12

Le Bout du Ciel,
61 A du Cygne, 2483 (simulation)

La salle de briefing dans laquelle Fazil emmena Khouri ne ressemblait à aucune de celles qu’elle avait vues au cours de sa vie. Elle était manifestement beaucoup trop vaste pour tenir dans la tente-bulle. Par ailleurs, Khouri avait une longue expérience des simulations, mais aucune n’aurait pu lui permettre de voir ce qui lui était montré en ce moment précis. La représentation occupait la totalité de l’espace disponible, qui faisait une bonne vingtaine de mètres de large, et était entourée d’une coursive avec une rambarde de métal.

C’était une carte de la galaxie entière.

Mais une carte qui n’aurait jamais pu être projetée par aucun système de sa connaissance. En la regardant, Khouri appréhenda – vit, et enregistra, dans une certaine mesure – toutes les données concernant chacune des étoiles de la galaxie, des plus froides – les naines brunes, qui représentaient le chaînon reliant la planète à l’étoile – aux plus chaudes – les supergéantes fugitives, d’un blanc éblouissant. Et non seulement chacune des étoiles de la galaxie était offerte à son regard si elle décidait de le porter sur elle, mais encore l’intégralité de la galaxie était accessible d’un seul coup d’œil.

Elle compta les étoiles.

Il y en avait quatre cent soixante-six milliards trois cent onze millions neuf cent vingt-deux mille huit cent onze. Sous ses yeux, l’une des supergéantes blanches explosa en une supernova, réduisant le total d’une unité.

— C’est un truc, dit Fazil. Une codification. Il y a plus d’étoiles dans la galaxie que de cellules dans le cerveau humain. Les appréhender toutes solliciterait une fraction inopportune de ta mémoire connective totale. Ce qui ne veut pas dire que la sensation d’omniscience ne peut être simulée, évidemment.

En réalité, la représentation de la galaxie était trop parfaitement détaillée pour pouvoir être véritablement considérée comme une carte. Les caractéristiques – couleur, taille, luminosité, associations binaires, position, vitesse relative – de chaque étoile étaient figurées individuellement, avec une fidélité absolue. On voyait, dans certaines régions, se former des étoiles ou se condenser des voiles de gaz impalpables, brillant d’une douce luminescence, enchâssant les braises brûlantes de soleils embryonnaires. Il y avait de jeunes étoiles entourées par des disques de matière proto-planétaire et – lorsqu’elle s’y intéressait – des systèmes stellaires tournant autour de leur soleil comme de microscopiques planétaires, à une vitesse immensément accélérée. De vieilles étoiles avaient rejeté la coquille de leur photosphère dans l’espace, enrichissant le milieu interstellaire ténu : le réservoir protoplasmique de base à partir duquel finiraient par se créer les générations futures d’étoiles, de mondes et de civilisations. Des vestiges de super-novas plus ou moins irrégulières se dilataient en se refroidissant et dispersaient leur énergie dans le vide interstellaire. Parfois, au cœur de l’un de ces événements cosmiques mortels, elle observait un pulsar nouvellement formé qui émettait des ondes radio avec une précision infaillible, de plus en plus lentement, mais régulièrement. Comme les horloges d’un palais impérial abandonné qui auraient été remontées une dernière fois et continueraient à tourner jusqu’à l’épuisement du mouvement, leur tic-tac se ralentissait avec pour toute perspective une éternité glacée. Elle repéra aussi des trous noirs au cœur de certains de ces vestiges. Il y en avait notamment un, énorme (bien que maintenant inactif), au cœur de la galaxie, escorté par un banc d’étoiles condamnées qui s’abîmeraient un jour dans l’horizon événementiel, provoquant un geyser apocalyptique de rayons X.

Mais il n’y avait pas que de l’astrophysique dans cette galaxie. Comme si une nouvelle strate de souvenirs s’était déposée silencieusement sur les précédentes, Khouri se rendit compte qu’elle en savait davantage : la galaxie grouillait de vie ; un million de civilisations étaient disséminées dans un pseudo-hasard sur son immense disque en rotation lente.

Mais c’était le passé. Un lointain, lointain passé.

— Un passé qui remonte en réalité, dit Fazil, à près d’un milliard d’années. L’univers n’ayant que quinze fois cet âge, ça fait un sacré bout de temps, surtout à l’échelle galactique.

Il était appuyé à la rambarde juste à côté d’elle. On aurait dit un couple en train de regarder son reflet dans une mare sombre, où flottaient des bouts de pain.

— Pour mettre les choses en perspective, l’humanité n’existait pas il y a un milliard d’années. Les dinosaures non plus, d’ailleurs. Ils sont apparus il y a deux cents millions d’années à peine ; un cinquième du temps dont il est question ici. Nous sommes au cœur du Précambrien. Il y avait de la vie sur Terre, mais une vie unicellulaire. Disons quelques éponges. Et encore, pas partout, ajouta Fazil, le regard perdu dans l’immensité de la galaxie.

Le million – environ – de civilisations (elle aurait pu les dénombrer avec une précision infinie, mais cela lui parut soudain d’un pédantisme puéril, comme de préciser son âge au mois près) n’étaient pas apparues toutes en même temps, et elles n’avaient pas toutes vécu aussi longtemps. D’après Fazil – et elle le comprenait à un niveau primordial –, la galaxie n’était parvenue que depuis quatre milliards d’années à l’état auquel les civilisations intelligentes pouvaient commencer à apparaître. Et même lorsque le point de maturité galactique minimale avait été atteint, les civilisations n’avaient pas toutes vu le jour en même temps. L’émergence de l’intelligence avait été progressive, certaines civilisations étant apparues sur des mondes où, pour une raison ou une autre, le rythme de l’évolution était plus lent que la norme, où la vie naissante avait subi davantage de revers catastrophiques que la moyenne.

Mais avec le temps, deux ou trois milliards d’années après l’apparition de la vie sur leur monde natal, certaines de ces civilisations avaient découvert le voyage dans l’espace. Ayant atteint ce stade, la plupart des civilisations se répandaient rapidement dans la galaxie. Il y avait toujours des sédentaires qui préféraient se contenter de coloniser leur propre système solaire, ou parfois même seulement leur environnement circum-planétaire, mais le rythme de l’expansion était généralement rapide : il se situait entre le dixième et le centième de la vitesse de la lumière. Ça pouvait paraître lent, mais en réalité, c’était d’une rapidité fulgurante, quand on pense que la galaxie avait des milliards d’années et ne faisait que cent mille années-lumière de diamètre. Si rien n’était venu l’arrêter, n’importe lequel de ces colons de l’espace aurait pu dominer la galaxie entière dans le délai rigoureusement dérisoire de quelques dizaines de millions d’années. Peut-être, si les choses s’étaient passées comme ça – une domination parfaitement impérialiste par une unique puissance –, la situation aurait-elle été radicalement différente.

