— Je suppose que vous êtes au courant, pour le capitaine ? commença Khouri en entendant la Demoiselle toussoter discrètement dans son dos.
En dehors de cette présence illusoire, elle était seule dans sa cabine et s’efforçait d’assimiler ce que Volyova et Sajaki lui avaient dit de la mission.
— Plutôt compliquée, comme affaire, non ? fit la Demoiselle avec un sourire compréhensif. J’avais envisagé la possibilité que l’équipage ait gardé le contact avec lui, je l’admets. Ça paraissait logique, compte tenu de leur intention d’aller vers Resurgam. Mais je n’aurais jamais imaginé quelque chose d’aussi tordu.
— Je dirais qu’il y a un mot pour ça.
— Leur relation est… (Le fantôme parut hésiter sur le terme approprié, mais Khouri n’était pas dupe : ce n’était qu’une affectation exaspérante.) Intéressante. Elle peut limiter nos options dans l’avenir.
— Vous êtes toujours sûre de vouloir le faire tuer ?
— Absolument. Cette information ne fait qu’accroître l’urgence de l’exécution. Nous courons à présent le risque que Sajaki essaie de faire monter Sylveste à bord.
— Il me serait d’autant plus facile de l’éliminer, à ce moment-là, non ?
— D’accord, mais dans ce cas, il ne suffirait pas de le supprimer. Il faudrait que vous détruisiez aussi le vaisseau, et vous auriez un problème : comment vous en sortiriez-vous ?
Khouri se renfrogna. C’était peut-être sa faute, mais pour elle, tout cela n’avait à peu près aucun sens.
— Mais si je vous garantissais que Sylveste est mort…
— Ça ne suffirait pas, répéta la Demoiselle avec ce que Khouri perçut comme une sincérité nouvelle. Son élimination n’est qu’une partie de ce que vous avez à faire ; ce n’est pas tout. Vous devrez le tuer d’une certaine façon, et pas d’une autre.
Khouri se garda de répondre et laissa poursuivre la Demoiselle.
— Vous ne devrez pas le laisser se douter une seconde de ce qui l’attend. De plus, vous devrez le tuer sans témoins.
— C’est ce qui avait toujours été prévu.
— Très bien, mais je pense chaque mot de ce que je viens de vous dire. Si vous ne pouvez vous arranger pour être seule avec lui au moment de l’exécution, vous devrez la retarder jusqu’à ce que cette condition soit obtenue. Pas de compromis, Khouri.
C’était la première fois que la Demoiselle abordait avec elle les détails de l’élimination de Sylveste. Elle avait apparemment décidé que le moment était venu de lui en dire un peu plus long, même si elle ne lui livrait pas la totalité de sa pensée.
— Et l’arme ?
— Vous pouvez utiliser l’arme de votre choix, pourvu qu’elle ne comporte aucun composant cybernétique au-dessus d’un certain niveau de complexité, que je vous préciserai ultérieurement. Un lance-rayon ferait l’affaire, ajouta-t-elle avant que Khouri ait eu le temps de répliquer, pourvu que l’arme n’entre à aucun moment en contact avec le sujet. Les armes à projectiles ou explosives feraient aussi l’affaire.
Compte tenu de ce qu’elle avait vu du gobe-lumen, Khouri se dit qu’il devait y avoir assez d’armes à bord pour ce qu’elle avait à faire. Le moment venu, elle arriverait bien à mettre la main sur un engin suffisamment meurtrier, et à trouver le temps d’apprendre à le manier avant de l’utiliser contre Sylveste.
— Je me débrouillerai, ne vous inquiétez pas.
— Je n’ai pas fini. Vous ne devrez pas l’approcher et vous ne devrez pas le tuer s’il est à proximité de systèmes cybernétiques. Encore une fois, je vous préciserai mes directives le moment venu. Plus il sera isolé, mieux ce sera. Si vous pouvez faire en sorte de l’éliminer à la surface de Resurgam, lorsqu’il sera seul et incapable d’obtenir de l’aide, vous aurez accompli votre mission à ma complète satisfaction.
Elle s’interrompit. Il était évident que tout cela revêtait une extrême importance pour la Demoiselle, et Khouri faisait de son mieux pour retenir ses consignes, mais aucune ne lui paraissait plus logique que des incantations magiques pour lutter contre la fièvre.
