L’enveloppe finale était creuse.
Il lui avait fallu trois jours pour l’atteindre, dont un depuis qu’il avait abandonné le scaphandre vide de Sajaki sur le sol de la troisième coque, cinq cents kilomètres au-dessus de l’endroit où il se trouvait à présent. S’il prenait le temps de réfléchir à ces distances, il savait qu’il deviendrait fou, alors il évitait soigneusement d’y penser. Il était suffisamment perturbé par cet environnement rigoureusement étranger ; il ne voulait pas alimenter sa peur d’une dose additionnelle de claustrophobie. Et pourtant, il n’arrivait pas à éviter complètement ce train de réflexion, et derrière chaque pensée le narguait un sentiment de crainte écrasante, l’idée qu’à tout instant il pouvait faire une chose qui ferait chanceler le délicat équilibre de cet endroit et provoquerait la chute catastrophique de cette énorme et impossible voûte.
À chaque nouvelle strate qu’il traversait, il avait l’impression de découvrir une phase différente de la construction amarantine. Et un nouveau pan de son histoire aussi, sans doute, quoique rien ne soit jamais aussi simple. Les niveaux ne donnaient pas véritablement l’impression d’une progression méthodologique ; ils paraissaient plutôt suggérer des philosophies, des approches différentes. C’était comme si les premiers Amarantins qui étaient arrivés ici avaient trouvé quelque chose – mais quoi ? il n’en avait pas encore idée – et avaient pris la décision de l’englober dans une coque blindée artificielle, capable de se défendre toute seule. Puis de nouveaux arrivants avaient dû décider de protéger le tout, peut-être parce qu’ils pensaient que leurs fortifications étaient plus sûres. Les derniers visiteurs avaient poussé le principe plus loin en camouflant la croûte afin qu’elle ait l’air naturelle. Il était impossible de savoir sur quelle échelle de temps cette stratification s’était déroulée, et il évitait soigneusement de se poser la question. Peut-être les différentes couches avaient-elles été mises en place presque simultanément, mais peut-être aussi le processus s’était-il étendu sur les milliers d’années qui avaient séparé le départ du Voleur de Soleil avec les Bannis de son retour quasi divin.
Évidemment, il n’avait pas été spécialement réconforté par ce qu’il avait trouvé dans le scaphandre de Sajaki.
— Il n’a jamais été dedans, déclara Calvin, faisant irruption dans ses pensées. Le scaphandre était vide. Pas étonnant qu’il ne t’ait jamais laissé approcher.
— Le salaud ! Le sale traître !
— Comme tu dis. Sauf que le sale traître, ce n’est pas vraiment Sajaki, hein ?
Sylveste s’efforçait désespérément de trouver une autre explication à ce paradoxe ; en vain.
— Mais si ce n’est pas Sajaki… commença-t-il.
Il n’alla pas au bout de sa pensée. Il se rappela qu’il ne l’avait pas vu en personne avant de quitter le vaisseau. Sajaki l’avait appelé depuis l’infirmerie, mais rien ne prouvait que c’était vraiment lui.
— Quelque chose faisait bien bouger ce scaphandre, avant qu’il ne s’écrase, répondit Calvin.
Il lui faisait son numéro favori et s’arrangeait pour avoir l’air absurdement calme, malgré la situation. Mais il n’y mettait pas le panache habituel.
— Pour moi, il n’y a qu’un coupable logique.
— Le Voleur de Soleil, articula Sylveste, comme s’il testait cette idée et la trouvait décidément répugnante. C’était lui, hein ? Khouri avait raison depuis le début.
— Je dirais qu’à ce stade il faudrait être fou furieux pour rejeter cette hypothèse. Tu veux que je continue ?
— Non, répondit Sylveste. Pas pour le moment. Laisse-moi le temps de réfléchir un peu, et puis tu pourras m’infliger tous les pieux aphorismes que tu voudras.
— À quoi veux-tu réfléchir ?
— Je pensais que c’était évident : on y va, ou non ?
La décision n’était pas la plus facile qu’il ait eu à prendre de sa vie. Il savait, maintenant qu’il avait été complètement – ou du moins en partie – manipulé. Jusqu’où cette manipulation était-elle allée ? S’était-elle étendue à sa raison même ? Ses processus de pensée avaient-ils été insidieusement guidés vers cette unique finalité pendant la majeure partie de sa vie, depuis qu’il était rentré du Voile de Lascaille ? Et s’il était vraiment mort là-bas, si celui qui était rentré à Yellowstone n’était qu’une sorte d’automate, agissant, ressentant comme celui qu’il avait été, mais en réalité tendu vers un seul et unique but, qu’il était sur le point d’atteindre en ce moment précis ? Et quelle importance, au fond ?