Mais il se trouve que la première civilisation avait été au bas de l’échelle de la vitesse d’expansion, et s’était heurtée au déploiement d’une seconde vague émergente. Or, malgré sa jeunesse, le niveau de développement technologique de cette seconde civilisation n’était pas inférieur à celui de la première, et elle était tout aussi capable d’agression si nécessaire. Il y eut ce qu’on pourrait décrire – faute de mieux – comme une guerre galactique ; une soudaine friction génératrice d’étincelles entre deux empires en plein développement, qui s’étaient percutés comme d’énormes roues grinçantes. D’autres civilisations ascendantes avaient bientôt été entraînées dans le conflit. En fin de compte, une chose en entraînant une autre, plusieurs civilisations qui avaient découvert le vol intersidéral s’étaient trouvées impliquées. On avait donné bien des noms à cela, dans les milliers de langues primaires des combattants. Certains étaient difficilement traduisibles selon les référents humains significatifs. Mais plus d’une civilisation lui donna un nom que l’on pourrait – en tenant compte de la rusticité des communications interraciales – traduire par la Guerre de l’Aube.

Ce fut une guerre qui impliqua la galaxie entière – et les deux plus petites galaxies satellites qui orbitaient dans la Voie Lactée –, une guerre qui ne se contenta pas de consumer des planètes, mais des systèmes solaires, des amas stellaires et des bras spiralés entiers. Les preuves de cette guerre étaient encore visibles à ce jour, quand on savait où regarder. Khouri remarqua des concentrations anormales d’astres morts dans certaines régions de la galaxie, et des étoiles encore chaudes placées selon des alignements insolites. Elle repéra aussi des résidus de systèmes d’armement éparpillés sur plusieurs années-lumière. Il y avait des vides aux endroits où il aurait dû y avoir des étoiles et des étoiles qui – d’après les lois généralement admises de la dynamique de formation des systèmes solaires – auraient dû être entourées de mondes et ne l’étaient pas, sinon de gravats, désormais refroidis. La Guerre de l’Aube avait duré longtemps, très longtemps – plus longtemps qu’il n’en fallait aux étoiles les plus chaudes pour évoluer. Mais, à l’échelle de la galaxie, elle avait été en fait d’une soudaineté miséricordieuse. Un spasme transformatoire.

Il aurait pu se faire qu’aucune civilisation n’en sorte vivante ; qu’aucun des protagonistes de la Guerre de l’Aube n’en émerge, victorieux ou non. La durée de la guerre, bien que courte par rapport à l’échelle du temps galactique, avait été monstrueusement longue selon les critères temporels des êtres vivants. Elle avait été assez longue pour que des espèces évoluent dans leur coin, se divisent, fusionnent avec d’autres ou les assimilent, se modifient au-delà de toute possibilité d’identification, ou quittent le substrat organique pour s’investir dans la vie mécanique. Certaines avaient même fait le voyage de retour, devenant des machines et revenant au règne organique quand ça les arrangeait. Il y en avait qui s’étaient sublimées, disparaissant à jamais du théâtre des opérations. D’autres avaient converti leur quintessence en données et accédé à l’immortalité via l’entreposage dans des matrices informatiques soigneusement dissimulées. Quelques-unes s’étaient auto-immolées.

Et pourtant, une civilisation était sortie renforcée du cataclysme. C’était peut-être un outsider qui s’était retrouvé sur le dessus du panier de crabes et s’était dressé en maître sur les ruines. À moins que ce ne soit la résultante d’une coalition, une fusion entre plusieurs espèces lasses de se battre. Quelle importance, de toute façon ? Il est probable qu’elle ne connaissait même pas son origine véritable. C’était – au moins à ce moment-là – un hybride de machine et d’espèce chimérique, avec des résidus vertébrés qui ne s’étaient même pas donné le mal de prendre un nom.

— Et pourtant, dit Fazil, ils en ont eu un, que ça leur ait plu ou non.

Khouri regarda son mari. Pendant qu’il lui racontait l’histoire de la Guerre de l’Aube, elle était parvenue à une sorte de compréhension de l’endroit où elle se trouvait et de son irréalité. Ce que Fazil lui avait dit de la Demoiselle avait fini par rencontrer un souvenir persistant du vrai présent. Elle se rappelait distinctement le poste de tir, à présent, et elle sut que cet endroit, ce fragment trafiqué de son passé, n’était qu’un interlude. Et que ce n’était pas vraiment Fazil – sauf que, du fait qu’il avait été restauré à partir de sa mémoire, il était au moins aussi réel que le Fazil dont elle se souvenait.

— Comment s’appelaient-ils ? demanda-t-elle.

Il attendit avant de répondre, et lorsqu’il le fit, ce fut avec une gravité quasi théâtrale :

— Les Inhibiteurs. Et pour une très bonne raison, qui ne va pas tarder à t’apparaître.

Alors il lui dit, et elle sut. La Connaissance l’atteignit de plein fouet, vaste, impassible comme un glacier, et elle sut qu’elle ne pourrait jamais oublier. Et elle sut autre chose aussi – et c’était, du moins le supposa-t-elle, le but de cet exercice. Elle comprit pourquoi Sylveste devait mourir.

Et pourquoi, même si sa mort impliquait l’anéantissement d’une planète, ce n’était pas trop cher payer.


Épuisé par la dernière opération, Sylveste venait de sombrer dans un rêve superficiel lorsque les gardes arrivèrent.

— Debout, flemmard ! dit le plus grand des deux, un bonhomme trapu avec une moustache grise, tombante.

— Qu’y a-t-il ?

— On veut pas vous gâcher la surprise, dit l’autre, une sorte de fouine qui brandissait une arme.

Ils lui firent prendre un chemin manifestement prévu pour le désorienter. Il faisait trop de tours et de détours pour que ce soit un hasard. Ils arrivèrent très vite à leur but. Le secteur où ils l’emmenaient ne lui était pas familier ; soit c’était un ancien secteur de Mantell que les gens de Sluka avaient rénové de fond en comble, soit c’était un nouveau réseau de galeries creusées depuis l’occupation. Pendant un moment, il se demanda s’ils se contentaient de le changer de cellule, mais c’était peu probable : ses affaires étaient restées dans l’autre, on venait de changer ses draps. Et puis Falkender lui avait laissé espérer un changement dans sa situation, en liaison avec une certaine visite, alors c’était peut-être de cela qu’il s’agissait.