— En aucun cas vous ne devrez le laisser quitter Resurgam, reprit la Demoiselle. Que ce soit bien clair : si un gobe-lumen arrive à proximité de Resurgam – y compris celui-ci –, Sylveste tentera de s’introduire à bord. Cela ne doit arriver à aucun prix.
— Message reçu, répondit Khouri. Le tuer à la surface de la planète. C’est tout ?
— Pas tout à fait.
Le fantôme esquissa un sourire de goule, que Khouri ne lui connaissait pas. Allons, se dit-elle, la Demoiselle n’avait apparemment pas épuisé son réservoir d’expressions. Elle en avait quelques-unes en réserve pour les circonstances de ce genre.
— J’exigerai, évidemment, d’avoir la preuve de sa mort. Cet implant enregistrera la scène, mais à votre retour à Yellowstone, je vous demanderai des indices matériels corroborant les faits. Et je ne me contenterai pas de ses cendres. Préservez ses restes dans un conteneur hermétique, isolé du reste du vaisseau. Enfouissez-les dans la roche si ça vous chante, mais rapportez-les-moi. Il me faudra une preuve.
— Et après ?
— Après, Ana Khouri, je vous rendrai votre mari.
Sylveste ne s’arrêta pour reprendre son souffle que lorsqu’ils eurent, Pascale et lui, atteint et franchi la coque d’ébène dans laquelle était enclose la cité amarantine, et même fait plusieurs centaines de pas dans le labyrinthe intérieur. Il avançait complètement au hasard, ignorant les indications placées par les archéologues, en s’efforçant seulement d’éviter de suivre un chemin prévisible.
— Pas si vite, dit Pascale. J’ai peur de me perdre.
Sylveste lui mit la main sur la bouche. Il était bien conscient que son besoin de parler n’était qu’une façon d’oblitérer la réalité de l’assassinat de son père.
— Chut ! Pas de bruit. Il doit y avoir là-dedans des bandes du Sentier Rigoureux qui attendent d’intercepter les fugitifs. Ne les attirons pas vers nous.
— Mais nous sommes perdus ! fit-elle d’une voix étouffée. Dan, des gens sont morts de faim, ici, parce qu’ils n’avaient pas réussi à retrouver leur chemin.
Sylveste poussa Pascale dans une galerie qui allait en se rétrécissant dans les ténèbres. Les parois étaient glissantes, à cet endroit ; on n’y avait pas installé de sol antidérapant.
— La seule chose impossible, dit-il avec un calme qu’il n’éprouvait pas tout à fait, c’est que nous nous perdions.
Il se tapota les yeux, bien que, dans le noir, Pascale ne puisse remarquer son geste. Tel un voyant au milieu des aveugles, il avait du mal à se rappeler que l’essentiel de cette communication non verbale était perdu pour elle.
— Je pourrais refaire en sens inverse tout le chemin que nous avons parcouru. Et les parois réfléchissent assez bien les infrarouges de notre corps. Nous sommes plus en sécurité ici que dans la cité.
Elle le suivit en haletant pendant de longues minutes, puis elle murmura :
— J’espère que ce ne sera pas l’une de tes très rares erreurs de jugement. Ce serait un début assez malencontreux à notre mariage, tu ne crois pas ?
Il n’avait pas très envie de rire ; le carnage de l’auditorium était encore monstrueusement présent à son esprit. Mais il rit quand même, et cela parut alléger la réalité de la situation. Ce qui valait mieux, parce que, à la réflexion, les doutes de Pascale étaient on ne peut plus justifiés. Même s’il savait comment sortir du labyrinthe, cela pourrait ne servir à rien si les galeries étaient trop glissantes pour qu’ils les empruntent, ou si – comme le voulait la rumeur – le labyrinthe changeait occasionnellement de configuration. Yeux magiques ou non, ils connaîtraient le sort de tous les pauvres imbéciles qui étaient morts pour s’être écartés du chemin balisé.
Ils s’enfoncèrent dans la structure de la coque en suivant la courbe paresseuse de la galerie, comme deux vers dans une pomme. La panique était autant son ennemie que la désorientation, bien sûr. Mais il n’était jamais facile de s’obliger à garder son calme.
— Combien de temps penses-tu que nous allons devoir rester ici ?
— Une journée, répondit Sylveste. Le temps que les renforts arrivent de Cuvier. Puis nous pourrons ressortir.
— Des renforts à la solde de qui ?