Au fond… de quelque façon qu’il retourne le problème, si faux que puissent être ses sentiments, si fallacieux que puissent être ses raisonnements, c’était l’endroit où il avait toujours rêvé d’aller.
Il ne pouvait pas faire demi-tour. Pas encore.
Pas avant de savoir.
— Cochon de svinoï ! jura Volyova.
La sirène d’attaque tactique avait commencé à hurler depuis trente secondes lorsque le premier tir rasant atteignit le nez de la navette. Volyova avait à peine eu le temps de projeter un nuage pulvérulent afin de dissiper le choc initial provoqué par les photons de haute énergie des rayons gamma. Juste avant que les hublots de la passerelle ne s’opacifient, Volyova vit un éclair argenté : le blindage sacrifiable de la coque avait disparu dans un hoquet d’ions métalliques excités. Le choc structurel ébranla le fuselage comme s’il avait encaissé une charge explosive. D’autres sirènes se joignirent au concert, et une immense zone de l’afficheur tactique passa sur mode offensif, détaillant les données des armes disponibles.
Inutile ; tout cela était inutile. Les moyens de défense de la navette étaient dérisoires, tant en puissance qu’en portée, face aux mégatonnes du gobe-lumen lancé à leur poursuite. Certains des canons du Spleen étaient plus gros que la navette, et il ne les avait probablement même pas encore braqués dans leur direction.
Cerbère était une immensité grise qui, vue de la navette, emplissait un tiers du ciel. À ce stade, elles auraient dû décélérer, et elles perdaient de précieuses secondes à se faire frire. Même si elles repoussaient l’attaque, elles se déplaceraient à une vitesse inconfortablement rapide…
Une autre partie de la coque se vaporisa.
Elle laissa parler ses doigts et chargea un schéma d’évasion qui leur ferait quitter la zone immédiate des tirs rasants. Le seul ennui, c’était qu’il impliquait une poussée soutenue de 10 g.
Elle lança le programme, et s’évanouit presque aussitôt.
Le cœur de la planète était évidé, mais pas vide.
Sylveste estimait le diamètre de l’espace central à trois cents kilomètres environ. En fait, il avait beau interroger de façon répétée le radar de son scaphandre, il refusait obstinément de lui fournir une estimation exploitable. Ce qui se trouvait au milieu lui posait manifestement des problèmes. Sylveste le comprenait parfaitement. La chose lui posait des problèmes à lui aussi, mais peut-être pas tout à fait de la même façon. Elle lui donnait mal à la tête.
En réalité, il y avait deux choses, plus étranges l’une que l’autre. Elles étaient en mouvement, ou plutôt l’une d’entre elles se déplaçait. Elle orbitait autour de l’autre. Celle qui bougeait ressemblait à une sorte de gemme, mais si compliquée, et en fluctuation si constante, qu’il était impossible de décrire sa forme, sa couleur ou son éclat car ils changeaient d’un instant à l’autre. Tout ce qu’il savait c’est qu’elle était énorme – des dizaines de kilomètres de diamètre, apparemment, mais encore une fois, lorsqu’il demanda confirmation à son scaphandre, il ne put en obtenir une réponse cohérente. Il aurait aussi bien pu lui demander de commenter un haïku japonais, pour ce qu’il y comprenait.
Il essaya d’obtenir une image agrandie de la chose, grâce au zoom intégré dans ses optiques, mais elle semblait défier le grossissement, voire rapetisser lorsqu’il l’observait au zoom. Il arrivait quelque chose de très bizarre à l’espace-temps, dans les parages de ce joyau.
Il tenta ensuite d’en prendre un cliché, mais cela ne marcha pas non plus. L’image capturée était paradoxalement moins nette que l’image visible dans la réalité, comme si l’objet changeait plus vite, plus en profondeur, à de très petites échelles de temps plus qu’à des intervalles de quelques secondes ou davantage. Il essaya de conserver cette idée en tête et crut, pendant un moment, avoir réussi, mais l’illusion de compréhension était fugitive.
Quant à l’autre chose…
L’autre chose, la chose stationnaire… c’était peut-être encore pire.