Il n’en était rien, ainsi qu’il devait bientôt le découvrir.

Ils le laissèrent dans une cellule aussi Spartiate que la précédente : sa reproduction virtuelle, jusqu’au passe-plats dans les murs blancs et nus, qui lui faisaient la même impression écrasante d’être d’une épaisseur phénoménale, comme s’ils s’étendaient à l’infini dans la mesa. Elle était tellement identique, en fait, que l’espace d’un instant il se demanda si ses sens ne l’avaient pas abusé, si les gardes ne l’avaient pas tout simplement fait tourner en rond, le ramenant à son point de départ. Ç’aurait bien été leur genre. Enfin, au moins, il avait fait de l’exercice.

Et puis il vit ce qu’il y avait dans la pièce, et il comprit que ce n’était pas la sienne. Pascale était assise sur son lit – et quand elle leva les yeux, il comprit qu’elle était tout aussi surprise que lui.

— Vous avez une heure, dit le garde moustachu en tapotant le dos de son partenaire.

Et il referma la porte dans le dos de Sylveste.

La dernière fois qu’il l’avait vue, elle portait sa robe de mariée. Elle était coiffée de vagues violettes, brillantes, et elle était environnée, en guise de demoiselles d’honneur, d’entoptiques représentant un bataillon de fées. Ç’aurait aussi bien pu n’être qu’un rêve. Elle portait à présent une combinaison aussi fruste et informe que celle de Sylveste. Ses cheveux noirs, raides, étaient coupés au bol, et elle avait les yeux rougis par le manque de sommeil, les mauvais traitements ou peut-être les deux. Elle avait l’air plus mince et plus petite que dans ses souvenirs, sans doute parce qu’elle faisait le dos rond, à cause des fers qu’elle avait aux chevilles, ou parce que les murs blancs faisaient paraître la pièce plus grande par contraste.

Il ne se rappelait pas l’avoir jamais trouvée plus fragile, ou plus belle. Il n’arrivait pas à croire qu’elle était sa femme. Il repensa à la nuit du soulèvement, qu’elle avait passée à attendre avec lui, dans le chantier de fouilles, avec ses questions patientes, ses coups de sonde pleins de délicatesse. Des questions qui ouvriraient, plus tard, une blessure au cœur même de ce qu’il était, de ce qu’il avait fait et de ce qu’il était capable de faire. Il trouvait inconcevablement étrange la confluence d’événements qui les avait réunis dans cette pièce, la plus solitaire qui se puisse imaginer.

— Ils m’avaient dit que tu étais vivante, commença-t-il, mais je ne savais pas si je pouvais les croire.

— Ils m’avaient dit que tu avais été blessé, répondit Pascale, tout bas, comme si elle craignait, en élevant la voix, de briser le rêve. Ils ne voulaient pas me dire comment, et je ne voulais pas leur poser trop de questions parce que j’avais peur de ce qu’ils pourraient me dire.

— Ils m’avaient aveuglé, reprit Sylveste en effleurant la surface dure de ses yeux.

C’était la première fois depuis qu’ils l’avaient opéré. Au lieu de la petite nova de douleur à laquelle il avait fini par s’habituer, il n’y eut qu’un vague brouillard d’inconfort qui s’estompa dès qu’il retira ses doigts.

— Mais tu y vois à nouveau, maintenant ?

— Oui. En fait, tu es la première chose qui méritait que je retrouve la vue.

Alors elle se leva, se glissa dans ses bras, passa l’une de ses jambes derrière celles de Sylveste. Il sentit sa légèreté, sa délicatesse. Il avait presque peur, en la serrant trop fort, de l’écraser. Il l’attira pourtant contre lui, et elle en fit autant, comme si elle craignait, elle aussi, de lui faire mal, comme s’ils n’étaient l’un et l’autre que des spectres incertains de la réalité de l’autre. Ils s’étreignirent ainsi pendant ce qui leur parut des heures, beaucoup plus longtemps que l’heure qu’on leur avait accordée. Non parce que le temps se traînait, mais parce qu’il ne comptait plus ; il était suspendu, comme par leur seule volonté. Sylveste buvait son visage des yeux, et elle trouvait quelque chose d’humain dans le vide même du sien. Pendant un moment, Pascale n’avait pas eu le courage de le regarder en face et encore moins de le regarder dans les yeux – mais ce moment était depuis longtemps passé. Pour lui, regarder Pascale dans les yeux n’avait jamais été un problème, car elle n’avait pas forcément conscience de son examen. Mais, à présent, il aurait voulu qu’elle sache qu’il la regardait ; il aurait voulu qu’elle connaisse le plaisir au deuxième degré de savoir qu’il la trouvait enivrante.

Et puis, bientôt, ils s’embrassèrent et se laissèrent maladroitement tomber sur le lit. Un instant plus tard, leurs vêtements gisaient en tas, près du lit. Sylveste se demanda si on les observait. C’était bien possible, et même vraisemblable. Mais il était aussi possible de trouver ça sans importance. Pour le moment, pour toute la durée de cette heure, ils étaient seuls au monde, Pascale et lui. Les murs de la pièce étaient véritablement infinis ; la pièce était la seule ouverture dans l’univers entier. Ce n’était pas la première fois qu’ils faisaient l’amour, bien qu’ils n’en aient pas souvent eu l’occasion. Ils n’avaient pas été souvent seuls. Maintenant qu’ils étaient mariés – pour un peu, à cette idée, Sylveste aurait eu envie de rire –, ils avaient encore moins besoin d’user de subterfuges. Et pourtant, ils en étaient encore à profiter du moindre moment d’intimité. Il éprouva un sursaut de culpabilité et pendant un long moment il se demanda d’où il venait. Finalement, alors qu’ils étaient allongés là, collés l’un contre l’autre, sa tête à lui enfouie dans la douceur de sa poitrine à elle, il comprit la raison de ce sentiment : ils avaient tellement de choses à se dire, et au lieu de ça ils consacraient tout leur temps à la fiévreuse archéologie de leurs corps. Enfin, il ne pouvait en être autrement, Sylveste en était bien conscient.

— Dommage qu’on n’ait pas plus de temps, dit-il quand son sens de la durée fut à peu près revenu à la normale et qu’il commença à se demander quelle fraction de leur heure ils avaient encore devant eux.