Sylveste franchit, l’épaule en avant, un resserrement de la galerie. De l’autre côté, elle se divisait en trois. Il joua mentalement à pile ou face et prit à gauche.
— Bonne question, dit-il si bas qu’elle ne l’entendit pas.
Et si ce n’était pas un acte de terrorisme isolé mais l’indice de troubles à l’échelle planétaire ? Et si Cuvier avait échappé au contrôle du gouvernement de Girardieau, et si la colonie était tombée aux mains du Sentier Rigoureux ? La mort de Girardieau laissait orpheline une machine de parti encombrante, dont bien des rouages avaient été abattus dans la salle de mariage. Pendant cette période de défaillance, des révolutionnaires adeptes de la guerre éclair pourraient faire beaucoup de choses. C’était peut-être déjà terminé, les anciens ennemis de Sylveste avaient été détrônés, des visages étrangers avaient pris le pouvoir ; auquel cas, attendre dans le labyrinthe pouvait être complètement futile. Le Sentier Rigoureux le considérerait-il comme un ennemi ou – chose infiniment plus ambiguë – comme l’ennemi d’un ennemi ?
À ceci près que Girardieau et lui n’étaient plus véritablement ennemis, à la fin.
Ils arrivèrent à un élargissement de la galerie où convergeaient un certain nombre de tunnels. Le sol était lisse et plan, ils avaient la place de s’asseoir, et l’air était frais. Le système de brassage atmosphérique agissait jusque-là. Dans l’infrarouge, Sylveste regarda Pascale s’asseoir en palpant le sol avec circonspection, à la recherche de rats, de pierres pointues et de crânes grimaçants.
— Tout va bien. Nous sommes en sûreté, ici, dit-il, comme si le fait d’articuler ces paroles leur conférait une réalité. Si quelqu’un vient, nous pourrons toujours fuir. On va rester tranquilles un moment, en attendant de voir.
Évidemment, maintenant qu’ils avaient cessé de fuir, elle allait recommencer à penser à son père. Ce qu’il ne voulait pas ; pas tout de suite.
— Ce sale crétin de Jannequin ! dit-il dans l’espoir de détourner ses pensées, au moins fugitivement, des récents événements. Ils ont dû le retourner. C’est toujours comme ça que ça se passe, non ?
— Quoi ? demanda péniblement Pascale. Qu’est-ce qui se passe toujours comme ça ?
— Les purs se font corrompre, dit-il d’une voix réduite à un murmure.
Les gaz qu’ils avaient utilisés dans l’auditorium, lors de l’attaque, n’avaient pas atteint ses poumons, mais il en sentait encore les effets sur son larynx.
— Il y avait des années que Jannequin s’occupait de ces oiseaux. Je l’ai toujours vu faire ça, depuis Mantell. Au début, ce n’étaient que d’innocentes sculptures vivantes. Il disait qu’une colonie en orbite autour d’une étoile appelée Pavonis se devait d’avoir des paons. Quelqu’un a dû leur trouver un meilleur usage.
— Ils étaient peut-être tous piégés, fit Pascale d’une voix traînante. De vraies petites bombes ambulantes.
— Je ne sais pas, mais je doute qu’il en ait modifié plus que quelques-uns.
C’était peut-être l’air, mais Sylveste se sentait las, tout à coup. Il avait besoin de dormir. Ils étaient en sûreté pour le moment. Si des tueurs étaient à leurs trousses, ils seraient déjà arrivés dans cette partie de la coque. Et peut-être tout le monde les croyait-il morts.
— Je n’aurais jamais pensé qu’il avait vraiment des ennemis, qu’on pourrait le tuer pour quelque raison que ce soit. Rien ne justifiait qu’on en arrive là… fit Pascale, sa phrase semblant planer dans l’espace confiné.
Il imaginait sa peur : elle n’y voyait pas, elle n’avait que ses certitudes à lui, ne disposait que des informations qu’il lui communiquait, et cet endroit ténébreux devait être terrifiant au dernier degré.
Khouri finirait bien par entrer en cryosomnie, comme le reste de l’équipage, jusqu’à ce que le bâtiment arrive à Resurgam. En attendant, elle passait le plus clair de son temps au poste de tir, à effectuer d’interminables simulations.