On aurait dit une faille dans la réalité, un gouffre d’où sortait, comme surgie de la bouche même de l’infini, une lumière blanche, intense. Une lumière d’une intensité, d’une pureté telles qu’il n’en avait jamais vu, jamais rêvé de sa vie. Une lumière comme devaient en voir ceux qui faisaient une expérience de mort imminente : c’était la lumière qui les attirait dans la vie après la mort. Il avait aussi l’impression qu’elle l’appelait. Elle était si vive qu’il aurait dû être aveuglé. Mais plus il plongeait le regard dans ses profondeurs resplendissantes, moins elle lui semblait aveuglante et plus elle se muait en une blancheur tranquille, insondable.
La lumière diffractée par la gemme en orbite projetait dans l’espace des reflets multicolores, en perpétuel changement. C’était beau ; intense, continuellement mouvant ; fascinant.
— À ce stade, intervint Calvin, il me semble qu’un peu d’humilité serait de mise. Tu es impressionné, je suppose ?
— Évidemment.
S’il parla, il n’entendit pas ses propres paroles. Mais Calvin parut le comprendre.
— Et ça suffit, non ? Je veux dire, maintenant, tu sais ce qu’ils avaient à nous cacher. C’est tellement étrange… Dieu sait ce que ça peut être…
— C’est peut-être exactement ça. Dieu.
— En voyant cette lumière, pour un peu, je te croirais.
— C’est aussi ton impression, c’est ce que tu veux dire ?
— Je ne suis pas très sûr de savoir ce que je ressens. Je ne suis pas sûr non plus que ça me plaise.
— Tu crois que c’est eux qui ont fait ça, ou qu’ils sont tombés dessus par hasard ? demanda Sylveste.
— Ça, c’est une première ! Voilà que tu me demandes mon avis, ironisa Calvin, qui parut s’abîmer dans une profonde réflexion, avant de fournir une réponse sans surprise : Ce n’est pas eux qui ont pu faire ça, Dan. Ils étaient intelligents – peut-être plus que nous. Mais les Amarantins n’ont jamais été des dieux.
— Alors, c’est quelqu’un d’autre.
— Quelqu’un que nous ne rencontrerons jamais, j’espère.
— Alors, retiens ton souffle. J’ai bien l’impression que nous sommes sur le point de faire sa connaissance.
En apesanteur, il projeta le scaphandre vers la cavité, vers le joyau dansant, et la source de lumière d’une beauté poignante.
Volyova revint à elle, réveillée par la sirène d’alarme du radar : le Spleen s’apprêtait à réarmer ses lasers à ondes gravitationnelles. Ce qui ne lui prendrait pas plus de quelques secondes, même en intégrant une manœuvre d’évasion aléatoire. Elle regarda l’indicateur d’intégrité de la coque et constata qu’il ne leur restait plus que quelques millimètres de métal sacrifiable, que les canons à poudrin étaient vides et qu’elles ne pouvaient raisonnablement espérer supporter plus d’une ou deux frappes supplémentaires avec les lasers.
— Nous sommes toujours là ? demanda Khouri, comme si elle n’en revenait pas de pouvoir encore formuler cette question.
Une frappe de plus et la coque commencerait à se dépressuriser par une douzaine d’endroits, sinon à se vaporiser spontanément. Il faisait maintenant une chaleur à crever. Le feu des premiers balayages avait été efficacement dissipé, mais le dernier n’avait pas été aussi facile à parer, et son énergie mortelle s’était insinuée à l’intérieur.
— Dans la chambre-araignée, vite ! s’écria Volyova en réduisant momentanément la poussée pour leur permettre de se déplacer. L’isolation vous permettra de survivre aux prochains tirs !
— Non ! répondit Khouri en hurlant. Impossible ! Au moins, ici, nous avons une chance !
— Elle a raison, approuva Pascale.
— Vous avez encore une chance dans la chambre-araignée, argumenta Volyova. Une meilleure, en fait. D’abord, c’est une cible plus petite. Le bâtiment devrait viser la navette de préférence, et peut-être même ignore-t-il que la chambre-araignée n’est pas un fragment d’épave.
— Et vous ?
— Vous croyez que je suis du genre à me sacrifier héroïquement, Khouri ? répondit-elle, furieuse. J’irai dedans ; avec ou sans vous. Mais je dois d’abord programmer un schéma de vol – à moins que vous ne pensiez pouvoir le faire.
Khouri hésita, comme si l’idée n’était pas complètement absurde. Puis elle déboucla son harnais, pointa le pouce vers Pascale et se mit à courir comme si sa vie en dépendait.
Ce qui était probablement le cas, d’ailleurs.