— La dernière fois que nous nous sommes parlé, dit Pascale, tu m’as dit quelque chose…

— À propos de Karine Lefèvre, oui. Il fallait que je te le dise, tu comprends ? Ça paraît ridicule, mais je croyais que j’allais mourir. Je devais te le dire. Le dire à quelqu’un. Je gardais ça en moi depuis si longtemps.

La cuisse de Pascale exerçait une douce et fraîche pression contre la sienne. Elle passa la main sur sa poitrine, l’explora.

— Quoi qu’il ait pu arriver là-haut, je ne vois pas comment je pourrais – comment n’importe qui pourrait te juger.

— J’ai été lâche.

— Non, pas du tout. C’était l’instinct, Dan. Tu étais dans l’endroit le plus terrifiant de l’univers, rappelle-toi. Philip Lascaille y est allé sans conversion mystif, et tu as vu ce qui lui est arrivé. Le fait que tu aies réussi à rester sain d’esprit est une forme de courage. La folie aurait été infiniment plus facile pour toi.

— Elle aurait pu s’en sortir. Et merde ! Comment ai-je pu la laisser mourir comme ça ? Et encore… même ça, ç’aurait été compréhensible si j’avais eu le courage de dire la vérité après. Je me serais en quelque sorte racheté. Elle méritait mieux que mes mensonges. Comme s’il ne suffisait pas que je l’aie tuée…

— Ce n’est pas toi qui l’as tuée ; c’est le Voile.

— Je n’en suis même pas sûr.

— Comment ça ?

Il se retourna sur le côté, la regarda. Avant, ses yeux auraient pu figer l’image de Pascale pour l’éternité. Mais cette fonction n’était plus active.

— Ce que je veux dire, reprit Sylveste, c’est que je ne suis même pas sûr qu’elle soit morte là-haut. Enfin, pas tout de suite. Après tout, je m’en suis sorti, et c’est moi qui avais perdu ma conversion mystif. Elle avait de meilleures chances. Pas énormes, mais quand même. Et si elle avait survécu, comme moi ? Si elle était restée en vie et n’avait pu me le faire savoir ? Elle aurait pu s’éloigner du Voile avant que je reprenne conscience. Après avoir réparé le gobe-lumen, je n’ai pas pensé une seconde à retourner la chercher. Il ne m’est pas venu à l’esprit qu’elle était peut-être encore vivante.

— Pour une très bonne raison, répondit Pascale. C’est qu’elle ne l’était plus. Tu peux remâcher le passé, mais sur le coup, ton intuition te disait qu’elle était morte. Et si elle avait été encore en vie, elle aurait trouvé un moyen d’entrer en contact avec toi.

— Je n’en suis pas sûr. Je ne le serai jamais.

— Arrête de ruminer ça. Ou tu n’échapperas jamais à ton passé.

— Écoute, dit-il en pensant à une chose que Falkender lui avait dite. Tu as parlé à quelqu’un, en dehors des gardes ? À Sluka, ou à quelqu’un d’autre ?

— Sluka ?

— La femme qui nous retient prisonniers ici.

Sylveste comprit avec une sensation de vide béant qu’ils ne lui avaient à peu près rien dit.

— Je n’ai pas le temps de t’expliquer, ou alors très succinctement. Les gens qui ont tué ton père étaient des Inondationnistes du Sentier Rigoureux, pour autant que je sache, ou au moins une branche dissidente du mouvement. Nous sommes à Mantell.

— Je savais bien que nous n’étions plus à Cuvier.

— Non. Et d’après ce qu’ils m’ont dit, Cuvier a été attaquée.

Il s’abstint de lui dire que la ville était probablement inhabitable en surface. Elle n’avait pas besoin de le savoir, pas encore. Après tout, c’était le seul endroit au monde qu’elle ait jamais vraiment connu.

— Je ne sais pas très bien qui mène la danse à Cuvier, maintenant, si ce sont des gens loyaux à ton père, ou un groupe rival du Sentier Rigoureux. À l’en croire, Sluka n’aurait pas été accueillie à bras ouverts quand ton père a pris le pouvoir, à Cuvier. Elle lui en voulait suffisamment pour le faire assassiner.

— Depuis si longtemps ? Fallait-il qu’elle soit rancunière…

— Sluka n’est peut-être pas la personne la plus équilibrée du monde. En réalité, je pense que notre capture ne faisait pas partie de ses plans. Et maintenant qu’elle nous tient, elle ne sait pas très bien quoi faire de nous. Il est clair que nous sommes potentiellement trop précieux pour qu’elle nous élimine… mais en attendant… Enfin, il va peut-être y avoir du changement. D’après l’homme qui m’a arrangé les yeux, il se pourrait que nous ayons des visiteurs.

— Qui ça ?

— Je le lui ai demandé, mais il n’a pas voulu me répondre.

— C’est tentant de faire des spéculations, hein ?

— Si quelque chose devait changer la situation sur Resurgam, ce serait l’arrivée des Ultras.

— C’est un peu tôt pour le retour de Remilliod.

Sylveste secoua la tête.

— S’il y a vraiment un vaisseau qui vient ici, tu peux parier que ce n’est pas Remilliod. Mais qui pourrait vouloir faire des affaires avec nous ?

— Ils ne viennent peut-être pas pour affaires.


C’était sûrement de l’arrogance, mais Volyova était physiquement incapable de laisser quelqu’un faire son travail, si absurde que puisse être la solution de rechange. Elle n’avait rien contre l’idée – ni contre le fait – de laisser Khouri tenter seule, au poste de tir, de détruire l’arme secrète. Elle reconnaissait bien volontiers que c’était la seule option viable. Mais ça ne voulait pas dire qu’elle allait attendre les bras croisés que les choses s’arrangent. Elle se connaissait trop bien pour ça. Elle devait – elle allait trouver un moyen d’aborder le problème sous un autre angle.

— Svinoï, dit-elle.

Elle avait beau faire, la solution refusait obstinément de se présenter à son esprit. Chaque fois qu’elle croyait avoir trouvé une approche, un moyen de stopper la manœuvre de l’arme, une autre partie de son esprit qui avait un coup d’avance sur l’enchaînement logique des faits élevait une objection. Le fait de pouvoir critiquer ses propres options au fur et à mesure qu’elles lui venaient à l’idée, sinon avant même qu’elle en ait conscience, constituait, d’une certaine façon, une preuve de fluidité de sa pensée. Mais elle avait aussi l’impression assez affolante de faire tout ce qui était en son pouvoir pour saboter ses propres chances de succès.