Au bout d’un moment, elles finirent même par envahir ses rêves, au point que le terme « ennui » ne suffisait plus à qualifier la répétitivité des exercices que Volyova avait conçus pour elle. D’un autre côté, elle commençait à trouver agréable de s’absorber dans l’environnement du poste de tir. Cela lui permettait au moins d’oublier, même provisoirement, ses soucis. Dans ces moments-là, l’affaire Sylveste se réduisait à un abcès de fixation, rien de plus. Elle était bien consciente d’être dans une situation impossible, mais elle ne lui paraissait plus critique. Le poste de tir lui occupait l’esprit, et elle n’en avait plus peur. Elle était toujours elle-même après les séances, et elle commençait à se dire que ce n’était pas un drame ; ce n’était pas ça, en fin de compte, qui modifierait l’issue de sa mission.
Mais tout ça changea quand les limiers rentrèrent au bercail.
C’étaient les chiens de chasse de la Demoiselle : des agents cybernétiques qu’elle avait lâchés dans le poste de tir au cours d’une des séances d’entraînement de Khouri. Ils s’étaient introduits à coups de crocs dans le système par l’intermédiaire de l’interface neurale, exploitant sa seule faiblesse, d’ailleurs compréhensible : Volyova l’avait blindé à mort contre toute attaque informatique, mais elle n’aurait jamais imaginé que l’intrusion puisse venir du cerveau de la personne placée dans le poste de tir. Les chiens revinrent en aboyant qu’ils avaient bien réussi à s’introduire dans le cœur du système. Ils n’étaient pas revenus voir Khouri à la fin de la session, parce qu’il leur avait fallu des heures pour flairer tous les coins et recoins de son architecture byzantine. Ils étaient restés dans le poste de tir pendant plus d’une journée, jusqu’à ce que Volyova y renvoie Khouri.
Puis les limiers étaient retournés vers la Demoiselle, elle les avait décryptés et avait localisé la proie.
— Il y a un passager clandestin, avait dit la Demoiselle quand elles s’étaient retrouvées seules, Khouri et elle, après une séance. Quelque chose s’est caché dans le système du poste de tir, et je parierais qu’elle ne le sait pas.
Dès lors, Khouri cessa de considérer le poste de tir avec une totale équanimité.
— Allez, fit-elle, sentant chuter en flèche sa température corporelle.
— Une entité numérique. Je ne peux en dire plus.
— Quelque chose sur quoi les limiers seraient tombés ?
— Oui, mais…
La Demoiselle parut, de nouveau, à court de mots. Mais cette fois Khouri se dit que ce n’était pas une affectation : l’implant devait gérer une situation à des années-lumière de ce à quoi s’attendait la Demoiselle.
— Ils ne l’ont pas vu à proprement parler. Pas même en partie. C’est trop subtil pour ça, sinon les propres systèmes de contre-intrusion de Volyova l’auraient détecté. Ils ont plutôt senti son absence aux endroits où il venait de se trouver ; ils ont senti la brise qu’il soulevait en se déplaçant.
— Faites-moi une faveur, dit Khouri. Essayez de ne pas me dire des choses terrifiantes comme ça, vous voulez bien ?
— Désolée, répondit la Demoiselle. Mais je ne peux pas nier que cette présence est perturbante.
— Perturbante pour vous ! Et moi, qu’est-ce que je devrais dire ? protesta Khouri en secouant la tête, abasourdie par la perversité de la situation. D’accord, et à votre avis, de quoi peut-il bien s’agir ? D’une sorte de virus, comme tous ceux qui dévorent ce bâtiment ?
— La chose paraît beaucoup trop évoluée pour ça. Grâce aux systèmes de défense de Volyova, le vaisseau demeure opérationnel malgré les autres entités virales, et ils ont même réussi à tenir à distance la Pourriture Fondante. Mais ça… fit la Demoiselle en regardant Khouri avec une mimique apeurée assez convaincante. Les limiers sont revenus terrifiés, Khouri. Par la façon dont il leur a échappé, il s’est révélé beaucoup plus intelligent que tout ce que j’ai jamais eu l’occasion de rencontrer. Mais il ne les a pas attaqués, et c’est ce qui me trouble encore plus.
— Et pourquoi ?
— Parce que ça laisse imaginer que la chose attend son heure.