Volyova fit ce qu’elle avait annoncé : elle chargea le schéma d’évasion le plus ahurissant qu’elle avait pu imaginer, un schéma auquel elle n’était même pas sûre qu’elles survivraient, ses compagnes et elle, avec des pics de poussée excédant 15 g pendant des secondes entières. Mais quelle importance, au point où elles en étaient ? Quelque part, l’idée de mourir sans s’en rendre compte, dans la torpeur chaude, visqueuse, de l’anéantissement induit par l’accélération, était préférable à la perspective de finir brûlée vive par la chaleur invisible des rayons gamma.
Empoignant le casque qu’elle portait quand elle était montée à bord de la navette, elle s’apprêta à rejoindre les autres en égrenant mentalement le compte à rebours qui précédait l’initiation du programme d’évasion.
Khouri était à mi-chemin de la chambre-araignée quand la vague de chaleur la gifla, puis il y eut le bruit horrible de la coque vomissant son dernier fantôme. La lumière de la soute s’éteignit alors que la grille d’énergie de la navette s’effondrait sous la violence de l’attaque. Mais l’intérieur de la chambre-araignée était encore sous tension, et l’on voyait, par les hublots, son invraisemblable décor de peluche rouge.
— Pascale ! Vite ! hurla Khouri pour couvrir les râles d’agonie de la navette.
Il faut croire qu’elle l’entendit, malgré le vacarme assourdissant – on aurait dit un concerto d’instruments de métal déchiqueté –, en tout cas elle réussit à entrer dans la chambre-araignée juste au moment où un choc effroyable ébranlait la coque (ou ce qui en restait). La chambre-araignée avait fait sauter les amarres fixes à l’aide desquelles les cyborgs de Volyova l’avaient bloquée.
Au même instant, dans un autre secteur de la navette, Khouri entendit un terrible hurlement d’air fuyant dans le vide. Elle se sentit happée, incapable d’avancer. La chambre-araignée se mit à tanguer et à virer, ses pattes fouettant l’air, esquissant de grands mouvements désordonnés. Elle voyait Pascale, par la vitre avant, mais celle-ci ne pouvait rien faire pour l’aider ; elle connaissait encore moins que Khouri les commandes de la chambre.
Elle regarda en arrière, priant pour que Volyova les ait suivies et qu’elle sache quoi faire, mais elle ne vit rien, que la coursive d’accès, vide, et cet horrible courant d’air qui fuyait, l’aspirant.
— Ilia…
Cette imbécile avait fait juste ce qu’elles craignaient, et le contraire de ce qu’elle leur avait promis : elle était restée en arrière.
Dans la maigre lumière restante, Khouri vit frémir la coque, et soudain le courant d’air qui l’aspirait hors de la chambre-araignée perdit de sa violence : il était compensé par une décompression tout aussi forte provenant du milieu de la soute. Elle regarda dans cette direction, les yeux déjà voilés par le froid glacial qui la saisissait, et elle tomba dans une faille qui venait de s’ouvrir dans la coque…
— Mais… où…
Pourtant, à la seconde où elle ouvrit la bouche, Khouri sut où elle était : dans la chambre-araignée. Elle ne pouvait s’y tromper ; pas après tout le temps qu’elle y avait passé. L’endroit était confortable ; chaud, sûr, silencieux ; un autre monde par rapport à celui où elle se trouvait, au point qu’elle ne se souvenait de rien d’autre. Elle avait mal – et même très mal – aux mains, mais, à part ça, elle se sentait mieux qu’elle n’aurait dû, son dernier souvenir étant qu’elle tombait dans l’espace vide et nu, depuis le ventre d’un vaisseau agonisant…
— Nous y sommes arrivées, dit Pascale, dont quelque chose dans la voix était pourtant rien moins que triomphant. N’essayez pas de bouger ; pas encore – vous vous êtes gravement brûlé les mains.
— Brûlé… les mains ? coassa Khouri.
Elle était allongée sur l’une des banquettes de velours ménagées le long des deux parois de la chambre, la tête appuyée sur l’accoudoir de cuivre capitonné d’un des deux bouts.
— Que s’est-il passé ?
— Le souffle d’air vous a attirée contre la chambre-araignée et vous vous êtes cognée. Je ne sais pas comment vous avez réussi à ramper sur la paroi jusqu’au sas ; vous êtes restée dans le vide pendant cinq ou six secondes au moins. Le métal s’est refroidi tellement vite que vous vous êtes gelé les mains à l’endroit où vous l’avez touché.