Et maintenant, elle devait s’occuper de l’aberration.

Comme elle disait, à présent. Ce mot réussissait à exprimer le mélange d’incompréhension et de dégoût qu’elle éprouvait chaque fois qu’elle s’obligeait à y penser. L’aberration, c’était ce qui se passait dans la tête de Khouri. Et maintenant qu’elle était immergée dans le paysage mental abstrait de la zone de combat, l’aberration s’étendait nécessairement au poste de tir lui-même, et par extension à Volyova, puisque c’était elle qui l’avait construit. Elle monitorait la situation au plus près, grâce aux relevés neuraux qui s’affichaient sur son bracelet. Aucun doute, une tempête faisait rage sous le crâne de cette femme. Une tempête qui étendait ses radicelles vacillantes, troublées, dans la zone de combat.

Volyova le savait, tout cela devait être lié. Il y avait un problème au poste de tir, depuis le début : la folie de Nagorny, l’histoire du Voleur de Soleil, et plus récemment l’auto-activation de l’arme secrète. La tempête psychique – l’aberration – dont la tête de Khouri était le théâtre rentrait aussi, d’une façon ou d’une autre, dans la problématique. Et la certitude qu’il y avait une solution, ou tout au moins une réponse – une image unificatrice qui expliquerait tout –, n’était pas pour l’aider.

Le plus ennuyeux était peut-être que, même en un moment pareil, une partie de son esprit se préoccupait de la question au lieu de se consacrer entièrement au problème plus pressant qui se posait à elle. Volyova avait l’impression que son cerveau était une salle de classe grouillante d’élèves précoces : individuellement brillants et capables d’aperçus fracassants – pourvu qu’ils veuillent bien unir leurs efforts. Mais certains de ces élèves étaient dissipés ; ils regardaient par la fenêtre en rêvassant, ignorant ses incitations à se concentrer sur le présent, parce qu’ils trouvaient leurs propres obsessions plus intéressantes, intellectuellement, que le programme fastidieux qu’elle s’acharnait à leur imposer.

Une pensée s’imposa à elle ; un souvenir. Il concernait une série de barrières de sécurité qu’elle avait installées à bord, il y avait quarante ans, temps de bord. Dans son esprit, il s’agissait de mesures extrêmes en cas d’invasion par des virus subversifs. Il ne lui était pas venu à l’esprit qu’elle pourrait en avoir vraiment besoin un jour, et sûrement pas dans de telles circonstances.

Mais elle ne pouvait s’empêcher d’y repenser.

— Volyova, annonça-t-elle d’une voix haletante dans son bracelet en fouillant dans sa mémoire à la recherche des commandes requises. Accès demandé aux protocoles anti-intrusion. Niveau lambda plus, préparation au combat optimale, conflits et contre-vérifications à envisager, suppression de refus autonome totale, défauts Armageddon criticalité-neuf, contournement de sécurité alpha-rouge-un, tous privilèges du Triumvirat invoqués à tous niveaux, tous privilèges non-Triumvirat résiliés.

Elle reprit sa respiration en faisant des vœux pour que cette litanie lui ait ouvert suffisamment de portes dans les matrices opérationnelles du vaisseau.

— Et maintenant, ajouta-t-elle, retrouvez et exécutez le fichier Ankylose. Et vite… marmonna-t-elle pour elle-même.

Ankylose était le nom de code d’un programme qui initialisait la fermeture des barrières de sécurité qu’elle avait installées. Elle l’avait écrit elle-même – mais ça faisait si longtemps qu’elle se souvenait à peine de ce que faisait Ankylose, ou de la partie du vaisseau que le programme était susceptible d’affecter. C’était un pari. Elle espérait l’immobiliser suffisamment pour empêcher l’arme secrète d’agir, mais pas assez pour entraver ses propres tentatives.

— Svinoï, svinoï, svinoï…

Les messages d’erreur défilaient sur son bracelet. Ils l’informaient, avec la meilleure volonté du monde, que les différents systèmes auxquels Ankylose avait tenté d’accéder afin de les désactiver n’étaient plus accessibles. Ils étaient pour la plupart hors des limites d’intervention du programme, surtout les systèmes les plus profonds du bâtiment. Si Ankylose fonctionnait correctement, il aurait eu le même effet général sur le bâtiment qu’un coup sur la tête pour un être humain – une extinction totale, absolue, de tous les systèmes non essentiels, et un effondrement général dans un état d’immobilité propice à la récupération. Ça aurait causé de vrais dégâts, mais principalement à un niveau superficiel, et Volyova aurait pu y remédier, les camoufler ou inventer des explications fallacieuses avant le réveil des autres membres de l’équipage. Mais Ankylose n’avait pas fonctionné comme prévu. S’il avait fallu trouver une analogie avec une maladie humaine, le vaisseau aurait été plutôt atteint d’une sorte de léthargie qui n’aurait immobilisé que ses couches superficielles, et encore, partiellement. Ça ne cadrait pas du tout avec les projets de Volyova.

Puis elle se rendit compte que le programme avait dû immobiliser les armes autonomes de la coque, celles qui ne dépendaient pas directement du poste de tir – celles qui avaient fait sauter la navette. Maintenant, au moins, elle pouvait tenter à nouveau le même gambit. Évidemment, l’arme avait sûrement continué à avancer. Elle n’avait plus l’option de lui faire simplement obstruction. Mais si elle arrivait ne serait-ce qu’à lancer une autre navette dans l’espace, ça ouvrait certaines perspectives.

Une seconde plus tard, ses espoirs étaient réduits à néant et son optimisme avait laissé place à un découragement atterré. Peut-être le programme Ankylose avait-il été ainsi conçu, ou alors au cours des quarante dernières années divers systèmes de navigation s’étaient-ils imbriqués et interconnectés, de sorte qu’Ankylose avait détruit certaines parties sur lesquelles Volyova n’avait jamais eu l’intention de le faire intervenir… Quoi qu’il en soit, pour une raison inconnue, les navettes étaient inaccessibles, verrouillées par les barrières de sécurité. Elle essaya, pour la forme, les commandes de contournement niveau Triumvirat habituelles, mais aucune n’agit. Ce n’était pas très surprenant : Ankylose avait provoqué des ruptures dans le réseau de commande, des failles qu’aucune intervention sur le logiciel ne pourrait combler. Pour remettre les navettes en ligne, Volyova devrait réparer matériellement toutes ces ruptures – et pour cela, elle devrait retrouver la carte des installations qu’elle avait dressée quarante ans plus tôt. Ce qui exigerait des jours de travail, sinon plus.