Sylveste ne devait jamais savoir combien de temps ils avaient dormi. Ils ne s’étaient peut-être accordé que quelques minutes de sommeil peuplé de rêves fiévreux, des rêves de chaos et de fuite alimentés par l’adrénaline, comme il se pouvait qu’ils aient dormi des heures, voire une partie entière de la journée. Il n’avait aucun moyen de le savoir. Quoi qu’il en soit, ce n’était pas une fatigue naturelle qui avait eu raison de leur résistance. Réveillé en sursaut par un bruit, Sylveste se rendit compte qu’on leur avait fait respirer du gaz soporifique, envoyé dans le réseau de galeries. Pas étonnant que l’air leur ait paru si frais et embaumé.
Il y eut des bruits pareils à ceux que feraient des rats dans un grenier.
Il réveilla doucement Pascale. Elle revint à la conscience avec un gémissement plaintif et reprit la mesure de son environnement et des événements en quelques secondes de confusion et de déni de la réalité. Il étudia la signature de chaleur de son visage, vit sa neutralité cireuse se creuser en un mélange expressif de remords et de peur.
— Il faut que nous repartions, dit Sylveste. Ils nous cherchent. Ils ont gazé les tunnels.
Le grattement se rapprochait de seconde en seconde. Pascale réussit à prononcer deux mots, entre rêve et réalité, comme si elle avait du coton dans la bouche :
— Par où ?
— Par là, répondit Sylveste.
Il l’aida à se relever et l’entraîna vers une ouverture en forme de valve. Elle trébucha sur le sol glissant. Il la rattrapa et, lorsqu’elle eut recouvré son équilibre, passa devant elle et la prit par la main. Les ténèbres autour d’eux étaient plus opaques que jamais, et ses yeux ne lui révélaient que quelques mètres de tunnel, vers l’avant. Il réalisa qu’il voyait à peine mieux que sa femme.
Enfin, c’était toujours mieux que rien.
— Dan, attends ! fit Pascale. Il y a de la lumière derrière nous !
Et des voix, aussi. Il entendait un échange pressant, indistinct. Des tintements métalliques. Ils étaient déjà probablement repérés par des chimio-capteurs ; des récepteurs de phéromones qui reconnaissaient les effluves humains de panique et inscrivaient les données directement dans les logiciels sensoriels des poursuivants.
— Plus vite ! dit Pascale.
Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et fut momentanément aveuglé par une soudaine lumière. C’était un rayonnement bleuté qui teintait le bout de la galerie, une lueur tremblante, comme si quelqu’un tenait une torche. Il essaya de presser l’allure, mais la galerie montait, et il avait du mal à assurer sa prise sur les parois lisses, vitreuses. Autant essayer d’escalader une cheminée de glace.
Il y eut encore des halètements, des bruits de métal raclant les parois, des ordres aboyés.
Le tunnel montait trop vite, à présent. C’était un combat de chaque instant rien que pour conserver son équilibre et ne pas retomber en arrière.
— Passe derrière moi, dit-il en se tournant vers la lumière bleue.
Pascale obtempéra précipitamment.
— Et maintenant ?
La lumière frémit, devint plus vive.
— Nous n’avons pas le choix, dit Sylveste. Nous ne les gagnerons pas de vitesse. Nous devons les affronter.
— C’est du suicide.
— Ils ne nous tueront peut-être pas s’ils nous voient en face.
Quatre mille ans de civilisation humaine démentaient cet espoir, pensa-t-il, mais, comme il n’en avait pas d’autre, peu importait qu’il soit vain.
Sa femme se coula sous son épaule, appuya sa joue contre la sienne, et ils regardèrent ensemble dans la même direction. Il entendait son souffle palpitant, terrifié. Tout comme sa propre respiration, se dit Sylveste.
Il était probable que l’ennemi sentait leur peur, au sens littéral du terme.
— Pascale ! dit Sylveste. Il faut que je te dise quelque chose.
— Là, tout de suite ?
— Oui, tout de suite.
Il ne pouvait dissocier son propre souffle haletant de celui de sa femme. Chaque expiration était un petit battement rapide contre sa peau.
— Il faut que je te parle. C’est un secret que j’ai trop longtemps gardé. Et il se pourrait que je n’aie plus l’occasion de le dire à personne.
— Tu veux dire, au cas où nous mourrions ?
Il ne répondit pas directement à sa question, une moitié de son esprit s’efforçant d’estimer de combien de secondes ou dizaines de secondes ils disposaient. Peut-être pas assez pour ce qu’il avait à dire.
— J’ai menti, dit-il. À propos de ce qui s’est passé du côté du Voile de Lascaille. Non, attends, poursuivit-il, coupant court à ses protestations. Écoute-moi d’abord. Il faut que je te le dise. Il faut que ça sorte.