— Je ne me souviens de rien.
Mais ça devait être vrai ; il lui suffisait de regarder ses paumes pour en avoir la preuve.
— Vous vous êtes évanouie en montant à bord. On ne peut pas vous en vouloir, dit Pascale d’un ton sobre et modéré, comme si tout ce que Khouri avait fait était sans importance.
Et Khouri se dit qu’elle avait probablement raison. Ce qui pouvait leur arriver de mieux était de réussir à poser la chambre-araignée sur Cerbère. Elles verraient bien combien de temps elles tiendraient contre les défenses de la croûte. Ce serait intéressant, à défaut d’autre chose. Sinon, elles connaîtraient la lente agonie de l’attente, jusqu’à ce que le gobe-lumen les trouve et les élimine, ou qu’elles meurent de froid ou d’asphyxie, quand leurs réserves seraient épuisées. Elle se creusa la tête et essaya de se souvenir du temps où Volyova avait dit que la chambre-araignée était de taille à survivre…
— Ilia…
— Elle n’a pas réussi à nous rejoindre à temps, répondit Pascale. Elle est morte. J’ai vu quand c’est arrivé. À la seconde où vous êtes montée à bord, la navette a explosé.
— Vous pensez que Volyova a fait ça délibérément, pour que nous, au moins, nous ayons une chance ? Afin qu’on nous prenne pour un fragment d’épave, comme elle a dit ?
— Si c’est ça, je pense que nous pouvons la remercier.
Khouri enleva son blouson, sa chemise, remit son blouson et déchira sa chemise en lanières afin de panser ses paumes noircies, tuméfiées. Ça lui faisait un mal de chien, mais ce n’était pas pire que les souffrances qu’elle avait endurées pendant son entraînement, à force de tirer sur des cordes ou de transporter ces lourdes armes. Elle serra les dents. La douleur était encore présente, mais elle avait d’autres préoccupations, plus urgentes.
Lesquelles, maintenant qu’elle devait se concentrer dessus, attisaient la tentation de s’abandonner à la douleur. Mais elle résista. Il fallait qu’elle prenne la mesure de son triste sort, même si elle ne pouvait rien faire pour y remédier. Elle devait savoir comment ça allait arriver, puisque c’était à peu près inéluctable.
— Nous allons mourir, hein ?
Pascale Sylveste hocha la tête.
— Mais pas comme vous le pensez, je suis prête à le parier.
— Vous voulez dire que nous n’allons pas sur Cerbère ?
— Non. Même si nous savions comment faire marcher cette chose, nous ne nous poserions pas dessus. Nous n’allons pas non plus nous écraser dessus, et je pense que nous allons trop vite pour arriver à nous positionner en orbite autour.
Maintenant qu’elle le disait… La sphère qu’était Cerbère semblait plus éloignée qu’avant l’attaque contre la navette. Elle avait dû dépasser la planète, sa vitesse, qui était de plusieurs centaines de kilomètres à la seconde, n’ayant pas été réduite par le schéma d’approche.
— Alors, maintenant, que se passe-t-il ?
— Ce n’est qu’une hypothèse, répondit Pascale, mais je pense que nous fonçons vers Hadès. C’est plus ou moins dans cette direction-là que nous allons, non ? fit-elle avec un mouvement de menton en direction de la vitre avant, derrière laquelle brillait un petit point d’un rouge malsain.
Hadès était une étoile neutronique ; Khouri n’avait pas besoin qu’on le lui rappelle. Et il n’y avait pas moyen de sortir vivant de la rencontre avec un de ces bestiaux, ça non plus, elle n’avait pas besoin qu’on le lui rappelle. On en restait le plus loin possible, ou c’était la mort. Telle était la règle, et il n’y avait pas, dans l’univers, une seule force capable de s’y opposer. La gravité commandait, et elle ne tenait pas compte des circonstances ou de l’injustice des choses, elle ne lisait pas les pétitions avant de ranger à regret ses lois. La gravité broyait. Et à proximité d’une étoile neutronique, la gravité broyait implacablement, jusqu’à ce que le diamant coule comme de l’eau. Que les montagnes se retrouvent aplaties au millionième de leur hauteur. Et il n’était même pas nécessaire de s’en approcher vraiment pour être la proie de ces forces écrasantes.
Quelques centaines de milliers de kilomètres suffiraient amplement.
— Oui, dit Khouri. Je pense que vous avez raison. Et ce n’est pas bon.
Non, répondit Pascale. Je me doutais bien que ce n’était pas bon du tout, même.