Or elle ne disposait que de quelques minutes pour agir.

Elle était aspirée dans un puits d’accablement, pire : un gouffre gravitationnel infini, dans lequel elle sombrait interminablement. Elle était au fond du gouffre – et plusieurs de ces précieuses minutes avaient passé – lorsqu’elle eut une idée. Une idée tellement évidente qu’elle aurait dû lui venir depuis longtemps.

Elle se mit à courir.


Khouri réintégra brutalement le poste de tir.

Un rapide coup d’œil aux horloges lui confirma ce que Fazil lui avait promis : le temps n’avait pas vraiment passé. C’était un sacré truc ; elle avait vraiment l’impression d’être restée près d’une heure sous la tente-bulle, alors qu’en réalité l’expérience n’avait pas duré plus d’une fraction de seconde. Elle n’avait rien vécu de tout cela ; c’était presque impossible à accepter. D’un autre côté, ce n’était pas le moment de se laisser aller. Les événements se précipitaient déjà d’une façon assez frénétique, avant même l’activation de ses souvenirs, et la situation n’avait rien perdu de son urgence.

L’explosion ne tarderait plus, à présent. Les émissions gravitationnelles n’étaient plus détectables par le vaisseau. C’était comme un sifflet qui aurait commencé à émettre des ultrasons. L’arme devait être prête à faire feu. Était-ce la Demoiselle qui la retenait ? Peut-être était-il important pour elle que Khouri se range à son côté. Si sa manœuvre avec l’arme échouait, Khouri redeviendrait son unique moyen d’action.

— Laissez tomber, Khouri, dit la Demoiselle. Je vous assure. Vous devez comprendre, maintenant, que le Voleur de Soleil n’a rien d’humain ! Vous lui apportez votre aide !

L’effort mental imposé par la sous-vocalisation était presque trop pénible pour elle, à présent.

— Ouais, je suis prête à croire qu’il est étranger. L’ennui, c’est que dans cette perspective vous êtes quoi, vous ?

— Khouri, ce n’est pas le moment…

— Désolée, mais le moment me paraît aussi bien choisi qu’un autre pour parler de ça.

Tout en communiquant ses pensées, Khouri jouait son rôle dans le combat, tandis qu’une partie d’elle-même – la partie qui avait été déstabilisée par les souvenirs qu’on lui avait rappelés – l’implorait de renoncer, de laisser la Demoiselle prendre le contrôle total de l’arme secrète.

— C’est vous qui m’avez amenée à penser que le Voleur de Soleil avait été ramené par Sylveste de chez les Vélaires.

— Non. Vous avez vu les faits, et c’est vous qui en êtes venue à la seule conclusion logique…

— Et comment ! s’exclama Khouri, retrouvant des ressources malgré tout insuffisantes pour modifier l’équilibre. Vous teniez absolument, depuis le début, à me dresser contre le Voleur de Soleil. J’ignore si c’est justifié ou non – il se peut que ce soit un salaud et un pervers –, mais je me demande comment vous pourriez le savoir. Vous l’ignorez. Pour que vous le sachiez, il faudrait que vous soyez vous-même extraterrestre.

— Et si on partait du principe – pour le moment – que c’est le cas…

Un élément nouveau attira l’attention de Khouri. Malgré la gravité du combat, c’était un fait assez important pour qu’elle se détende momentanément et consacre une partie de son esprit conscient à soupeser la situation.

Quelque chose d’autre entrait en jeu.

Le nouvel arrivant n’était pas dans la zone de combat. Ce n’était pas une entité cybernétique mais un objet matériel, concret, qui n’était pas présent jusque-là dans l’arène – ou que, du moins, elle n’avait pas encore remarqué. À l’instant où Khouri détecta sa présence, il était très près du gobe-lumen, dangereusement près à son avis. Si près, en fait, qu’il semblait y être matériellement accroché, comme une tique.

La chose était de la taille d’un très petit vaisseau spatial, dont la masse centrale n’aurait pas fait plus d’une dizaine de mètres de longueur. On aurait dit une grosse torpille cannelée, munie de huit pattes articulées. Elle marchait sur la coque du bâtiment. Et surtout, miraculeusement, elle n’était pas prise à partie par les défenses qui avaient pulvérisé la navette.

— Ilia… fit Khouri, dans un souffle. Ilia, vous ne pensez pas sérieusement…

Et puis, un instant plus tard, elle ajouta :

— Oh, merde ! Vous allez vraiment le faire, hein ?

— Quelle idiote ! dit la Demoiselle.

La chambre-araignée s’était détachée de la coque. Ses huit pattes avaient lâché prise, toutes en même temps. Comme le vaisseau décélérait toujours, la chambre-araignée parut tomber dans le vide à une vitesse vertigineuse. Normalement, à ce stade, la capsule aurait utilisé ses grappins pour rétablir le contact avec le vaisseau. Mais Volyova avait dû les désactiver parce qu’elle continua à s’éloigner, jusqu’à la mise à feu de ses réacteurs. Khouri percevait la scène par différents moyens et modes qui ne lui auraient pas été accessibles sans implants. Un petit aspect de ce courant sensoriel était consacré aux canaux optiques et relayé par les caméras extérieures du vaisseau. Par ce canal, elle vit les réacteurs cracher des flammes d’un violet incandescent. C’étaient des têtes d’épingle placées autour de la partie médiane, à l’endroit où la tourelle d’où partaient les pattes maintenant sans prise était fixée au corps en forme de torpille. Ces flammes éclairaient les pattes par en dessous, les faisant apparaître par éclairs palpitants, rapides, rythmiques, alors qu’ils freinaient la chute de la chambre et la stoppaient, si bien qu’elle recommença à suivre le bâtiment. Mais Volyova n’utilisa pas les réacteurs pour ramener la chambre à portée de grappin. Après avoir dérivé quelques secondes, la chambre-araignée s’écarta latéralement et fonça vers l’arme.

— Ilia… Vraiment, je ne crois pas…

— Faites-moi confiance, répondit la voix de Volyova, intervenant dans la zone de combat comme si elle parlait du bout de l’univers et pas depuis un point situé à quelques kilomètres de Khouri. J’ai là quelque chose qu’on pourrait, avec un peu d’indulgence, qualifier de plan. Ou tout au moins une option de combat.

— Je ne suis pas sûre d’aimer cette dernière partie…

— Moi non plus, au cas où vous vous le demanderiez. Au fait, Khouri, reprit-elle après une petite pause, quand tout ça sera terminé – si nous nous en sortons, ce qui n’est pas garanti à ce stade, je vous l’accorde –, je pense que nous devrions prendre le temps d’avoir une petite conversation.