— Alors, vas-y, fit-elle d’une voix à peine audible, ses yeux grands ouverts pareils à des trous ovales dans la carte de chaleur de son visage.
— Tout ce que j’ai raconté sur ce qui s’était passé là-bas était vrai. Sauf que c’est le contraire qui s’est passé. Ce n’est pas la conversion de Karine Lefèvre qui a commencé à se déliter à l’approche du Voile.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— C’est la mienne. C’est moi qui ai manqué de nous faire tuer tous les deux.
Il s’interrompit, attendant qu’elle dise quelque chose ou que leurs poursuivants surgissent de la lumière bleue qui se rapprochait lentement. Aucune de ces deux choses ne se produisant, il poursuivit sa confession :
— Ma conversion mystif se délitait. Les champs gravifiques qui entouraient le Voile commençaient à se déchaîner sur nous. Karine allait mourir à moins que je ne sépare ma partie du module de contact de la sienne.
Il imaginait comment Pascale s’efforçait de concilier cette nouvelle avec le piédestal sur lequel elle l’avait placé, qui faisait partie de l’histoire généralement admise avec laquelle elle avait toujours vécu. Ce qu’il disait n’était pas, ne pouvait pas, ne devait pas être la vérité. Ce qui s’était passé était très simple. La conversion de Lefèvre avait commencé à se déliter ; elle avait fait le sacrifice suprême, séparant son module de contact de celui de Sylveste afin de lui laisser une chance de survivre à la rencontre mortelle avec ces entités rigoureusement non humaines. Ça n’avait pas pu se passer autrement. C’était ce qu’elle savait.
Sauf que ce n’était pas la vérité.
— C’est ce que j’aurais dû faire. C’est facile à dire maintenant, avec du recul. Mais je n’ai pas pu, là-bas, sur le coup ; je n’ai pas pu faire sauter les boulons de sécurité.
Elle ne pouvait déchiffrer son expression, et il n’aurait su dire s’il en était content ou non, en cet instant.
— Pourquoi pas ?
Ce qu’elle veut que je réponde, se dit-il, c’est que c’était matériellement impossible ; l’espace silencieux était devenu trop étroit pour tout mouvement physique ; les tourbillons gravifiques l’avaient empêché de faire un geste tout en lui arrachant la chair des os. Mais ç’aurait été un mensonge, et l’heure n’était plus aux faux-fuyants.
— J’ai eu peur, répondit Sylveste. Peur comme jamais je n’avais eu peur de ma vie. Peur de ce que ça voulait dire de mourir dans cet endroit étranger. De ce qui arriverait à mon âme dans une région pareille. Dans ce que Lascaille avait appelé l’Espace de la Révélation… (Il toussota, sachant qu’il n’avait plus beaucoup de temps devant lui.) C’était irrationnel, mais c’est ce que j’ai éprouvé à ce moment-là. Les simulations ne nous avaient pas préparés à cette terreur.
— Et pourtant, tu t’en es sorti.
— Les torsions gravifiques déchiraient l’appareil ; elles ont fait ce que les charges explosives auraient dû faire. Je ne suis pas mort… et je ne comprends pas pourquoi, parce que j’aurais dû mourir.
— Et Karine ?
Avant qu’il ait le temps de répondre – s’il avait seulement quelque chose à répondre – une odeur douceâtre, écœurante, leur parvint. Encore le gaz soporifique, mais cette fois à une dose beaucoup plus forte ; il en avala une pleine bouffée. Il eut envie d’éternuer. Il oublia le Voile de Lascaille, oublia Karine et son propre rôle dans ce qui lui était arrivé, quoi qu’il ait pu lui arriver. Éternuer était devenu, pour lui, la chose la plus importante de l’univers.
Ça, et s’arracher la peau avec les ongles.
Un homme se dressait en ombre chinoise sur le fond bleu. Son expression était indéchiffrable sous le masque, mais son attitude n’exprimait qu’une morne indifférence. Il leva languissamment son bras gauche. Au début, Sylveste crut qu’il tenait un mégaphone, mais le geste qu’il esquissa était infiniment plus décidé. Il ajusta calmement la visée sur les yeux de Sylveste.
Il fit quelque chose – ce fut complètement silencieux – et une agonie fondante poignarda le cerveau de Sylveste.