ça y est ? On peut encore rappeler ces armes, non ?
Elle interrogea du regard Volyova qui hocha aussitôt la tête.
— Évidemment. Vous me croyiez assez bête pour ne pas prendre un bracelet de rechange ?
Elle tira, d’une poche intérieure de son blouson, un nouveau bracelet qu’elle passa à son poignet comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.
— Voyons, Ilia ! Je n’en attendais pas moins de vous, commenta Khouri.
Volyova porta le bracelet à sa bouche et prononça une séquence d’ordres conçus pour shunter divers niveaux de sécurité. On aurait dit un mantra. Pour finir, quand tous les regards furent braqués sur la sphère synoptique, elle ordonna :
— Retour de toutes les armes secrètes au vaisseau. Je répète : retour de toutes les armes secrètes au vaisseau.
Mais il ne se passa rien ; même après le délai de quelques secondes imposé par la transmission à la vitesse de la lumière. Ou plutôt, les icônes représentant les armes secrètes passèrent du noir au rouge et se mirent à clignoter avec une résolution malsaine, très inquiétante.
— Ilia… fit Khouri. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire qu’elles sont en train de s’armer et qu’elles s’apprêtent à tirer, répondit Volyova d’une voix atone, comme si elle n’était pas surprise. Ça veut dire qu’il va se passer quelque chose de très, très embêtant.