Elle parlait peut-être pour dissimuler le trouble qu’elle devait éprouver.

— Une petite conversation ?

— À propos de tout ça. Le problème général du poste de tir. Ça vous donnerait peut-être aussi l’occasion de me confier… certains petits soucis obsédants dont vous auriez été bien inspirée de me parler plus tôt.

— Comme quoi, par exemple ?

— Eh bien, qui êtes-vous, pour commencer ?

La chambre-araignée franchit rapidement la distance qui la séparait de l’arme en utilisant ses réacteurs pour ralentir, mais en maintenant une position relative par rapport au vaisseau, entretenant une poussée standard d’un g. Même les pattes écartées, la chambre-araignée était trois fois moins grosse que l’arme secrète. Elle ressemblait moins à une araignée, à présent, qu’à un malheureux calmar désemparé sur le point de disparaître dans la gueule d’une baleine en vadrouille.

— Je doute qu’une petite conversation suffise, répondit Khouri en se disant qu’elle n’avait plus vraiment de raison de faire des cachotteries à Volyova.

— Bien. Maintenant, excusez-moi un instant : ce que j’essaie de faire est un peu risqué, pour ne pas dire rigoureusement impossible.

— Elle veut dire suicidaire, traduisit la Demoiselle.

— Vous adorez ça, hein ?

— Immensément. D’autant que je n’ai aucun contrôle sur tout ça.

Volyova avait positionné la chambre-araignée près du rostre éjecteur de l’arme secrète, trop loin pour que les pattes articulées heurtent la surface grêlée en se déployant. Pendant ce temps, l’arme avait amorcé un mouvement de rotation, tanguant mollement d’un bord sur l’autre sous l’effet des farouches poussées de ses tuyères, dans l’espoir manifeste d’échapper à l’approche de Volyova, mais limitée dans ses mouvements par sa propre inertie, exactement comme si l’arme infernale avait peur d’une petite araignée de rien du tout. Khouri entendit quatre détonations rapprochées, si proches, en fait, qu’elle eut du mal à les distinguer.

Elle vit quatre filins munis de grappins jaillir du corps de la chambre-araignée et heurter silencieusement le rostre de l’arme secrète. C’étaient des grappins à pénétration, conçus pour s’enfoncer de quelques dizaines de centimètres dans leur cible avant de se déployer, de sorte qu’ils ne risquaient pas de se détacher. Les lignes, maintenant tendues, étaient illuminées par les flammes des réacteurs, et la chambre-araignée commença à se haler tandis que l’arme poursuivait son évasion majestueuse.

— Génial ! fit Khouri. Je m’apprêtais à pulvériser cette saloperie. Et maintenant, qu’est-ce que je fais ?

— Vous tentez votre chance : vous tirez, répondit Volyova. Si vous arrivez à m’éviter avec le rayon, je devrais m’en sortir. Cette capsule est mieux armée que vous ne pensez. (Il y eut un moment de silence, puis :) Génial ! Je te tiens, tas de ferraille de merde !

Les pattes de la chambre-araignée étaient maintenant accrochées autour du rostre. L’arme semblait avoir renoncé à la déloger, non sans raison, peut-être. Khouri se dit que Volyova n’était pas arrivée à grand-chose, malgré sa vaillante tentative. Il était peu probable que son intervention entrave les mouvements de l’arme secrète.

Pendant ce temps, la bataille pour le contrôle des armes de la coque avait repris. Khouri les sentait bouger légèrement, par saccades. Les systèmes de la Demoiselle perdaient momentanément le combat, mais ces petits glissements empêchaient Khouri de viser et de se déployer. Et si le Voleur de Soleil l’assistait, elle ne le sentait pas, mais peut-être le défaut de présence n’était-il qu’un artéfact de sa suprême habileté. Peut-être, s’il n’avait été là, le combat aurait-il été déjà irrémédiablement perdu et – libérée de cette diversion – la Demoiselle aurait-elle déchaîné le pouvoir de l’arme, quel qu’il soit. Pour l’instant, cette nuance n’était pas d’actualité. Elle avait simplement remarqué ce que Volyova était en train de faire. Les réacteurs de la chambre-araignée crachaient simultanément, à présent, résistant à la poussée de l’arme à la fois énorme et plus maladroite.

Volyova attirait l’arme vers le gobe-lumen, et le rayonnement blanc-bleu craché par le moteur le plus proche. Elle allait anéantir cette maudite chose en la plaçant dans le jet mortel de la propulsion Conjoineur.

— Ilia… fit Khouri. Vous êtes sûre que c’est… bien réfléchi ?

— Réfléchi ? répéta Volyova avec un petit rire caquetant, qui parut à Khouri un peu forcé. C’est la chose la plus irréfléchie que j’aie faite de ma vie, Khouri. Mais pour le moment, je ne vois pas beaucoup d’autres solutions ; à moins que vous ne réussissiez à mettre vos flingues en ligne, et tout de suite.

— Je… je m’en occupe.

— C’est ça, faites-le et arrêtez de me les briser. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, j’ai assez de problèmes en tête comme ça pour le moment.

— Toute votre vie défile devant vos yeux, j’imagine.

— Encore vous ?

Khouri ignora la Demoiselle, réalisant à cet instant que ses interventions n’avaient d’autre but que de la distraire. C’était pervers. En agissant de la sorte, elle interférait en réalité avec le cours du combat ; elle n’était pas la spectatrice impuissante qu’elle prétendait être.

Volyova avait maintenant moins de cinq cents mètres à parcourir avant de projeter l’arme secrète dans les flammes. L’arme se débattait farouchement, toutes ses tuyères éructantes, mais sa capacité de propulsion totale était inférieure à celle de la chambre-araignée. C’était compréhensible, se disait Khouri. Quand ses constructeurs avaient conçu les systèmes requis pour la déplacer et la positionner, l’idée qu’elle pourrait un jour être amenée à livrer une sorte de corps-à-corps ne figurait peut-être pas au nombre de leurs priorités.

— Khouri, dit Volyova, d’ici une trentaine de secondes, je vais lâcher ce svinoï. Si mes calculs sont bons, aucune poussée correctrice ne devrait l’empêcher de finir dans les flammes de la tuyère.

— Alors… c’est bon, non ?

— Eh bien, ce n’est pas mal. Mais je me suis dit qu’il valait mieux vous avertir… répondit Volyova d’une voix hachée, car la réception était perturbée par l’énergie bouillonnante du flux propulsif, dont elle se trouvait maintenant à une distance que l’on considérait généralement comme peu sûre pour l’organisme. Je me suis dit que même si je réussissais à détruire l’arme secrète… une partie du souffle – des particules exotiques, peut-être – pourrait être dirigé par l’explosion vers les chambres de combustion. (Une pause, forcément intentionnelle.) Si ça se produisait, le résultat pourrait ne pas être… optimal.

— Eh bien, merci, répondit Khouri. C’est réconfortant, j’apprécie.

— Et merde… fit Volyova, tout bas, très calmement. Il y a un petit défaut à mon plan. L’arme a dû balancer une sorte de pulsation électromagnétique défensive sur la chambre-araignée. Ou alors, c’est le rayonnement de la propulsion qui provoque des interférences. (Il y eut un bruit, peut-être provoqué par des manipulations répétées d’antiques interrupteurs métalliques sur une console de commande.) Je n’arrive pas à me libérer, je ne sais pas ce qui se passe. Je suis collée à cette abomination…

— Alors coupez cette foutue propulsion ! Vous pouvez faire ça, non ?

— Évidemment ! Comment pensez-vous que j’ai tué Nagorny ? répliqua-t-elle d’un ton à la fois bravache et peu optimiste. Niet… La commande de propulsion est verrouillée. Mes voies d’accès ont dû être bloquées quand j’ai lancé Ankylose… Khouri, la situation est en train de devenir un peu désespérée… bredouilla-t-elle. Si vous disposez de ces armes…

— Elle est foutue, Khouri, fit la Demoiselle d’un petit ton supérieur. Compte tenu de l’angle sous lequel vous devriez faire feu, la moitié de ces armes seraient neutralisées afin d’éviter qu’elles n’endommagent le vaisseau. Et avec le reste, vous aurez de la chance si vous arrivez à roussir la coque de l’arme secrète.

Elle avait raison. À l’insu de Khouri, des pans entiers d’armement potentiellement opérationnel s’étaient sécurisés : elle avait orienté les armes dans une direction trop dangereusement proche des composants critiques du bâtiment. Et les armes restantes étaient des armes légères, par définition peu susceptibles d’infliger des dégâts sérieux.

Le percevant peut-être, le système céda quelque peu.

Khouri retrouva soudain une partie du contrôle des armes et décida de tourner à son avantage la limitation de la puissance de feu des systèmes restants. Elle allait revoir sa stratégie. C’est de précision chirurgicale qu’elle avait besoin, pas de force brutale.

Dans le hiatus, avant que la Demoiselle ne reprenne la maîtrise des armes, Khouri changea de cible prioritaire et lança de nouveaux ordres de visée, d’une spécificité extrême. Mollement, comme si elles se déplaçaient dans de la mélasse, les armes se braquèrent sur la nouvelle cible choisie. Qui n’était plus l’arme secrète, à présent, mais tout autre chose.

— Khouri, commença la Demoiselle, je pense vraiment que vous devriez réfléchir…

Mais Khouri avait déjà fait feu.

Des gouttes de plasma filèrent vers la connexion de l’arme secrète – non avec l’arme proprement dite, mais avec la chambre-araignée –, lui sectionnant les pattes au milieu et tranchant net les quatre grappins. La capsule s’écarta brusquement de la flamme meurtrière de la propulsion.

L’arme secrète dériva vers le flux propulsif, tel un papillon de nuit attiré par la flamme d’une lampe.

Tout se passa ensuite en une série inhumaine d’instants si brefs et si rapprochés que Khouri ne comprit pas tout sur le coup. L’extérieur de l’arme secrète se volatilisa en une milliseconde, se dispersa dans un hoquet de vapeurs essentiellement métalliques. Rien n’eût permis de dire si la suite fut provoquée par le rayon ou si, à l’instant de sa destruction, l’arme secrète était déjà en train de se retourner comme un gant.

Quoi qu’il en soit, les choses ne se passèrent probablement pas comme ses concepteurs l’avaient imaginé.

Simultanément, ou à peu près, ce qui subsistait de l’arme secrète dans la carcasse éviscérée fut ébranlé par une interminable éructation gravitationnelle, un hoquet d’espace-temps fracassant. Quelque chose de très horrible arrivait au tissu de la réalité dans les environs immédiats de l’arme, mais pas de la façon prévue. Un arc-en-ciel de lumière stellaire courbée frémit autour de la masse en fusion d’énergie plasmatique. L’espace d’une milliseconde, l’arc-en-ciel fut approximativement sphérique et stable, puis il fut pris de tremblements, d’oscillations erratiques, comme une bulle de savon sur le point d’éclater. Une fraction de milliseconde plus tard, il s’effondra sur lui-même et disparut à un rythme exponentiel.

L’espace d’un instant, il n’en resta rien, pas même des débris, juste le fond de l’espace normal, piqueté d’étoiles.

Puis un soupçon de lumière apparut, à la limite de l’ultraviolet. La lueur s’amplifia, s’enfla, se gonfla en une sphère intense, maléfique. L’onde de plasma en expansion heurta le bâtiment, l’ébranlant si violemment que Khouri ressentit le choc malgré les cardans amortisseurs du poste de tir. Les données affluèrent, lui disant – non qu’elle eût particulièrement envie de le savoir – que l’impact n’avait pas sérieusement compromis les systèmes basés sur la coque et que le bref pic de radiations de fond provoqué par l’éclair était resté dans des limites tolérables. Les scans gravimétriques étaient brutalement retournés à la normale.

L’espace-temps avait été crevé, pénétré au niveau quantique, libérant une minuscule étincelle d’énergie de Planck. Enfin, minuscule par rapport aux énergies qui bouillonnaient normalement dans la mousse de l’espace-temps. Mais, au-delà du confinement normal, cette éruption négligeable avait eu l’effet d’une explosion nucléaire dans la cour, derrière chez soi. L’espace-temps s’était instantanément reconstitué, se reformant avant que de vrais dégâts ne soient commis, ne laissant comme preuve qu’il s’était passé quelque chose de bizarre que quelques trous noirs de masse quantique faible et quelques particules anormales/exotiques.

— Eh bien ! fit la Demoiselle, l’air plus déçue qu’autre chose. J’espère que vous êtes fière de vous !

Mais ce qui attirait l’attention de Khouri, en cet instant précis, c’était l’absence qui s’approchait d’elle, se ruait vers elle dans la zone de combat. Elle essaya de battre en retraite, de rompre le lien…

Trop tard.

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